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Culture


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Au Danemark, lors d’une remise de prix, Hannah Arendt (1906-1975) déclara que, née et élevée en Allemagne, elle avait vécu ensuite huit années heureuses en France; pour éclairer cette surprenante déclaration les 500 pages du livre de Marina Touilliez ne sont pas de trop. «Parias» est un livre sur l’amitié et sur l’amour. On y rencontre Günther Stern (Günther Anders), Heinrich Blücher, Walter Benjamin, Dora Benjamin, Fränkel et Rudolph Neumann, Chanan et Lotte Klenbort, Eric et Herta Cohn-Bendit, Lisa Fittko, Fritz Lieb, Arthur Koestler, Daphné Hardy et deux, trois encore.



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Hannah Arendt a perdu son père à l’âge de six ans et c’est sa mère, admiratrice fervente de Rosa Luxembourg, qui l’a élevée. Dans les années 1920, le dégoût de la politique imprègne la génération perdue et en 1924, à son arrivée à Marbourg, elle ne s’intéresse ni à l’univers juif, ni à la classe ouvrière. Elle y aime Heidegger puis se sauve à Heidelberg où, en 1928, elle soutient sa thèse sur le concept d’amour chez saint Augustin.

En 1929, elle épouse Günther Stern.

En 1931, ayant la certitude que les nazis vont arriver au pouvoir, elle s’intéresse dorénavant à la politique et en 1932, elle se rapproche de Kurt Blumenfeld qui dirige un mouvement sioniste. A Francfort, des universitaires, dont Adorno, ayant bloqué la candidature de Günther Stern, le couple déménage à Berlin où Günther contacte Bertolt Brecht, qui le recommande à un quotidien dont il devient, sous le  pseudonyme de Gustave Anders, l’homme à tout faire et à tout écrire.

Hitler chancelier

Le 30 janvier 1933, Hitler est nommé chancelier de la République allemande. Le 27 février a lieu l'incendie du Reichstag. Aussitôt toutes les libertés civiles et politiques sont suspendues. 4'000 personnes sont arrêtées. Hannah Arendt entre résolument en politique et décide d’aider les persécutés. En juillet 1933, sa mère et elle sont arrêtées. Sa mère est relâchée rapidement et elle, huit jours plus tard. Elles sont accueillies ensuite par une amie à Genève où Hannah travaillera pendant deux mois à la SDN avant de partir pour Paris.

Paris, capitale des Années folles

Sa mère, jeune, a passé trois ans à Paris et y a toujours des amis. La gauche y appelle à la fraternité avec les antinazis.

Walter Benjamin, qui y séjourne se trouve être le cousin d’Anders. Hannah et lui vont devenir très amis, cultivant tous deux un amour très profond pour la capitale française.

Hannah y abandonne ses ambitions universitaires et s’occupe de la prise en charge de jeunes gens à qui l’on donne des cours de sionisme et d’hébreu pour les préparer à leur installation en Palestine. Ensuite, secrétaire de la baronne Germaine de Rothschild, elle supervise ses œuvres de charité. Assailli par des demandes d’aides, les dirigeants israélites ont le sentiment d’avoir affaire à une horde de «schnorrers», c'est-à-dire de mendiants sournois vivants aux crochets des gens honnêtes. Etant contre l’assimilation, Arendt conceptualise alors les catégories de parvenu et de paria.

Dirigeant le bureau français de l’Aliyah des jeunes, elle dispense à des adolescents exilés une formation professionnelle. De 1935 à 1936, elle en fait émigrer 120. Passant le printemps 1935 en Palestine, elle en revient, tout en restant attachée à ce pays, vaccinée contre le sionisme.

En 1936 Anders part pour les Etats-Unis. Au printemps, un certain Heinrich Blücher assiste à une conférence d’Hannah Arendt. Hannah a 29 ans, lui 36. En juin, quelques jours après le départ de Günther, attirée par l’humour et l’intelligence de ce Berlinois, elle l’invite avec un autre ami à diner dans sa chambre d’hôtel et succombe à son charme.

Un dialogue intense s’établit entre eux. Heinrich n’y va pas de main morte pour critiquer les sionistes. Sur la Palestine, il lui écrit: «Vouloir en cadeau tout un pays, pour ainsi dire, par charité, n’est-ce pas comme si on voulait faire en sorte qu’une femme qui ne peut pas vous aimer couche quand même avec vous, par charité chrétienne – ou juive?»  

Le 4 mai 1936 voit la victoire du Front populaire en France. Le 17 juillet, la guerre d’Espagne éclate. En 1937, Hannah et Heinrich s’installent ensemble et l’amitié tient une place centrale dans leur vie. Fritz Fränkel, un médecin et ami, vit au 10, rue Dombasle dans le 15ème arrondissement, dans un immeuble neuf en béton armé où habitent aussi Rudolph Neumann et sa femme; Fränze, Arthur Koestler et sa compagne, Daphné Hardy et à partir de janvier 1938, Walter Benjamin.

Hannah et Heinrich s’y rendent souvent. On y joue au poker ou aux échecs. On peut y croiser Mina Flake, médecin, Dora Benjamin, Robert Gilbert, compositeur et parolier, Erich Cohn-Bendit, avocat spartakiste et Herta David. C’est grâce à cette petite tribu qu’ils se sentent chez eux à Paris.

D’«indésirables» à «ennemis d’Etat» (1938-1939)

Quelques jours après la Nuit de cristal, le décret-loi du gouvernement Daladier portant sur la police et le statut des étrangers aggrave leurs conditions de vie. En mai 1939, Martha, la mère d’Hannah vient s’installer avec le couple. Ils vivent dans un appartement à dix minutes à pied de la rue Dombasle. Depuis la fin 1938, Hannah travaille pour le Central  Bureau for the Settlement of German Jews pour lequel elle négocie avec les autorités françaises des visas de transit. 

Le 23 août 1939 est signé le pacte germano-soviétique. La guerre, inévitable, éclate. Les réfugiés Blücher, Benjamin, Cohn-Bendit, Fränkel, Neumann et Krüger, sont arrêtés.

Dans les camps de la République (1939-1940)

Ils sont tous emmenés au Stade olympique de Colombes et incarcérés en plein air, sans couvertures, sans rien. Heinrich s’empresse de rassurer Hannah. Quand on lit ce qu’il lui écrit, on pleure: 

«Ma petite,

Je me suis couché pendant deux nuits sur une belle pelouse. Cohn et moi, nous avons trouvé ces nuits fort belles mais assez fraîches. J’ai trouvé ici tous les copains – y compris le malheureux Benji. Tous les Militaires et les agents sont pleins de gentillesses. Il me manque rien, sauf mon couteau, mon briquet et toutes mes allumettes.

Il est bon de pouvoir penser à toi sous les étoiles.»

Le pouvoir, la droite française de l’époque, pétri de xénophobie, d’antisémitisme et d’anticommunisme, considère que l’indésirable est l’étranger antifasciste; il regarde les régimes autoritaires d’Italie et d’Allemagne avec une certaine sympathie.

Dans les camps français

La France se couvre de plus d’une centaine de camps improvisés enfermant 20'000 prisonniers. En partant du 10, rue Dombasle, Benjamin a emporté des lettres de Paul Valéry et Jules Romains mais il n’a personne à qui les montrer. Il souffre des reins et doit rester couché. Horkheimer et Adorno lui écrivent leur avis très positif sur la nouvelle version de son Baudelaire. Cela lui redonne de la force et il se lance dans un cours de philosophie en plein air pour lequel il demande, en rémunération de chaque leçon, trois Gauloises, un clou ou un crayon. La libraire Adrienne Monnier, qui connaît du monde, parvient finalement à le faire libérer.

L’hiver obscur de la «drôle de guerre»

Pour conjurer la douloureuse séparation de trois mois qu’ils viennent de vivre, le 16 janvier 1940, Hannah et Heinrich se marient. Walter Benjamin se réfugie dans le travail, le black-out l’angoisse, mais il croit à la défaite rapide de l’Allemagne. Heinrich affirme que l’armée française est l’une des meilleures d’Europe. Hannah dépose une demande de visa à l’ambassade des Etats-Unis et elle entraîne Heinrich et  Walter dans des cours d’anglais.

Le supplice administratif d’Arthur Koestler

Le 17 janvier 1940, Koestler est relâché du camp de Vernet. Après cela, il reçoit des sursis à son expulsion du pays qui varient de quarante-huit heures à un mois. Il échoue à se faire enrôler dans l’armée anglaise et à la Croix-Rouge. Il sollicite l’aide de Léon Blum qui appelle le chef du service des étrangers à la Sureté nationale, M. Combe, mais lorsque Koestler s'y rend, il lui est impossible de le rencontrer. Arthur abandonne et se réfugie dans le je-m’en-foutisme; il termine la rédaction du Zéro et l’Infini qui deviendra un best-seller mondial. 

Le 10 mai, l’Allemagne envahit la Belgique. Le 12 paraît un avis enjoignant les hommes d’origine allemande de 17 à 55 ans, les femmes célibataires ou mariées sans enfant de rejoindre des centres de Rassemblement. Henri Hoppenot, un diplomate ami intervient: Benjamin, Kracauer et Koestler n’ont pas à se rendre au stade Buffalo. Blücher et Fränkel s’y rendent. Le lendemain, Hannah et Fränze Neumann partent en métro jusqu’au stade du Vélodrome d’hiver. Au 10, rue Domsbale, le chauffage central cesse de fonctionner, puis l’eau chaude, puis l’ascenseur. Le jour de l’invasion allemande, le téléphone est coupé.

Une semaine plus tard, des policiers ordonnent à Koestler de se rendre au stade où il arrive ivre mort et raconte des mensonges à l’officier qui l’accueille. L’officier le relâche. Désormais hors la loi, le 25 mai, Daphné et lui fuient Paris.

Le camps de Gurs 

Une semaine après leur arrivée au Vélodrome d’hiver, les femmes sont déportées au camp de Gurs, immense étendue désertique et insalubre dans les Pyrénées, ne comportant ni arbre ni buisson, mais des rangées de baraques alignées à perte de vue, entourées de barbelés de deux mètres de haut. Les prisonniers y sont 12'000 dont, outre Hannah Arendt, sept autres de ses connaissances, telle Dora, la sœur de Walter. On ne leur donne rien à manger. Dans la baraque baptisée «Infirmerie», il n’y a ni lit, ni médicaments. La nouvelle de l’entrée des Allemands dans Paris atteint les prisonniers à la mi-juin. Le 21, une soixantaine de femmes sortent du camp en brandissant des laissez-passer, que l’une d’entre elles a volés. 

Les retrouvailles

Mai 1940. Benjamin ayant confié à Georges Bataille deux valises contenant son travail sur Paris fuit en n’emportant qu’un livre, deux chemises et une brosse à dents. Le 13 juin, Paris est déclaré ville ouverte. Le 14, les premiers bataillons allemands défilent sur la place de l’Etoile. Koestler s’engage dans la Légion étrangère, Benjamin est à Lourdes avec sa sœur Dora. Hannah y arrive. Joie des retrouvailles. Le 22 juin, Pétain signe l’armistice dont la clause 19 dit que la France s’engage à livrer tous les ressortissants allemands. Benjamin envisage le suicide. Le 25 juin, à Bayonne, Koestler tente de mettre fin à ses jours. Il pensait que le défaite était définitive et n’avait jamais envisagé que l’Angleterre continuerait le combat. Le poison qu’il avale le fait juste vomir. Arendt décide de se rendre à Monbahus, commune du Lot dans le Sud-Ouest où se trouve Lotte en espérant que Heinrich, dont elle est sans nouvelles, aura la même idée. Quelques jours plus tard, par un hasard inouï, elle le retrouve.

La fuite à tout prix

Le 6 août radio Vichy commence une campagne antisémite.

Le 13, le fameux journaliste américain Varian Fry débarque à Marseille d’où il fera obtenir des visas d’urgence pour les Etats-Unis à bien des gens, dont Hannah et Heinrich.

Walter Benjamin pénètre en Espagne où il apprend qu’un décret interdit désormais de laisser entrer les apatrides. Il se suicide.

Le 23 mai 1941, Hannah et Heinrich arrivent aux Etats-Unis avec cinquante dollars en poche et ils devront y batailler longtemps pour obtenir la nationalité américaine: à la fin des années quarante commence l’ère du maccarthysme.

En 1952, Hannah Arendt revient en Europe pour un séjour de six mois. Elle écrit à Heinrich: «Paris, c’est comme être à la maison, encore plus cette fois-ci, parce que je reparle parfaitement le français et que je connais la ville comme aucune autre. Je connais même encore par cœur le réseau du métro».


«Parias. Hannah Arendt et la "tribu" en France (1933-1941)», Marina Touilliez, Editions L’Echappée, 512 pages.

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