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Culture

Culture / Berlusconi vu par Sorrentino: un pétard mouillé?

Norbert Creutz

30 octobre 2018

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Absent des grands festivals européens, «Silvio et les autres (Loro)» nous arrive sous la forme d'un film remonté pour la marché international. Reste un portrait très «fellinien», où le dégoût que lui inspire le personnage n'empêche pas une certaine complaisance du cinéaste.



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La bande-annonce, à base de jeunes filles plus ou moins dévêtues qui se dandinent face à un Toni Servillo grimé et grimaçant dans une esthétique de papier glacé, n'est pas des plus engageantes. Et si Loro, le nouveau «grand oeuvre» de Paolo Sorrentino, n'était qu'un terrible navet? Sorti ce printemps en Italie en deux parties (comme le Kill Bill de Quentin Tarantino ou le Mesrine de Jean-François Richet) et sans doute refusé par le Festival de Cannes, qui a pourtant fait la réputation du cinéaste napolitain, la chose nous arrive aujourd'hui sous la forme d'un film unique de 2h30, c'est-à-dire réduite d'une heure. Bref, cela sent la déroute, à la grande joie de la critique parisienne qui n'a jamais vu en l'auteur de La grande bellezza qu'une baudruche. Pour l'avoir au moins apprécié à ses débuts, de L'uomo in piu (2001) à Il divo (formidable retour sur la carrière de « l'inoxydable» Giulio Andreotti), on se doit d'être plus nuancé: certes, Loro est un ratage, mais de ceux qui méritent qu'on s'y attarde.

Qu'on le veuille ou non, Silvio Berlusconi aura en effet été le fait majeur du tournant du millénaire en Italie. Incarnation de trente ans de mutation économique, politique et culturelle, il a préfiguré un nouveau populisme dont Donald Trump est l'aboutissement. Après une série de films «de résistance» réalisés à chaud (du Caïman de Nanni Moretti à Silvio Forever de Roberto Faenza), le personnage valait donc bien un film «monstre» qui tente de cerner ce mal dont il est devenu le nom. Seul cinéaste transalpin qui conjugue l'ego et les moyens pour s'y attaquer, Paolo Sorrentino s'y est donc collé, un peu à la manière d'Oliver Stone s'attaquant à George W. Bush après Richard Nixon.

Trop tôt, trop tard

La «coriacité» et l'interminable survie politique de son sujet aura clairement pesé sur le projet, forçant les auteurs à bien des contorsions. C'est ainsi qu'aucun nom hormis le sien et celui de sa compagne Veronica Lario n'a été conservé. La politique se retrouve réduite à la portion congrue pour faire place à un portrait de l'homme, saisi à l'orée de son déclin, en 2006, momentanément renvoyé dans l'opposition et aux prises avec une épouse indocile. L'allusion et l'ellipse sont la règle pour ce qui relève de la chronique, ne facilitant pas la compréhension de ceux qui n'auraient pas suivi les événements. Quant à la forme, elle privilégie la caricature et l'allégorie.

C'est ainsi que Loro s'ouvre sur un... mouton pénétrant dans l'immense villa de «Sua Emittenza» en Sardaigne. Dans un hall dominé par un écran géant diffusant sans son une émission de divertissement, il finit par s'effondrer. Victime de la vulgarité télévisuelle ou de l'air conditionné, poussé à fond? Représentation de l'ordre naturel, de l'innocence sacrifiée, voire d'un peuple moutonnier? On ne sait trop, partagé qu'on est entre cette vision frappante et un début de malaise esthétique: car même signée Luca Bigazzi, le chef opérateur transalpin du moment, la lumière est presque constamment moche dans ce film qui veut sans doute signifier le clinquant et le factice dans lequel évolue un Berlusconi... longtemps invisible.

Sa cour et Lui

La première heure est en effet dévolue à Sergio Morri (Riccardo Scamarcio), ambitieux rabatteur de filles pour hommes «puissants» dans les Pouilles. Introduit par une séquence bien salace, il se découvre un nouveau but tatoué sur les reins d'une pute: «Lui», qu'il va vainement tenter d'approcher à Rome puis, avec l'aide de sa femme et d'une nouvelle alliée, d'appâter en Sardaigne en louant une villa voisine remplie d'accortes velline (ces soubrettes de la TV qui firent florès sous Berlusconi). Bingo-bunga, ce dernier finira par mordre à l'hameçon. Mais avant, fallait il vraiment se farcir cet interminable clip décadent aux personnages inexistants et avec des comédiens poussés à la limite de l'exhibition humiliante? Clou du spectacle, une virée nocturne où la fine compagnie assiste à l'envol d'une benne à ordures qui va s'écraser dans le Forum Romanum, ses projections d'immondices se transformant... en macarons d'ecstasy qui pleuvent sur les mêmes en train de faire la nouba en Sardaigne!

L'opération séduction devra toutefois encore attendre que Silvio en ait fini avec sa propre tentative de reconquérir Veronica (Elena Sofia Ricci), laquelle s'est réfugiée dans la lecture d'auteurs nobelisés et la spiritualité orientale. C'est là que le portrait prend enfin forme, au bénéfice de la seule source créditée, le livre d'entretiens Tendanza Veronica. Dans sa fragilité intime de séducteur éventé, de conquérant déclinant, transparaît un homme comme les autres, terrifié à l'idée de vieillir et de découvrir que son existence n'avait pas de sens. Lorsque soudain (mai 2008) il se trouve rappelé au pouvoir et prête serment en jurant (sans en penser un traître mot) de n'avoir à coeur que l'intérêt de la Nation, le masque est déjà tombé. Comme le lui a dit une jeune fille un peu plus innocente – ou moins écervelée – que les autres: il dégage une «odeur de vieux» et toutes ses mises en scène sont devenues pathétiques.

Le réel égaré

Parmi trop de scènes de peu d'intérêt (Silvio avec un petit-fils, Silvio recadrant un challenger, Silvio poussant la chansonnette), on en retiendra encore deux. D'abord celle qui voit Servillo face à un double moins corrompu (clin d'oeil à Viva la libertà de Roberto Ando) qui lui rappelle sa grinta d'antan. Et peu après celle où il décroche un téléphone pour appeler une simple ménagère (en train de regarder un soap sur l'une de ses chaînes) et lui vanter un nouvel appartement, juste pour le plaisir de vendre à nouveau du rêve. Là encore, la scène n'a rien de réaliste et pèse des tonnes. Mais cette fois, on sent que Sorrentino touche juste, peut-être parce qu'on a enfin entrevu le vrai visage du peuple italien. 

Dénonciation d'un vide, Loro devait-il pour autant paraître lui-même si creux? Constat d'un règne de l'image, devait-il en déverser d'aussi factices, dans un excès baroque aussi épuisant que celui du Loup de Wall Street de Martin Scorsese? Sévère envers le premier volet, la critique italienne a soudain trouvé des vertus au second, comme rassurée d'y retrouver un semblant de posture morale. Mais vu d'un seul tenant, le film est surtout assez déprimant: une sorte de monstre mal dégrossi, qui révèle surtout un cinéaste ayant plafonné depuis qu'il est passé en mode fellinien, au risque de confondre vision et épate, dégoût et complaisance. Pour l'occasion, un grotesque plus incisif, inspiré de Dino Risi ou d'Elio Petri, aurait sûrement été plus efficace.

Avec comme point d'orgue le tremblement de terre de L'Aquila et la réaction typiquement berlusconienne de promettre de nouveaux logements pour tous (New Town après Milano 2), Sorrentino manque sa dernière chance de mettre sa vision à l'épreuve du réel. D'où, à l'arrivée, ce sentiment qu'on en a moins appris qu'à travers les documentaires Videocracy (Erik Gandini, 2009) ou Draquila (Sabina Guzzanti, 2010). Que l'ère Berluscuni a décidément tout dévasté et que Loro n'a fait que troquer un masque pour un autre, en voulant laver trop d'images dégradées par celles d'un grand cinéma d'auteur devenu inopérant – comme pétrifié par le regard de Méduse.


Silvio et les autres (Loro), de Paolo Sorrentino (Italie-France, 2018), avec Toni Servillo, Elena Sofia Ricci, Riccardo Scamarcio, Kasia Smutniak, Euridice Axen, Fabrizio Bentivoglio, Roberto De Francesco. 2h30 

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