Culture / Pavese, notre ami fragile, nous attend à l’«Hôtel Roma»
Carte postale de Turin, Piazza Solferino e Via Cernaia, Postcard Ed. G. C. T. Torino, 1936.
Merveille de sensibilité mimétique, de substance documentaire et de justesse d’expression dans son approche d’un grand écrivain retrouvé à l’été (1950) de son suicide, l’ouvrage de Pierre Adrian restitue à la fois les aspects contradictoires de la personne, complexe et combien âprement attachante, et le génie du poète, avec ses racines piémontaises et de constantes et pertinentes références à ses œuvres relues.
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Relevant alors de la fable autant que de l’affabulation, où le talent de romancier et de poète de l’auteur roumain Mircea Cārtārescu, très fécond (plus de trente livres parus) et largement consacré par de multiples prix littéraires, fusionne ici dans un (pseudo) roman historique aux fondements partiellement «réels» mais aux développements aussi extravagants que la vie du protagoniste-modèle, à savoir: Téwodros II.</p> <p>Dans l’immédiat, à propos de cet extraordinaire personnage, l’on ne peut que recommander, à la lectrice et au lecteur non moins probablement ignorants en la matière que le soussigné, de consulter, sur Internet, la longue notice consacrée à Téwodros II à l’enseigne de Wikipédia, comme ils gagneront en assises documentaires à l’écoute des explications, sur Youtube, de l’écrivain lui-même. Ces précautions ne risquent en aucune façon de «spoiler», comme on dit aujourd’hui, leur intérêt et leur plaisir de lire: disons que baliser le fonds documentaire de <em>Théodoro</em>s permettra de mieux apprécier, dès ses premières pages, l’envolée de la narration, en admettant d’emblée que l’auteur prend toutes les libertés avec la «vérité» historique.</p> <p>Pour celle et celui qui ne peut accéder à Wikipédia d’un clic, précisons vite fait: que le «vrai» Téwodros II, né Kassa Hailou en 1818 à Charghe (province du Qwara, en Ethiopie très morcelée à l’époque par les guerres des seigneurs locaux), a marqué l'Histoire, au point de fasciner un certain Arthur Rimbaud, par sa fulgurante ascension de chef de guerre et fin stratège visant à l’unification d’un pays déchiré, puis s’efforçant d’appliquer des réformes de modernisation tous azimuts: contre l’esclavage et la corruption des élites politiques et religieuses, pour une redistribution des terres aux paysans, avec l’appui d’une armée elle-même réorganisée selon des normes plus «occidentales», tout cela bel et beau et qui lui vaudra la stature posthume d’un héros, mais autant de déboires de son vivant, à peu près tenu pour un macaque déguisé par la reine Victoria, contesté par les seigneuries locales et combattu, malgré le Christ qu’il adore, par les hiérarques de la «douce orthodoxie» aux dents acérées. Et le roi des rois d’Ethiopie, le <em>negusse negest, </em>de se donner finalement la mort avec le pistolet que lui a offert la «grand-mère de l’Europe». Cela pour l’Histoire et ses faits avérés d’ores et déjà magnifiés par moult légendes et «narratifs», selon l’expression chic du moment.</p> <p>Or, laissant là la vérité» selon Wikipédia, voici qu’une autre histoire se raconte, commencée par la fin, dont l’idée est venue au jeune Mircea Cāstārescu il y a quatre décennies de ça (il le raconte dans la note finale concluant le roman), jusqu’au moment où, en deux ans, sur fond de dépression, de confusion, de pandémie et de guerres, il a trouvé la force de nouer la gerbe de trente ans de notes prises dans son Journal – et voilà le job, le travail d’une vie pourrait-on dire, avec la transmutation d’une lointaine histoire de «sauvage africain qui singeait son titre sur un trône usurpé», comme le voyait Sa Gracieuse Majesté britannique, en épopée européenne, voire eurasienne, englobant la Grèce des archipels et la Valachie natale de l’auteur, l’Ethiopie et la Judée de la Bible – en attendant la Jérusalem céleste...</p> <h3>Je est un autre, ici ou ailleurs</h3> <p>L’idée, dans sa version poétique, aurait pu venir au vélocipédiste Einstein (prénom Albert) au cours de ses virées dans la campagne argovienne: à savoir qu’un garçon qui rêve de devenir empereur dans les neiges de Valachie, disparu tel jour pour motif de rêverie, pourrait réapparaître au même instant dans la peau d'un Juif errant, à San Francisco, après avoir partagé la condition des pirates dans les eaux frémissantes de l’Hellade ou environs.</p> <p>Entre les âges de trois et sept ans, le jeune Tudor (variante valaque du prénom de Téwodros, anticipant le Théodoros du roman) a entendu, modulées par la bouche de sa mère Sofiana, ces histoires qui vous ont tous fait rêver en enfance en vous ouvrant avec le sésame fameux d’il était une fois, les portes du multivers. </p> <p>En affirmant que «Je est un autre», un gamin mal élevé au prénom d’Arthur ne faisait que formuler une vérité vieille comme la nuit des temps, rompant avec les évidences et nous ouvrant, avec transfusion de sang ou non, à tous les dédoublements. Cette histoire du sang, autant que l’histoire du sperme qu’on dit parfois le sang de l’espèce, comptera pour beaucoup dans les motifs métaphoriques du roman <em>Théodoros</em>, comme l’histoire du double. Réclamez-vous du sang du roi Salomon, avec documents à l’appui même trafiqués, et vous verrez l’effet.</p> <p>Le petit Tudor, à sept ans, s’est identifié au grand Alexandre dont sa mère lui lisait les faits et gestes: détail courant de la vie, mais qui peut devenir destin; tout dépend de notre façon de vivre la lecture. La poésie suppose cette identification et ce dédoublement. Et c’est ainsi que, dès les premières pages de <em>Théodoros,</em> nous sommes littéralement pris par la gueule sans bien savoir qui parle au protagoniste, si c’est sa conscience, le double valaque de Téwodros ou un ange – voire sept archanges d’Apocalypse…</p> <p>«Au commencement était le Verbe», dit l’apôtre, et c’est reparti en forme de question initiale à laquelle tout un roman tâchera de répondre: «Si tu te signes avec trois doigts poisseux de sang, en te marquant le front au-dessus des sourcils (une goutte glisse le long de ton nez bistre et aquilin jusqu’à ta moustache nouée du côté gauche avec un fil d’or, et tombe sur les dalles de malachite de la forteresse royale) en déposant ensuite une tache au bas de ta chemise d’un atlas si blanc qu’il semble doré, et deux autres sous tes épaulettes en opale, d’abord à droite, puis à gauche, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Amen, ton signe de croix sera-t-il reçu?»</p> <p>La question est posée à lui-même par celui qu’on tient pour «une croix de preux», croix d’orgueil et de désir («tu as crucifié en tout premier ta pauvre âme»), homme de sang qui a transformé la croix en un char de guerre, qui s’est toujours prosterné à ses propres pieds, mais qu’on ne s’attende pas à une autoflagellation de la part de ce possédé de l’Hybris, car le roman n’est pas un confessionnal mais le lieu aux parfums suaves de l’impureté même et des délices, des péchés très affreusement délicieux, de la Vitalité et du Verbe incarnés. «Sans couilles pas de chef-d’œuvre», écrivait Albert Cohen… </p> <h3>Un livre à vivre plus qu'à comprendre</h3> <p><em>Théodoros</em> ne se raconte pas: il se mérite, ou disons en moins moralisant qu’il se vit, une page après l’autre, et ça fera 600 feuillets à savourer, obstacles compris, surtout si vous cherchez à tout comprendre.</p> <p>Le roman d’aventures est revigorant au possible, comme si vous y étiez, comme au bon jeune temps de Long John Silver, dans <em>L’Ile au trésor,</em> ou comme dans les soieries des Mille et une Nuits. Je pourrais vous raconter les épisodes de la fringante piraterie sur le bateau joyeusement bordélique des forbans auxquels les filles tiennent la dragée haute, dans une espèce de phalanstère sexuel flottant, ou je pourrais vous raconter la terrifiante bataille menée par le guerrier présomptueux contre le Gel valaque, ou encore l’inénarrable mine de sel aux immenses statues souterraines, mais non: c’est à vous de vous y coller, pour le plaisir, et quel!</p> <p>Plus délicate en revanche, mais à prendre le pied léger: la théologie dans tout ça. L’on sait que le vrai Téwodros était un homme religieux, et son double romanesque ne le lui cède en rien, avec un même séjour monacal et des relations pour le moins problématiques avec les religions voisines ou adverses et les confessions et sectes chrétiennes de tout acabit. Calvinistes et papistes? Tous des chiens! God soit leur copilote, mais notre seul et unique chef est le Christ. 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Et le prénom du boss lâché dans la foulée: Vladimir, puis son nom et deux autres non moins connus que le sien, donc allons-y pour Poutine, président court de taille (1,62m) mais long d’ambition vindicative, Choïgou son ministre de la Défense imbu de mysticisme païen, et Patrouchev le secrétaire du Conseil de sécurité. Fameux trio de septuagénaires bientôt à torse poil devant un feu entretenu par des chamans, et l’on n’en est qu’à la page 30.</p> <p>Ensuite de quoi le sang va couler. Il y aura de la louve noire et un premier cadavre au menu. 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Question qui se posera à chaque avancée de la narration, à démêler en vérifiant, à tout coup, ce qui ne relève pas de la coïncidence fortuite… Entre cent autres interrogations que, lectrices et lecteurs plus ou moins candides, informé(e)s ou désinformé(e)s, nous nous poserons, voici donc: quoi de vrai dans l’épisode «mystique» sanglant du premier sacrifice chamanique? Quoi de vrai dans la supposée détestation des femmes et la liaison homosexuelle de Poutine avec le violoniste et homme d’affaires Serguei Roldouguine dont nous savions qu’il a planqué les millions de son ami dans nos chères banques? Quoi de vrai dans le réseau de pédocriminels béni par les hautes sphères de l’Eglise orthodoxe alors même que celle-ci taxe l'Occident d'immoralité? Quoi de vrai dans l’immense réseau d’espionnage contrôlé par la plus haute hiérarchie de la même cléricature, et les magouilles financières qui ont fait des pontes ecclésiastiques les semblables des oligarques milliardaires? 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Lui qui en savait tant de l'humaine engeance, en médecin soutien de famille dès son plus jeune âge, observateur lucide de la Russie d’en bas, infatigable homme de bonne volonté multipliant les aides concrètes de toute sorte, témoin de la misère et des injustices, plaidant pour les bagnards de Sakhaline alors que la tuberculose le rongeait – qu’aurait-il pensé du «roman» de Sergueï Jirnov?</p> <p>J’y pensais en constatant, pour ma part, le peu d’émotion réelle que suscite l’ouvrage, faute d’incarnation et de développement en profondeur des psychologies, limitées à celles d’un feuilleton bien ficelé. 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C’est à peu près le temps qu’il vous faut, précise Salman Rushdie, pour dire le Notre Père ou réciter un sonnet de Shakespeare. Et l’écrivain en sait quelque chose et y a même perdu un œil, vu que c’est exactement 27 secondes qu’a duré l’attaque sauvage qu’il a subie le 12 novembre 2022 à 10h45 du matin sur la scène de l’amphithéâtre de Chautauqua, 27 secondes qui auraient dû lui être fatales après la quinzaine de coups de couteau qui lui lacérèrent le visage, le torse et les membres, jusqu’au moment où son agresseur fut maîtrisé et menotté par un policier passant par là en l’absence, par ailleurs, de tout dispositif de sécurité. </p> <p>27 secondes chronométrées: la scène a donc été filmée par tel ou telle des plus de mille spectateurs présents pour entendre la conférence de l’auteur des <i>Versets sataniques</i> – entre vingt autres livres –, censé parler des villes-refuges pouvant accueillir, aux States, des écrivains menacés dans leur propre pays, initiative à laquelle Rushdie avait participé entre autres nombreuses activités solidaires, et voilà que le refuge présumé était devenu le piège tendu par un forcené de 24 ans qui avouerait plus tard qu’il n’avait jamais lu que deux ou trois pages des écrits de ce mécréant et vu deux ou trois vidéos sur Youtube consacrées au même «hypocrite», comme il qualifierait Salman Rushdie, décidément pas «une bonne personne», donc à supprimer au nom du Dieu superbon…</p> <h3>L'extravagante fiction du réel</h3> <p>Entre les 27 secondes qu’a duré l’exécution ratée et les trente-trois ans de tribulations vécues par Salman Rushdie depuis sa condamnation à mort, en février 1989, par le Grand Inquisiteur chiite Rouhollah Moussavi Khomeini, un abîme fantastique s’est creusé à la barbe posthume de l’ayatollah défunt (il est mort en juin 1989), dans lequel un écrivain aux fictions extravagantes s’est vu rattrapé par «la réalité». </p> <p>Aux dernières nouvelles, une récompense de deux millions de dollars reste offerte à celui qui, enfin, fera la peau à l’infâme mécréant – mais cet âne d’A. (pseudo vengeur du Libanais Hadi Matar dans <i>Le couteau</i>) n’en verra pas la couleur, alors même qu’il passe pour un héros aux yeux des islamistes radicaux. Au demeurant, son procès a été ajourné au motif que sa défense exigeait d’accéder au livre paru, alors même que l’homme au couteau continue de plaider non coupable et n’a pas émis le moindre signe de repentir envers sa victime «hélas» survivante…</p> <p>D’ailleurs le terme de «victime» se discute aux yeux de certains, et <i>Le couteau</i> illustre, dans un mélange de juste colère et de jubilation sarcastique, quel révélateur de la bassesse humaine aura été «l’affaire Rushdie», où nombre de politiciens – de Jimmy Carter à Boris Johnson, et de chers confrères en littérature, ou de journalistes mal intentionnés, n’ont cessé de pointer la caractère «illisible» de ses livres et son opportunisme, son besoin d’être remarqué, sa frivolité de viveur après son installation aux Etats-Unis, bref l’exagération monstrueusement coûteuse qu’aura représenté sa protection alors qu’il était supposé ne plus rien risquer – à cela près que les services secrets britanniques ont quand même déjoué six complots visant à le liquider!</p> <p>Ce que ses détracteurs «éclairés» n’avaient pas vu, guère plus en somme que ses ennemis aveuglés par le fanatisme religieux, c’est la prodigieuse capacité d’amour que recèle l’œuvre littéraire de Salman Rushdie, déployant, en sa foison baroque, les multiples aspects de la vie, et les ressources de bonté et de beauté de celle-ci qui s’opposent aux penchants mortifères de l’humaine engeance.</p> <p>Comme nous tous, et comme le Candide de Voltaire, le cher Salman, Indien de naissance, métèque de sa Majesté après avoir fui les colères alcooliques de son paternel, et désormais citoyen américain, n’aspire à rien d’autre qu’à la paix et à la liberté, au bonheur consistant à «cultiver son jardin» au milieu des siens, à parler avec ses amis (nous tous) des livres qu’il lit et à en ajouter puisque tel est son plus vif plaisir. </p> <p>Cela étant, dans une version moderne du <em>Quichotte</em> de Cervantès, l’auteur des <i>Versets sataniques</i> n’en a pas moins continué de se battre contre «l’infâme» (encore ce Voltaire!) qui prétend détenir la seule vérité, et prône la mise à mort de tout mécréant. Or l’Artiste, chez lui, a toujours précédé le polémiste et, souvent, brouillé les cartes. </p> <p>Et voici qu’on le poignarde, comme on a bastonné Voltaire. Et voilà qu’il s’en sort par miracle et que d’aucuns invoquent une protection céleste. Alors lui, intraitable, d’opposer au couteau un livre au titre impliquant le double usage de l’instrument – couteau à pain des familles, couteau suisse des picnics sympas, couteau à cran d’arrêt du voyou, poignard mortel – comme le mot peut détruire ou sauver… </p> <p>«<em>Pendant un demi-siècle</em>, écrit Rushdie à propos de la supposée «force supérieure» qui l’aurait protégé, <em>moi qui croyais en la science et la raison, qui n’avais pas de temps à consacrer aux dieux et aux déesses, j’avais écrit des livres dans lesquels les lois de la science étaient souvent subverties, dont les personnages étaient télépathes, se transformaient en bêtes meurtrières quand venait la nuit ou bien tombaient d’un avion d’une altitude de près de dix mille mètres, survivaient et se voyaient pousser des cornes, des livres dans lesquels un homme vieillissait deux fois plus vite que la normale, où un autre homme se mettait à flotter un centimètre et demi au-dessus de la surface de la terre, où une femme vivait jusqu’à l’âge de deux cent quarante-sept ans. Qu’avais-je donc fabriqué pendant cinquante ans? Je voulais dire: je pense que l’art est un rêve éveillé. (…) Je ne crois pas aux miracles mais ma survie est miraculeuse. Bon, d’accord, qu’il en soit ainsi. La réalité décrite dans mes livres, oh appelez-la réalisme magique si vous voulez, est devenue la véritable réalité dans laquelle je vis</em>». Et comme c’est vrai pour <i>Le couteau</i>!</p> <h3>Bienvenue au club des poignardés</h3> <p>Ce qu’on apprend en lisant ce «livre de la vie» tenant à la fois d’exorcisme et de réponse (fermement) pacifique aux violents, c’est qu’avant Salman Rushdie, deux grands écrivains au moins ont subi le couteau et y ont survécu: à savoir le Nobel de littérature égyptien Naguib Mahfouz, coupable d’avoir défendu… un certain Rushdie (!) dans un ouvrage où une centaine d’écrivains et d’intellectuels musulmans avaient pris son parti contre le terrorisme religieux, et poignardé en pleine rue du Caire à l’âge de 82 ans, en octobre 1994; et Samuel Beckett, le 7 janvier 1938, qui subit le même sort après avoir refusé de donner de l’argent à un voyou le menaçant dans une rue de Paris – ledit agresseur se prénommant Prudent. Or Beckett tint, au procès de celui-ci, à faire face à son agresseur et à lui demander la raison de son agression, Prudent lui répondant, le nez baissé, qu’il ne savait pas, et qu’il s’en excusait...</p> <p>Or cette confrontation, que Rushdie appelle «le moment Beckett», et qu’Eliza son épouse lui déconseille vivement, le romancier l’imagine de toutes pièces dans un chapitre majeur du <i>Couteau</i> où il dialogue avec «le A» dont l’essentiel de l’argumentation tient en un mot qui plairait à Michel Houellebecq: soumission. Soumission à Dieu, soumission à l’unique vérité proclamée et ressassée par l’imam Youtubi. Soumission et mort à l’insoumis!</p> <h3>L'amour plus fort (si, si) que la mort</h3> <p>Si son meurtrier raté lui lance qu’il est haï par deux milliards de personnes, Salman Rushdie lui répond qu’il a toujours cru, pour sa part, en la force de l’amour, et c’est la force principale du <i>Couteau,</i> sœurs et frères: c’est l’amour.</p> <p>L’amour d’une femme, d’abord, merveilleuse de présence angoissée. Laquelle Eliza est accueillie par la famille de Salman, en 2017, avec ce mot plein de tendresse: «enfin!». L’amour de ses fils chéris, de sa sœur et des enfants de celle-ci. L’amour de ses amis, à commencer par son agent, dit le Chacal, Andrew Wylie qui l’a défendu mieux que personne à l’époque de sa condamnation à mort. L’amour-amitié de ses amis écrivains, dans un biotope où règnent souvent jalousie et défiance. Et c’est Martin Amis en train de mourir du cancer, et qui lui adresse un message si fraternel. C’est Philip Roth et son propre crabe. C’est Ian Mc Ewan. 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A ce propos, Jacques Perrin ne s’embarrasse pas de guillemets pour qualifier les moments de «lévitation» ponctuant sa quête du sublime gustatif, non sans pointer les ombres éventuelles du tableau, de spéculations douteuses en malversations avérées.</p> <h3>Racines valaisannes, avant l'envol</h3> <p>Des rives lémaniques au Valais de Jacques Perrin, il n’y a que le Rhône à remonter, et son «Valais de bois», pour reprendre une expression de Maurice Chappaz, est immédiatement et solidement présent en écho à son enfance, ancrée dans «un pays rude et enflammé» aux «passions silencieuses», où il ressent «l’acre, pulvérulent parfum des cascades», un «pays de sourciers» dont le souffle qui l’anime lui fait ressentir l’ivresse avant le vin.</p> <p>A l’opposé de ceux qui ont le «vin petit» et n’aspirent qu’aux «tuées» du samedi soir, le jeune Jacques, à l’école (notamment) d’un oncle impérial et de son nonno piémontais, va découvrir la vérité vécue de la cuisine familiale et le respect de ce nectar qui «nomadise dans l’espace et le temps», dit <i>solera alpine </i>ou vin des glaciers, et ce n’est qu’un premier début. </p> <p>Dès lors, l’apprentissage n’en finira plus. D’abord à Genève, ville d’écrivains et de penseurs, à l’Université où il choisit la philosophie («aucun avenir, hormis celui de futur chômeur!»), et bientôt «sur le terrain» de Bourgogne, amorce à la vingtaine d’un voyage le conduisant du vin au verbe via les vignes et les caves, les gens et la «sainte» dégustation aux déclinaisons verbales parfois saturées à faire sourire mais qui a, aussi, sa poésie.</p> <p>Ainsi d’une incomparable Romanée Saint-Vivant 1928 décrite par l’octogénaire Jules Chauvet au nez forcément exceptionnel: «Ce cru… arôme strict de rose épicée, celle de Damas… puis violette, réglisse et truffe dans la continuité… le tout associé au cuir. La courbe en bouche, d’un dessin très pur, marque un relief vigoureux. Il est à son apogée et sa présence semble éternelle. Tout grand vin est comme une embarcation qui vous ferait voyager». 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Surtout, son penchant à filtrer le réel dans les arcanes poétiques traduisait son aspiration à «changer la vie», selon la formule du chenapan à semelles de vent outrageusement adonné à toutes les saveurs et à tous les savoirs que figurait Arthur Rimbaud.</p> <p>Or c’est bel et bien la passion poético-philosophique du tastevin Perrin (que le premier ouvrier de France ès sommellerie et arts de la table, maître Antoine Pétrus, situe au top des dégustateurs actuels dans sa préface à l’ouvrage, célébrant sa sagesse et sa mesure «doublée de l’intelligence du verbe») qui fait de <i>L’Archipel du goût</i> le poème épique d’une traversée riche en découvertes et en rencontres surprenantes, dont le dernier chapitre est en lui-même un poème et, symboliquement, le sommet d’une résilience, en pleine face nord de l’Eiger où l’énergumène sort de son sac un Château Margaux 1900 qu’il partage avec son compagnon de cordée.</p> <p>Jacques Perrin, en matière de vin et de poésie, notamment, n’est pas un jobard snob frotté de lettres – un chapitre de son livre est consacré à la «puissance du faux» et à ses séquelles sordides – et chacune et chacun le vérifieront au fil de pages à savourer lentement comme un grand cru, avec cette «leçon» finale: «Le partage de ce vin dans l’Eigerwand constitue un moment unique de mon existence. 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Du noir et autres couleurs
Ce «noir et blanc» ne laisse d’évoquer toute une époque, à l’évidence, et c’est à la fois la «couleur» du néoréalisme italien, faisant écho aux romans américains plus ou moins «noirs» qui ont fasciné le jeune Pavese, grand lecteur par ailleurs de Walt Whitman et futur traducteur (faisant autorité aujourd’hui encore) de l’immense Moby Dick, baleine à long sillage blanc dans la mer dont le Piémontais rêve tout en la détestant – donc on verra bientôt que le «noir et blanc» n’a rien de binaire ni de réducteur pour celui qui gardera toujours au cœur les feux de septembre, d’or et de pourpre, des vignobles des Langhe, ces collines des hauts de Turin dont il évoque le paradis retrouvé dans Les Mers du sud, premier poème de Travailler fatigue, au début de son journal amorcé en relégation, en novembre 1935: «S’il y a une figure dans mes poèmes, c’est celle de celui qui s’est enfui de chez lui et qui revient avec joie à son petit village, après en avoir vu de toutes les couleurs et rien que des choses pittoresques, avec très peu envie de travailler, prenant un grand plaisir à des choses très simples, toujours large, débonnaire et net dans ses jugements, incapable de souffrir profondément, content d’obéir à la nature et d’être heureux avec une femme, mais content aussi de se sentir seul et dégagé, prêt chaque matin: les Mers du Sud en somme»…
Mais non camarade: travailler repose! Et si vous pensez que le geste de prendre Pavese dans vos bras va vous en rapprocher en moite tendresse, déchantez car le mec est aussi distant, voire impossible avec ses semblables qu’avec les femmes, comme il le sous-entend dans ce fragment du Métier de vivre daté de ses vingt-sept ans: «Comme les grands amants, les grands poètes sont rares. Les velléités, les fureurs et les rêves ne suffisent pas; il faut ce qu’il y a de mieux: des couilles dures. Ce que l’on appelle également le regard olympien».
Hélas le péremptoire jeune homme ne sera jamais un «grand amant», mais il pressent en lui le «grand poète» non sans raison, malgré le «vice absurde» qu’il nourrit déjà, et qu’il maudit en toute lucidité. Ainsi le note-t-il aussi en novembre 1937: «Le plus grand tort de celui qui se suicide est non de se tuer mais d’y penser et de ne pas le faire. Rien n’est plus abject que l’état de désintégration morale auquel amène l’idée – l’habitude de l’idée – du suicide. Responsabilité, conscience, force, tout flotte à la dérive sur cette mer morte, coule et revient futilement à la surface, jouet de n’importe quel courant.»
L'incommunicable en partage
Et d’autres couleurs au cinéma, comme dans les films de Michelangelo Antonioni que Pierre Adrian évoque à propos de la mort de Monica Vitti qui vous a tous fait craquer, jeunes gens, entre seize et vingt ans, quand vous découvriez le mot «incommunicabilité» très prisé des intellos une dizaine d’années après la mort de Pavese…
Le terme est au cœur du paradoxe de la relation de Pavese avec les autres, qu’il appelle et rejette en même temps, auxquels il offre sa poésie et qu’il fuit comme malgré lui.
Or ce mélange d’attirance et de répulsion, Pierre Adrian l’a éprouvé lui-même après avoir trouvé, en sa vingtaine, l’écrivain selon son cœur en la personne de Pier Paolo Pasolini, l’opposé à maints égards de Pavese, qu’il suivra du Frioul à Rome avant, la trentaine venue, de repérer un autre «compagnon lucide» possible avec Pavese qu’il va «retrouver», de Rome où il vit, à Turin, en compagnie d’une amie-amante qu’il appelle «la fille à la peau mate» à la façon du poète parlant de sa «fille à la voix rauque», passion malheureuse entre tant d’autres…
D'amitié et d'amour
Autre paradoxe alors: que le récit-enquête-pèlerinage consacré à un poète mal barré en amour, entrepris en complicité avec une jeune Parisienne de joyeuse compagnie, transforme ce qui pourrait n’être qu’un fastidieux «docu» littéraire en histoire d’amitié et d’amour, où l’incommunicabilité fameuse – l’un des murs sur lesquels Pavese bute souvent dans Le Métier de vivre – se déploie en vecteur de sympathies multiples, au fil des rencontres parfois très étonnantes qui ponctuent le parcours des deux «petits Français»…
Cela commence à La Dernière plage, ce restau à salle de bal et terrasse estivale des hauts de Turin, anciennement Taverna dell’orso, où Pavese accoutumait de se rendre, à deux pas de la maison de sa mère, et dont le nouveau propriétaire farceur a conçu une anti-publicité typique de l’humour grinçant des Piémontais: «Si mangia male, si paga tanto», l’on mange mal et l’on paie cher…
Premier lieu «à la Pavese», au seuil des Langhe, restau de province aux airs «défaits», avant une série d’escales significatives dans les collines, en Calabre où le poète a été exilé sept mois par les autorités fascistes, à Rome, ou encore à Bocca di Magra en face des falaises de marbre de Carrare où il foula sa véritable «dernière plage» en compagnie d’un improbable flirt…
Les œuvres, bagages accompagnés
Valeur ajoutée inestimable à ce périple: les constantes références de l’auteur aux livres de Pavese, citations à l’appui tirées de La lune et les feux, son dernier livre apparié à une «divine comédie», des Dialogues avec Leuco, sur l’exemplaire duquel figurent les derniers mots manuscrits du désespéré («Je pardonne à tous et à tous je demande pardon. Ca va? Pas trop de bavardages»), du Bel été (prix Strega en juin 1950, consécration à peine relevée par les médias sauf à Turin), Entre femmes seules aux si profondes intuitions psychologiques, Le Métier de vivre à de multiples reprises et la correspondance de l’écrivain d’où l’auteur tire la page saisissante, à valeur d’autoportrait, d’une lettre à Fernanda Pivano, le 25 octobre 1950, où figurent ces mots d’une si terrible lucidité: «Or P. qui sans doute est un solitaire parce qu’en grandissant il a compris qu’on ne peut rien faire qui vaille sinon loin du commerce du monde, est le martyr de ces contradictions. Il veut être seul – et il est seul –, mais il veut l’être au milieu d’un cercle qui le sache (…) P. appelle même tout cela besoin d’expression, de communication, de communion; sa privation, tragédie de la solitude, incommunicabilité des âmes, et ainsi de suite. Que pourra faire un tel homme devant l’amour?»
Enfin Pierre Adrian a retrouvé à Rome, géant nonagénaire, le dernier compagnon vivant de Pavese au nom de Franco Ferrarotti, qui nous vaut les pages les plus émouvantes d’Hôtel Roma, avec l’évocation des funérailles de Pavese, dont le cercueil fut suivi par des centaines de personnes, le message bouleversant du jeune Italo Calvino, atterré par la mort de son ami, et une conclusion qui oriente l’ensemble de l’ouvrage dans le même sens que les derniers mots de Pavese, le 18 août 1950: «Un clou chasse l’autre. Mais quatre clous font une croix. Mon rôle public, je l’ai accompli – j’ai fait ce que je pouvais. J’ai travaillé, j’ai donné de la poésie aux hommes, j’ai partagé la peine de beaucoup».
Et Pierre Adrian de conclure: «Ferrotti m’avait conforté dans la conviction qu’un écrivain peut être l’ami qui vous réconforte et vous aide à tenir. Pavese était devenu un compagnon de route. Je m’étais lié à lui. On ne demande pas à nos amis de nous ressembler. On leur demande de nous aider à vivre»…
Post scriptum: Amico fragile est l’une des plus belles chansons de Fabrizio de André, autre géant «à la Pavese» dont la voix grave et douce fait écho à celle, sottovoce, qu’on entend entre les lignes du Métier de vivre…
«Hotel Roma», Pierre Adrian, Editions Gallimard, 192 pages.
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Relevant alors de la fable autant que de l’affabulation, où le talent de romancier et de poète de l’auteur roumain Mircea Cārtārescu, très fécond (plus de trente livres parus) et largement consacré par de multiples prix littéraires, fusionne ici dans un (pseudo) roman historique aux fondements partiellement «réels» mais aux développements aussi extravagants que la vie du protagoniste-modèle, à savoir: Téwodros II.</p> <p>Dans l’immédiat, à propos de cet extraordinaire personnage, l’on ne peut que recommander, à la lectrice et au lecteur non moins probablement ignorants en la matière que le soussigné, de consulter, sur Internet, la longue notice consacrée à Téwodros II à l’enseigne de Wikipédia, comme ils gagneront en assises documentaires à l’écoute des explications, sur Youtube, de l’écrivain lui-même. Ces précautions ne risquent en aucune façon de «spoiler», comme on dit aujourd’hui, leur intérêt et leur plaisir de lire: disons que baliser le fonds documentaire de <em>Théodoro</em>s permettra de mieux apprécier, dès ses premières pages, l’envolée de la narration, en admettant d’emblée que l’auteur prend toutes les libertés avec la «vérité» historique.</p> <p>Pour celle et celui qui ne peut accéder à Wikipédia d’un clic, précisons vite fait: que le «vrai» Téwodros II, né Kassa Hailou en 1818 à Charghe (province du Qwara, en Ethiopie très morcelée à l’époque par les guerres des seigneurs locaux), a marqué l'Histoire, au point de fasciner un certain Arthur Rimbaud, par sa fulgurante ascension de chef de guerre et fin stratège visant à l’unification d’un pays déchiré, puis s’efforçant d’appliquer des réformes de modernisation tous azimuts: contre l’esclavage et la corruption des élites politiques et religieuses, pour une redistribution des terres aux paysans, avec l’appui d’une armée elle-même réorganisée selon des normes plus «occidentales», tout cela bel et beau et qui lui vaudra la stature posthume d’un héros, mais autant de déboires de son vivant, à peu près tenu pour un macaque déguisé par la reine Victoria, contesté par les seigneuries locales et combattu, malgré le Christ qu’il adore, par les hiérarques de la «douce orthodoxie» aux dents acérées. Et le roi des rois d’Ethiopie, le <em>negusse negest, </em>de se donner finalement la mort avec le pistolet que lui a offert la «grand-mère de l’Europe». Cela pour l’Histoire et ses faits avérés d’ores et déjà magnifiés par moult légendes et «narratifs», selon l’expression chic du moment.</p> <p>Or, laissant là la vérité» selon Wikipédia, voici qu’une autre histoire se raconte, commencée par la fin, dont l’idée est venue au jeune Mircea Cāstārescu il y a quatre décennies de ça (il le raconte dans la note finale concluant le roman), jusqu’au moment où, en deux ans, sur fond de dépression, de confusion, de pandémie et de guerres, il a trouvé la force de nouer la gerbe de trente ans de notes prises dans son Journal – et voilà le job, le travail d’une vie pourrait-on dire, avec la transmutation d’une lointaine histoire de «sauvage africain qui singeait son titre sur un trône usurpé», comme le voyait Sa Gracieuse Majesté britannique, en épopée européenne, voire eurasienne, englobant la Grèce des archipels et la Valachie natale de l’auteur, l’Ethiopie et la Judée de la Bible – en attendant la Jérusalem céleste...</p> <h3>Je est un autre, ici ou ailleurs</h3> <p>L’idée, dans sa version poétique, aurait pu venir au vélocipédiste Einstein (prénom Albert) au cours de ses virées dans la campagne argovienne: à savoir qu’un garçon qui rêve de devenir empereur dans les neiges de Valachie, disparu tel jour pour motif de rêverie, pourrait réapparaître au même instant dans la peau d'un Juif errant, à San Francisco, après avoir partagé la condition des pirates dans les eaux frémissantes de l’Hellade ou environs.</p> <p>Entre les âges de trois et sept ans, le jeune Tudor (variante valaque du prénom de Téwodros, anticipant le Théodoros du roman) a entendu, modulées par la bouche de sa mère Sofiana, ces histoires qui vous ont tous fait rêver en enfance en vous ouvrant avec le sésame fameux d’il était une fois, les portes du multivers. </p> <p>En affirmant que «Je est un autre», un gamin mal élevé au prénom d’Arthur ne faisait que formuler une vérité vieille comme la nuit des temps, rompant avec les évidences et nous ouvrant, avec transfusion de sang ou non, à tous les dédoublements. Cette histoire du sang, autant que l’histoire du sperme qu’on dit parfois le sang de l’espèce, comptera pour beaucoup dans les motifs métaphoriques du roman <em>Théodoros</em>, comme l’histoire du double. Réclamez-vous du sang du roi Salomon, avec documents à l’appui même trafiqués, et vous verrez l’effet.</p> <p>Le petit Tudor, à sept ans, s’est identifié au grand Alexandre dont sa mère lui lisait les faits et gestes: détail courant de la vie, mais qui peut devenir destin; tout dépend de notre façon de vivre la lecture. La poésie suppose cette identification et ce dédoublement. Et c’est ainsi que, dès les premières pages de <em>Théodoros,</em> nous sommes littéralement pris par la gueule sans bien savoir qui parle au protagoniste, si c’est sa conscience, le double valaque de Téwodros ou un ange – voire sept archanges d’Apocalypse…</p> <p>«Au commencement était le Verbe», dit l’apôtre, et c’est reparti en forme de question initiale à laquelle tout un roman tâchera de répondre: «Si tu te signes avec trois doigts poisseux de sang, en te marquant le front au-dessus des sourcils (une goutte glisse le long de ton nez bistre et aquilin jusqu’à ta moustache nouée du côté gauche avec un fil d’or, et tombe sur les dalles de malachite de la forteresse royale) en déposant ensuite une tache au bas de ta chemise d’un atlas si blanc qu’il semble doré, et deux autres sous tes épaulettes en opale, d’abord à droite, puis à gauche, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Amen, ton signe de croix sera-t-il reçu?»</p> <p>La question est posée à lui-même par celui qu’on tient pour «une croix de preux», croix d’orgueil et de désir («tu as crucifié en tout premier ta pauvre âme»), homme de sang qui a transformé la croix en un char de guerre, qui s’est toujours prosterné à ses propres pieds, mais qu’on ne s’attende pas à une autoflagellation de la part de ce possédé de l’Hybris, car le roman n’est pas un confessionnal mais le lieu aux parfums suaves de l’impureté même et des délices, des péchés très affreusement délicieux, de la Vitalité et du Verbe incarnés. «Sans couilles pas de chef-d’œuvre», écrivait Albert Cohen… </p> <h3>Un livre à vivre plus qu'à comprendre</h3> <p><em>Théodoros</em> ne se raconte pas: il se mérite, ou disons en moins moralisant qu’il se vit, une page après l’autre, et ça fera 600 feuillets à savourer, obstacles compris, surtout si vous cherchez à tout comprendre.</p> <p>Le roman d’aventures est revigorant au possible, comme si vous y étiez, comme au bon jeune temps de Long John Silver, dans <em>L’Ile au trésor,</em> ou comme dans les soieries des Mille et une Nuits. Je pourrais vous raconter les épisodes de la fringante piraterie sur le bateau joyeusement bordélique des forbans auxquels les filles tiennent la dragée haute, dans une espèce de phalanstère sexuel flottant, ou je pourrais vous raconter la terrifiante bataille menée par le guerrier présomptueux contre le Gel valaque, ou encore l’inénarrable mine de sel aux immenses statues souterraines, mais non: c’est à vous de vous y coller, pour le plaisir, et quel!</p> <p>Plus délicate en revanche, mais à prendre le pied léger: la théologie dans tout ça. L’on sait que le vrai Téwodros était un homme religieux, et son double romanesque ne le lui cède en rien, avec un même séjour monacal et des relations pour le moins problématiques avec les religions voisines ou adverses et les confessions et sectes chrétiennes de tout acabit. Calvinistes et papistes? Tous des chiens! God soit leur copilote, mais notre seul et unique chef est le Christ. Pantocrator cela va de soi.</p> <p>Ceci dit, faut-il être catholique pour comprendre <em>La Divine Comédie</em> de Dante? La connaissance de la pensée du docte Thomas d’Aquin, substrat dogmatique du poème, est-elle nécessaire pour apprécier celui-ci? Faut-il comprendre, et d’abord connaître le <em>Kebra Nagast</em>, livre saint de l’église orthodoxe d’Ethiopie, pour démêler les «signifiés» subtils de <em>Théodoros</em>? Je n’en crois rien, ni ne crois d’ailleurs que Mircea Cārtārescu le croie. L’humour soit plutôt notre guide, et l’amour de la Littérature. Enfin l’amour de l’Amour, par quoi tout aurait dû commencer, et les lettres de Théodoros à sa mère en sont le fil rouge – rouge sang sublimé –, le fil d’or de pure poésie. </p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1728569280_9782889830404.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="306" /></p> <h4>«Théodoros», Mircea Cārtārescu, traduit du roumain par Laure Hinckel, Editions Noir sur Blanc, 599 pages.</h4>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'cartarescu-le-visionnaire-se-la-joue-archange-de-roman', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 46, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 6, 'person_id' => (int) 675, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [[maximum depth reached]], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 5167, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => '«Les pires amis», ce faux roman plombé par la réalité', 'subtitle' => 'Usant (et abusant peut-être) d’un procédé d’identification à la Houellebecq, l’ancien espion du KGB Sergueï Jirnov, publié par Istya & Co (Slatkine) nous plonge dans les enfers des meilleurs ennemis que seraient Vladimir Poutine et Kyrill le patriarche de toutes les Russies. 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Pourtant les faits sont là, malgré l’étiquette «roman» qui ne dupera que celles et ceux qui ont peur ou horreur de la réalité réelle. </p> <p>Or celle-ci imprègne la fiction de Serguëi Jirnov, vrai nom d’un ancien espion du KGB, dont les protagonistes semblant sortis d’un polar ultranoir ou d’une série gore (sur Netflix on lirait comme autant de mises en garde: violence, sexe, drogue, corruption, pédocriminalité, pratiques sataniques, etc.) portent eux aussi de vrais noms, à savoir Vladimir Poutine, Serge Toutounoff alias l’archevêque Savva, Vladimir Goundiaïev alias Kyrill patriarche de toutes les Russies, entre autres personnages peut-être «inventés» mais correspondant à des «types» et à des trajectoires que pourraient recouper de multiples reportages. </p> <p>En version <em>soft</em>, le politologue italo-suisse Giuliano da Empoli nous avait déjà introduit dans l’entourage du «tsar» Poutine, avec son <i>Mage du Kremlin</i> plébiscité par le public et couronné par l’Académie française. Avec <i>Les pires amis</i>, donnant pour le moins dans le <em>hard</em>, voire les bas-fonds du darknet, le succès à venir reste plus douteux, et l’on espère juste que Sergueï Jirnov échappe au sort d’un Salman Rushdie ou d’une Anna Politkovskaïa assassinée par les sbires de Poutine…</p> <p>C’est d'ailleurs pour couper aux rigueurs de la justice que l’auteur des <i>Pires amis,</i> très documenté, a joué sur l’ambiguïté de la fiction, grossissant souvent le trait ou passant carrément à la conjecture romanesque, avec un dénouement sensationnel mais «improbable», comme on dit aujourd’hui. Et le grave est qu’on s’y laisse prendre. Mais le pire est à venir…</p> <h3>Sur les traces de Dumas</h3> <p>Le grave, c’est que, non sans culot, avec le sourire jovial d’un farceur qui a joué un bon tour, Sergueï Jirnov affirme, dans un entretien accessible sur Youtube, qu’il s’est amusé en composant <i>Les pires amis.</i> Et de préciser, les yeux au ciel, qu’Alexandre Dumas a été son copilote. Dumas, non mais des fois! L’auteur chéri de nos dix ans: <i>Les Trois Mousquetaires</i> et <i>Le comte de Monte Cristo</i>, vous visez le quasi blasphème. Eh bien non: Jirnov est sincère et conséquent. Même qu’à douze ans, il savait les mousquetaires par cœur, en russe. Avant d’apprendre le français en le relisant en V.O..</p> <p>Et le pire annoncé, c’est qu’il y a bel et bien quelque chose de Dumas chez cet agent double et non moins clairement trouble: un espace romanesque concret et palpable, comme si on y était. Le vent glacial du nord qui y souffle illico. La Russie des steppes au ciel pourri d’énormes hélicos. Des silhouettes lugubres qui sortent de la nuit. Et ce type en rouge autour duquel se pressent des «opérateurs». Tout de suite la menace. Et le prénom du boss lâché dans la foulée: Vladimir, puis son nom et deux autres non moins connus que le sien, donc allons-y pour Poutine, président court de taille (1,62m) mais long d’ambition vindicative, Choïgou son ministre de la Défense imbu de mysticisme païen, et Patrouchev le secrétaire du Conseil de sécurité. Fameux trio de septuagénaires bientôt à torse poil devant un feu entretenu par des chamans, et l’on n’en est qu’à la page 30.</p> <p>Ensuite de quoi le sang va couler. Il y aura de la louve noire et un premier cadavre au menu. Mais, comme chez Dumas, un héros plutôt sympa – quoique formé à la dure dans les rangs de Wagner – se sera pointé en pointillé, et du même côté «romance» du roman il y aura bientôt une femme, prénommée Anastassia mais Française comme les Dumas père et fils, au cœur grand comme ça; enfin pour faire bon poids contraire un vrai méchant, tout de noir vêtu et avec des mains d’intello forcément suspectes, Français de naissance lui aussi quoique Russe d’origine, pas moins torve que le Cardinal des <i>Trois mousquetaires, </i>et que chacune et chacun retrouvera là encore sur Youtube sous le nom de l’archevêque Savva.</p> <p>Bref tout le bazar d’un roman dont nous raffolions entre dix et douze ans, sauf qu’on laissera ici toute espérance comme à l’entrée des Enfers de la <i>Commedia </i>de Dante, lequel ne s’est pas gêné non plus quand il s’agissait d’épingler nommément ses damnés royaux ou papaux… </p> <h3>Ne disons pas de mal de la Russie</h3> <p>En Russe naturellement perfide (on les connaît, allez!), Sergueï Jirnov a le front de préciser, par manière d’avertissement dédouanant ses <i>Pires amis</i>, que «toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fait d’une pure coïncidence», ce qui tombe bien au moment où, sur fond de guerre en Ukraine, d’aucuns rêvent d’en finir avec la Russie et ses Russes naturellement meilleurs ennemis de la civilisation.</p> <p>Dans la guerre pourrie de clichés qu’a toujours attisés la propagande de tous les bords, la confusion est telle que les uns verront, dans le «roman» de Sergueï Jirnov, le fait d’un agent d’influence à la solde de l’Occident, ne visant qu’à salir les Russes et la sainte Russie, tandis que d’autres y trouveront au contraire une défense de la «vraie Russie» contre ceux qui la dénigrent du dehors ou la déshonorent du dedans.</p> <p>Question alors: dans cette mêlée confuse, que trouvons-nous de vraisemblable ou de recevable sous le masque de la fiction? Question qui se posera à chaque avancée de la narration, à démêler en vérifiant, à tout coup, ce qui ne relève pas de la coïncidence fortuite… Entre cent autres interrogations que, lectrices et lecteurs plus ou moins candides, informé(e)s ou désinformé(e)s, nous nous poserons, voici donc: quoi de vrai dans l’épisode «mystique» sanglant du premier sacrifice chamanique? Quoi de vrai dans la supposée détestation des femmes et la liaison homosexuelle de Poutine avec le violoniste et homme d’affaires Serguei Roldouguine dont nous savions qu’il a planqué les millions de son ami dans nos chères banques? Quoi de vrai dans le réseau de pédocriminels béni par les hautes sphères de l’Eglise orthodoxe alors même que celle-ci taxe l'Occident d'immoralité? Quoi de vrai dans l’immense réseau d’espionnage contrôlé par la plus haute hiérarchie de la même cléricature, et les magouilles financières qui ont fait des pontes ecclésiastiques les semblables des oligarques milliardaires? Quoi de vrai dans le chantage exercé par le patriarche de Moscou sur le Président qu’il tiendrait «par les couilles»? Quoi de vrai dans la présumée dérive «islamiste» de Poutine cristallisant l’opposition des ultranationalistes et des plus hautes autorités ecclésiastiques?</p> <h3>Vertus et limites d'un roman-vérité</h3> <p>Qu’aurait dit mon ami Anton Pavlovitch Tchekhov, obstinément étranger à toute idéologie politique et religieuse, en lisant <i>Les pires amis</i>? Lui qui en savait tant de l'humaine engeance, en médecin soutien de famille dès son plus jeune âge, observateur lucide de la Russie d’en bas, infatigable homme de bonne volonté multipliant les aides concrètes de toute sorte, témoin de la misère et des injustices, plaidant pour les bagnards de Sakhaline alors que la tuberculose le rongeait – qu’aurait-il pensé du «roman» de Sergueï Jirnov?</p> <p>J’y pensais en constatant, pour ma part, le peu d’émotion réelle que suscite l’ouvrage, faute d’incarnation et de développement en profondeur des psychologies, limitées à celles d’un feuilleton bien ficelé. Alors que le moindre des récits d’un Tchekhov nous prend au cœur ou aux tripes, appliquant avant la lettre la devise de Simenon, «comprendre, ne pas juger», <i>Les pires amis</i>, ne cessant certes d’attiser notre curiosité, reste conventionnel, voire superficiel, dans son approche des drames humains méritant notre compassion, qu’il s’agisse notamment du jeune Nikita ou de la malheureuse Anastassia.</p> <p>Faire alors comme si, suivant l’avertissement de l’auteur, ce livre n’avait aucun lien avec la réalité et ne visait qu’à amuser? Le conclure serait l’insulter, et ce serait aussi faux que de l’encenser les yeux fermés.</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1727348067_71wocymxk6l._uf10001000_ql80_.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="294" /></p> <h4>«Les pires amis», Sergueï Jirnov, Editions Istya & co/Slatkine, 350 pages.</h4>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'les-pires-amis-ce-faux-roman-plombe-par-la-realite', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 74, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 6, 'person_id' => (int) 675, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [ [maximum depth reached] ], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 2 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 5145, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => 'Le combat de Salman Rushdie, un Quichotte voltairien', 'subtitle' => 'Dans un premier récit détaillé, à glacer le sang, de la tentative d’assassinat qu’il a subie le 12 août 2022, puis au fil d’une remémoration de son retour à la vie, secondé par les siens (dont l’admirable Eliza Griffiths, son épouse), et plus largement ensuite dans la réflexion que lui inspire un acte apparemment dément quoique soumis à la logique implacable des fous de Dieu islamistes, Salman Rushdie, avec «Le couteau», laisse entrevoir, avec la possibilité d’une seconde chance, une espérance vitale.', 'subtitle_edition' => 'Dans un premier récit détaillé, à glacer le sang, de la tentative d’assassinat qu’il a subie le 12 août 2022, puis au fil d’une remémoration de son retour à la vie, secondé par les siens (dont l’admirable Eliza Griffiths, son épouse), et plus largement ensuite dans la réflexion que lui inspire un acte apparemment dément quoique soumis à la logique implacable des fous de Dieu islamistes, Salman Rushdie, avec «Le couteau», laisse entrevoir, avec la possibilité d’une seconde chance, une espérance vitale.', 'content' => '<p>27 secondes. C’est à peu près le temps qu’il vous faut, précise Salman Rushdie, pour dire le Notre Père ou réciter un sonnet de Shakespeare. Et l’écrivain en sait quelque chose et y a même perdu un œil, vu que c’est exactement 27 secondes qu’a duré l’attaque sauvage qu’il a subie le 12 novembre 2022 à 10h45 du matin sur la scène de l’amphithéâtre de Chautauqua, 27 secondes qui auraient dû lui être fatales après la quinzaine de coups de couteau qui lui lacérèrent le visage, le torse et les membres, jusqu’au moment où son agresseur fut maîtrisé et menotté par un policier passant par là en l’absence, par ailleurs, de tout dispositif de sécurité. </p> <p>27 secondes chronométrées: la scène a donc été filmée par tel ou telle des plus de mille spectateurs présents pour entendre la conférence de l’auteur des <i>Versets sataniques</i> – entre vingt autres livres –, censé parler des villes-refuges pouvant accueillir, aux States, des écrivains menacés dans leur propre pays, initiative à laquelle Rushdie avait participé entre autres nombreuses activités solidaires, et voilà que le refuge présumé était devenu le piège tendu par un forcené de 24 ans qui avouerait plus tard qu’il n’avait jamais lu que deux ou trois pages des écrits de ce mécréant et vu deux ou trois vidéos sur Youtube consacrées au même «hypocrite», comme il qualifierait Salman Rushdie, décidément pas «une bonne personne», donc à supprimer au nom du Dieu superbon…</p> <h3>L'extravagante fiction du réel</h3> <p>Entre les 27 secondes qu’a duré l’exécution ratée et les trente-trois ans de tribulations vécues par Salman Rushdie depuis sa condamnation à mort, en février 1989, par le Grand Inquisiteur chiite Rouhollah Moussavi Khomeini, un abîme fantastique s’est creusé à la barbe posthume de l’ayatollah défunt (il est mort en juin 1989), dans lequel un écrivain aux fictions extravagantes s’est vu rattrapé par «la réalité». </p> <p>Aux dernières nouvelles, une récompense de deux millions de dollars reste offerte à celui qui, enfin, fera la peau à l’infâme mécréant – mais cet âne d’A. 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Or l’Artiste, chez lui, a toujours précédé le polémiste et, souvent, brouillé les cartes. </p> <p>Et voici qu’on le poignarde, comme on a bastonné Voltaire. Et voilà qu’il s’en sort par miracle et que d’aucuns invoquent une protection céleste. Alors lui, intraitable, d’opposer au couteau un livre au titre impliquant le double usage de l’instrument – couteau à pain des familles, couteau suisse des picnics sympas, couteau à cran d’arrêt du voyou, poignard mortel – comme le mot peut détruire ou sauver… </p> <p>«<em>Pendant un demi-siècle</em>, écrit Rushdie à propos de la supposée «force supérieure» qui l’aurait protégé, <em>moi qui croyais en la science et la raison, qui n’avais pas de temps à consacrer aux dieux et aux déesses, j’avais écrit des livres dans lesquels les lois de la science étaient souvent subverties, dont les personnages étaient télépathes, se transformaient en bêtes meurtrières quand venait la nuit ou bien tombaient d’un avion d’une altitude de près de dix mille mètres, survivaient et se voyaient pousser des cornes, des livres dans lesquels un homme vieillissait deux fois plus vite que la normale, où un autre homme se mettait à flotter un centimètre et demi au-dessus de la surface de la terre, où une femme vivait jusqu’à l’âge de deux cent quarante-sept ans. Qu’avais-je donc fabriqué pendant cinquante ans? Je voulais dire: je pense que l’art est un rêve éveillé. (…) Je ne crois pas aux miracles mais ma survie est miraculeuse. Bon, d’accord, qu’il en soit ainsi. La réalité décrite dans mes livres, oh appelez-la réalisme magique si vous voulez, est devenue la véritable réalité dans laquelle je vis</em>». Et comme c’est vrai pour <i>Le couteau</i>!</p> <h3>Bienvenue au club des poignardés</h3> <p>Ce qu’on apprend en lisant ce «livre de la vie» tenant à la fois d’exorcisme et de réponse (fermement) pacifique aux violents, c’est qu’avant Salman Rushdie, deux grands écrivains au moins ont subi le couteau et y ont survécu: à savoir le Nobel de littérature égyptien Naguib Mahfouz, coupable d’avoir défendu… un certain Rushdie (!) dans un ouvrage où une centaine d’écrivains et d’intellectuels musulmans avaient pris son parti contre le terrorisme religieux, et poignardé en pleine rue du Caire à l’âge de 82 ans, en octobre 1994; et Samuel Beckett, le 7 janvier 1938, qui subit le même sort après avoir refusé de donner de l’argent à un voyou le menaçant dans une rue de Paris – ledit agresseur se prénommant Prudent. Or Beckett tint, au procès de celui-ci, à faire face à son agresseur et à lui demander la raison de son agression, Prudent lui répondant, le nez baissé, qu’il ne savait pas, et qu’il s’en excusait...</p> <p>Or cette confrontation, que Rushdie appelle «le moment Beckett», et qu’Eliza son épouse lui déconseille vivement, le romancier l’imagine de toutes pièces dans un chapitre majeur du <i>Couteau</i> où il dialogue avec «le A» dont l’essentiel de l’argumentation tient en un mot qui plairait à Michel Houellebecq: soumission. Soumission à Dieu, soumission à l’unique vérité proclamée et ressassée par l’imam Youtubi. Soumission et mort à l’insoumis!</p> <h3>L'amour plus fort (si, si) que la mort</h3> <p>Si son meurtrier raté lui lance qu’il est haï par deux milliards de personnes, Salman Rushdie lui répond qu’il a toujours cru, pour sa part, en la force de l’amour, et c’est la force principale du <i>Couteau,</i> sœurs et frères: c’est l’amour.</p> <p>L’amour d’une femme, d’abord, merveilleuse de présence angoissée. Laquelle Eliza est accueillie par la famille de Salman, en 2017, avec ce mot plein de tendresse: «enfin!». L’amour de ses fils chéris, de sa sœur et des enfants de celle-ci. L’amour de ses amis, à commencer par son agent, dit le Chacal, Andrew Wylie qui l’a défendu mieux que personne à l’époque de sa condamnation à mort. L’amour-amitié de ses amis écrivains, dans un biotope où règnent souvent jalousie et défiance. Et c’est Martin Amis en train de mourir du cancer, et qui lui adresse un message si fraternel. C’est Philip Roth et son propre crabe. C’est Ian Mc Ewan. 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La seule chose qu’on puisse souhaiter à celui-ci, c’est de lire <i>Le Couteau</i> dans sa triste prison et, comme Prudent à Beckett, d’implorer le pardon de son frère humain…</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1726143163_lecouteau.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="293" /></p> <h4>«Le couteau», Salman Rushdie, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, Editions Gallimard, collection «Du monde entier», 268 pages.</h4> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1726143260_9782330139421.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="331" /></p> <h4>«Quichotte», Salman Rushdie, traduit de l'anglais par Gérard Meudal, Editions Actes Sud, 432 pages.</h4>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'le-combat-de-salman-rushdie-un-quichotte-voltairien', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 57, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 6, 'person_id' => (int) 675, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [[maximum depth reached]], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 3 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 5119, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => 'Jacques Perrin, en grand tastevin, conjugue saveurs et savoirs', 'subtitle' => 'Dans un livre à valeur implicite de récit de vie et de parcours initiatique, intitulé «L’Archipel du goût» et opposant le chant du monde et des bonnes choses de la vie au poids du monde que symbolise le seul nom du Goulag, l’expert dégustateur, en écrivain tout imprégné de perceptions sensorielles et les traduisant dans une langue cristalline et fruitée à souhait, invite au voyage les sempiternels assoiffé(e)s que nous sommes – et pas que de vin.', 'subtitle_edition' => 'Dans un livre à valeur implicite de récit de vie et de parcours initiatique, intitulé «L’Archipel du goût» et opposant le chant du monde et des bonnes choses de la vie au poids du monde que symbolise le seul nom du Goulag, l’expert dégustateur, en écrivain tout imprégné de perceptions sensorielles et les traduisant dans une langue cristalline et fruitée à souhait, invite au voyage les sempiternels assoiffé(e)s que nous sommes – et pas que de vin.', 'content' => '<p>«Comme le monde est beau, et quel être parfait que notre semblable humain», s’exclame le titanesque Alexandre Soljenitsyne dans une forêt moscovite où l’accompagne, en 1999, le cinéaste Alexandre Sokourov. Cela proclamé après le cancer, après le goulag, après l’abjecte humiliation de l’exil, après le retour en Russie avec sa lumineuse épouse et ses magnifiques garçons. Et comment, malgré la disproportion de la comparaison, ne pas penser à cette parole de reconnaissance «malgré tout» au moment d’entamer la lecture de <i>L’Archipel du goût</i> de Jacques Perrin, avec sa célébration du vin et de ceux qui le font, opposant à sa façon le chant du monde au poids du monde au moment même où une guerre fratricide se déchaîne aux confins de la terre natale du Dante russe – c’est le maître slaviste Georges Nivat qui a osé le rapprochement?</p> <p>Or, tant qu’à invoquer deux grandes figures de la littérature du XXème siècle, c’est le Ramuz des vignes que j’aimerais aussi associer à la lecture de <i>L’Archipel du goût</i>, et plus précisément à un passage de <i>Raison d’être</i>, datant de 1914, où notre poète évoque le rivage béni, au pied du vignoble de Lavaux travaillé dès le Moyen Age par les moines.</p> <p>J’y pense en me rappelant ce soir d’il y a quelques années où je descendais le chemin de la Dame qui serpente le long d’une falaise surplombant le vignoble de Lavaux cher à Ramuz; le contre-jour du couchant donnait aux vignes un vert accru presque dramatique, et d’autant plus que tout le coteau avait été saccagé par la grêle et que la récolte en serait altérée cette année-là; les montagnes de Savoie viraient au mauve puis à l’indigo tandis que le Léman, parsemé de fines voiles, semblait figé dans sa laque bleutée, et je repensais à cette phrase de Ramuz, qui trouvait là sa résonance immédiate puisque je distinguais, au Levant, le clocher de Rivaz et, de l’autre côté, la pointe de Cully déjà plongée dans l’ombre.</p> <p>Et voici la phrase fameuse: «Mais qu’il existe une fois, grâce à nous, un livre, un chapitre, une simple phrase, qui n’aient pu être écrits qu’ici, parce que copiés dans une inflexion sur telle courbe de colline ou scandés dans leur rythme par le retour du lac sur les galets d’un beau rivage, quelque part entre Cully et Saint Saphorin – que ce peu de chose voie le jour, et nous nous sentirons absous.» </p> <p>Ceci pour rappeler immédiatement le lien profond que Jacques Perrin établit entre sa quête du goût, amorcée dès sa jeunesse – comme Nicolas Bouvier partant à vingt ans sur la route de l’Orient, lui-même s’en alla en Bourgogne et en Côte d’or grappiller ses premières impressions de navigateur raffiné, consignant illico ce qu’il observait dans ses cahiers de Moleskine.</p> <p>Or c’est sur ceux-ci que l’on trouvera aujourd’hui, dans l’éparpillement apparent des notes de <i>L’Archipel du goût,</i> la preuve que le «rivage» inspirateur de Ramuz n’a rien d’exclusif propre à flatter les chauvins vaudois, mais se module de multiples façons dans les paysages de Bourgogne, les Langhe du Piémont, les hauteurs de l’Aude cathare ou des régions du Mont Athos, jusque sur l’Ararat mythique – au gré de l’exploration spatio-temporelle d’un Ulysse nourri de philosophie incarnée (Aristote déjà pensait que toute connaissance passe par le corps, et Pline l’Ancien aurait fondé la notion de «cru») naviguant d’«îles» plantées de vignes en caves où il retrouve les artisans et autres fins dégustateurs dont il partage la passion et les «extases». A ce propos, Jacques Perrin ne s’embarrasse pas de guillemets pour qualifier les moments de «lévitation» ponctuant sa quête du sublime gustatif, non sans pointer les ombres éventuelles du tableau, de spéculations douteuses en malversations avérées.</p> <h3>Racines valaisannes, avant l'envol</h3> <p>Des rives lémaniques au Valais de Jacques Perrin, il n’y a que le Rhône à remonter, et son «Valais de bois», pour reprendre une expression de Maurice Chappaz, est immédiatement et solidement présent en écho à son enfance, ancrée dans «un pays rude et enflammé» aux «passions silencieuses», où il ressent «l’acre, pulvérulent parfum des cascades», un «pays de sourciers» dont le souffle qui l’anime lui fait ressentir l’ivresse avant le vin.</p> <p>A l’opposé de ceux qui ont le «vin petit» et n’aspirent qu’aux «tuées» du samedi soir, le jeune Jacques, à l’école (notamment) d’un oncle impérial et de son nonno piémontais, va découvrir la vérité vécue de la cuisine familiale et le respect de ce nectar qui «nomadise dans l’espace et le temps», dit <i>solera alpine </i>ou vin des glaciers, et ce n’est qu’un premier début. </p> <p>Dès lors, l’apprentissage n’en finira plus. D’abord à Genève, ville d’écrivains et de penseurs, à l’Université où il choisit la philosophie («aucun avenir, hormis celui de futur chômeur!»), et bientôt «sur le terrain» de Bourgogne, amorce à la vingtaine d’un voyage le conduisant du vin au verbe via les vignes et les caves, les gens et la «sainte» dégustation aux déclinaisons verbales parfois saturées à faire sourire mais qui a, aussi, sa poésie.</p> <p>Ainsi d’une incomparable Romanée Saint-Vivant 1928 décrite par l’octogénaire Jules Chauvet au nez forcément exceptionnel: «Ce cru… arôme strict de rose épicée, celle de Damas… puis violette, réglisse et truffe dans la continuité… le tout associé au cuir. La courbe en bouche, d’un dessin très pur, marque un relief vigoureux. Il est à son apogée et sa présence semble éternelle. Tout grand vin est comme une embarcation qui vous ferait voyager». Et plus loin au souvenir de Chauvet revenant à Perrin: «On ressent alors que tout grand vin est le sillage d’un infini»…</p> <p>De quoi vous fiche des complexes, ce midi, devant votre Humagne de la Coop à 13 francs 50…</p> <h3>De la chute à la résilience</h3> <p>Avant le chant du monde, Jacques Perrin a connu et vécu le poids du monde, fracassé en mille morceaux (plus précisément 26 fractures) après une chute dans les aiguilles de Chamonix dont il a décrit les séquelles dans ses <i>Dits du gisant</i> où il mêlait, déjà, réalités physiques et propos philosophiques, évocations gustatives variées (du vin déjà bien présent aux musiques de ses jeunes années rock). Surtout, son penchant à filtrer le réel dans les arcanes poétiques traduisait son aspiration à «changer la vie», selon la formule du chenapan à semelles de vent outrageusement adonné à toutes les saveurs et à tous les savoirs que figurait Arthur Rimbaud.</p> <p>Or c’est bel et bien la passion poético-philosophique du tastevin Perrin (que le premier ouvrier de France ès sommellerie et arts de la table, maître Antoine Pétrus, situe au top des dégustateurs actuels dans sa préface à l’ouvrage, célébrant sa sagesse et sa mesure «doublée de l’intelligence du verbe») qui fait de <i>L’Archipel du goût</i> le poème épique d’une traversée riche en découvertes et en rencontres surprenantes, dont le dernier chapitre est en lui-même un poème et, symboliquement, le sommet d’une résilience, en pleine face nord de l’Eiger où l’énergumène sort de son sac un Château Margaux 1900 qu’il partage avec son compagnon de cordée.</p> <p>Jacques Perrin, en matière de vin et de poésie, notamment, n’est pas un jobard snob frotté de lettres – un chapitre de son livre est consacré à la «puissance du faux» et à ses séquelles sordides – et chacune et chacun le vérifieront au fil de pages à savourer lentement comme un grand cru, avec cette «leçon» finale: «Le partage de ce vin dans l’Eigerwand constitue un moment unique de mon existence. 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