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Réinterprétation plutôt que remake, l'«Emmanuelle» d'Audrey Diwan avec Noémie Merlant surfe sur le vague souvenir du film-phénomène d'il y a 50 ans. Entre porno soft et discours féministe, ce film réimaginé à Hong Kong plutôt qu'en Thaïlande n'est pas sans intérêt. Mais son exploration d'un désir féminin enfin délivré du «male gaze» risque de ne pas convaincre grand monde.



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En 1974, Emmanuelle avait le parfum du fruit défendu: une de ses affiches ne montrait-elle pas une sorte de pomme-fessier avec un serpent enroulé autour? C'était les années du déferlement érotico-porno dans les cinémas et ce film «soft» tourné par un photographe publicitaire (Just Jaeckin), qui raconte l'émancipation sexuelle de la jeune épouse d'un diplomate libertin, y aura largement contribué. Une salle parisienne le gardera plus de dix ans à l'affiche sans interruption! Un demi-siécle plus tard, on n'en est plus là. Emmanuelle 2024 est l'œuvre d'Audrey Diwan, une cinéaste qui prétend affranchir la sexualité féminine du regard masculin, au risque de signer un film bien peu titillant. A l'heure du grand supermarché pornographique sur Internet, son attrait ne saurait de tout façon plus être le même. 

Lion d'Or mérité à Venise il y a trois ans avec L'Evénement, d'après Annie Ernaux, Diwan n'a cette année même pas été invitée hors compétition à la Mostra. Une claque. Finalement, Emmanuelle a atterri en ouverture du moins prestigieux Festival de San Sebastian. Chez nous, son distributeur alémanique (Ascot Elite, héritiers de l'empire du pornographe Erwin C. Dietrich) n'a pas jugé bon d'y convier la presse. Alors, ratage sans appel, ou plutôt source d'inévitables malentendus que ce remake? S'il y avait certainement mieux à faire, la tentative reste intrigante, pour peu qu'on ait une indulgence pour ce genre décrié entre tous qu'est le cinéma érotique.

Froideur contre moiteurs

J'avouerai pour ma part une certaine nostalgie coupable, étant encore passé par là dans ma jeunesse.  Sylvia Kristel a laissé d'agréables impressions dans mon esprit tandis que les mélodies de Pierre Bachelet trottent encore facilement dans ma tête. Par contre, «l'éducation» d'Emmanuelle par le vieux pervers sentencieux joué par Alain Cuny m'avait déjà paru d'un glauque et d'un ridicule achevés. Comment une jeune femme pouvait-elle se soumettre à ça? Je ne savais pas qu'au départ, il y avait un roman anonyme (1959) plus tard réédité sous le nom de plume d'Emmanuelle Arsan, en fait écrit par le couple Louis-Jacques et Marayat Rollet-Andriane: un diplomate fançais et sa jeune épouse thaïlandaise (libre ou sous emprise?), qui n'avaient d'ailleurs guère goûté le film...

La nouvelle Emmanuelle imaginée par Audrey Diwan et sa co-scénariste Rebecca Zlotowski (Grand central, Les Enfants des autres) fait table rase de presque tout cela. Leur héroïne n'est plus une jeune femme oisive et soumise à son mari mais une trentenaire «indépendante», apparemment libre d'attaches, qui travaille comme contrôleuse de qualité pour une chaîne d'hôtels de luxe. Et c'est dans une tour moderne de Hong Kong et non plus dans les villas et jardins de Bangkok que se joue l'essentiel de sa quête de la jouissance sexuelle. Une quête à laquelle les autrices ont donné un tout autre sens, puisque leur Emmanuelle est clairement frigide!

Tempêtes maîtrisées dans un hôtel

Tout commence par un clin d'œil à la fameuse scène de sexe en avion de l'original. Ici, Emmanuelle (Noémie Merlant), reluquée par un homme assis en retrait de l'autre côté du couloir, se lève soudain pour aller aux toilettes où elle offre bientôt sa croupe à cet homme qui l'y a rejoint. Mais son visage ne manifeste pas le moindre plaisir. Au moment de regagner sa place, elle remarque par contre un bel Asiatique qui a observé leur petit manège. Cet homme-mystère va devenir l'autre personnage clé du film, dès lors qu'Emmanuelle le retrouve comme client au Rosefield Palace qu'elle doit évaluer.

Auparavant, elle s'est encore livrée à une partie de jambes en l'air avec un couple rencontré au bar, sans plus de plaisir à la clé. Elle apprend aussi que sa mission est de trouver un prétexte pour permettre au groupe de sacquer la directrice Margot (Naomi Watts), tenue pour responsable de la dégradation de l'hôtel par une agence de notation. La seule piste semble être la présence tolérée bien qu'en principe interdite d'escort girls, dont la Chinoise Zelda, qu'Emmanuelle surprend avec un certain trouble en train «d'exercer» au fond du jardin. Quel lien entre ces trois relations qui s'esquissent au cours d'un séjour par ailleurs ponctué par une tempête tropicale?

Plus insidieux, le discours à base d'insatisfaction, de pouvoir et de risques tranche déjà avec les théories ronflantes sur le plaisir de l'original. La mise en scène est aussi plutôt séduisante, avec sa belle photo écran large et sans moments trop languissants. Hélas, tout se gâte avec les dialogues, en anglais et rarement crédibles, le pire étant assurément les scènes avec le mystérieux Kei Shinohora (l'Anglo-Japonais Will Sharpe), en fait un ingénieur spécialisé dans l'expertise des barrages qui ne dort même pas dans la chambre que lui paient ses employeurs. Après lui avoir détaillé par le menu ce qui s'est passé dans les toilettes de l'avion, Emmanuelle pense être parvenue à le séduire. Mais il se défile et finira par l'inviter à sortir plutôt de son univers aseptisé.

De l'impensé au non réalisé

Il y aussi le facteur Merlant, une actrice respectée qui n'a jamais refusé de se dévêtir si le rôle en valait la peine (Portrait de la jeune fille en feu, Les Olympiades). Ici, elle campe sans peine un véritable glaçon, qui souffre de sa réussite et son contrôle de soi. Pour mettre les points sur les i, l'une des principales scènes érotiques n'est-elle pas une masturbation avec... des glaçons? Une certaine dureté du visage et une plastique presque trop parfaite ne suscitent aucun trouble, ce qui va à l'encontre du genre. C'est seulement dans son regard sur Zelda en train de s'abandonner au plaisir qu'une fêlure apparaît. Et ce n'est qu'une fois résolu son dilemme professionnel et sortie de sa zone de confort que son Emmanuelle aura une chance d'atteindre son but.

L'ennui, c'est qu'on s'en fiche de plus en plus. Et cela, les autrices ne l'ont sûrement pas calculé. Leur écrin luxueux ne vaut guère mieux que l'imaginaire exotico-colonial de l'original, l'argent (invisibilisé) restant un grand impensé. A peine effleuré, le conflit professionnel supposé devenir éthique et existentiel n'imprime pas plus et finit par se dissoudre dans un vague embryon de sororité. Reste la quête de l'irrésistible homme-mystère, finalement suivi dans une Hong Kong «de tous les dangers». Las! Stylistiquement, Audrey Diwan essaie bien de se la jouer Wong Kar-wai (Chunking Express, In the Mood for Love), elle n'arrive qu'à une vague approximation, pour conclure que la ville reprise en main par le pouvoir chinois... n'en présente plus guère.

L'orgasme ou l'amour?

Pour finir – ne lisez pas si vous souhaitez préserver un minimum de suspense –, Kei se laissera rattraper mais se révèlera... asexuel. Plus de désir, nada! Il faudra l'intermédiaire d'un beau gigolo pour amener enfin Emmanuelle jusqu'à l'orgasme, sous le regard de son homme inaccessible dans une scène savamment chorégraphiée. D'accord, c'est mieux que le viol plus ou moins consenti du film original. Et sûrement plus malin que toutes les suites navrantes et autres Nuances de Grey apparues depuis. Mais les trois situations de sexe triangulaire du film disent bien, en creux, le grand absent de tout ceci, à savoir le sentiment amoureux.

Présenter l'orgasme comme l'accomplissement ultime de la quête d'Emmanuelle laisse le public sur une insatisfaction tant sexuelle (l'impasse voyeuriste se doublant ici de la défiance de la cinéaste) qu'émotionnelle (l'identification n'a pas plus fonctionné, du moins pour l'homme que je suis). Bien essayé, mais ce n'est pas ce film déceptif, vaguement cérébral, qui aura résolu la si délicate équation du plaisir. Et encore moins celle artistique du cinéma érotique. Pierre Bachelet l'avait bien mieux exprimé, lui qui chantait: «Mélodie d'amour chantait le cœur d'Emmanuelle / qui bat cœur à corps perdu / Mélodie d'amour chantait le corps d'Emmanuelle / qui vit corps à cœur déçu.»


«Emmanuelle», d'Audrey Diwan (France 2024), avec Noémie Merlant, Will Sharpe, Naomi Watts, Chacha Huang, Jamie Campbell Bower, Anthony Wong. 1h47

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