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Culture


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Martine Lombard est originaire de Dresde et a quitté la RDA pour Paris en 1986. Elle vient de publier un livre qui raconte, entre autre, ce que fut son adolescence dans le système communiste et son arrachement à celui-ci. Ces nouvelles ont été bien sûr écrites longtemps avant l’intervention actuelle en Ukraine mais en les lisant, on ne peut s’empêcher d’y penser souvent.



Ce Passe-passe est un livre sur le grand Autre, sur ce qui oppose les Ossis aux Wessis, un système politique à son contraire, un sexe à l’autre, les vieux aux jeunes, nous à l’autre qu’on ne comprend pas ou plus ou pas encore. Ainsi, par exemple, quoi de plus autre, aujourd’hui, pour nous, que l’actuel ressenti des masses russes et ex-soviétiques?

Ballade au lac

Dans la première nouvelle, Vacances d’été, le héros, Mathias, un ingénieur informaticien, veut renouer avec son enfance et pour cela emmène ses parents, sa femme et ses enfants faire une excursion au lac Müritz, le plus grand (117 km2) d’Allemagne après celui de Constance. C’est là, dans le nord de l'Allemagne, au fin fond du Land de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, qu’ils allaient quand il était enfant mais aujourd’hui, ses parents, à présent octogénaires, sont renfrognés. Son père, une ancienne sommité de l’université de Leipzig, joue au râleur assermenté. Corinna, son épouse, cherche à pacifier les rapports mais eux, les vieux, aigris et égoïstes, continuent à se la jouer «Monsieur le Professeur et sa digne Epouse».
Après ça, revenu à l’hôtel, les apercevant dans leur chambre au rez-de-chaussée, Mathias constate qu’ils déambulent nus ainsi qu’ils le font d’habitude chez eux à la maison. Et nous voilà en plein cœur d’une des récurrences du livre: la question de l’hygiène, du corps, du sport, de l’embrigadement et de l’influence du protestantisme sur la RDA. 

Pendant toute la nouvelle, Mathias observe son père qui a un visage livide, les joues pendantes et une ligne dure qui se creuse de la commissure des lèvres jusqu’au cou, des avant-bras ridés et presque translucides émaillés de ces bleus qui naissent au moindre contact qu’il a avec des objets. Et l’amertume que ce père traîne depuis la chute du Mur, une énorme béance, celle de la confiance perdue – et qui fait qu’à présent, cet ancien communiste vote pour l’extrême-droite, pour le parti Alternative für Deutschland (AfD). C’est une horreur.

Voilà, ses enfants s’ennuient, sa femme lit, et lui, Mathias se ronge tout en redressant ses épaules car sa mère a toujours été très à cheval sur sa posture – fallait éviter la scoliose. Sa mère qui demande à sa femme, Corinna, ce qu’elle lit. Elle lit Goethe, elle est prof au lycée et c’est dans le programme du bac. Et la mère qui était aussi prof d’allemand, s’exclame: «Ah, ils comprennent encore Goethe?!» Ce à quoi, avec un sourire détaché, Corinna répond: «C’est une version simplifiée».

Ses parents partis, il propose à ses enfants une baignade. Johann, l’un de ses fils: - Sur une plage de nudiste? Mathias: - On fait comme on veut. Johann: - Et si on n’a pas envie de voir ses parents nus?

Camp de vacances et tentative de recrutement

Dans une autre des nouvelles, Enterrez mon cœur à Templin, une mère de famille d’aujourd’hui emmène ses enfants dans un camp de vacances de sa jeunesse. A l’entrée, il y a toujours la mosaïque multicolore avec des écoliers des cinq continents agitant leurs foulards et elle est toujours surplombée par un mirador. C’est ce qui reste du camp Klim Vorochilov – un panneau «Entrée interdite», des dalles cassées, la colonne de granit des jeunes Pionniers sur laquelle leurs 10 commandements restent lisibles – les jeunes Pionniers aiment leur patrie, leurs parents, entretiennent l’amitié avec le monde entier, étudient avec ardeur, aiment l’ordre et la discipline, aiment danser, jouer et bricoler, respectent ceux qui travaillent, haïssent les va-t-en-guerre. 

Le camp s’appelle Klim Vorochilov et l’arrière-fond actuel de ce nom propre est proprement vertigineux: il s’agit d’un bolchevik qui a fait partie en 1918 du comité provisoire de l’Ukraine et ensuite du comité central de l’Union soviétique jusqu’au temps de Khrouchtchev. Entre les deux guerres mondiales, il s’est opposé à la modernisation de l’Armée rouge et est l’un des responsables des premières et lourdes défaites de celle-ci contre l’Allemagne nazie! Il perd son poste en 1939 après l’échec de l’attaque contre la Finlande. Leningrad encerclé, c’est de nouveau lui! Staline le limoge alors et le remplace par Joukov. 

La visiteuse retrouve donc les vestiges de la baraque qu’elle partageait avec 15 camarades – cinq semaines à dormir, à tricoter, à chanter, à s’épier non-stop les uns les autres. Et lui revient d’un coup le sommet du grotesque: une séance sur le protocole à suivre en cas d’attaque nucléaire avec présentation d’une combinaison NBC, de cuissardes, d’une grosse veste en caoutchouc, de lunettes de protection. Et si on n’en a pas? Se coucher, journal ou sac sur la tête, dans le sens opposé au centre de l’impact. Le taré de l’encadrement ajoutant qu’avec cet équipement, vos chances de survie deviennent raisonnables. 

A l’époque, elle était une révoltée, elle ne voulait ni apprendre à tirer, ni à évacuer des victimes, ni à tout connaître sur l’ennemi, ni à marcher au pas! Elle en culpabilisait, même. 

L’Etat fait tant pour toi, se disait-elle parfois. Mais rien à faire. Elle est la fausse note. Le caporal la signale à la hiérarchie, on annule sa bourse, on la convoque, lui rend des visites inopinées, on tente de la recruter. 

Cette tentative de recrutement est à nouveau racontée mais d’une façon beaucoup plus détaillée dans une autre nouvelle, La candidate. A ce moment-là, en 1985, elle, qui mesure 1 mètre 65, est blonde et d’aspect agréable, mène des études supérieures de français et d’anglais. Des agents de la Stasi viennent la voir pour une enquête préliminaire, mieux la connaître, mieux cerner sa personnalité et sonder sa réaction face à une éventuelle proposition de collaboration avec eux. Quand ils reviennent, c’est pour l’interroger sur une collègue – son attitude politique, sa personnalité, ses fréquentations. 

En juillet 1985, lors de leur troisième passage, elle annonce enfin qu’elle refuse de collaborer avec eux en invoquant des réserves morales: car écouter et observer d’autres personnes dans le but de leur soutirer des informations est incompatible avec l’idée qu’elle se fait d’elle-même. Elle reconnaît la nécessité du travail du MfS (Ministère de la Sécurité d’Etat c'est-à-dire la Stasi), confirme son engagement sans faille pour la RDA mais se sent incapable d’assumer un rôle de mouchard et elle refuse fermement de prendre un nouveau rendez-vous. Elle leur déconseille aussi d’insister car elle le sait: elle ne changera pas.

Passage à l'Ouest

Tout cela n’est pas bon pour elle et à la première occasion, un de ses profs de l’Alliance française lui ayant proposé un mariage de convenance, elle décide de quitter sa patrie, départ qu’elle narre de façon détaillée dans Vous me facilitez les adieux.

Au poste de douane, transportant avec difficulté deux grosses caisses en carton contenant toutes ses affaires, elle côtoie de vieilles femmes qui, équipées de gros cabas, vont chercher des tablettes de chocolat, des cigarettes, des collants, des paquets de café, pour, au retour, amadouer qui un médecin, qui un garagiste ou un plombier. Quand enfin, on l’appelle, elle use de son nouveau nom français, de son passeport flambant neuf, remplit son formulaire, puis attend, c’est long, long, long, Enfin, le fonctionnaire appuie sur un bouton invisible, elle passe dans un couloir bondé d’hommes et de femmes en uniforme, ayant les mains posées sur leurs mitraillettes et qui sont bien plus nombreux que la petite poignée d’individus qu’ils ont à surveiller. 

Ouf! Tout est en règle, son dossier est complet, sa fiche de transmission administrative truffée de tampons d’institutions dont elle ignorait jusqu’alors l’existence, la Caisse d’épargne, le Crédit mutuel des agriculteurs, la Banque des règlements internationaux, la Confédération des femmes, celle de la culture, l’Association d’amitié germano-soviétique, la Société des sports et de la technique... car elle a dû aller dans tous ces endroits pour récolter à chaque fois un visa de clôture, certifiant qu’elle n’existe plus dans leurs fichiers où elle n’avait jamais existé! De même, ses parents, sa sœur et sa grand-mère ont dû déclarer sur l’honneur renoncer pour toujours à leur droit d’être pris en charge par elle en cas de maladie ou de dépendance. Après avoir traversé divers sas, rideaux et autres cabines, avoir été une dernière fois surveillée à travers des miroirs, filmée par de discrètes caméras, elle est enfin recrachée de l’autre côté.

A Paris, elle se gave de délicieux, pas chers et si gras pains au chocolat. Son mariage a duré 15 minutes et elle n’habitera jamais avec son «mari». Ses parents lui ont offert les alliances en argent de ses grands-parents. Dans quelques semaines, elle les revendra pour avoir trois francs six sous. Et dans la capitale française, elle se fera arnaquer, rudoyer, aider, voler, tombera dans tous les pièges, apprendra en solitaire la dure langue de la survie dans le système libéral. Passant de chambre en chambre de bonne et d’amant en amant, parfois, elle restera prostrée de longues journées dans sa chambre plus affamée encore que le clochard qui stagne au pied de son immeuble. Endurant néanmoins tout ceci sans jamais se plaindre, restant hyper satisfaite d’avoir réussi à échapper à la vie telle qu’elle était programmée en RDA.

Treize nouvelles

Les récits qui ne concernent pas directement la RDA abordent l’histoire de père de famille en perdition, de cadre commercial en plein burn out, de mère modèle qui dérapent, de lutte, de souvenir, d’espoir et de transmission. Bref, les multiples facettes possibles de notre existence en ce si stressant et stressé XXIème siècle!


«Passe-passe», Martine Lombard, Médiapop Editions, 208 pages.

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