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'content' => '<p style="text-align: center;"><strong>Kate de Pury</strong>, article paru dans <em>The Economist</em>, traduit et publié par BPLT avec l'aimable autorisation de l'hebdomadaire</p>
<hr />
<p>Le 14 août 2023, Moscou est une ville à bout de souffle. Des drones ukrainiens s'abattent sur ses bâtiments. Evgueni Prigojine, le chef de guerre qui a fait marcher une armée mutine vers la capitale quelques semaines auparavant, est toujours en liberté. Mais ce qui a le plus inquiété les Moscovites en ce chaud lundi, c'est l'état du rouble.</p>
<p>Suivre les hauts et les bas de la monnaie locale, très sensible aux prix mondiaux de l'énergie, est un passe-temps national en Russie. Lorsque le rouble tombe en dessous de 100 pour un dollar, les gens commencent à s'inquiéter. J'ai regardé mes connaissances rester rivées à leur écran pendant que le rouble franchissait le seuil psychologique. Où étaient les «<em>umnyi professionali</em>» (professionnels intelligents) de la Banque centrale?</p>
<p>Il y a un «professionnel intelligent» en particulier sur lequel les Russes ont appris à compter ces dernières années et il s'agit d'une professionnelle: la directrice de la banque, Elvira Nabiullina, âgée de 60 ans. Elvira Nabiullina est une technocrate à lunettes dont l'apparence modeste dissimule une intelligence et une volonté féroces. Protégée de l'un des économistes libéraux les plus influents de Russie, elle a passé la majeure partie de ses onze années à ce poste à essayer de promouvoir une économie ouverte, stable et bien réglementée dans un pays plus habitué au communisme ou au chaos.</p>
<p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1720108636_455pxelvira_nabiullina_2017.jpg" class="img-responsive img-fluid center " width="366" height="481" /></p>
<h4 style="text-align: center;"><em>Elvira Nabiullina en 2017. © Council.gov.ru - press service - source officielle.</em></h4>
<p>Mme Nabiullina est l'un des rares banquiers centraux dont la simple présence à la barre peut suffire à calmer les marchés, et elle a su gérer habilement les drames générés par les ambitions géopolitiques de Vladimir Poutine. Après que les pays occidentaux ont imposé une série de sanctions à la Russie en 2014 à la suite de l'annexion de la Crimée par M. Poutine, elle a piloté le rouble à travers le choc de confiance qui s'en est suivi avec un minimum de dégâts. Sa passion pour la prise de décision fondée sur des données et sa volonté de s'en tenir à des politiques économiques libérales sous pression ont conduit Christine Lagarde, alors directrice du Fonds monétaire international (FMI), à la féliciter d'avoir permis à la Banque de «chanter».</p>
<h3>Cette «foutue Banque centrale»</h3>
<p>Ces compliments ont brusquement cessé après l'invasion totale de l'Ukraine par Moscou en 2022. Des sanctions sans précédent s'en sont suivies, y compris des restrictions sur la vente de pétrole et de gaz russes en Europe. La rumeur veut que Nabiullina ait craint l'arrestation de ses adjoints à la banque si elle ne restait pas pour sauvegarder l'économie. Quelle que soit sa motivation, elle a contribué à amortir le choc initial pour les banques russes (au fil du temps, les vastes entreprises pétrolières et gazières du pays se sont révélées étonnamment habiles à trouver de nouveaux clients non occidentaux). Les détracteurs de Poutine la considèrent, ainsi que d'autres technocrates, comme complice de l'effusion de sang qui a suivi en Ukraine.</p>
<p>En août 2023, la résistance économique du pays semblait faiblir. Les achats chinois de pétrole russe avaient permis d'atténuer l'effet des sanctions occidentales, mais le propre ralentissement de Pékin a affecté sa consommation d'énergie, ce qui a eu un impact négatif sur le rouble.</p>
<p>Mme Nabiullina ne s'est pas empressée de protéger la monnaie, son instinct la poussant à la laisser voler de ses propres ailes autant que possible. L'absence d'intervention a suscité de vives critiques. Vladimir Solovyev, un présentateur de la télévision d'Etat, a déclaré à l'antenne que la «foutue Banque centrale» n'avait même pas expliqué «pourquoi le taux de change du rouble a grimpé si haut qu'ils se moquent de nous à l’étranger». Le 14 août à midi, le conseiller économique de Poutine, Maxim Oreshkin, a publié un article qui allait encore plus loin, blâmant explicitement la Banque centrale pour la chute de la monnaie et laissant entendre qu'elle aurait dû augmenter les taux d'intérêt pour donner un coup de pouce temporaire au rouble. Il semble peu probable que deux personnalités politiques aussi en vue aient attaqué Mme Nabiullina sans un soutien au moins tacite du Kremlin.</p>
<p>En fait, la banque avait publié une déclaration sur son site web peu avant la publication de l'article d'Oreshkin, annonçant qu'une réunion d'urgence aurait lieu le lendemain. La preuve que Mme Nabiullina était sur le dossier a semblé suffisamment rassurante pour inverser la trajectoire du rouble. Celui-ci a clôturé la journée à environ 98 pour un dollar – un niveau encore bas, mais qui se rapproche de la barre des 100, si importante.</p>
<p>Pour tenter de le maintenir, Nabiullina a ensuite procédé à une série de hausses massives des taux d'intérêt (le taux actuel s'élève à 16%, ce qui est exorbitant). Elle a également dû accepter le contrôle des capitaux, une mesure protectionniste qui va à l'encontre de tout ce qu'elle avait essayé de faire auparavant pour l'économie. Ce contrôle a été ordonné par Poutine lui-même, qui a exigé des exportateurs russes qu'ils convertissent leurs bénéfices étrangers en roubles en octobre 2023. Fait très inhabituel, Mme Nabiullina a critiqué publiquement cette politique qui, selon elle, ne pouvait être «qu'un remède à court terme». </p>
<p>Les amis de Mme Nabiullina affirment qu'elle est l'un des rares conseillers à pouvoir parler franchement à M. Poutine, ce que ce dernier apprécie. Leur partenariat improbable dure depuis 20 ans et a traversé de nombreuses crises. Depuis 2022, sa dextérité macroéconomique a permis à Poutine d'augmenter les dépenses de guerre. Lors de sa campagne de réélection cette année, il a pu vanter – non sans inexactitude – l'économie russe comme étant celle qui connaît la plus forte croissance en Europe.</p>
<p>Mais gérer les exigences de la machine de guerre et l'impact en constante évolution des sanctions rend la tâche de Mme Nabiullina de plus en plus difficile. Les dépenses de guerre ont permis à l'économie de continuer à croître, mais ont fait naître le risque d'une inflation dangereuse. Dernièrement, Mme Nabiullina s'est retrouvée à travailler à l'enracinement d'une configuration économique et politique qui éloigne le pays de ses premiers rêves d'un marché libre transparent et bien réglementé.</p>
<p>«Elle ne peut pas lui dire que c'est mal, que cela détruit ce que je fais depuis 30 ans», a déclaré Konstantin Sonin, un économiste russe qui a travaillé avec Mme Nabiullina. «Elle ne fait pas preuve de perspicacité, elle se contente d'obéir aux ordres de Poutine.»</p>
<p>Aucun signe extérieur n'indique que Mme Nabiullina n'est pas moins dévouée à son travail. Toutefois, des rumeurs circulent dans les milieux d'affaires russes selon lesquelles elle présenterait sa démission à intervalles réguliers, pour la voir ensuite rejetée. Les initiés affirment qu'il serait trop dangereux pour elle de partir avant que Poutine ne le lui demande.</p>
<h3>Amoureuse de poésie, d'opéra et de Paul Verlaine</h3>
<p>L'économie de guerre de Poutine risque d'être en difficulté à un moment ou à un autre, quoi que fasse Mme Nabiullina. Mais elle est essentielle pour retarder ce moment. Fiona Hill, ancienne conseillère pour la Russie auprès du Conseil national de sécurité des Etats-Unis, estime qu'elle pourrait même être le pont entre la Russie et l'économie mondiale. «Lorsque l'Occident reviendra faire des affaires avec la Russie, ce qui arrivera tôt ou tard lorsque la guerre sera terminée, Nabiullina pourrait être la personne avec laquelle ils pensent pouvoir faire des affaires», a déclaré Fiona Hill.</p>
<p>Pourra-t-elle maintenir le cap d'ici là? Et alors qu'une économie de guerre dirigée par l'Etat s'installe, une technocrate lisant de la poésie comme elle a-t-elle ce qu'il faut pour s'opposer aux «patriotes»?</p>
<p>Elvira Nabiullina est née en 1963 à Oufa, une ville située à l'extrémité orientale de la Russie européenne. C'était une ville pétrolière, aménagée selon le modèle soviétique: des résidences ouvrières fonctionnelles desservant de grandes raffineries. Ses bâtiments publics étaient ornés de slogans tels que «Lénine vivra toujours».</p>
<p>Mme Nabiullina est issue d'une famille ouvrière d'ethnie tatare; son père était chauffeur et sa mère travaillait dans une usine. (Les Tatars musulmans constituent la plus grande minorité du pays, mais ils sont toujours considérés comme étrangers à la culture russe dominante). Adolescente studieuse, elle est tombée amoureuse de l'opéra et de la poésie, en particulier de l'écrivain français Paul Verlaine.</p>
<p>C'est en obtenant une place à la prestigieuse université d'Etat de Moscou, au début des années 1980, qu'elle a connu son heure de gloire. A son arrivée à Moscou, le programme d'économie de la meilleure université de l'URSS était encore très axé sur les statistiques et l'idéologie communiste. En 1985, Nabiullina a adhéré au parti communiste – à l'époque, une étape essentielle pour quiconque a de l’ambition.</p>
<h3>La Russie ne peut supporter qu'un nombre limité de réformes</h3>
<p>Mais le changement était dans l'air, et il venait de très haut. Mikhaïl Gorbatchev, le nouveau et jeune dirigeant, avait compris que l'Union soviétique était au bord de l'effondrement économique. Il a demandé à ses conseillers de tracer la voie vers une économie de marché; l'un d'entre eux était le professeur d'économie de Nabiullina, Evgeny Yasin.</p>
<p>Yasin pensait que la liberté politique devait accompagner les réformes économiques. Sa vision de la Russie était « un pays moderne avec un marché ouvert, une démocratie politique avec une autorité rotative », a déclaré Andrei Kolesnikov, son biographe. Des idées interdites sous le communisme étaient désormais ouvertement débattues.</p>
<p>Mme Nabiullina a entamé une relation avec un ami et collègue économiste de Yasin, Yaroslav Kuzminov, et le couple s'est finalement marié (ils ont un fils). A un moment donné, elle a rendu sa carte du parti et a rejoint la clique d'économistes libéraux qui s'était formée autour de Yasin et de Kuzminov. Parmi eux figuraient Anatoly Chubais, qui allait superviser la privatisation des industries d'Etat russes dans les années 1990, et la fille de Yasin, Irina, une camarade d'études qui est devenue une amie proche de Nabiullina. (Les deux amies partageaient « des intérêts intellectuels et culturels exigeants », a précisé M. Kolesnikov).</p>
<p>Les premières expériences de la Russie avec le marché libre ont été traumatisantes. Boris Eltsine, le premier président de la Russie post-soviétique, était pressé de démanteler l'économie planifiée. Son premier ministre, Yegor Gaidar, a lancé un programme de « thérapie de choc » pour accélérer la transition. Il a abandonné les restrictions sur les importations et ordonné la privatisation rapide des industries d'Etat. Ces mesures ont été une aubaine pour une classe émergente d'oligarques, mais les citoyens ordinaires ont dû faire face à une flambée des prix à mesure que les contrôles et les subventions disparaissaient.</p>
<p>En 1994, l'étoile de Gaidar ayant pâli, Eltsine a nommé Yasin ministre du Développement économique et l'a chargé de maintenir la transition sur les rails. Nabiullina a rejoint l'équipe de son professeur. Mais il était trop tard pour atténuer les retombées de la thérapie de choc. Un cycle d'hyperinflation s'est installé, puis le rouble s'est effondré et enfin, en 1998, la Russie a fait défaut sur sa dette extérieure. Les médias nouvellement indépendants montraient des images poignantes de Russes âgés vendant leurs biens, étalés sur les trottoirs gelés de Moscou.</p>
<p>Yasin a été limogé au plus fort de la crise et Nabiullina a quitté le gouvernement avec lui. Elle avait appris une leçon précieuse: La Russie ne peut supporter qu'un nombre limité de réformes. Elle reste convaincue que le pays a besoin d'une économie de marché, mais elle en vient à penser que celle-ci ne peut se développer qu'en remodelant le système existant, et non en le détruisant. «Elle a compris les distorsions du système russe et a été capable de les intégrer, ce qui la rend particulièrement apte à travailler au sein de ce système», souligne Fiona Hill, l'expert de la Russie.</p>
<h3>Une simple marionnette aux ordres de Poutine?</h3>
<p>Poutine, ancien officier du KGB, qui a gravi les échelons de la politique russe, a également assisté à la crise économique des années 1990. Comme Mme Nabiullina, M. Poutine était déterminé à ce que cette crise ne se reproduise jamais.</p>
<p>Au début des années 1990, M. Poutine a passé son temps à conclure des accords à Saint-Pétersbourg, tirant le meilleur parti des nouvelles possibilités offertes aux entreprises. L'entourage d'Eltsine l'a pressenti pour un poste dans l'administration présidentielle en 1997; en 1999, il a été nommé Premier ministre, puis, après la démission d'Eltsine, Président par intérim.</p>
<p>Certains économistes libéraux de l'entourage de Nabiullina voyaient dans l'ancien membre du KGB quelqu'un avec qui ils pourraient conclure une alliance pragmatique. En 1999, l'un d'entre eux, German Gref, constitue une équipe au sein de son groupe de réflexion. Le groupe, qui comprend Nabiullina, est chargé d'élaborer un programme économique pour Poutine, qui fait alors campagne pour être élu président. A la fin de l'année, à l'aube du nouveau millénaire, le candidat à la présidence dévoile sa vision. Il énumère sans ménagement les désastres économiques des années 1990 et appelle à l'investissement et aux réformes du marché (gérées par un Etat fort).</p>
<p>Ce discours touche une corde sensible chez des millions de Russes qui avaient souffert du chaos. Associé aux sentiments nationalistes que Poutine avait attisés lors de la dernière guerre en Tchétchénie, il lui a permis de remporter aisément l'élection présidentielle. Il a invité M. Gref à diriger son ministère du développement économique et du commerce, et Mme Nabiullina est devenue l'adjointe de M. Gref.</p>
<p>Bien qu'elle soit un membre relativement jeune de l'administration de M. Poutine, Mme Nabiullina semble s'être révélée utile. En 2007, Poutine remanie son cabinet en favorisant les partisans de la ligne dure et les anciens membres des services de sécurité, les siloviki. M. Gref a été contraint de démissionner. Cette fois, Nabiullina n'est pas partie avec son patron : elle a obtenu le poste de Gref. C'est la première fois qu'elle goûte au pouvoir et, selon Hill, cela lui convient. « Elle aime être vraiment bonne dans ce qu'elle fait », note-t-elle. « En tant que technocrate, être à l'intérieur du système est un environnement qui lui convient. »</p>
<p>Le deuxième mandat de M. Poutine a expiré en 2008, et la Constitution lui interdisait de se représenter dans la foulée. Il est donc devenu Premier ministre et a exercé son pouvoir en coulisses (Nabiullina l'a suivi au bureau du Premier ministre). En 2012, il se présente à nouveau à la présidence.</p>
<p>Entre-temps, la Russie a radicalement changé. Il existe désormais un mouvement d'opposition démocratique, mené par un jeune militant charismatique, Alexei Navalny, qui a contribué à organiser des manifestations contre la réélection de Poutine. Après son retour au Kremlin, Poutine ordonne l'arrestation d'un grand nombre de dissidents. </p>
<p>La décision de Mme Nabiullina de suivre Poutine au Kremlin dans ces circonstances a consterné certains de ses anciens amis du camp de la réforme économique. Il était clair que Poutine n'allait jamais apporter la libéralisation politique que Yasin avait appelée de ses vœux. Irina, la fille de Yasin, a ouvertement soutenu les manifestations de l'opposition, et son père et elle se sont éloignés de Nabiullina. (« Elle travaille pour Poutine depuis 13 ans, ce qui prouve que nous ne partageons plus les mêmes opinions », a ainsi déclaré M. Yasin à un journaliste de Bloomberg en 2013).</p>
<p>L'année suivant le ralliement sans équivoque de Mme Nabiullina à M. Poutine, Sergei Ignatiev, gouverneur de la Banque centrale de Russie, a pris sa retraite. On s'attendait à ce que Poutine s'en tienne aux conventions et promeuve l'adjoint d'Ignatiev. Au lieu de cela, il a confié le poste à Mme Nabiullina.</p>
<p>Cette décision a suscité la controverse. Mme Nabiullina n'avait que peu d'expérience en matière de politique monétaire. Elle n'avait pas d'alliés naturels. Des oligarques comme Oleg Deripaska considéraient son approche réglementaire du secteur bancaire comme un obstacle à la libre circulation du crédit dont ils avaient besoin. Les conservateurs, quant à eux, n'appréciaient pas que ses instincts économiques soient libéraux.</p>
<p>Les photos de la première rencontre entre Poutine et la nouvelle gouverneure de la Banque centrale montrent le premier écoutant attentivement la seconde l'informer sur les objectifs d'inflation. Comme on allait bientôt s'en apercevoir, Mme Nabiullina avait le soutien du seul groupe d'électeurs qui comptait.</p>
<h3>Un salon de coiffure, une cabine d'essayage et un pressing</h3>
<p>Le siège de la Banque centrale de Russie est un palais néo-Renaissance de couleur crème et beige, construit à la fin du XIXème siècle sous les derniers tsars. Aujourd'hui, la Banque jouit d'un degré d'autonomie dont peu d'autres institutions russes bénéficient. Elle est chargée de fixer les taux d'intérêt et de réglementer le secteur bancaire. La clôture en fer forgé qui entoure le bâtiment marque la limite de l'empire personnel de Mme Nabiullina. Selon un observateur familier du fonctionnement de l’institution elle passe tellement de temps à l'intérieur qu'elle y a installé un salon de coiffure, une cabine d'essayage et un service de nettoyage à sec.</p>
<p>Mme Nabiullina, qui n'est pas vraiment une « fashion victim » accorde une grande attention à son apparence, qui est scrutée de près par le monde de la finance et par les femmes russes. Elle évite le bling-bling et les marques ostentatoires, préférant le look « quiet luxury » (« luxe discret ») adopté par les personnages de la série <i>Succession</i> de HBO. « Elle a commencé par s'habiller comme une comptable de province », déplore un initié de l'industrie de la mode russe, qui estime que Mme Nabiullina achète désormais ses costumes sobres chez Loro Piana, le créateur des super-riches. Son charme discret est renforcé par des bijoux plus voyants : Nabiullina semblait souvent signaler ses décisions en matière de taux par le type de broches qu'elle portait, avec une épingle à faucon en céramique qui donnait aux observateurs un indice pas trop subtil de ce qui allait se passer. (Depuis l'invasion de l'Ukraine, on l'a souvent vue en noir funèbre).</p>
<h3>Mélange de culot et de rigueur</h3>
<p>Après avoir pris les rênes de la banque centrale en 2013, Mme Nabiullina a entrepris d'en faire un lieu de travail capable d'attirer les meilleurs économistes. Elle a constitué une équipe jeune et hautement qualifiée, dont beaucoup - comme son adjointe, Ksenia Yudaeva, qui a contribué à l'introduction de pratiques modernes de collecte et d'analyse des données - ont été formés en Occident.</p>
<p>Selon Alexandra Prokopenko, une collègue qui a quitté la Banque peu après le début de la guerre en Ukraine, de nombreuses « personnes intelligentes et talentueuses » en sont venues à éprouver une forte loyauté personnelle envers Mme Nabiullina. «Elle a fait beaucoup pour créer un environnement de travail moins toxique. La culture de l'entreprise était fondée sur l'interaction et, si elle n'était pas totalement horizontale, elle n'était pas verticale.» Un ami de Mme Nabiullina souligne le contraste entre elle et d'autres économistes russes puissants: «Elle est modeste, discrète et n'est pas motivée par son ego. La plupart des fonctionnaires russes conduisent de grosses Maybach: Nabiullina préfère une Jaguar élégante.»</p>
<p>Elle avait certes un côté dur. «Les gens ont peur de Nabiullina, elle est toujours souriante mais elle a une détermination d’acier, se souvient l'observateur. On la surnommait "Elvira d’acier" et même les hommes forts avaient peur d'entrer dans son bureau», raconte un ancien collègue du ministère de l'Economie. «Elle n'aime pas les gens faibles. Un jour, Mme Nabiullina a annoncé à un groupe de journalistes, invités à un événement "officieux", que l'un de ses adjoints allait démissionner immédiatement. L'un des journalistes m'a dit que l'adjoint en question était présent au briefing et qu'il avait l'air stupéfait. C'est officiel, a déclaré Mme Nabiullina, sans sourciller.»</p>
<p>Ce mélange de culot et de rigueur intellectuelle a donné à Mme Nabiullina la confiance nécessaire pour apporter des changements importants à la politique de la Banque centrale. Les précédents gouverneurs de la Banque de Russie avaient protégé le rouble, maintenant son taux de change à un niveau artificiellement élevé : Mme Nabiullina a annoncé son intention de le laisser flotter. Elle a résisté aux pressions exercées par les oligarques pour que le crédit bon marché continue de circuler, en maintenant au contraire des taux d'intérêt élevés. Elle a également fermé 300 banques en quatre ans, dont un grand nombre pour « transactions douteuses » - en d'autres termes, pour blanchiment d'argent. Il s'agissait d'un programme ambitieux, qui ne manquerait pas de mécontenter certaines personnes en cours de route, en particulier dans le secteur bancaire. Mais M. Poutine est satisfait de la stabilité macroéconomique qu'elle lui apporte. « Ses ennemis savent qu'il la soutient », relève un observateur.</p>
<p>En ce qui concerne les alliés de M. Poutine, Mme Nabiullina semble avoir choisi ses batailles. Igor Sechin, président de la compagnie pétrolière nationale Rosneft, a pu obtenir des prêts en dollars auprès de la Banque centrale à des conditions très favorables, même après la fin supposée de ce type d’accords.</p>
<p>En 2014, l'année où Mme Nabiullina avait prévu de laisser flotter le rouble, M. Poutine a annexé la Crimée. L'Europe et l'Amérique ont imposé des sanctions qui ont rendu l'accès au crédit plus difficile pour les grandes entreprises russes du secteur bancaire, de l'énergie et de la défense. En outre, les prix mondiaux du pétrole ont chuté et le rouble a commencé à s’affaiblir; les Russes ont vu leurs économies perdre rapidement de la valeur. Il aurait été facile pour Mme Nabiullina de dépenser les réserves de la Banque pour soutenir le rouble et d'imposer un contrôle des capitaux pour empêcher les Russes d'acheter des devises fortes. Mais cela aurait ébranlé la confiance dans le type d'économie qu'elle essayait de développer. Elle s'en est tenue à son plan et a laissé le rouble flotter. Comme on pouvait s'y attendre, il a coulé.</p>
<p>Les économistes de l'establishment l'ont qualifiée de téméraire. Les nationalistes de la droite russe ont fustigé le personnel du «département d'Etat américain» de la Banque. Mais son pari calculé a porté ses fruits et, à l'automne 2016, le rouble avait repris de la valeur. Pendant ce temps, l'inflation se rapprochait de l'objectif de 4% qu'elle s'était fixé.</p>
<p>Les récompenses internationales ont afflué. En 2017, elle a été nommée meilleure banquière centrale d'Europe par <i>The Banker</i>, une revue spécialisée prestigieuse. L'année suivante, le FMI a invité Mme Nabiullina à donner sa conférence annuelle sur la Banque centrale. S'exprimant dans un anglais fluide, Nabiullina a parlé avec sérieux de la «lutte pour construire les fondations d'une économie de marché et atteindre la stabilité macroéconomique ». L'élite financière mondiale a applaudi. Sa proximité avec Poutine ne semblait pas les déranger; ils espéraient peut-être qu'elle deviendrait leur alliée. « Je pensais qu'elle était une bonne chose et qu'elle était du bon côté », se souvient un diplomate. « Mais regardez ce qui s'est passé. »</p>
<p>Une semaine après l'entrée des troupes russes en Ukraine, en février 2022, Mme Nabiullina a diffusé un message vidéo à l'intention du personnel de la Banque centrale. Pâle mais posée, seule dans un vaste foyer de marbre, elle a choisi ses mots avec soin. « Notre économie a atteint une situation extrême, totalement hors norme, qu'aucun d'entre nous ne souhaitait », dit-elle face à la caméra. Elle a ensuite exhorté ses employés à oublier leurs divergences politiques et à se concentrer sur le travail à accomplir. « Mon objectif est de faire en sorte que les gens ordinaires et les entreprises perdent le moins possible et j'espère que vous ferez de même », a-t-elle conclu. La vidéo, qui a fait l'objet d'une fuite sur Internet, donne un rare aperçu du style de <i>leadership</i> de Mme Nabiullina: sévère, mais non dépourvu d’empathie.</p>
<h3>Plus loin de Washington, plus près de Téhéran</h3>
<p>Il est difficile d'imaginer que sa vision rationnelle du monde s'accorde avec les ambitions de Poutine en Ukraine. « Dans son esprit, elle est pour la démocratie, le libre marché et la concurrence », a déclaré un ami. Il a été largement rapporté qu'elle était allée voir Poutine avant le début de la guerre pour essayer de le dissuader de la déclencher, en lui exposant la dévastation économique qu'elle causerait. Mais publiquement, la gouverneure n'a donné aucun signe de dissidence (si ce n'est le ton sombre de ses vêtements).</p>
<p>Dans les jours qui ont suivi l'invasion, l'UE a gelé les avoirs de la Banque centrale russe d'une valeur de plus de 200 milliards d'euros et les pays occidentaux ont imposé des sanctions de grande envergure aux secteurs bancaire, énergétique et militaire de Moscou. Le lundi 28 février au matin, les Russes ont fait la queue pour retirer leurs économies alors que le rouble perdait près de 30% par rapport au dollar.</p>
<p>Mme Nabiullina a dû prendre des mesures extraordinaires pour calmer la situation, loin de son livre de recettes de 2014. Elle a d'abord porté les taux d'intérêt à 20% - une décision tellement audacieuse qu'une employée se souvient que sa garde rapprochée a été augmentée par la suite. Ensuite, elle et Poutine ont mis en place un contrôle des capitaux, l'une de ses lignes rouges personnelles, obligeant les grandes entreprises énergétiques à acheter des roubles avec leurs dollars et interdisant la plupart des transferts en dehors de la Russie. Elle a même gelé l'accès des épargnants russes à leurs fonds pendant un certain temps. « Elle a été soutenue par une intensification de la répression », commente Sergei Guriev, un éminent économiste qui a quitté la Russie et enseigne aujourd'hui à Sciences Po Paris. « Les Russes ne sont pas descendus dans la rue, car ils ont compris qu'ils ne pouvaient pas le faire. »</p>
<p>La plupart de ces mesures ont finalement été annulées et une certaine stabilité a été atteinte. L'économie qu'elle avait contribué à nourrir a été lentement démantelée, mais Mme Nabiullina a réussi à paraître calme, voire positive, en annonçant les mauvaises nouvelles. Lors de ses conférences de presse mensuelles retransmises en direct, Mme Nabiullina utilise des termes neutres tels que « imprévisibilité » ou « pénuries sur le marché du travail », mais ne mentionne jamais la guerre. Sa personnalité dépassionnée et technocratique est tellement connue qu'elle a suscité des mèmes sur les réseaux sociaux russes. L'un d'entre eux montre une photo de Nabiullina au-dessus des mots: «pas un fiasco total mais une transformation structurelle ».</p>
<p>Elle s'est appliquée à la nouvelle situation de la Russie avec la même diligence qu'elle mettait à séduire l'establishment bancaire occidental. Les invitations à Washington ont peut-être diminué, mais en mai dernier, elle était une invitée de marque à Téhéran pour aider à consolider les relations naissantes de la Russie avec l'Iran, et en mai dernier, elle a accompagné Poutine lors de sa visite officielle en Chine. Poutine parle de sa vision d'un nouvel ordre économique et politique libéré de l'influence américaine; les échanges avec la Chine sont montés en flèche, bien que le yuan, en tant que monnaie internationale, ne soit pas un substitut au dollar.</p>
<p>C'est au ministère des Finances, et non à la Banque centrale, de gérer les coûts de la guerre en Russie. L'économiste Guriev estime que les économies de l'Etat sont utilisées pour financer les soldats et les munitions et que, lorsqu'elles seront épuisées, dans un an environ, il faudra réduire les dépenses sociales. « Les gens seront mécontents, mais c'est le problème de la police », a-t-il déclaré.</p>
<h3>Une éthique shakespearienne</h3>
<p>La principale tâche de Mme Nabiullina consiste aujourd'hui à contrôler l'inflation. Elle a fait part de son intention de maintenir les taux d'intérêt à 16% jusqu'à la fin de l'année. Jusqu'à présent, elle a épargné aux ménages russes de graves difficultés économiques, et M. Poutine semble soutenir sa politique de taux d'intérêt. Toutefois, selon Sonin, son ancien collègue, il y a un prix à payer. Il estime que la femme qui a fait enchanté la Banque centrale est désormais devenue l'un des « soldats de Poutine, marchant dans la direction qu'il souhaite ».</p>
<p>M. Yasin, le mentor de Mme Nabiullina, est décédé en septembre dernier. Il était considéré comme le parrain du libéralisme économique russe, et des personnalités politiques et universitaires de premier plan ont assisté à son service funèbre à l'Ecole supérieure d'économie de Moscou. Plusieurs d'entre elles se sont rassemblées sur la scène et se sont succédé pour lui rendre hommage. Sur les photos de Mme Nabiullina, on la voit seule, perdue dans ses pensées, devant le cercueil orné d'une rose.</p>
<p>Elle semble de plus en plus isolée ces jours-ci, même de ses collègues partageant les mêmes idées, comme Yudaeva, qui a démissionné de son poste de gouverneur adjoint de la banque l'été dernier (des connaissances affirment que Nabiullina a organisé cette démission pour protéger Yudaeva des critiques alors que le rouble s'effondrait).</p>
<p>Un initié financier russe compare Mme Nabiullina à un personnage de la tragédie shakespearienne: inextricablement liée à une ligne de conduite en raison de son caractère. « Dès le premier jour de la guerre, elle a parfaitement compris les conséquences de ses actes et pourtant elle continue », a déclaré l'initié. « C'est comme si elle avait un code éthique, une déontologie, comme un chirurgien qui traite un patient, peu importe qui est le patient. »</p>
<p>Poutine a autour de lui une poignée d'autres technocrates qui tentent de gérer les circonstances extraordinaires dans lesquelles la Russie se trouve aujourd'hui: Mikhail Mishustin, le Premier ministre, Sergei Kiriyenko, son chef de cabinet adjoint, et Andrei Belousov, l'économiste récemment nommé ministre de la Défense. Le plan consiste vraisemblablement à faire fonctionner les choses jusqu'à ce que Poutine puisse déclarer la victoire sur l'Ukraine, mettre fin à la guerre et demander la réhabilitation de la Russie.</p>
<p>En réalité, peu de gens s'attendent à ce que la guerre se termine bientôt. Certains économistes pensent qu'elle déclenchera alors les calamités économiques que Nabiullina a contribué à maintenir à distance pendant si longtemps. « Lorsque la démilitarisation commencera, il y aura une énorme crise économique », a déclaré M. Sonin. « Tous ceux qui travaillent dans la production militaire devront être licenciés; ce sera l'effet soviétique bis ». Pour le banquier de guerre de Poutine, le plus grand défi pourrait bien être la paix.</p>',
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<hr />
<p>Le 14 août 2023, Moscou est une ville à bout de souffle. Des drones ukrainiens s'abattent sur ses bâtiments. Evgueni Prigojine, le chef de guerre qui a fait marcher une armée mutine vers la capitale quelques semaines auparavant, est toujours en liberté. Mais ce qui a le plus inquiété les Moscovites en ce chaud lundi, c'est l'état du rouble.</p>
<p>Suivre les hauts et les bas de la monnaie locale, très sensible aux prix mondiaux de l'énergie, est un passe-temps national en Russie. Lorsque le rouble tombe en dessous de 100 pour un dollar, les gens commencent à s'inquiéter. J'ai regardé mes connaissances rester rivées à leur écran pendant que le rouble franchissait le seuil psychologique. Où étaient les «<em>umnyi professionali</em>» (professionnels intelligents) de la Banque centrale?</p>
<p>Il y a un «professionnel intelligent» en particulier sur lequel les Russes ont appris à compter ces dernières années et il s'agit d'une professionnelle: la directrice de la banque, Elvira Nabiullina, âgée de 60 ans. Elvira Nabiullina est une technocrate à lunettes dont l'apparence modeste dissimule une intelligence et une volonté féroces. Protégée de l'un des économistes libéraux les plus influents de Russie, elle a passé la majeure partie de ses onze années à ce poste à essayer de promouvoir une économie ouverte, stable et bien réglementée dans un pays plus habitué au communisme ou au chaos.</p>
<p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1720108636_455pxelvira_nabiullina_2017.jpg" class="img-responsive img-fluid center " width="366" height="481" /></p>
<h4 style="text-align: center;"><em>Elvira Nabiullina en 2017. © Council.gov.ru - press service - source officielle.</em></h4>
<p>Mme Nabiullina est l'un des rares banquiers centraux dont la simple présence à la barre peut suffire à calmer les marchés, et elle a su gérer habilement les drames générés par les ambitions géopolitiques de Vladimir Poutine. Après que les pays occidentaux ont imposé une série de sanctions à la Russie en 2014 à la suite de l'annexion de la Crimée par M. Poutine, elle a piloté le rouble à travers le choc de confiance qui s'en est suivi avec un minimum de dégâts. Sa passion pour la prise de décision fondée sur des données et sa volonté de s'en tenir à des politiques économiques libérales sous pression ont conduit Christine Lagarde, alors directrice du Fonds monétaire international (FMI), à la féliciter d'avoir permis à la Banque de «chanter».</p>
<h3>Cette «foutue Banque centrale»</h3>
<p>Ces compliments ont brusquement cessé après l'invasion totale de l'Ukraine par Moscou en 2022. Des sanctions sans précédent s'en sont suivies, y compris des restrictions sur la vente de pétrole et de gaz russes en Europe. La rumeur veut que Nabiullina ait craint l'arrestation de ses adjoints à la banque si elle ne restait pas pour sauvegarder l'économie. Quelle que soit sa motivation, elle a contribué à amortir le choc initial pour les banques russes (au fil du temps, les vastes entreprises pétrolières et gazières du pays se sont révélées étonnamment habiles à trouver de nouveaux clients non occidentaux). Les détracteurs de Poutine la considèrent, ainsi que d'autres technocrates, comme complice de l'effusion de sang qui a suivi en Ukraine.</p>
<p>En août 2023, la résistance économique du pays semblait faiblir. Les achats chinois de pétrole russe avaient permis d'atténuer l'effet des sanctions occidentales, mais le propre ralentissement de Pékin a affecté sa consommation d'énergie, ce qui a eu un impact négatif sur le rouble.</p>
<p>Mme Nabiullina ne s'est pas empressée de protéger la monnaie, son instinct la poussant à la laisser voler de ses propres ailes autant que possible. L'absence d'intervention a suscité de vives critiques. Vladimir Solovyev, un présentateur de la télévision d'Etat, a déclaré à l'antenne que la «foutue Banque centrale» n'avait même pas expliqué «pourquoi le taux de change du rouble a grimpé si haut qu'ils se moquent de nous à l’étranger». Le 14 août à midi, le conseiller économique de Poutine, Maxim Oreshkin, a publié un article qui allait encore plus loin, blâmant explicitement la Banque centrale pour la chute de la monnaie et laissant entendre qu'elle aurait dû augmenter les taux d'intérêt pour donner un coup de pouce temporaire au rouble. Il semble peu probable que deux personnalités politiques aussi en vue aient attaqué Mme Nabiullina sans un soutien au moins tacite du Kremlin.</p>
<p>En fait, la banque avait publié une déclaration sur son site web peu avant la publication de l'article d'Oreshkin, annonçant qu'une réunion d'urgence aurait lieu le lendemain. La preuve que Mme Nabiullina était sur le dossier a semblé suffisamment rassurante pour inverser la trajectoire du rouble. Celui-ci a clôturé la journée à environ 98 pour un dollar – un niveau encore bas, mais qui se rapproche de la barre des 100, si importante.</p>
<p>Pour tenter de le maintenir, Nabiullina a ensuite procédé à une série de hausses massives des taux d'intérêt (le taux actuel s'élève à 16%, ce qui est exorbitant). Elle a également dû accepter le contrôle des capitaux, une mesure protectionniste qui va à l'encontre de tout ce qu'elle avait essayé de faire auparavant pour l'économie. Ce contrôle a été ordonné par Poutine lui-même, qui a exigé des exportateurs russes qu'ils convertissent leurs bénéfices étrangers en roubles en octobre 2023. Fait très inhabituel, Mme Nabiullina a critiqué publiquement cette politique qui, selon elle, ne pouvait être «qu'un remède à court terme». </p>
<p>Les amis de Mme Nabiullina affirment qu'elle est l'un des rares conseillers à pouvoir parler franchement à M. Poutine, ce que ce dernier apprécie. Leur partenariat improbable dure depuis 20 ans et a traversé de nombreuses crises. Depuis 2022, sa dextérité macroéconomique a permis à Poutine d'augmenter les dépenses de guerre. Lors de sa campagne de réélection cette année, il a pu vanter – non sans inexactitude – l'économie russe comme étant celle qui connaît la plus forte croissance en Europe.</p>
<p>Mais gérer les exigences de la machine de guerre et l'impact en constante évolution des sanctions rend la tâche de Mme Nabiullina de plus en plus difficile. Les dépenses de guerre ont permis à l'économie de continuer à croître, mais ont fait naître le risque d'une inflation dangereuse. Dernièrement, Mme Nabiullina s'est retrouvée à travailler à l'enracinement d'une configuration économique et politique qui éloigne le pays de ses premiers rêves d'un marché libre transparent et bien réglementé.</p>
<p>«Elle ne peut pas lui dire que c'est mal, que cela détruit ce que je fais depuis 30 ans», a déclaré Konstantin Sonin, un économiste russe qui a travaillé avec Mme Nabiullina. «Elle ne fait pas preuve de perspicacité, elle se contente d'obéir aux ordres de Poutine.»</p>
<p>Aucun signe extérieur n'indique que Mme Nabiullina n'est pas moins dévouée à son travail. Toutefois, des rumeurs circulent dans les milieux d'affaires russes selon lesquelles elle présenterait sa démission à intervalles réguliers, pour la voir ensuite rejetée. Les initiés affirment qu'il serait trop dangereux pour elle de partir avant que Poutine ne le lui demande.</p>
<h3>Amoureuse de poésie, d'opéra et de Paul Verlaine</h3>
<p>L'économie de guerre de Poutine risque d'être en difficulté à un moment ou à un autre, quoi que fasse Mme Nabiullina. Mais elle est essentielle pour retarder ce moment. Fiona Hill, ancienne conseillère pour la Russie auprès du Conseil national de sécurité des Etats-Unis, estime qu'elle pourrait même être le pont entre la Russie et l'économie mondiale. «Lorsque l'Occident reviendra faire des affaires avec la Russie, ce qui arrivera tôt ou tard lorsque la guerre sera terminée, Nabiullina pourrait être la personne avec laquelle ils pensent pouvoir faire des affaires», a déclaré Fiona Hill.</p>
<p>Pourra-t-elle maintenir le cap d'ici là? Et alors qu'une économie de guerre dirigée par l'Etat s'installe, une technocrate lisant de la poésie comme elle a-t-elle ce qu'il faut pour s'opposer aux «patriotes»?</p>
<p>Elvira Nabiullina est née en 1963 à Oufa, une ville située à l'extrémité orientale de la Russie européenne. C'était une ville pétrolière, aménagée selon le modèle soviétique: des résidences ouvrières fonctionnelles desservant de grandes raffineries. Ses bâtiments publics étaient ornés de slogans tels que «Lénine vivra toujours».</p>
<p>Mme Nabiullina est issue d'une famille ouvrière d'ethnie tatare; son père était chauffeur et sa mère travaillait dans une usine. (Les Tatars musulmans constituent la plus grande minorité du pays, mais ils sont toujours considérés comme étrangers à la culture russe dominante). Adolescente studieuse, elle est tombée amoureuse de l'opéra et de la poésie, en particulier de l'écrivain français Paul Verlaine.</p>
<p>C'est en obtenant une place à la prestigieuse université d'Etat de Moscou, au début des années 1980, qu'elle a connu son heure de gloire. A son arrivée à Moscou, le programme d'économie de la meilleure université de l'URSS était encore très axé sur les statistiques et l'idéologie communiste. En 1985, Nabiullina a adhéré au parti communiste – à l'époque, une étape essentielle pour quiconque a de l’ambition.</p>
<h3>La Russie ne peut supporter qu'un nombre limité de réformes</h3>
<p>Mais le changement était dans l'air, et il venait de très haut. Mikhaïl Gorbatchev, le nouveau et jeune dirigeant, avait compris que l'Union soviétique était au bord de l'effondrement économique. Il a demandé à ses conseillers de tracer la voie vers une économie de marché; l'un d'entre eux était le professeur d'économie de Nabiullina, Evgeny Yasin.</p>
<p>Yasin pensait que la liberté politique devait accompagner les réformes économiques. Sa vision de la Russie était « un pays moderne avec un marché ouvert, une démocratie politique avec une autorité rotative », a déclaré Andrei Kolesnikov, son biographe. Des idées interdites sous le communisme étaient désormais ouvertement débattues.</p>
<p>Mme Nabiullina a entamé une relation avec un ami et collègue économiste de Yasin, Yaroslav Kuzminov, et le couple s'est finalement marié (ils ont un fils). A un moment donné, elle a rendu sa carte du parti et a rejoint la clique d'économistes libéraux qui s'était formée autour de Yasin et de Kuzminov. Parmi eux figuraient Anatoly Chubais, qui allait superviser la privatisation des industries d'Etat russes dans les années 1990, et la fille de Yasin, Irina, une camarade d'études qui est devenue une amie proche de Nabiullina. (Les deux amies partageaient « des intérêts intellectuels et culturels exigeants », a précisé M. Kolesnikov).</p>
<p>Les premières expériences de la Russie avec le marché libre ont été traumatisantes. Boris Eltsine, le premier président de la Russie post-soviétique, était pressé de démanteler l'économie planifiée. Son premier ministre, Yegor Gaidar, a lancé un programme de « thérapie de choc » pour accélérer la transition. Il a abandonné les restrictions sur les importations et ordonné la privatisation rapide des industries d'Etat. Ces mesures ont été une aubaine pour une classe émergente d'oligarques, mais les citoyens ordinaires ont dû faire face à une flambée des prix à mesure que les contrôles et les subventions disparaissaient.</p>
<p>En 1994, l'étoile de Gaidar ayant pâli, Eltsine a nommé Yasin ministre du Développement économique et l'a chargé de maintenir la transition sur les rails. Nabiullina a rejoint l'équipe de son professeur. Mais il était trop tard pour atténuer les retombées de la thérapie de choc. Un cycle d'hyperinflation s'est installé, puis le rouble s'est effondré et enfin, en 1998, la Russie a fait défaut sur sa dette extérieure. Les médias nouvellement indépendants montraient des images poignantes de Russes âgés vendant leurs biens, étalés sur les trottoirs gelés de Moscou.</p>
<p>Yasin a été limogé au plus fort de la crise et Nabiullina a quitté le gouvernement avec lui. Elle avait appris une leçon précieuse: La Russie ne peut supporter qu'un nombre limité de réformes. Elle reste convaincue que le pays a besoin d'une économie de marché, mais elle en vient à penser que celle-ci ne peut se développer qu'en remodelant le système existant, et non en le détruisant. «Elle a compris les distorsions du système russe et a été capable de les intégrer, ce qui la rend particulièrement apte à travailler au sein de ce système», souligne Fiona Hill, l'expert de la Russie.</p>
<h3>Une simple marionnette aux ordres de Poutine?</h3>
<p>Poutine, ancien officier du KGB, qui a gravi les échelons de la politique russe, a également assisté à la crise économique des années 1990. Comme Mme Nabiullina, M. Poutine était déterminé à ce que cette crise ne se reproduise jamais.</p>
<p>Au début des années 1990, M. Poutine a passé son temps à conclure des accords à Saint-Pétersbourg, tirant le meilleur parti des nouvelles possibilités offertes aux entreprises. L'entourage d'Eltsine l'a pressenti pour un poste dans l'administration présidentielle en 1997; en 1999, il a été nommé Premier ministre, puis, après la démission d'Eltsine, Président par intérim.</p>
<p>Certains économistes libéraux de l'entourage de Nabiullina voyaient dans l'ancien membre du KGB quelqu'un avec qui ils pourraient conclure une alliance pragmatique. En 1999, l'un d'entre eux, German Gref, constitue une équipe au sein de son groupe de réflexion. Le groupe, qui comprend Nabiullina, est chargé d'élaborer un programme économique pour Poutine, qui fait alors campagne pour être élu président. A la fin de l'année, à l'aube du nouveau millénaire, le candidat à la présidence dévoile sa vision. Il énumère sans ménagement les désastres économiques des années 1990 et appelle à l'investissement et aux réformes du marché (gérées par un Etat fort).</p>
<p>Ce discours touche une corde sensible chez des millions de Russes qui avaient souffert du chaos. Associé aux sentiments nationalistes que Poutine avait attisés lors de la dernière guerre en Tchétchénie, il lui a permis de remporter aisément l'élection présidentielle. Il a invité M. Gref à diriger son ministère du développement économique et du commerce, et Mme Nabiullina est devenue l'adjointe de M. Gref.</p>
<p>Bien qu'elle soit un membre relativement jeune de l'administration de M. Poutine, Mme Nabiullina semble s'être révélée utile. En 2007, Poutine remanie son cabinet en favorisant les partisans de la ligne dure et les anciens membres des services de sécurité, les siloviki. M. Gref a été contraint de démissionner. Cette fois, Nabiullina n'est pas partie avec son patron : elle a obtenu le poste de Gref. C'est la première fois qu'elle goûte au pouvoir et, selon Hill, cela lui convient. « Elle aime être vraiment bonne dans ce qu'elle fait », note-t-elle. « En tant que technocrate, être à l'intérieur du système est un environnement qui lui convient. »</p>
<p>Le deuxième mandat de M. Poutine a expiré en 2008, et la Constitution lui interdisait de se représenter dans la foulée. Il est donc devenu Premier ministre et a exercé son pouvoir en coulisses (Nabiullina l'a suivi au bureau du Premier ministre). En 2012, il se présente à nouveau à la présidence.</p>
<p>Entre-temps, la Russie a radicalement changé. Il existe désormais un mouvement d'opposition démocratique, mené par un jeune militant charismatique, Alexei Navalny, qui a contribué à organiser des manifestations contre la réélection de Poutine. Après son retour au Kremlin, Poutine ordonne l'arrestation d'un grand nombre de dissidents. </p>
<p>La décision de Mme Nabiullina de suivre Poutine au Kremlin dans ces circonstances a consterné certains de ses anciens amis du camp de la réforme économique. Il était clair que Poutine n'allait jamais apporter la libéralisation politique que Yasin avait appelée de ses vœux. Irina, la fille de Yasin, a ouvertement soutenu les manifestations de l'opposition, et son père et elle se sont éloignés de Nabiullina. (« Elle travaille pour Poutine depuis 13 ans, ce qui prouve que nous ne partageons plus les mêmes opinions », a ainsi déclaré M. Yasin à un journaliste de Bloomberg en 2013).</p>
<p>L'année suivant le ralliement sans équivoque de Mme Nabiullina à M. Poutine, Sergei Ignatiev, gouverneur de la Banque centrale de Russie, a pris sa retraite. On s'attendait à ce que Poutine s'en tienne aux conventions et promeuve l'adjoint d'Ignatiev. Au lieu de cela, il a confié le poste à Mme Nabiullina.</p>
<p>Cette décision a suscité la controverse. Mme Nabiullina n'avait que peu d'expérience en matière de politique monétaire. Elle n'avait pas d'alliés naturels. Des oligarques comme Oleg Deripaska considéraient son approche réglementaire du secteur bancaire comme un obstacle à la libre circulation du crédit dont ils avaient besoin. Les conservateurs, quant à eux, n'appréciaient pas que ses instincts économiques soient libéraux.</p>
<p>Les photos de la première rencontre entre Poutine et la nouvelle gouverneure de la Banque centrale montrent le premier écoutant attentivement la seconde l'informer sur les objectifs d'inflation. Comme on allait bientôt s'en apercevoir, Mme Nabiullina avait le soutien du seul groupe d'électeurs qui comptait.</p>
<h3>Un salon de coiffure, une cabine d'essayage et un pressing</h3>
<p>Le siège de la Banque centrale de Russie est un palais néo-Renaissance de couleur crème et beige, construit à la fin du XIXème siècle sous les derniers tsars. Aujourd'hui, la Banque jouit d'un degré d'autonomie dont peu d'autres institutions russes bénéficient. Elle est chargée de fixer les taux d'intérêt et de réglementer le secteur bancaire. La clôture en fer forgé qui entoure le bâtiment marque la limite de l'empire personnel de Mme Nabiullina. Selon un observateur familier du fonctionnement de l’institution elle passe tellement de temps à l'intérieur qu'elle y a installé un salon de coiffure, une cabine d'essayage et un service de nettoyage à sec.</p>
<p>Mme Nabiullina, qui n'est pas vraiment une « fashion victim » accorde une grande attention à son apparence, qui est scrutée de près par le monde de la finance et par les femmes russes. Elle évite le bling-bling et les marques ostentatoires, préférant le look « quiet luxury » (« luxe discret ») adopté par les personnages de la série <i>Succession</i> de HBO. « Elle a commencé par s'habiller comme une comptable de province », déplore un initié de l'industrie de la mode russe, qui estime que Mme Nabiullina achète désormais ses costumes sobres chez Loro Piana, le créateur des super-riches. Son charme discret est renforcé par des bijoux plus voyants : Nabiullina semblait souvent signaler ses décisions en matière de taux par le type de broches qu'elle portait, avec une épingle à faucon en céramique qui donnait aux observateurs un indice pas trop subtil de ce qui allait se passer. (Depuis l'invasion de l'Ukraine, on l'a souvent vue en noir funèbre).</p>
<h3>Mélange de culot et de rigueur</h3>
<p>Après avoir pris les rênes de la banque centrale en 2013, Mme Nabiullina a entrepris d'en faire un lieu de travail capable d'attirer les meilleurs économistes. Elle a constitué une équipe jeune et hautement qualifiée, dont beaucoup - comme son adjointe, Ksenia Yudaeva, qui a contribué à l'introduction de pratiques modernes de collecte et d'analyse des données - ont été formés en Occident.</p>
<p>Selon Alexandra Prokopenko, une collègue qui a quitté la Banque peu après le début de la guerre en Ukraine, de nombreuses « personnes intelligentes et talentueuses » en sont venues à éprouver une forte loyauté personnelle envers Mme Nabiullina. «Elle a fait beaucoup pour créer un environnement de travail moins toxique. La culture de l'entreprise était fondée sur l'interaction et, si elle n'était pas totalement horizontale, elle n'était pas verticale.» Un ami de Mme Nabiullina souligne le contraste entre elle et d'autres économistes russes puissants: «Elle est modeste, discrète et n'est pas motivée par son ego. La plupart des fonctionnaires russes conduisent de grosses Maybach: Nabiullina préfère une Jaguar élégante.»</p>
<p>Elle avait certes un côté dur. «Les gens ont peur de Nabiullina, elle est toujours souriante mais elle a une détermination d’acier, se souvient l'observateur. On la surnommait "Elvira d’acier" et même les hommes forts avaient peur d'entrer dans son bureau», raconte un ancien collègue du ministère de l'Economie. «Elle n'aime pas les gens faibles. Un jour, Mme Nabiullina a annoncé à un groupe de journalistes, invités à un événement "officieux", que l'un de ses adjoints allait démissionner immédiatement. L'un des journalistes m'a dit que l'adjoint en question était présent au briefing et qu'il avait l'air stupéfait. C'est officiel, a déclaré Mme Nabiullina, sans sourciller.»</p>
<p>Ce mélange de culot et de rigueur intellectuelle a donné à Mme Nabiullina la confiance nécessaire pour apporter des changements importants à la politique de la Banque centrale. Les précédents gouverneurs de la Banque de Russie avaient protégé le rouble, maintenant son taux de change à un niveau artificiellement élevé : Mme Nabiullina a annoncé son intention de le laisser flotter. Elle a résisté aux pressions exercées par les oligarques pour que le crédit bon marché continue de circuler, en maintenant au contraire des taux d'intérêt élevés. Elle a également fermé 300 banques en quatre ans, dont un grand nombre pour « transactions douteuses » - en d'autres termes, pour blanchiment d'argent. Il s'agissait d'un programme ambitieux, qui ne manquerait pas de mécontenter certaines personnes en cours de route, en particulier dans le secteur bancaire. Mais M. Poutine est satisfait de la stabilité macroéconomique qu'elle lui apporte. « Ses ennemis savent qu'il la soutient », relève un observateur.</p>
<p>En ce qui concerne les alliés de M. Poutine, Mme Nabiullina semble avoir choisi ses batailles. Igor Sechin, président de la compagnie pétrolière nationale Rosneft, a pu obtenir des prêts en dollars auprès de la Banque centrale à des conditions très favorables, même après la fin supposée de ce type d’accords.</p>
<p>En 2014, l'année où Mme Nabiullina avait prévu de laisser flotter le rouble, M. Poutine a annexé la Crimée. L'Europe et l'Amérique ont imposé des sanctions qui ont rendu l'accès au crédit plus difficile pour les grandes entreprises russes du secteur bancaire, de l'énergie et de la défense. En outre, les prix mondiaux du pétrole ont chuté et le rouble a commencé à s’affaiblir; les Russes ont vu leurs économies perdre rapidement de la valeur. Il aurait été facile pour Mme Nabiullina de dépenser les réserves de la Banque pour soutenir le rouble et d'imposer un contrôle des capitaux pour empêcher les Russes d'acheter des devises fortes. Mais cela aurait ébranlé la confiance dans le type d'économie qu'elle essayait de développer. Elle s'en est tenue à son plan et a laissé le rouble flotter. Comme on pouvait s'y attendre, il a coulé.</p>
<p>Les économistes de l'establishment l'ont qualifiée de téméraire. Les nationalistes de la droite russe ont fustigé le personnel du «département d'Etat américain» de la Banque. Mais son pari calculé a porté ses fruits et, à l'automne 2016, le rouble avait repris de la valeur. Pendant ce temps, l'inflation se rapprochait de l'objectif de 4% qu'elle s'était fixé.</p>
<p>Les récompenses internationales ont afflué. En 2017, elle a été nommée meilleure banquière centrale d'Europe par <i>The Banker</i>, une revue spécialisée prestigieuse. L'année suivante, le FMI a invité Mme Nabiullina à donner sa conférence annuelle sur la Banque centrale. S'exprimant dans un anglais fluide, Nabiullina a parlé avec sérieux de la «lutte pour construire les fondations d'une économie de marché et atteindre la stabilité macroéconomique ». L'élite financière mondiale a applaudi. Sa proximité avec Poutine ne semblait pas les déranger; ils espéraient peut-être qu'elle deviendrait leur alliée. « Je pensais qu'elle était une bonne chose et qu'elle était du bon côté », se souvient un diplomate. « Mais regardez ce qui s'est passé. »</p>
<p>Une semaine après l'entrée des troupes russes en Ukraine, en février 2022, Mme Nabiullina a diffusé un message vidéo à l'intention du personnel de la Banque centrale. Pâle mais posée, seule dans un vaste foyer de marbre, elle a choisi ses mots avec soin. « Notre économie a atteint une situation extrême, totalement hors norme, qu'aucun d'entre nous ne souhaitait », dit-elle face à la caméra. Elle a ensuite exhorté ses employés à oublier leurs divergences politiques et à se concentrer sur le travail à accomplir. « Mon objectif est de faire en sorte que les gens ordinaires et les entreprises perdent le moins possible et j'espère que vous ferez de même », a-t-elle conclu. La vidéo, qui a fait l'objet d'une fuite sur Internet, donne un rare aperçu du style de <i>leadership</i> de Mme Nabiullina: sévère, mais non dépourvu d’empathie.</p>
<h3>Plus loin de Washington, plus près de Téhéran</h3>
<p>Il est difficile d'imaginer que sa vision rationnelle du monde s'accorde avec les ambitions de Poutine en Ukraine. « Dans son esprit, elle est pour la démocratie, le libre marché et la concurrence », a déclaré un ami. Il a été largement rapporté qu'elle était allée voir Poutine avant le début de la guerre pour essayer de le dissuader de la déclencher, en lui exposant la dévastation économique qu'elle causerait. Mais publiquement, la gouverneure n'a donné aucun signe de dissidence (si ce n'est le ton sombre de ses vêtements).</p>
<p>Dans les jours qui ont suivi l'invasion, l'UE a gelé les avoirs de la Banque centrale russe d'une valeur de plus de 200 milliards d'euros et les pays occidentaux ont imposé des sanctions de grande envergure aux secteurs bancaire, énergétique et militaire de Moscou. Le lundi 28 février au matin, les Russes ont fait la queue pour retirer leurs économies alors que le rouble perdait près de 30% par rapport au dollar.</p>
<p>Mme Nabiullina a dû prendre des mesures extraordinaires pour calmer la situation, loin de son livre de recettes de 2014. Elle a d'abord porté les taux d'intérêt à 20% - une décision tellement audacieuse qu'une employée se souvient que sa garde rapprochée a été augmentée par la suite. Ensuite, elle et Poutine ont mis en place un contrôle des capitaux, l'une de ses lignes rouges personnelles, obligeant les grandes entreprises énergétiques à acheter des roubles avec leurs dollars et interdisant la plupart des transferts en dehors de la Russie. Elle a même gelé l'accès des épargnants russes à leurs fonds pendant un certain temps. « Elle a été soutenue par une intensification de la répression », commente Sergei Guriev, un éminent économiste qui a quitté la Russie et enseigne aujourd'hui à Sciences Po Paris. « Les Russes ne sont pas descendus dans la rue, car ils ont compris qu'ils ne pouvaient pas le faire. »</p>
<p>La plupart de ces mesures ont finalement été annulées et une certaine stabilité a été atteinte. L'économie qu'elle avait contribué à nourrir a été lentement démantelée, mais Mme Nabiullina a réussi à paraître calme, voire positive, en annonçant les mauvaises nouvelles. Lors de ses conférences de presse mensuelles retransmises en direct, Mme Nabiullina utilise des termes neutres tels que « imprévisibilité » ou « pénuries sur le marché du travail », mais ne mentionne jamais la guerre. Sa personnalité dépassionnée et technocratique est tellement connue qu'elle a suscité des mèmes sur les réseaux sociaux russes. L'un d'entre eux montre une photo de Nabiullina au-dessus des mots: «pas un fiasco total mais une transformation structurelle ».</p>
<p>Elle s'est appliquée à la nouvelle situation de la Russie avec la même diligence qu'elle mettait à séduire l'establishment bancaire occidental. Les invitations à Washington ont peut-être diminué, mais en mai dernier, elle était une invitée de marque à Téhéran pour aider à consolider les relations naissantes de la Russie avec l'Iran, et en mai dernier, elle a accompagné Poutine lors de sa visite officielle en Chine. Poutine parle de sa vision d'un nouvel ordre économique et politique libéré de l'influence américaine; les échanges avec la Chine sont montés en flèche, bien que le yuan, en tant que monnaie internationale, ne soit pas un substitut au dollar.</p>
<p>C'est au ministère des Finances, et non à la Banque centrale, de gérer les coûts de la guerre en Russie. L'économiste Guriev estime que les économies de l'Etat sont utilisées pour financer les soldats et les munitions et que, lorsqu'elles seront épuisées, dans un an environ, il faudra réduire les dépenses sociales. « Les gens seront mécontents, mais c'est le problème de la police », a-t-il déclaré.</p>
<h3>Une éthique shakespearienne</h3>
<p>La principale tâche de Mme Nabiullina consiste aujourd'hui à contrôler l'inflation. Elle a fait part de son intention de maintenir les taux d'intérêt à 16% jusqu'à la fin de l'année. Jusqu'à présent, elle a épargné aux ménages russes de graves difficultés économiques, et M. Poutine semble soutenir sa politique de taux d'intérêt. Toutefois, selon Sonin, son ancien collègue, il y a un prix à payer. Il estime que la femme qui a fait enchanté la Banque centrale est désormais devenue l'un des « soldats de Poutine, marchant dans la direction qu'il souhaite ».</p>
<p>M. Yasin, le mentor de Mme Nabiullina, est décédé en septembre dernier. Il était considéré comme le parrain du libéralisme économique russe, et des personnalités politiques et universitaires de premier plan ont assisté à son service funèbre à l'Ecole supérieure d'économie de Moscou. Plusieurs d'entre elles se sont rassemblées sur la scène et se sont succédé pour lui rendre hommage. Sur les photos de Mme Nabiullina, on la voit seule, perdue dans ses pensées, devant le cercueil orné d'une rose.</p>
<p>Elle semble de plus en plus isolée ces jours-ci, même de ses collègues partageant les mêmes idées, comme Yudaeva, qui a démissionné de son poste de gouverneur adjoint de la banque l'été dernier (des connaissances affirment que Nabiullina a organisé cette démission pour protéger Yudaeva des critiques alors que le rouble s'effondrait).</p>
<p>Un initié financier russe compare Mme Nabiullina à un personnage de la tragédie shakespearienne: inextricablement liée à une ligne de conduite en raison de son caractère. « Dès le premier jour de la guerre, elle a parfaitement compris les conséquences de ses actes et pourtant elle continue », a déclaré l'initié. « C'est comme si elle avait un code éthique, une déontologie, comme un chirurgien qui traite un patient, peu importe qui est le patient. »</p>
<p>Poutine a autour de lui une poignée d'autres technocrates qui tentent de gérer les circonstances extraordinaires dans lesquelles la Russie se trouve aujourd'hui: Mikhail Mishustin, le Premier ministre, Sergei Kiriyenko, son chef de cabinet adjoint, et Andrei Belousov, l'économiste récemment nommé ministre de la Défense. Le plan consiste vraisemblablement à faire fonctionner les choses jusqu'à ce que Poutine puisse déclarer la victoire sur l'Ukraine, mettre fin à la guerre et demander la réhabilitation de la Russie.</p>
<p>En réalité, peu de gens s'attendent à ce que la guerre se termine bientôt. Certains économistes pensent qu'elle déclenchera alors les calamités économiques que Nabiullina a contribué à maintenir à distance pendant si longtemps. « Lorsque la démilitarisation commencera, il y aura une énorme crise économique », a déclaré M. Sonin. « Tous ceux qui travaillent dans la production militaire devront être licenciés; ce sera l'effet soviétique bis ». Pour le banquier de guerre de Poutine, le plus grand défi pourrait bien être la paix.</p>',
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<hr />
<p>Rencontrer une personne, c’est d’abord voir son visage. Qu’exprime-t-il ? Est-il sympathique ou pas ? Très vite le cerveau interprète cette image et cherche alors à l’identifier. Parmi les centaines de personnes que je connais, me rappelle-t-elle quelqu’un de familier ? L’ai-je déjà croisée ? Plongeons-nous dans les arcanes de nos capacités cérébrales pour comprendre les secrets de la reconnaissance des visages.</p>
<p>Chez l’humain, la reconnaissance du visage d’autrui est une fonction essentielle aux interactions sociales. Si cette aptitude existe chez nos cousins les grands singes, l’humain en a développé largement les performances au fur et à mesure de son évolution sociale. Ainsi, tout être humain est capable de reconnaître, le genre, l’âge, l’ethnie, l’expression émotionnelle, jusqu’à l’identité d’une personne, de façon très performante, rapide et automatique.</p>
<p>Le cerveau s’est spécialisé, au fur et à mesure de l’évolution des hominidés procurant à Sapiens une aptitude exceptionnelle non seulement à reconnaître un visage humain, mais aussi à en comprendre immédiatement l’expression.</p>
<p>Chaque humain est capable de reconnaître un visage humain, d’analyser son expression et d’en déduire son identité en <a href="https://www.nature.com/articles/nrn1724">trois dixièmes de seconde</a>.</p>
<p>Cette performance perceptive permet à chacun de mémoriser des milliers de visages et de reconnaître l’un des siens le plus familier dans une foule de centaines de personnes. Les progrès de la médecine, l’analyse des conséquences de lésions cérébrales et les données de l’imagerie cérébrale permettent de distinguer précisément les <a href="https://bpspsychub.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/j.2044-8295.1986.tb02199.x">régions spécialisées du cerveau</a> impliquées dans la reconnaissance des visages, et d’en comprendre les mécanismes.</p>
<h3>Le cerveau distingue d’abord un visage d’un objet</h3>
<p>Deux systèmes cérébraux sont responsables de cette fonction. L’un est impliqué dans la perception rapide de l’image d’un visage, et l’autre dans son interprétation permettant de retrouver le nom de la personne reconnue. Le premier système permet la détection immédiate d’un visage et met en jeu le gyrus occipital inférieur, capable de distinguer un visage d’un objet en un dixième de seconde. Pour cela, des signaux essentiels tels le triangle formé par les yeux et la bouche constituent le premier indice. Puis, s’y ajoutent la détection d’autres éléments : le front au-dessus et les oreilles sur les côtés.</p>
<p>Ce premier système différencie un visage d’un objet mais ne permet pas la reconnaissance. Entre alors en jeu le deuxième système qui implique deux régions différentes. D’abord celle localisée dans le sillon temporal supérieur qui détecte l’expression du visage : le regard, et l’émotion suscitée, ainsi que le mouvement des lèvres, des éléments variables selon la situation. Ensuite, une deuxième région intervient, responsable de la perception des éléments fixes et caractéristiques d’un visage (la largeur du nez, la hauteur du front, la forme globale du visage et les détails des sourcils) permettant d’en déduire son identité : le gyrus fusiforme latéral droit.</p>
<h3>Dans un second temps, le cerveau reconnaît le visage</h3>
<p>Une aire du cerveau est spécialisée dans la reconnaissance de l’identité : le <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/38191080/">gyrus fusiforme</a>. C’est un repli de la face inférieure du lobe temporal droit, dont les neurones sont spécialisés dans la reconnaissance de l’identité d’un visage. C’est l’une des rares régions du cerveau dont le volume augmente après l’adolescence au fur et à mesure de la rencontre d’un grand nombre de personnes.</p>
<p>Utilisant les informations envoyées par le système initial de perception d’un visage, cette région décode les traits morphologiques statiques d’un visage connu et mémorisé, se focalisant sur les infos apportées par les yeux, les sourcils et la bouche. Entre 300 millisecondes et une seconde, ses neurones communiquent avec la région temporale antérieure, pour interroger nos souvenirs et donner rapidement le nom de la personne identifiée. Des lésions spécifiques de cette région entraînent un trouble connu sous le nom de prosopagnosie, ou incapacité à reconnaître l’identité d’un visage.</p>
<p>Les deux régions clés, l’une impliquée dans la perception de l’expression du visage et l’autre dans son identité, collaborent activement avec plusieurs aires du cerveau cognitif. Ainsi, les neurones du sillon temporal supérieur interrogent le lobe pariétal et l’aire auditive pour interpréter les mouvements et les mimiques du visage ainsi que le timbre de la voix. De plus, mimiques et expressions du visage sont traduites par le cerveau des émotions, pour en interpréter la charge émotive. L’ensemble de ces infos est partagé avec les neurones du gyrus fusiforme qui les utilise pour les comparer à des visages mémorisés. De même, ces informations interrogent la mémoire des noms de personnes connues pour y retrouver l’identité précise du visage reconnu.</p>
<h3>L’incapacité à reconnaître un visage : la prosopagnosie</h3>
<p><a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/35690112/">La prosopagnosie</a> est un trouble de reconnaissance des visages, rendant impossible l’identification de visages familiers. Les sujets présentant ce trouble sont capables de voir, mais pas de reconnaître.</p>
<p>Le sujet atteint doit alors utiliser des subterfuges cognitifs pour reconnaître la personne rencontrée : démarche, corpulence, coiffure, détails vestimentaires. La proportion mondiale de personnes présentant ce trouble reste encore mal connue, même si on l’estime à environ 2 %. Il existe des causes innées et acquises responsables de ce trouble. La prosopagnosie innée est liée à un défaut de développement congénital et postnatal du gyrus fusiforme. La prosopagnosie acquise s’observe souvent à la suite d’un accident vasculaire cérébral siégeant dans le lobe temporal ventral, ou au décours d’un traumatisme crânien, non rapidement pris en charge.</p>
<h3>Les super-reconnaisseurs</h3>
<p>Contrairement aux sujets présentant un défaut de reconnaissance des visages ou prosopagnosie, il existe des personnes très performantes à reconnaître des visages déjà mémorisés. <a href="https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3904192/">Selon les experts</a> ayant étudié les qualités visuelles de ces personnes, elles possèdent une capacité supérieure à la moyenne à percevoir de subtiles différences entre les visages. Si elles ne développent pas toutes des capacités mémorielles supérieures aux autres, leurs acuités perceptives des détails d’un visage sont accrues. Par exemple, elles possèdent cette capacité étonnante à reconnaître aisément une personnalité célèbre, en visualisant des images de leur visage enfantin.<img src="https://counter.theconversation.com/content/240165/count.gif?distributor=republish-lightbox-basic" alt="The Conversation" width="1" height="1" /></p>
<hr />
<h4><span><a href="https://theconversation.com/profiles/bernard-sablonniere-688008">Bernard Sablonnière</a>, Neurobiologiste, professeur des universités − praticien hospitalier, faculté de médecine, Inserm U1172, <em><a href="https://theconversation.com/institutions/universite-de-lille-3435">Université de Lille</a></em></span></h4>
<h4>Cet article est republié à partir de <a href="https://theconversation.com">The Conversation</a> sous licence Creative Commons. Lire l’<a href="https://theconversation.com/comment-le-cerveau-reconnait-il-les-gens-240165">article original</a>.</h4>',
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<hr />
<p>L'<a href="https://www.blick.ch/wirtschaft/ubs-praesident-colm-kelleher-ueber-cs-suenden-eigenkapital-und-ermottis-millionensalaer-dann-kippte-ploetzlich-die-stimmung-id20177756.html">entretien du <em>SonntagsBlick</em></a> avec Colm Kelleher a fait l'effet d'une bombe. Le président de l'UBS, c'est-à-dire le capitaine de la toute-puissante banque suisse, fait pour la première fois des déclarations explosives. Il déclare que le gendarme bancaire de la Suisse, la Finma, a complètement échoué dans l'affaire Credit Suisse.</p>
<p>«Si j'avais reçu de telles avertissements de l'autorité de surveillance bancaire chez Morgan Stanley ou UBS, j'aurais dit: les gars, nous avons un énorme problème», affirme Kelleher au cours de l'entretien. «Le fait que le Credit Suisse ait reçu ces signaux et n'ait rien fait, ou trop peu, est inconcevable».</p>
<p>Cette déclaration contient tout ce qu'il faut savoir sur le fiasco du CS qui, au printemps de l'année dernière, avait conduit toute la Suisse au bord du volcan. La Finma et sa direction avaient laissé passer magouilles et malversations, même les plus grossières, sans inquiéter les maîtres de l'univers du CS accros aux bonus. Ces derniers maquillaient les comptes. La Finma le savait, mais ce sont les Etats-Unis qui s'en sont chargés.</p>
<p>Ils s'octroyaient des bonus de plusieurs milliards sans jamais faire gagner à la banque l'argent correspondant. La Finma a donné sa bénédiction.</p>
<p>Leurs subordonnés <a href="https://www.infosperber.ch/dossier/credit-suisse-im-mosambik-skandal/">ont porté préjudice au Mozambique</a>, <a href="https://www.infosperber.ch/dossier/credit-suisse-im-mosambik-skandal/">pays pauvre en ressources</a>, ont blanchi l'argent de la drogue de la mafia bulgare et ont pris des risques à hauteur de 10 milliards avec un Sud-Coréen au casier judiciaire chargé.</p>
<p>La Finma a réagi mollement. Tout comme dans le fiasco Greensill, avec lequel le CS a mis en jeu sa réputation auprès des plus riches parmi ses clients principaux.</p>
<p>La Finma n'est pas responsable de la plus grande faillite de tous les temps d'une entreprise suisse. Mais elle aurait pu finalement éviter la solution d'urgence nécessaire. C'est ce qui ressort des déclarations de Colm Kelleher. En tant que président du conseil d'administration de l'entreprise qui a repris le CS, celui-ci a accès à tous les e-mails, lettres et autres secrets.</p>
<p>«Depuis 2015, il était évident pour moi que le Credit Suisse ne serait plus viable en tant qu'entreprise indépendante», explique Kelleher au <em>SonntagsBlick</em>. «Son avenir résidait alors à mes yeux dans une fusion avec une autre banque. A partir d'octobre 2022, son avenir ne consistait plus, de mon point de vue, qu'en un sauvetage d'urgence».</p>
<p>Puis il ajoute: «Je ne comprends donc pas pourquoi on a attendu huit ans alors que les signes avant-coureurs étaient là dès 2015». Le président de l'UBS souligne surtout qu'il était «en premier lieu de la responsabilité du conseil d'administration et de la direction du CS» de «redresser radicalement la barre».</p>
<p>Mais ce qui est nouveau – et détonant – c'est la critique sans équivoque du <em>topshot</em> de Wall Street, qui commande en dernier ressort l'UBS depuis deux ans et demi, à l'encontre de la surveillance suisse.</p>
<p>Pendant que celle-ci écrivait des lettres d'avertissement, Kelleher se préparait à l'urgence. «Je suis arrivé à l'UBS en mars 2022. La première chose que j'ai faite a été de constituer un groupe de travail pour se préparer au cas du CS». Selon lui, il ne s'agissait pas de l'affaire du siècle. «Nous étions vraiment inquiets que quelque chose puisse arriver». «Alors, si nous étions inquiets, pourquoi pas d'autres? Une chute incontrôlée du CS aurait également coûté beaucoup d'argent à l'UBS».</p>
<p>Pourquoi personne d'autre ne s'est inquiété? Telle est la question au cœur du drame.</p>
<p>Personne d'autre, et surtout pas la Finma, dont les effectifs ont doublé depuis la grande crise de l'UBS en 2008, passant de 300 à 600 personnes. Pourquoi ne s'est-elle pas vraiment inquiétée du CS, et à temps? Son «arsenal» s'est développé au cours des années précédant la catastrophe du CS, avec Finig, Finfrag, Fidleg et toutes les innombrables nouvelles lois et réglementations.</p>
<p>«La Finma dit qu'elle n'avait pas les compétences légales pour sévir», rétorquent les enquêteurs du <em>SonntagsBlick</em>. Ce à quoi Kelleher répond: «D'autres autorités de surveillance m'ont dit par le passé: Colm, si tu ne mets pas de l'ordre ici, tu auras des problèmes. C'est ce que font les régulateurs».</p>
<p>Pas la Finma. Elle a écrit des lettres, les unes après les autres.</p>
<p>Et le 19 mars 2023, lorsque la banque Escher a disparu de la scène après 167 ans d'existence, l'autorité de surveillance bancaire a supprimé, sans crier gare, 17 milliards de dollars d'obligations convertibles. Sinon, l'UBS n'aurait pas pu réaliser l'opération comme elle le souhaitait, a déclaré Kelleher dans une <a href="https://www.nzz.ch/wirtschaft/als-ich-den-anruf-von-der-finma-bekam-war-ich-zwei-minuten-lang-sprachlos-sagt-ubs-praesident-colm-kelleher-ein-jahr-danach-ld.1822357">précédente interview avec la <em>NZZ</em></a>.</p>
<p>Selon l'issue des procédures judiciaires en cours dans le monde entier, les 17 milliards de dollars pourraient encore conduire à une créance de plusieurs milliards contre la Suisse. Au final, Berne devrait payer - avec les économies de ses citoyens.</p>
<hr />
<h4><sup>1</sup>L'auteur est rédacteur et directeur du portail <a href="https://insideparadeplatz.ch/" target="_blank" rel="noopener"><em>Inside Paradeplatz</em></a>, sur lequel cet article a été publié pour la première fois.</h4>',
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'content' => '<p style="text-align: center;">Entretien réalisé par <strong>Raphaël Pomey</strong>, rédacteur en chef du magazine <a href="https://lepeuple.ch/le-christianisme-originel-a-ete-perverti-par-les-eglises/" target="_blank" rel="noopener"><em>Le Peuple</em></a>, publié le 19 septembre 2024</p>
<hr />
<p>Constatant le déclin du continent européen, notre confrère y propose de nouvelles pistes pour échapper à l’omniprésence d’une pensée technique (d’origine essentiellement anglo-saxonne) incapable d’appréhender l’homme dans la totalité de ses facultés. Aux yeux de l’auteur, cependant, ces pistes se trouvent moins dans un retour à la tradition chrétienne que dans une quête ésotérique.</p>
<p>Pourquoi ce choix? Il nous l’explique dans cet entretien.</p>
<p><strong>Raphaël Pomey</strong>: <strong>Martin Bernard, dans votre essai, vous décrivez une Europe minée spirituellement par l’omniprésence d’une vision mécanique et anglo-saxonne de la science. D’où vient ce constat?</strong></p>
<p><strong>Martin Bernard</strong>: Il résulte d’une observation impartiale de la réalité des sociétés occidentales modernes, dont les fondements se sont construits, depuis le début du XVIIème siècle au moins, sur le développement d’une vision du monde mécaniste puis matérialiste portée par les sciences de la nature et la technique. Cette vision du monde a engendré un esprit de conquête tourné vers l’extérieur (la nature, d’autres continents, etc.), dont le néolibéralisme moderne et le transhumanisme ne sont que des avatars récents. Sur ce chemin, la compréhension plus subtile des réalités spirituelles, encore vivante au Moyen-Age, s’est progressivement perdue. Les élites des pays anglo-saxons ont joué un rôle central dans ces développements en cherchant à concrétiser leurs intérêts particuliers grâce aux puissants moyens fournis par la science et le commerce. </p>
<p><strong>L’avènement de ce monde désenchanté a coïncidé avec la déchristianisation de notre civilisation. Pourquoi, dès lors, manifester une telle hostilité envers la religion organisée?</strong></p>
<p><span>Je n’ai pas d’hostilité personnelle envers les religions instituées. Je partage le constat que le désenchantement du monde a coïncidé avec l’abandon du religieux en tant que réalité structurant les sociétés occidentales. Il est possible de le déplorer, et je suis le premier à regretter que les digues morales traditionnelles soient abandonnées, mais c’est un fait irrémédiable. Pour celles et ceux qui pensent que l’être humain ne peut survivre sans la conscience qu’il existe une réalité spirituelle structurant la réalité matérielle, deux choix sont possibles : un retour à l’ordre religieux d’antan basé sur le dogme et l’intermédiation (attitude réactionnaire) ou le développement d’une nouvelle approche scientifique permettant d’entrer en contact direct avec les hiérarchies spirituelles décrites dans la tradition chrétienne par Pseudo-Denys l’Aréopagite.</span><strong><br /></strong></p>
<p><strong>Votre essai puise dans l’histoire intellectuelle de la Renaissance, qui serait le moment où l’humanité est arrivée à un nouveau «stade de maturité» (p. 120) lui permettant de se passer de l’Eglise. En fin de compte, seriez-vous positiviste?</strong></p>
<p>Je ne suis pas positiviste au sens d’Auguste Comte, dont la vision évolutive était imprégnée du matérialisme du XIXème siècle. En revanche, il me semble indéniable que la conscience humaine évolue, au même titre que la nature évolue, selon ses propres règles et rythmes. Les travaux de Teilhard de Chardin, par exemple, me paraissent très pertinents dans cette optique. A la Renaissance, l’humanité européenne est de toute évidence entrée dans une nouvelle ère de conscience, marquée par le développement d’un individu se définissant en tant que «moi» dans son altérité avec ses semblables et la nature environnante. Il est possible de critiquer les nombreux aspects négatifs de l’individualisme moderne, mais il serait vain d’en nier l’éclosion et les impacts sur les consciences. Je trouve pour ma part plus intéressant d’en circonscrire les aspects positifs, tout en essayant de les porter plus loin. Cette évolution débouche irrémédiablement sur l’état de fait suivant: l’être humain européen ne peut plus, depuis la fin du XIXème siècle, se contenter d’une relation intermédiée au spirituel, passant par des dogmes et des commandements moraux imposés de l’extérieur. Les églises chrétiennes, qui étaient à leur place jusqu’à la fin du Moyen-Age, sont pour cette raison devenues de plus en plus obsolètes. L’Eglise catholique ne s’est maintenue qu’à l’aide d’une radicalisation de ses positions (la Contre-réforme). Il était donc dans l’ordre des choses que son emprise sur la société européenne disparaisse presque entièrement à partir de Vatican II. </p>
<p><strong>On a parfois le sentiment que vous forcez le trait à propos de l’opposition entre la foi et la science. Que Newton ait davantage écrit sur la théologie que sur la nature devrait inciter à plus de nuance, non?</strong></p>
<p>Je trace des lignes de forces sur une tendance générale qui sous-tend le développement de la civilisation européenne depuis la Renaissance, et qu’il est urgent de dépasser. Il est clair que la pensée scientifique moderne (définissant l’accès à la connaissance) a pris racine en opposition à la vie religieuse, qui a été progressivement cantonnée au seul domaine de la croyance et de la foi. C’est au XIXème siècle que cette opposition est devenue pleinement réalité. Bien sûr, cela n’a jamais empêché de nombreux scientifiques d’être profondément croyants, ni des religieux d’entreprendre des recherches scientifiques. Mais peu remettaient en question le statu quo, même s’ils y aspiraient parfois. </p>
<p><strong>Vous voulez échapper au paradis froid, mécanique et petit bourgeois de l’homme occidental (p. 47). Pourquoi miser sur l’ésotérisme et l’anthroposophie pour cela?</strong></p>
<p>Parce que l’anthroposophie, dont les prémisses historiques sont liées aux nombreux courants de l’ésotérisme <em>chrétien,</em> propose une méthode d’investigation scientifique de la réalité spirituelle s’inspirant de l’épistémologie goethéenne, sans renier les meilleurs acquis de la science moderne. Ses nombreuses initiatives pratiques (pédagogie, agriculture, arts, etc.) ont fait leur preuve depuis plus d’un siècle. Elles témoignent de la fertilité de la philosophie qui les sous-tend. La science spirituelle d’orientation anthroposophie permet aussi d’approfondir les révélations du christianisme, leur insufflant un renouveau de compréhension que sont incapables de proposer les églises traditionnelles aujourd’hui. Je mise également sur l’anthroposophie, car son épistémologie se démarque des nombreux courants spiritualistes inspirés de près ou de loin par la tradition orientale (hindouisme et bouddhisme), à la mode aujourd’hui en Occident, ainsi que des nouvelles spiritualités issues de pratiques ancestrales dont l’adaptation aux sociétés européennes ne va pas sans poser de nombreux risques. </p>
<p><strong>Vous revalorisez l’intuition et la spontanéité, au point de reprocher à l’Etat de fixer un cadre éducatif à l’école. Est-ce vraiment ainsi que l’on fera face à la concurrence des scientifiques indiens ou chinois?</strong></p>
<p>Lorsqu’il est question d’école et d’éducation, il n’y a pas lieu de s’interroger sur la pertinence de faire ou non concurrence aux scientifiques chinois ou indiens. Le but premier de l’école devrait être de permettre aux enfants de développer le plus harmonieusement possible leur personnalité, pas de les faire entrer dans un carcan idéologique aliénant, qui étouffe aspiration et créativité. Or, c’est exactement ce que fait aujourd’hui l’école d’Etat, à des nuances régionales près (certains pays scandinaves expérimentent un compromis plus acceptable à ce niveau).</p>
<p><strong>Les grandes heures de la sensibilité que vous exprimez ne sont-elles pas déjà derrière nous, en particulier avec le romantisme du XIXème siècle?</strong></p>
<p>Le romantisme des XVIIIème et XIXème siècles est derrière nous. Mais cela ne signifie pas que la sensibilité humaine soit émoussée définitivement. Elle ne demande qu’à réapparaître. Les nombreuses initiatives et impulsions que je cite dans mon livre, visant à réenchanter la science, en sont la preuve.</p>
<p><strong>Vous terminez votre essai en appelant l’Occident à se reconnecter avec ses racines. Nous applaudissons, mais les racines en question ne sont-elles pas avant tout chrétiennes?</strong></p>
<p>Absolument. Les racines de l’Occident sont chrétiennes. Mais le christianisme originel a été perverti par les Eglises surtout à partir de la Renaissance où il s’est sclérosé (même chez les protestants, dont l’impulsion initiale portait pourtant des germes humanistes intéressants). Dit autrement, le christianisme ne se résume pas au <em>credo</em> des Eglises instituées. Cette confusion, entretenue par beaucoup, est malheureuse, car la décadence des Eglises entraîne avec elle le rejet du christianisme. Malheureusement, les hiérarchies ecclésiales entretiennent cette confusion et s’arc-boutent sur leurs dogmes pour des raisons de pouvoir. Dostoïevski a parfaitement illustré cela dans sa fable du Grand inquisiteur (<em>Les frères Karamazov</em>).</p>
<hr />
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<h4>«Plaidoyer pour un renouveau européen», Martin Bernard, Editions BSN Press, 168 pages.</h4>',
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'content' => '<p style="text-align: center;"><strong>Pascal Sigg</strong>, article publié sur <a href="https://www.infosperber.ch/politik/schweiz/schwedens-transparente-medienfoerderung/" target="_blank" rel="noopener"><em>Infosperber</em></a> le 23 septembre 2024, traduit par <em>Bon Par La Tête</em></p>
<hr />
<p>L'annonce du groupe de médias TX Group de bientôt investir nettement moins dans le journalisme a <a href="https://www.nzz.ch/zuerich/kahlschlag-bei-tamedia-was-bedeutet-das-fuer-den-regionaljournalismus-ld.1848938">provoqué un tollé</a>. Le groupe se détourne clairement du journal imprimé. Les journaux Tamedia continuent notamment à se retirer de l'échelon local et régional. Son concurrent CH Media a ainsi <a href="https://www.republik.ch/2024/07/18/wenn-die-vierte-gewalt-ihre-kraft-verliert">pris les devants</a> en Suisse centrale. <a href="x-webdoc://1C7103A8-527B-4698-8E61-DBE735068371/%C2%AB">Parallèlement</a>, on a <a href="x-webdoc://1C7103A8-527B-4698-8E61-DBE735068371/%C2%AB">appris</a> à Zurich que la famille Blocher s'était portée acquéreur de quatre feuilles locales.</p>
<p>Il est indéniable que ces décisions ont un impact sur la démocratie. C'est pourquoi les politiques doivent maintenant soutenir les médias de façon adaptée aux circonstances du temps, entend-on dans tout le pays. Il y a deux ans et demi, un <a href="https://www.uvek.admin.ch/uvek/de/home/uvek/abstimmungen/medienpaket.html">paquet de mesures</a> de 150 millions <a href="https://www.uvek.admin.ch/uvek/de/home/uvek/abstimmungen/medienpaket.html">en faveur des médias</a> a été rejeté par les urnes.</p>
<p>Dès cet après-midi, le Parlement se penchera lui aussi sur le soutien aux médias. Mais avec réticence et hésitation. Il est en train de bricoler un patchwork de différentes mesures qui seront décidées séparément. Le soutien temporaire à la distribution de journaux doit être renforcé.</p>
<p>Ce n'est que lorsque cette aide indirecte aura pris fin, dans sept ans, que les médias recevront <a href="https://www.parlament.ch/de/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20243817">directement de quoi financer le journalisme en ligne</a>. Il s'agit d'une proposition du rapport <a href="https://www.parlament.ch/centers/eparl/curia/2021/20213781/Bericht%20BR%20D.pdf">«Stratégie pour un soutien aux médias tourné vers l'avenir».</a> Elle n'est manifestement pas si «orientée vers l'avenir». Car en forçant un peu le trait, Berne s'attache à sauver un système médiatique obsolète pour l'avenir.</p>
<h3>L'aide directe aux médias, un acquis incontesté en Suède</h3>
<p>Un regard sur la Suède montre à quoi pourrait ressembler une aide aux médias moderne. Depuis cette année, ce grand pays de 10 millions d'habitants soutient les médias d'une nouvelle manière, indépendamment de la technologie. Cela ne fonctionne pas sans heurts. Mais cela fonctionne.</p>
<p>Et cela ne va pas non plus de soi, car la Suède a elle aussi connu une transition politique difficile. Depuis les années 1960, le pays pratique le soutien direct à la presse. Il s'agissait notamment de maintenir les titres de presse dans les régions rurales et de faire en sorte que plusieurs titres puissent coexister et se faire concurrence.</p>
<p>Ceux qui voulaient recevoir de l'argent de l'Etat devaient répondre à un catalogue de critères élaboré. Les leaders du marché n'étaient par exemple <a href="https://www.nzz.ch/feuilleton-themen/medienvielfalt-ist-staatssache-in-schweden-ld.1583284">pas éligibles au soutien</a>. Mais ceux qui remplissaient les conditions étaient assurés de recevoir des financements. Ainsi, plus il y avait de médias éligibles, plus l'Etat devait dépenser pour le soutien aux médias.</p>
<p>Ce «soutien à l'exploitation» était relativement équilibré et protégeait bien les éditeurs de l'influence de l'Etat. Après quelques changements, les médias édités uniquement en ligne pouvaient aussi recevoir de l'argent s'ils remplissaient les critères.</p>
<p>Mais les médias imprimés ne devaient pas nécessairement se confronter au marché des lecteurs en ligne pour recevoir de l'argent. Comme en Suisse, on a donc pointé le fait que l'Etat, par ses subventions, maintenait artificiellement en vie un ancien système médiatique, le papier, au lieu de faire face au présent numérique.</p>
<h3>Un tournant dans le soutien aux rédactions</h3>
<p>L'automne dernier, la Suède a opéré un tournant sous le gouvernement de centre-droit. Contrairement à la Suisse, tous les partis étaient d'accord pour dire que le pays avait besoin d'un soutien direct aux médias. Mais le gouvernement voulait en limiter l'ampleur. C'est pourquoi la gauche a également dénoncé la réforme comme étant une mesure de réduction cachée et une atteinte à la diversité du paysage médiatique. La majorité de centre-droit <a href="https://www.dagensmedia.se/medier/dagspress/klart-ja-till-nytt-mediestod/">s'est toutefois imposée au Parlement</a>.</p>
<p>La Suède pratique désormais trois types de soutien aux médias:</p>
<ol>
<li>un soutien au travail de rédaction proprement dit;</li>
<li>un soutien rédactionnel élargi (pour les régions peu pourvues en offre médiatiques et les groupes minoritaires);</li>
<li>un soutien à la distribution des médias imprimés.</li>
</ol>
<p>A cela s'ajoutera prochainement un soutien transitoire pour les médias qui ne recevront plus d'aide à la rédaction dans le nouveau système. Il est en effet désormais plus compliqué d'obtenir une partie du milliard de couronnes (un peu plus de 80 millions de francs) et le processus est plus imprévisible.</p>
<p>Un média éligible doit paraître régulièrement, proposer un contenu pertinent pour sa zone de publication et être composé d'au moins 45% de contenu rédactionnel.</p>
<p>Le <a href="https://mediemyndigheten.se/stod-till-medier/regler-stod-till-medier/">catalogue de critères</a> est vaste. Ce sont surtout les exigences formulées de manière floue qui ont donné lieu à discussions. Ainsi, un média doit désormais présenter un «bon ancrage auprès des utilisateurs». Cela est défini par un nombre minimum d'utilisateurs réguliers ou d'abonnements. En outre, il doit avoir pour «mission première de diffuser en permanence des informations pertinentes».</p>
<h3>Les critères</h3>
<ol>
<li>Média d'information généraliste. Ils comprennent des exigences détaillées en matière de mode de parution, de volume et de contenu. Ainsi, le journalisme ne doit pas porter directement atteinte aux valeurs démocratiques fondamentales et doit respecter la liberté et l'intégrité personnelle de tous les individus.</li>
<li>Un titre propre avec un produit principal indépendant. Cela implique des critères garantissant l'indépendance par rapport à d'autres publications.</li>
<li>L'éditeur responsable est identifié.</li>
<li>Groupe cible suédois et bonne accessibilité pour les personnes handicapées.</li>
<li>Fréquence de parution régulière.</li>
<li>Bon ancrage dans le public. Cela inclut des critères détaillés en fonction du groupe cible. Par exemple, les médias dont les reportages couvrent un espace de moins de 20'000 habitants doivent pour cela atteindre 15% du groupe cible, mais pas moins de 1'500 personnes.</li>
</ol>
<h3>Le pouvoir du public</h3>
<p>Ce printemps, un comité a évalué pour la première fois dans quelle mesure un journal ou une radio remplissait ces critères. Le comité «Mediestödsnämnden» est composé d'experts indépendants – dont deux journalistes. Ces derniers sont toutefois choisis par le gouvernement. Le comité publie les procès-verbaux de ses réunions.</p>
<p>C'est par le biais de ce comité que le pouvoir pourrait exercer l'influence la plus directe sur les médias et sanctionner les reportages critiques. Mais en Suède, ces préoccupations n'existent guère. Cela s'explique sans doute par les premières attributions <a href="https://www.journalisten.se/nyheter/klart-har-ar-tidningarna-som-far-mediestod/">communiquées</a> par le comité au printemps dernier. Ce sont surtout les journaux locaux et régionaux qui ont été soutenus.</p>
<p>Par exemple, <em>Falu-Kuriren</em>, le principal média de la région de Dalécarlie, au centre de la Suède, avec un tirage légèrement inférieur à 20'000 exemplaires, a reçu près de 600'000 francs (un peu plus de sept millions de couronnes). Les grands titres comme <em>Svenska Dagbladet</em>, <em>Aftonbladet</em> ou <em>Expressen</em> n'ont pas reçu d'argent parce qu'ils ne pouvaient pas justifier de besoins financiers.</p>
<p>L'attribution ne s'est toutefois pas faite sans bruit. De nombreux petits médias à orientation nationale, dont certains ont un profil explicitement politique, comme le journal du parti social-démocrate, n'ont pas été retenus.</p>
<p>Mais pour les médias concernés, la disparition prévisible de la subvention est aussi un encouragement. Leonidas Aretakis, rédacteur en chef du magazine de gauche <em>Flamman</em>, <a href="https://www.journalisten.se/nyheter/nationella-nischtidningar-blir-utan-mediestod-obegripligt/">a annoncé</a> qu'il avait pu enregistrer, à la place, des recettes nettement plus élevées. Le magazine s'en est donc trouvé renforcé.</p>
<h3>Publicité honnête</h3>
<p>Ainsi, l'approche suédoise semble comparativement honnête, précisément parce qu'elle ne se déroule pas sans heurts. Parce que la réforme est venue du camp bourgeois, la gauche a été <a href="https://www.aftonbladet.se/kultur/a/15pX9Q/daniel-farm-om-det-nya-mediestodet-och-mediemangfalden">très critique</a>. C'est ainsi qu'est né un véritable débat objectif sur le type de journalisme qui mérite d'être soutenu par l'Etat. De quoi un média doit-il parler? A quelle fréquence? De quelle manière? La Suisse fuit ces questions comme un adolescent complexé.</p>
<p>Avec des lunettes suisses, on s'aperçoit en outre que l'argent n'est pas un problème dans ce débat. La Suède dépense pour le soutien aux rédactions <a href="https://www.bakom.admin.ch/bakom/de/home/elektronische-medien/abgabe-fur-radio-und-fernsehen/verwendung-der-abgabe.html#1561200683">à peu près autant </a>que la Suisse pour les seules chaînes de radio et de télévision privées. Avec cette subvention issue du prélèvement obligatoire de la redevance radio et TV, la Suisse soutient déjà deux branches médiatiques. Cela permettrait de financer 800 postes rédactionnels à temps plein par an, indépendamment du genre.</p>
<p>Alors que la Suède encourage expressément la démocratie et la diversité des médias avec cet argent, les exigences envers le cercle beaucoup plus restreint des bénéficiaires de ces fonds sont moins élevées dans notre pays. Il n'existe toutefois pratiquement pas de stations de radio ou de télévision à vocation locale en Suède.</p>
<p>Mais l'exemple suédois montre surtout, malgré toutes les discussions sur la non-prise en compte de certains médias, que la crainte d'une influence de l'Etat et d'autres politiques dans le cadre d'un soutien direct aux médias semble très exagérée dans ce pays. Du moins tant qu'aucun parti ne gouverne le pays avec une majorité absolue. La Suède est elle aussi encore loin de cette situation.</p>',
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2 Commentaires
@Chan clear 06.07.2024 | 10h22
«Passionnant cet article sur cette économiste russe, souvent une femme dans l’ombre des grands hommes et aussi : C’est l’économie qui dirige le monde…..on en revient toujours à : l’argent est le nerf de la guerre»
@stef 02.08.2024 | 15h56
«Texte passionnant, merci »