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Culture

Culture / Petites femmes, grand film

Norbert Creutz

7 janvier 2020

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La comédienne Greta Gerwig transforme son essai de «Lady Bird» en signant une magnifique adaptation des «Quatre filles du docteur March» («Little Women»), classique américain de la littérature jeunesse. Un modèle de relecture moderne, qui débouche sur une émotion à laquelle on ne s'attendait pas forcément.



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Franchement, quand on a appris que Greta Gerwig, égérie du cinéma indépendant américain, s'attelait à une nouvelle adaptation hollywoodienne de Little Women de Louisa May Alcott, on n'a pas exactement  sauté de joie. Entre l'inutilité d'une énième version de ce vénérable roman datant de 1868 et l'apparent reniement de son parcours par la dame, difficile de dire ce qui consternait le plus! Et puis on se retrouve devant le film achevé, un premier plan mis en scène avec la plus grande précision et Saoirse Ronan déboulant dans les bureaux d'un d'éditeur macho joué par le dramaturge Tracy Letts (Bug et Killer Joe) pour tenter de lui fourguer l'article d'«une amie»... et la magie opère déjà!

Le décor relève de la parfaite reconstitution d'époque et pourtant un soupçon de modernité affleure, le casting est à l'évidence inspiré. Mais cette attaque laisse surtout présager une relecture pertinente. C'est comme si l'héroïne de Frances HA et de 20th Century Women nous prenait par la main, avec une assurance qu'on ne lui soupçonnait pas, pour nous faire découvrir ce qui l'avait fait vibrer enfant dans ce roman passablement poussiéreux. En fait, un livre fondateur pour quantité de jeunes femmes, où Simone de Beauvoir elle-même avoua «avoir cru reconnaîre son visage et son destin».

Une architecture repensée

Son premier choix d'adaptatrice (Greta Gerwig signant également le scénario) aura été de bousculer hardiment la linéarité du roman, pavé de 500 pages plus souvent présenté en version raccourcie et simplifliée aux jeunes lectrices d'aujourd'hui. Sage décision. Jamais la dimension féministe mais également la profonde nostalgie qui sous-tend cette oeuvre n'avaient transparu aussi clairement, malgré trois précédentes transpositions à l'écran. Par rapport à ces versions toutes estimables (signées George Cukor en 1933, Mervyn LeRoy en 1949 et Gillian Armstrong en 1994), celle-ci possède à l'évidence l'avantage de procéder d'une démarche d'auteure plutôt que de studio. Et même si, au début, on peut se sentir un peu désorienté par les va-et-vient temporels, on s'y retrouve assez vite entre la tonalité rougeoyante du souvenir et les bleus froids du «présent».

L'histoire raconte la fin de l'enfance et l'entrée dans la vie adulte de quatre soeurs, durant la Guerre de Sécession (1861-1865) et après. En l'absence de leur père, modeste aumonier militaire, c'est leur mère «Marmee» qui veille avec un dévouement sans faille sur cette progéniture à l'avenir incertain. Peu à peu, leur belle complicité fait place à des aspirations divergentes, voire à des rivalités douloureuses, dès lors que la gent masculine et l'incontournable question du mariage s'en mêlent; entre la raisonnable Meg (Emma Watson), l'indépendante Jo (Saoirse Roman) et la pugnace Amy (Florence Pugh), laquelle remportera le coeur de Laurie (Timothée Chalamet), un jeune voisin fortuné – seule la délicate cadette Beth (Eliza Scanlen) étant d'emblée hors course? Puis, au fur et à mesure que le monde (New York, Paris) s'ouvre devant ces jeunes filles du Massachusetts, d'autres hommes entrent en jeu et d'autres ambitions se font jour, En particulier l'écriture pour Jo, évidente alter ego de la cinéaste autant que de la romancière.

Un roman en train de s'écrire

Ce qui touche dans cette adaptation, c'est à la fois l'évocation de ce cocon familial perdu et cette puissante aspiration à autre chose qu'à la simple quête d'un bon parti pour un mariage qui scellerait un destin de femme. C'était certes là la norme sociale de l'époque, mais entre amour et argent, attachements et calculs réalistes, Little Women révèle que jamais il ne fut simple de s'y soumettre. Et encore moins de vouloir tracer sa propre voie, un choix impliquant un coût que seules les plus courageuses et déterminées étaient prêtes à payer. Mieux, une brillante mise en abyme finale qui voit Jo négocier âprement la publication de son premier roman avec son éditeur donne une profondeur supplémentaire au propos et nous fait ressentir comment, malgré la distance, toutes ces questions sont restées d'actualité.

Merveilleux travail, en vérité, qui joue la carte du romanesque façon Austen-Brontë (les intermittences du coeur) ou Edith Wharton (la pression sociale et économique) tout en développant discrètement le récit d'une émancipaton par l'art. Chaque personnage semble trouver ici son incarnation idéale à travers des acteurs aimés (mention à Meryl Streep en riche tante désapprobatrice, Chris Cooper en veuf inconsolable gagné par la générosité, et... Louis Garrel en prince charmant plus ou moins fictif). Même la partition musicale d'Alexandre Desplat est un modèle d'intelligence, alternant lyrisme et retenue dans des orchestrations parfaitement appropriées. Mais surtout, jamais les choix des protagonistes n'avaient résonné plus fortement, à commencer par celui de Jo lorsqu'elle dit ses quatre vérités à Laurie devant un paysage de Nouvelle-Angleterre à tomber.

Décidément, ces 19th century women avaient encore quelque chose à nous dire. On aurait tort de passer à côté, à l'image de trop de critiques peu attentifs, incapables de reconnaître sous l'apparente redite dépourvue d'enjeux un film aussi personnnel qu'inspiré.


Les Filles du Docteur March (Little Women), de Greta Gerwig (Etats-Unis, 2019), avec Saoirse Ronan, Emma Watson, Florence Pugh, Eliza Scanlen, Laura Dern, Timothée Chalamet, Louis Garrel, Chris Cooper, Meryl Streep, Tracy Letts. 1h45

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