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Culture

Culture / McCarey, la tragi-comédie de la bonté

Norbert Creutz

9 octobre 2018

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Le dernier festival de Locarno a permis de réévaluer l'un des auteurs les plus méconnus de l'âge d'or hollywoodien. Jusqu'à la fin du mois, la Cinémathèque suisse prend le relais avec un choix d'une dizaine de chefs-d'oeuvre à ne pas manquer.



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Comment passe-t-on de Laurel et Hardy au mélo des mélos Elle et lui, de l'anarchie marxienne de La Soupe au canard à l'ordre clérical de La Route semée d'étoiles, du vibrant éloge de la démocratie L'Extravagant Mr Ruggles au pamphlet maccarthyste My Son John? Il y avait un mystère Leo McCarey, resté dans les histoires du cinéma comme un des grands noms de l'âge d'or hollywoodien (sept fois nommé à l'Oscar, l'emportant par deux fois) et pourtant si mal connu, lui dont la carrière s'éteignit avant que la critique cinéphile ne puisse le placer dans son panthéon. Cet été à Locarno, la plus belle rétrospective jamais réunie de ce cinéaste (une quasi-intégrale, à quelques courts-métrages et deux longs-métrages perdus près) a permis de lever en partie le voile. Certes, tout n'est pas génial chez McCarey. Mais le meilleur tutoie les plus grands, l'ensemble confirmant un auteur très original, passionnant à suivre jusque dans ses contradictions.

Avocat et compositeur de chansons raté avant de trouver sa voie, Leo McCarey (1896-1969) était encore de ces pionniers qui apprirent leur métier sur le tas. Né à Los Angeles, le fils aîné d'un promoteur de boxe irlandais et d'une mère française, marié à 18 ans et catholique pratiquant pour la vie, c'était, d'après les photos, un bel homme d'apparence réfléchie, et à en croire les témoignages, d'une extrême gentillesse. D'où la surprise de le voir débuter comme assistant de Tod Browning, chantre de la noirceur, puis comme homme à tout faire de Charley Chase, comique cultivant une image de filou.

De Laurel et Hardy à sa propre voix

Son premier haut fait serait l'invention aux studios Hal Roach du couple Stan Laurel – Oliver Hardy, qu'il dirigea en tous cas dans leurs meilleurs courts-métrages muets, d'une efficacité comique restées intacte. Un premier signe de génie quoiqu'il s'agisse encore là d'un travail d'équipe, dont nul n'a jamais réussi à déterminer les apports respectifs. Après des dizaines de ces burlesques réalisés en six ans (1924-1929), où il développe un goût pour l'improvisation qu'il conservera toute sa carrière, McCarey traverse une période d'adaptation au parlant. Jusqu'en 1936, ses premiers longs-métrages sont pour l'essentiel des comédies qui le trouvent au service des grandes vedettes de l'époque: Gloria Swanson, Jeanette MacDonald, Eddie Cantor, Mae West ou encore Harold Lloyd. De cet ensemble décevant, qui le voit déjà recycler certaines idées de ses burlesques, ne tient le coup aujourd'hui que Belle of the Nineties, film en costumes brillamment réalisé, avec une Mae West qui vaut son pesant de féminisme. Et bien sûr la délirante satire politique La Soupe au canard (Duck Soup), d'avis général le meilleur film des Marx Brothers, dont McCarey ne gardait paradoxalement pas un bon souvenir.

Du coup, c'est plutôt dans des productions plus modestes et personnelles telles que Wild Company, Part-Time Wife et Six of a Kind qu'on trouve les prémices du feu d'artifice qui va suivre, à partir de Ruggles of Red Gap (1935). Cette comédie qui voit un valet anglais, Marmaduke Ruggles (Charles Laughton), déplacé dans l'Ouest américain après que son maître l'a perdu au jeu, est une merveille qui conjugue satire, «slow burn» (l'art du gag au ralenti) et profonde humanité. Des qualités que l'on retrouve deux ans plus tard au service cette fois d'un drame déchirant: Place aux jeunes (Make Way for Tomorrow), cas rarissime de film consacré au 3e âge, qui raconte la cruauté de la mise à l'écart des vieux parents par des enfants acquis aux valeurs «modernes» de l'argent et de la vitesse. Malgré un échec commercial, ce film vaudra à McCarey l'admiration de pairs tels que John Ford, Frank Capra ou Jean Renoir et pourrait même avoir inspiré Yasujiro Ozu, grand amateur de cinéma hollywoodien, pour son fameux Voyage à Tokyo!

Une décennie au sommet

La voie royale s'ouvre avec le triomphe de The Awful Truth, modèle de «comédie du remariage» (selon la fameuse formule du philosophe Stanley Cavell). Il n'est pas de meilleure preuve du génie de mise en scène de McCarey que sa comparaison avec My Favorite Wife, film qu'il dut abandonner à Garson Kanin suite à un grave accident d'automobile. Malgré un thème proche et les mêmes vedettes, Cary Grant et Irene Dunne, le résultat est cette fois aussi plat que son prédécesseur était pétillant!

McCarey atteint à la perfection avec Elle et lui (Love Affair, 1939), romance sophistiquée mêlant rire et larmes, si personnelle qu'il en réalisera lui-même un remake en 1957, An Affair to Remember. Même si c'est cette dernière version, avec Cary Grant et Deborah Kerr manquant leur rendez-vous sur l'Empire State Building, qui est restée dans les mémoires comme un sommet du romantisme hollywoodien, la confrontation directe avec son modèle révèle que l'original en noir et blanc ne lui cède en rien. Le couple formé par Charles Boyer et Irene Dunne s'avère tout aussi magique, la profondeur spirituelle tout aussi inattendue et bouleversante.

La sensation d'un équilibre parfait se retrouve à la vision de La Route semée d'étoiles (Going My Way) et (dans une moindre mesure) sa suite Les Cloches de Sainte-Marie (The Bells of St. Mary's), avec Bing Crosby en prêtre chargé de redynamiser une paroisse vieillissante puis d'accompagner la fermeture d'un couvent-école de nonnes. Aucune bondieuserie lénifiante dans ces films, mais au contraire la quintessence d'un art qui me conçoit l'humain qu'en relation avec les autres, plaidant pour l'intelligence et la bonté face aux conflits et coups du sort inévitables.

Le mal-aimé de cette période de grâce, qui coïncide avec la Seconde Guerre mondiale, est Lune de miel mouvementées (Once Upon a Honeymoon, 1942), film dans lequel le cinéaste tente justement d'affronter les tragiques événements contemporains. Certes, la greffe entre comédie et propagande (même pour la bonne cause) ne prend pas toujours. Mais le film, qui voit le reporter Cary Grant sillonner une Europe en train de sombrer et sauver Ginger Rogers de son mariage avec l'agent nazi Walter Slezak, est de bout en bout passionnant, de son pressentiment de l'Holocauste à son final burlesque autoréférentiel.

Anticommuniste fatal

L'autre grand film incompris qui vient clore la période, Good Sam (1948), est sans doute le plus révélateur de l'homme qu'était McCarey. Dans cette sorte d'autoportrait, un bon samaritain incarné par Gary Cooper, toujours le coeur sur la main, se retrouve confronté à l'égoïsme de ceux qu'il aide et à la frustration croissante de son épouse. Un peu terne dans sa version raccourcie suite à son insuccès (on a pu comparer des deux à Locarno), ce film presque dépourvu d'action, composé d'une suite de situations plus ou moins cocasses. s'avère en fait de la plus haute originalité. Sa manière d'affronter la médiocrité du quotidien et sa tentative un peu désespérée d'un réenchantement, sans le recours au merveilleux de La Vie est belle de Capra, est des plus significatives.

Comme souvent, la fin de carrière sera dès lors plus difficile pour un cinéaste quinquagénaire qui commence à se sentir largué. Avec My Son John, drame familial qui cède aux sirènes du Maccarthysme par son anticommunisme primaire (McCarey visait surtout l'ennemi de son cher catholicisme), il signe un véritable «film maudit», aujourd'hui honni aux Etats-Unis. Devenu quasiment invisible (nous l'avons aussi manqué à Locarno... ), ce film trouve cependant grâce auprès de certains «auteuristes» purs et durs qui, au-delà d'un final imbuvable, y verraient presque la quintessence d'un style tutoyant ici Hitchcock et Dreyer!

Le génie par-delà le déclin

Après le sursaut de An Affair to Remember, Leo McCarey, qui regarde de plus en plus en arrière, signe encore La Brune brûlante (Rally 'round the Flag, Boys), dans lequel il passe en revue ses styles comiques passés. Mais à l'image du jeu de Paul Newman, tout paraît un peu trop forcé dans cette comédie satirique (et sexuelle) qui examine les réactions d'une bourgade à l'installation à proximité d'une base de missiles, Guerre froide oblige. Désabusé et déjà miné par l'alcoolisme qui va assombrir la fin de sa vie, McCarey ne signera plus qu'un autre drame anti-communiste, Satan Never Sleeps (1962, d'après un roman de Pearl Buck), qui confronte deux missionnaires à l'avènement des nouveaux maîtres de la Chine. Malgré l'écho lointain de ses films avec Bing Crosby, une nouvelle preuve qu'il a perdu sa touch et qu'il est temps de s'effacer, en même temps que ses contemporains John Ford, Raoul Walsh, Frank Capra ou George Stevens.

Même si au final sa réputation ne repose que sur une dizaine de titres, cet étrange cinéaste méritait assurément une réhabilitation. Ses films, qu'on peut presque qualifier d'«anti-hollywoodiens» dans la mesure où il refusait à la fois les genres et le spectaculaire, révèlent une vision du monde toute personnelle, parfaitement traduite en termes de mise en scène. Il n'est qu'à revoir la fin sublime d'Elle et lui, dont l'horizontalité délibérée, le travail sur le hors-champ et la mise en abyme rappellent les amoureux à l'essentiel - nos limites dans une existence entourée de mystère, pour s'en convaincre.

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