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Culture / Presque tout dans presque rien: «Tantra song»


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Choisi et présenté par l’homme de lettres Franck André Jamme, le passionnant et très surprenant «Tantra song», publié par les éditions L’Atelier contemporain, accueille des œuvres d’artistes tantristes datant de la fin du XXème et du début du XXIème siècle, peintures qui rappellent de façon époustouflante certaines œuvres de El Lissitzky, de Malevitch ou de Paul Klee.



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A la fois introduction à ces représentations initiatiques, poème spatial et témoignage de plusieurs décennies de fréquentation passionnelle et passionnée des tantrikas du Rajasthan, l’ouvrage comprend quarante-six reproductions en pleine page accompagnées de diverses contributions éclairant la genèse de la collection.

Une histoire romanesque

Les adeptes du tantrisme les accrochent au mur lors d’exercices de méditation dans leur  sanctuaire privé. Ces peintures, non signées, anonymes, ne sont donc pas destinées à être visibles par tout un chacun et Franck André Jamme, mort il y a trois ans, en était l’un des rares spécialistes. Il avait consacré une large partie de sa vie à leur recherche et à leur collecte.

Ayant vu, dans une exposition préfacée par Henri Michaux, quelques images indiennes, Franck André Jamme a tout de suite fait un lien entre la poésie et ces peintures. Mais l’histoire de Tantra song a surtout un fort côté romanesque: en se rendant à Jaipur en autocar, Jamme est victime d’un grave accident de la circulation dont il va revenir avec de multiples fractures. C’est pendant sa convalescence qu’il va écrire l’un de ses livres les plus célèbres, La récitation de l’oubli. Ensuite, de retour en Inde, pendant une enquête quasi policière, il va rencontrer un antiquaire qui, après lui avoir demandé de se laver les mains dans une vasque de sable, regardera les formes laissées dans ce sable et les interprétera. Vous avez de la chance, lui dira-t-il. Kali, déesse de la passion et de la colère, vous a épargné et vous lui avez donc payé votre tribu. Vous pouvez poursuivre votre recherche. Mais il y a deux règles: lors de cette quête, vous devez être seul ou avec un être cher, et vous ne pouvez vendre ces peintures que pour en retirer juste de quoi vivre, rien de plus. Ceci admis, il lui donne deux noms et deux adresses. Et après une longue pérégrination, cela aboutira enfin, trois ans plus tard, à Jaipur en 1988, à la découverte dans un atelier de miniatures d’un petit groupe de praticiens anonymes de la chose, et un modeste début de collection pourra commencer.

Le tantrisme, une pratique

La joie sans cause, l’amour sans raison, voilà le tantrisme. L’ascétisme en est proscrit. Ce qui est recommandé n’est en aucun cas la spéculation mais toujours la pratique, la récitation de mantras, la régulation du souffle, l’union sexuelle et également l’identification à l’image et à la divinité qu’elle représente.

Oui, à travers leurs formes abstraites, les tantranikas campent au point d’intersection où les dimensions charnelles et métaphysiques de l’existence coïncident.

Motifs et techniques des œuvres

Ce sont des peintures réalisées à la détrempe, à la gouache et à l’aquarelle, elles ne sont pas très grandes, environ trente centimètres de haut par vingt centimètres de large et elles sont faites sur des papiers de récupération, papiers assez pauvres, anciens, datant de quelques dizaines d’années. Parfois, on voit au revers, par transparence, la trace manuscrite de graphies et une page peut être reconstituée avec des fragments disparates, ce qui amplifie le caractère unique de chacune de ces pièces.

Une image peut être toute simple et représenter juste un petit triangle noir et un cercle rouge. Les couleurs ont un sens symbolique, ce sont les couleurs de la conscience et plus le bleu va être clair et plus la conscience va être pure. Si elle est troublée, cela sera un bleu sombre. Et à l’intérieur de ce bleu sombre, il va y avoir une spirale et cette spirale est susceptible d’être la succession éternelle du jour et de la nuit, du sang qui coule en nous et qui se mêle à l’énergie de l’univers et de l’aimantation amoureuse et cosmique des principes féminin et masculin. «Moins de choses. Un peu plus de vide. Un peu plus dans le vide. On respire mieux», écrit Franck André Jamme. Ces formes  montrent que l’abstraction n’est pas une invention européenne car elle existait dès le XVIIème siècle en Inde. Flèches, triangles, cercles, rayures, signes elliptiques décrivant les forces de l’univers, l’énergie des saisons, de la mousson, des montagnes et des plaines, le sexe féminin et le sexe masculin, les jeux de séduction des divinités, les points cardinaux d’un monde ésotérique sublimé en un lexique de formes aux significations polyvalentes. Agencement rythmé dans lequel un point peut être le symbole de l’indifférencié absolu contenant la totalité du cosmos et en même temps le transcendant.

Un univers insondable, une boule d'énergie

Nous parlons donc d’œuvres de petite taille, anonymes pour la plupart, faites sur du papier pauvre, d’œuvres aux motifs parfois proches de celles de Mark Rothko ou de Robert Ryman par exemple, et qui ont étés réalisées anonymement par des adeptes au Rajasthan, et qui sont utilisées pour éveiller des états de conscience élargie. Bref, ayant pris son essor, depuis le milieu de notre premier millénaire, l’art tantrique possède tout d’abord, par-delà l’esthétique d’une géométrie ramenée à ses coordonnées les plus pures, une fonction spirituelle: permettre l’éveil de la conscience. Ces peintures sont le fruit de traités religieux manuscrits et illustrés, datant du XVIIème siècle, qui ont été copiés sur plusieurs générations. Comme les musiciens jouant des ragas de la musique classique indienne, les adeptes peignant dans un certain état mental, répètent et réinterprètent à l’infini des structures mélodiques de lignes et de couleurs.

Avant tout et une fois encore, une pratique

La particularité principale de cet art, insiste donc Franck André Jamme, c’est bien qu’il s’agit avant tout d’une pratique. Les œuvres sont faites pour qu’on médite sur elles. L’improvisation est permise, même recommandée. Elles ne sont pas tradition, et encore moins copie mais interprétation. Des vides, de l’air et du souffle. En se focalisant, on saisit que l’on peut voir le monde dans un grain de sable et dans le même mouvement dépasser ce truisme afin d’ouvrir son âme à la plénitude et au pur vide absolu de la déité suprême, aux mantras visibles et invisibles, à la sensuelle beauté, cet attribut fondamental de l’Inde, ce mouvement ascendant d’identification à la divinité.

 «Par ailleurs, il se pourrait bien, souligne le poète, qu’une espèce d’émulation soit née, petit à petit, comme si les tantrikas jouaient à essayer d’exécuter la plus remarquable peinture possible – car le fait est que souvent ils se connaissent, d’un nid à l’autre, qu’il leur arrive de se communiquer des images, des photos de ce qu’ils ont fait, qu’en somme l’esprit de perfection (on pourrait même peut-être dire: de beauté) s’est mis lui aussi à sérieusement circuler.»

Sur la palette des désirs sèche le pinceau de la vie

Répétons-le: Tantra Song est un poème spatial mais aussi musical en ce sens que chaque pièce est à sa place, à la fois autonome et reliée aux autres par un jeu d’échos et d’harmoniques. Tout y apparaît en surface mais en fait tout y est profondeur. Et en même temps, cela reste ludique, souriant, enfantin, amical.

Oui, l’auteur concepteur de ce livre effleure le sujet sans le déflorer et ceci avec une parole à la fois précise et aérée, accessible, parole nous permettant de comprendre ces images, de décrypter le discours qu’elles véhiculent tout en respectant leur insondable part de mystère.

Oui, pure vibration du geste, ces petites peintures dévorent les grandes. 

 Citons pour finir Franck André Jamme: «Au fond, personne au monde ne pourra jamais rêver d’une image plus brève, plus concise, comment dire? plus distillée. Divin alcool, en somme, de l’abstraction chauffée à blanc. Plus la conscience est pure, plus le bleu de son ciel est clair. Et voilà tout. Et tout commentaire s’estompe, se perd dans la clarté même de ce ciel.» 


«Tantra song, Peintures tantriques du Rajasthan»,choisies et présentées par Franck André Jamme, préface de Renaud Ego, L’Atelier contemporain, 160 pages.

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