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Culture

Culture / Jean-Patrick Manchette: tout pour et par l’écriture


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Y a-t-il un écrire d’avant écrire et un écrire d’après écrire, un temps sans écrire et un temps pour écrire? «Derrière les lignes ennemies. Entretiens 1973-1993», qui vient de paraître à La Table Ronde, regroupe vingt-huit interviews où l’auteur de «Nada» revient sur son travail littéraire.



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Très inspiré par la pensée situationniste et les écrits de Guy Debord, l’essentiel du travail de Manchette tourne autour du pourquoi, du pour qui et du comment écrire. Il voulait instrumentaliser la chose, cette pratique, l’utiliser pour proposer des scénarios et par là, trouver un boulot alimentaire – mais, c’est elle, l’écriture, qui va l’instrumentaliser lui et le dévorer complètement.

Pendant les 20 ans de sa vie active, à chaque rencontre «médias», d’Apostrophes à des revues  confidentielles, face à chacun de ses interlocuteurs, Manchette détaille inlassablement les processus à l’œuvre dans la fabrication de ses romans. Souhaitant d’abord travailler pour le cinéma mais ne parvenant pas à placer ses projets les plus personnels, il décide d’écrire des Séries noires qu’il pourra présenter à des producteurs. Parallèlement, il effectue de nombreuses tâches alimentaires: réécritures, scénarios pour des films «sexy», novélisations…

«Je ne me contenterai pas de l’approximation, car celle-ci n’est ni chaude, ni froide et par suite doit être vomie» Apocalypse III, 16

Tous ses travaux pour le cinéma vont le décevoir et à l’inverse, ses romans, il s’en rendra compte petit à petit, vont immensément le gratifier. Au début, il écrit pour pouvoir faire du cinéma, plus tard, il fait du cinéma pour pouvoir écrire. Il n’écrit donc pas, contrairement à ce qu’il a cru à un moment, pour des raisons économiques, mais parce qu’il en a besoin. Il écrit tous les jours, tout le temps et quand il écrit, il carbure à l’émotion. Même une lettre, il la réécrit six, sept fois. Il a horreur de se séparer de ses textes. Il a vécu dans les livres, pour les livres et par les livres. Bref, sans le cinéma, il n’aurait pas vécu du tout. Celui-ci le frustre toujours, n’est jamais gratifiant mais en le sortant de lui-même, de ses obsessions, lui accorde un peu de répit.

Manchette et l’Internationale situationniste

Début janvier 1968, Manchette lit les n°6, 7, 8 de l’I.S. et du coup se met à coller des articles dans son Journal intime puis écrit avec une joie rageuse en quatre jours son premier script complet, imitant, dit-il, en les appauvrissant, certaines positions situ mais faisant cela avec candeur et sincérité.

Le rapport de Manchette avec le situationnisme traverse donc son œuvre et sa vie. En essayant néanmoins de sortir de l’admiration automatique, aveugle et stupidement passive, aux idées de Guy Debord.

Manchette est né en 1942 et Debord, en 1931. Ils ont 11 ans de différence d’âge. C’est là qu’est le décalage. Quand Manchette commence, l’IS a déjà posé un ostracisme sur les pratiques qu’il va avoir. Mais les deux partagent la même cinéphilie, la même bédéphilie et le même goût pour un certain jazz. Il faut faire la Révolution, on n’a plus le droit de faire de l’art. Manchette a choisi un autre chemin, il veut répéter la manœuvre de Dashiell Hammett, George Orwell et Philip K. Dick et porter la contestation dans les banlieues de l’esprit. Hélas pour lui, ses travaux étaient facilement récupérables et ils l’ont été.

Manchette et Gérard Lebovici

«Vu Lebovici et Gérard Guégan qui veulent me faire diriger une collection de fiction à Champ Libre» écrit-il dans son Journal le 26 janvier 1973. Il a été en 4e au collège avec Raphaël Sorin, l’autre dirigeant de Champ libre. Il mange avec les trois le 10 février 1973. Archi compétent et connaisseur en matière de science-fiction, il trouve le titre de la collection, Chute libre, et sans doute aussi le texte qui figure au dos de certains volumes: Lecteur/Ton époque: une farce/dont tu es le figurant/Ton rôle: produire, en baver, la boucler/Ton avenir: produire plus,/en baver plus, la boucler plus/Pourtant/Tout change: les idées,/les sentiments,/les désirs/Tout vibre: les corps, les villes,/les planètes/Tout explose: les cerveaux, les poings,/les sexes/Alors/Décroche: sans toi/la plaisanterie ne peut pas durer/Agis/Jouis/Chute Libre/Décrit ton époque: tout ce que tu as/trop longtemps refoulé va jaillir/Alors/Mets-toi en chute libre.

Le 8 mai 1973, il revoit Lebovici et Guégan et la discussion bute sur le montant de son salaire. Il est très intéressé car il aimerait avoir une rente régulière et sûre. Malheureusement, cela n’aboutira à rien et quelques années plus tard, en 1977, Lebovici va lui écrire des lettres terribles. Cela sans doute parce que Debord ne l’aime pas et va jusqu’à nier même son existence, affirmant que Manchette est le pseudonyme dont use l’un de ses anciens amis pour réaliser une mystification. Lebovici lui écrit donc que lui, Manchette, est l’un des membres du parti du mensonge et de la falsification.

En 1984, Gérard Lebovici est assassiné et cela a un très fort impact sur la vie de Manchette. Il en est inconsolable, comme fou. Cela le pousse à arrêter de boire et arrêter de boire le conduit à l’hôpital psychiatrique! Il a décrit sa crise de folie comme étant une descente aux enfers, chez les morts, pour se réconcilier avec Gérard Lebovici. Cela montre une différence avec Debord, chez lui, il y a une forme d’humanité immédiate dans l’échange, de générosité spontanée.

Le genre

Ce n’est pas l’intrigue qui me branche dans le polar, c’est la forme, dit-il. Le malaise des cadres, il y a eu 250 bouquins là-dessus, mais dans mon livre les postes essence explosent donc on ne s’ennuie pas. S’inscrire dans le genre policier, c’est aussi une manière pour lui de scanner ce monde en décomposition, de suivre les évolutions de la «société du spectacle». Il croyait, après mai 68, qu’il y allait avoir une révolution mais du Portugal à la Pologne, en passant par l’Espagne et l’Italie, le système a été plus fort et la contre-révolution a partout triomphé. Ce qui le fascinait dans le roman noir, c’est qu’il n’était pas respectable, mais hélas il l’est devenu. Il ne voulait pas d’éloge, de reconnaissance, il voulait des ventes. Il a eu les éloges et pas les ventes. Quand on lui pose des questions sur les chiffres, il répond en donnant des chiffres. La vente au cinéma de Nada m’a rapporté tant, sur les 200'000 francs des droits du Petit Bleu de la côte Ouest me sont revenus 130'000 francs. Aucun de mes livres ne s’est vendu à plus de 60'000 exemplaires – un best-seller, c’est cent ou deux cent mille.

Lui par lui

Il fait constamment preuve d’une lucidité astreignante et d’autodérision, disant par exemple en 1984: «Je suis une vieille starlette pro-situ.» Oui, Manchette, côté autocritique, est un maître de la dialectique, d’une lucidité sur lui-même proprement hallucinante. Il reconnaît, par exemple, avoir manifesté de l’aigreur devant les productions de certains de ses jeunes collègues. Il s’auto décrit toujours comme étant vaguement fautif mais en même temps, réussissant quand même à introduire dans ses livres des choses importantes du point de vue de la critique sociale. Il s’attache aussi bien sûr à rappeler inlassablement le grand goût qu’il a de l’écriture, et son abnégation, consacrant un an et demi à la rédaction d’un livre sur lequel ses collègues ne travailleraient pas plus de six à huit semaines. Son style est behavouriste, (on ne dit jamais ce que le personnage pense mais comment il se comporte), et il rapproche des choses complètement différentes, comme au début de Nada, une citation du Chasseur français et une citation de Hegel. Le mariage des deux manifestant à la fois sa conscience professionnelle, son goût du détail précis et son orientation politique, son profond désir de transformer le monde de part en part.

Il pense qu’il est comme un jazz man pratiquant une forme morte qu’il n’arrive plus à faire avancer.  Pour lui, le néo-polar est égal au néo-vin et au néo-pain dénoncé par Guy Debord et il insiste beaucoup sur la notion de livre-marchandise et de roman-marchandise.

Le néo-polar n’a pas de style, dit-il, c’est du roman noir décomposé, et je pense que c’est un phénomène passager, une mode.

Vous n’écrivez pas au pas de charge, ce qui est exceptionnel pour un auteur de polar, lui dit Emmanuel Carrère. A quoi, il répond qu’il a découvert petit à petit que cela l’intéressait d’écrire pour écrire, que c’est quelque chose qu’il faisait pour lui-même avant de le faire pour les autres. Il cite Paul Valéry qui disait «j’écris par faiblesse» et affirme avoir planqué cette faiblesse dans la littérature alimentaire. Et quand Carrère l’accuse de faire de la littérature pure. Il répond non, pas du tout, je respecte les lois du genre avec des coups de feu, des scènes de sexe et de poursuites en voiture. Mais il reconnaît ensuite avoir refait quatorze fois le premier chapitre de son prochain roman. Il essaie, toutes proportions gardées, dit-il, d’être le Cervantès du roman policier américain classique.

Pour conclure: Léo Mallet

Il a contribué au succès en France de James Ellroy et il a traduit Ross Thomas dont les livres lui rappelaient les Commentaires sur la société du spectacle de Guy Debord.

Il insiste sur la colère qui traverse les textes de Léo Mallet dont il aime tous les écrits et seul ancêtre français qu’il se reconnaisse, seul héritier du roman «dur-à-cuire» américain et seul producteur de littérature alimentaire non encore récupérée et honorable.


«Derrière les lignes ennemies. Entretiens 1973-1993», Jean-Patrick Manchette, Editions de La Table Ronde, 304 pages.

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