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Culture / D'Edouard Manet à Robert Ryman et vice-versa


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Remarquable et passionnant, «Atopiques. De Manet à Ryman», de Jean Clay, qui vient de paraître à L’Atelier contemporain, nous fait revivre le rapport de la génération mai 68 avec les pratiques artistiques les plus avancées de l’époque.



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L’auteur de ses chroniques, à peine sorti de l’enfance, Jean Clay (1934), a fréquenté des artiste tels Jean Dubuffet et Georges Mathieu car l’un de ses amis était le fils d’un galeriste. Assidu au Louvre dès l’âge de 16 ans, il entre au Monde comme stagiaire à 18, en 1952, et de 1958 à 1971, est journaliste à Réalités, la revue illustrée la plus lue d’après-guerre. Du coup, il rencontre de nombreux artistes tel Marcel Duchamp ou Andy Warhol et écrit le premier article en français sur le minimalisme américain.

Les années Robho 

Avec le performeur Julien Blaine, en 1966, il fonde la revue Robho, périodique qui tout en relayant des pratiques artistiques n’en dénonce pas moins les excès de la société du spectacle. 

Dans les écrits qu’il consacre à l’art optique, l’art du mouvement, l’art-événement et l’art-environnement,  il utilise un vocabulaire étendu de la description et fait preuve d’une observation minutieuse et aiguë. 

Il se montre grand défenseur de Jesús Rafael Soto, le destructeur méthodique de toute forme stable, de toute forme figée. Dorénavant, toute évaluation vivante du réel doit englober des données comme l’espace-temps, la transformabilité permanente des choses, la fluidité et la ductilité des phénomènes naturels, le caractère corpusculaire et ondulatoire de la matière énergie.

C’est Clay qui trouve l’appellation Pénétrable pour l’œuvre de 400 m2 accrochée entre les deux ailes du Palais de Chaillot: une pluie faite de milliers de fils de nylon suspendus provoquant, d’après lui, ivresse et joie chez le spectateur.

La peinture est finie, dit-il, et cette intuition, on pouvait déjà la pressentir dans les formes rongées de Rembrandt, vaporeuses de Watteau, noyées de Turner. Dès 1960, Allan Kaprow a proposé l’abandon de l’idée de permanence et l’utilisation de matériaux de la vie de tous les jours.

Chaque individu, passif et actif, doit devenir partie intégrante de l’œuvre, spectateur et acteur. Nous savons que l’art aujourd’hui se situe dans un nouveau dialogue avec le réel – que le vrai rapport n’est plus à l’intérieur de l’œuvre, mais entre l’œuvre et la vie, écrit-il.

Hans Haacke, formellement inventif et conceptuellement gênant pour les institutions culturelles capitalistes, correspond au type d’artiste qu’il soutient. Ses œuvres dérangeantes, manipulables et anonymes, vont défaire l’institution. A la Fondation Maeght de Saint-Paul-de-Vence, par exemple, il construit un spectacle dénonçant l’aspect commercial de cette fondation.

Triomphe de l’art bourgeois

En 1968, considérant intolérable la confiscation de la créativité à des fins d’embellissement d’une société  obscène, Jean Clay se déclare être pour l’artiste offensif, pour le mouvement, la participation du public, le Pénétrable, le happening et l’art conceptuel et contre l’art activité inoffensive, marginale et décorative. Il soutient toutes les entreprises fondées sur l’absence de limites, toutes les initiatives dont en commençant, on ne connaît pas le terme.

Mais dès 1971, il constate que la culture, devenue chaque jour davantage l’ingrédient indispensable à toute opération d’intoxication commerciale ou politique, contribue à la crétinisation générale des consciences et à l’abrutissement des masses par les intellectuels qui apportent une aura de spiritualité à la marchandise et à ce qui l’emballe. La répétition du signe de Daniel Buren, par exemple, étant la même que celle d’un chevron qui représente une marque automobile, le logotype d’un produit-marchandise.

A présent, on passe de l’artiste marginal à l’artiste vedette, excentrique et sublime (Warhol) ou légendaire (Pollock mort) et le système impose partout ses trois conditions: l’artiste doit réduire sa recherche à la production d’objets commercialisables, la valeur d’échange de son travail doit l’emporter sur sa valeur d’usage et il doit constamment réaffirmer la pureté de ses intentions et de son travail.

Esthétisation de l’aliénation 

Oui, cette société du chloroforme se satisfait d’un art constat, d’un art de la non-intervention qui reflète et favorise la réification collective et dans laquel l’importance supposée de l’artiste est inversement proportionnelle à l’originalité de son acte. Max Baxter urine dans la neige. Bruce Nauman demande à un conservateur de musée de faire des bonds. Robert Barry diffuse dans des parcs des gaz invisibles. Edward Ruscha présente des photos d’anciennes petites amies. On Kawara envoie chaque jour une carte postale spécifiant l’heure à laquelle il s’est levé. Ambitions minuscules dans lesquelles la société bourgeoise se découvre avec ravissement telle qu’elle se rêve: immuable et universelle. 

Le commerce de détail liquide le cinétisme en de multiples gadgets qui simulent le mouvement pour ne pas avoir à le vivre. Vasarely inspire papiers peints et bottines de femmes. Au rayon emballage, personne n’a poussé plus avant que lui l’esthétisation de l’inhumanité de la vie urbaine.

Les années Macula

Créée en 1976 et devenue une maison d’édition en 1979, Macula nait dans une époque surexcitante intellectuellement, nous dit Jean Clay. Walter Benjamin enfin traduit, lecture de Roland Barthes, fréquentation du séminaire d’Hubert Damisch, où s’articule une parole euphorisante, rencontre de Christian Bonnefoi, découverte de Robert Ryman.

Les années révolutionnaires sont révolues. Personne ne croit plus que l’art peut changer le monde. Plus un mot sur la politique, rien que formes, matériaux, techniques et virtuosité jubilatoire dans l’analyse des œuvres.

L’art comme interrogation

La modernité, pour Jean Clay, de Cézanne à Ryman, en passant par Pontormo, est l’art de transposer dans la peinture les propriétés du dessin.

Et partant de là, toute une histoire revient: Seurat et ses tableaux à la matière homogène, sans commencement, ni fin. Les papiers peints de Vuillard, sa dilution de la figure, non pas dans la lumière, mais dans la texture, la tâche, la touche, ses personnages rongés, mités, abolis dans la tavelure qui les cerne, l’épaisseur, le feuilletage, l’interpénétration des couches, l’interférence des strates, les grattages.

Monet, le précurseur, qui n’a atteint son public que dans les années 1950, avec une génération de peintres américains qui reconnaît être en dette envers lui et ses Nymphéas, dix-neuf panneaux de continuum spatiotemporel, de tissu sans couture, d’espace sans charnière.

Cette mise en crise est aussi le résultat du travail de Malevitch, de ses deux achromes accrochés horizontalement au plafond ou de Piet Mondrian, qui pointe l’ambivalence et l’incertitude restées inaperçues dans les formes classiques des arts, de Van Doesburg qui retournait les peintures face au mur afin de les utiliser simplement comme éléments de division de l’espace, des Texturologies de Dubuffet, sans centre ni cible.

Les purs: Robert Ryman & Martin Barré

Ryman gagne sa vie en étant gardien de musée. La première fois que notre auteur va dans son atelier, il passe devant un tableau blanc sans comprendre qu’il vient de passer devant une œuvre! Dans Macula, il lui consacre un époustouflant entretien de 37 pages.

Ryman, sa force, est d’interroger méthodiquement tout: le statut de la signature, l’éclairage de la galerie, la géométrie du boulon porteur, la persistance du pinceau à se soutenir égal tout au long du recouvrement systématique d’une surface, les variations discrètes de deux ou trois modules de brosse, le changement de pigment, huile puis émail, la subreptice réduction ou suppression d’un élément dans une série.

Martin Barré, lui, se demande: Qu’en est-il du fond comme limite? Et envisage chaque tableau à la fois en lui-même et comme un élément en relation avec les autres œuvres de la série auquel il appartient. Il mène un travail précis, où s’élaborent des articulations choisies entre couleurs et réserves, premiers et arrières plans, espace pictural et hors-champ,  transparence et bordure. 

Edouard Manet, le précurseur

C’est à Manet que Clay fait remonter le repérage des éléments centraux de l’esthétique moderne et de la mise en crise de la peinture tout entière. Il est le premier peintre à ressentir comme dissociable tous les constituants matériels du tableau tels que surface, limite, couleur, texture, geste, – et à les traiter comme un jeu de variables. Moire des tissus, satin, taffetas, creps – paravents, tapisseries, papiers peints. Puisant chez les peintres anciens tels Titien ou Goya, mélangeant et synthétisant Carrache et Rubens,  empruntant à l’art japonais, s’inspirant de la photographie, il subvertit les notions de continuité linéaire, de progrès, d’origine. Il n’a pas de style et il les a tous. Chacune de ses œuvres est contredite par la suivante. Qui poussa aussi loin, avant lui, l’écart entre peinture et ossature, accentua la déconstruction gestuelle de la figure humaine jusqu’à traiter de la même façon tête, vêtements, décor? Et pour finir, apothéose, Jean Clay le compare à Jean-Luc Godard!


«Atopiques. De Manet à Ryman», Jean Clay, Editions L’Atelier contemporain, 496 pages.

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