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Culture / Allo! allo! L’écrivain vaudois Alain Freudiger au téléphone


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«Au téléphone», le nouvel opus gracile du Bellerin Alain Freudiger, publié récemment chez Héros-Limite, explore la constellation de souvenirs et de pensées incidentes que lui inspire l’évocation de cet appareil.



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Communication, clarté, le téléphone, c’est avant tout du quotidien, de la banalité, de l’ordinaire, dit-il, un rapport qui, socialement, n’est pas réservé à une classe particulière, c’est la conversation, le café du commerce, des mots simples et pour en parler, il n'y a pas besoin d’un lexique philosophique ou linguistique, ajoute-t-il.

Sur la ligne, mais en plus éclaté, du I remember de Joe Brainard, le génial modèle du Je me souviens de Georges Perec, il dessine donc les divers avatars du combiné inventé par le Québécois Cyrille Duquet en 1878 et développé ensuite par le bien connu Graham Bell.

Le lien

Pour lui, essentiellement, le téléphone, c’est du lien. Un jeu, deux boites de conserve et un fil, deux gobelets de yaourt reliés par une ficelle, le téléphone dont il jouait enfant et sa suite de petits textes rapides cherche à être en phase avec cet aspect premier de la téléphonie: un combiné qui est relié à un autre combiné, une voix à une oreille.

Et comme il s’agit principalement de lien, dans son livre, nous retrouvons comme chez Marcel Proust des figures de proches, la grand-mère, le père, la mère, le frère, la femme, le fils, la fille, l’amante, l’ami.

L'enfance

A la Cure, à Bex, où j’habitais enfant, nous avions trois téléphones, écrit-il. Ayant une grand-mère danoise qui a travaillé dans sa jeunesse pour la KTAS, la Compagnie des Téléphones de Copenhague, et qui en partant, avait hérité de téléphones anciens, ceux des années vingt qu’on n’utilisait plus et qui se reliaient électriquement, qui avaient une manivelle à tourner, nous les avions installés dans notre maison pour pouvoir communiquer aisément entre les étages. Deux meubles carrés noirs au combiné en bakélite, accroché à deux fourches de métal insérées sur la surface supérieure du boitier, les cordons recouverts d’étoffe. Pour les utiliser, il fallait actionner une manivelle, et alors s’entendait à l’autre étage une sonnerie mécanique stridente. Cela permettait d’appeler à l’heure des repas.

Evidemment, en tant qu’enfants, nous avons usé et abusé de ces appareils pour toutes sortes de jeux et c’est là que nous avons découvert les possibilités infinies des variations de la voix, de modulations des silences, des bruits de bouche, des voix bizarres.

Premier secteur libéralisé

C’est un outil dont l’histoire technologique est relativement ancienne mais dont les transformations se sont prodigieusement accélérées depuis une cinquantaine d’années.

Né en 1967, ayant donc aujourd’hui 56 ans, Alain Freudiger a été contemporain de ces grands bouleversements dans le domaine ,qui ont eu lieu tant au niveau technique qu’au niveau économique.

J’ai encore connu les téléphones à cadran, nous raconte-t-il, ceux avec lesquels il fallait introduire un doigt dans le trou, tourner, laisser revenir, et à nouveau introduire le doigt dans le trou. Ensuite, à la génération suivante, il a fallu appuyer et enfoncer. A présent, on touche, on effleure. Le premier téléphone minait la forme du corps. Le cellulaire était un autre corps. Le smartphone est un écran. 

A 18 ans, au moment de son passage à l’âge adulte, en Finlande, pays qui, en téléphonie, avait deux ans d’avance sur le reste de l’Europe, il découvre le téléphone portable Nokia, à l’origine fabriquant de câbles, et qui là-bas, a complètement envahi le marché local. Tout le monde y a déjà son propre téléphone portable alors qu’en Suisse, en 1995, seuls quelques rares hommes d’affaires en possèdent.

Paradoxalement et pour diverses raisons, lui a tardé à acheter un téléphone portable et est resté encore longtemps, toute une longue décennie, attaché au téléphone fixe, car il ne désirait pas, entre autres, être joignable partout et à chaque instant. A l’époque, aux débuts du portable, il y avait encore des cabines téléphoniques dans les rues et dans les cafés et restaurants. Petit-à-petit, sans le dire, comme en catimini, cet outillage a été démantelé et cela a forcé quasi tout le monde à acquérir un téléphone portable.

En Suisse, le téléphone était lié à la poste et au télégraphe. Nous avions les PTT, dit-il, et tout cela a été privatisé progressivement dans les années 90. La poste était déficitaire, le téléphone, bénéficiaire, et, devenu SwissCom, il a permis de développer une infrastructure exceptionnelle.

L'imaginaire

Au cinéma, on ligote, on étrangle, on frappe avec l’objet téléphone et dans la vie, nous sommes pendus au téléphone, on nous raccroche au nez, nous allons être coupés! Il garde en mémoire des tas de numéros de téléphone qui ne servent plus à rien. Pour l’éternité.

Le téléphone pousse à contrefaire sa voix et ses pensées, écrit notre auteur. Et, s’il trouve la tonalité occupé apaisante, par contre, ce numéro n’est plus valable, avec son accord minimal en mode mineur, lui semble la plus déceptive de toutes les tonalités. Il aime l’horloge parlante, les si vous voulez réécouter ce message, faites le 1, et les si vous voulez enregistrer ce message, faites le 2 et les si vous voulez supprimer ce message, faites le 3. Par contre, il n’apprécie pas du tout le: Bonjour, vous n’avez pas de nouveau message.

Il aime griffonner, dessiner sur un carnet en téléphonant et déteste qu’on lui dise: ça va couper, je n’ai plus de réseau.

Le règne de la call girl

L’organe érotique par excellence, est-ce l’oreille? C’est en tout cas ce qu'affirmait en introduction aux 120 journées de Sodome le marquis de Sade: «Parmi les libertins, il est communément admis que les sensations les plus voluptueuses sont transmises par les organes de l'ouïe». Eh oui, l’évanescente voix de tout-un-chacun offre au téléphone un rapport propice à une érotique particulière, à une sensualité tressée de bruits de salive et de non-dits, aux fantasmes les plus transgressifs. Cette dimension érotique remonte aux moments où ces messageries se mettent en place. Particulièrement avec les téléphones analogiques, remarque Alain Freudiger. Qu’on la nomme dirty talk, love talk ou naughty talk, cette pratique salace consistant à utiliser des mots explicites pour augmenter l'excitation sexuelle a connu son acmé pendant les années 90.

64% des personnes interrogées dans un récent sondage, parait-il, reconnaissaient apprécier la communication verbale pendant les rapports sexuels et 34% s’être livrée au dirty talk téléphonique avec ses paroles de soumission, ses instructions, ses appels aux fantasmes, ses insultes, ses ordres de domination. Et à l’inverse, si le téléphone de colportage est si désagréable, n’est-ce pas surtout parce qu’il viole le sanctuaire par excellence de notre intimité, l’oreille et son rapport direct à notre âme?

L'avenir

Il est devenu rare qu’un appel ne soit pas coupé. Les téléphones sont de plus en plus brouillés par un environnement sonore intempestif, des bruits de trafic automobile, des ambiances de gare. Ce qui se joue, ce n’est plus la communication entre deux personnes, c’est la jonction entre deux environnements. Tout l’environnement pénètre dans l’oreille de l’autre et c’est cela qui se partage. Le livre traite d’une voix qui parle à une autre voix et c’est donc aussi un chant funèbre pour cette pratique particulière; de plus en plus, les téléphones sont utilisés pour de très nombreuses autres fonctions.

J’ai deux enfants qui se téléphonent très rarement entre eux, dit-il, ou avec leurs amis. Tout passe par les messageries. Ils écrivent ou ils se font des facetimes, c'est-à-dire des appels vidéo.

Et quand lui skype avec eux, ils ne lui parlent pas, ils font juste des grimaces.

Bref, notre objet est en constantes mutations et nous n’avons pas encore fini de découvrir tout ce qu’il permet et tout ce qu’il empêche. Il y a encore beaucoup de choses qui vont s’inventer au niveau de cette transmission d’environnement sonore.

Etre aux ordres, au service, être sonné, le sculpteur Auguste Rodin ne l’acceptait pas. Eh oui! Il y a beaucoup d’enjeux aussi avec le monde du travail, de surveillance intempestive et de revendications d’un droit à la déconnexion.


«Au téléphone», Alain Freudiger, Editions Héros-Limite, 96 pages.

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