Culture / Cārtārescu le visionnaire se la joue archange de roman
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Avec «Théodoros», roman historico-poétique d’une fascinante splendeur verbale, combinant une épopée conquérante marquée par autant de faits glorieux que de crimes sanglants commis au nom de Dieu comme il continue d’en proliférer, et le récit d’une destinée aux multiples dédoublements, Mircea Cārtārescu signe un chef-d’œuvre porté par un souffle irrépressible, avec un art de l’évocation sans pareil. Poème romanesque d’une beauté saisissante dans ses grandes largeurs autant que dans la polyphonie profuse et savoureuse de ses détails, cette saga à l’orientale, frottée de théologie parfois déroutante, voire délirante, paraît dans une traduction française, signée Laure Hinckel, d’une merveilleuse musicalité.
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Pourtant les faits sont là, malgré l’étiquette «roman» qui ne dupera que celles et ceux qui ont peur ou horreur de la réalité réelle. </p> <p>Or celle-ci imprègne la fiction de Serguëi Jirnov, vrai nom d’un ancien espion du KGB, dont les protagonistes semblant sortis d’un polar ultranoir ou d’une série gore (sur Netflix on lirait comme autant de mises en garde: violence, sexe, drogue, corruption, pédocriminalité, pratiques sataniques, etc.) portent eux aussi de vrais noms, à savoir Vladimir Poutine, Serge Toutounoff alias l’archevêque Savva, Vladimir Goundiaïev alias Kyrill patriarche de toutes les Russies, entre autres personnages peut-être «inventés» mais correspondant à des «types» et à des trajectoires que pourraient recouper de multiples reportages. </p> <p>En version <em>soft</em>, le politologue italo-suisse Giuliano da Empoli nous avait déjà introduit dans l’entourage du «tsar» Poutine, avec son <i>Mage du Kremlin</i> plébiscité par le public et couronné par l’Académie française. Avec <i>Les pires amis</i>, donnant pour le moins dans le <em>hard</em>, voire les bas-fonds du darknet, le succès à venir reste plus douteux, et l’on espère juste que Sergueï Jirnov échappe au sort d’un Salman Rushdie ou d’une Anna Politkovskaïa assassinée par les sbires de Poutine…</p> <p>C’est d'ailleurs pour couper aux rigueurs de la justice que l’auteur des <i>Pires amis,</i> très documenté, a joué sur l’ambiguïté de la fiction, grossissant souvent le trait ou passant carrément à la conjecture romanesque, avec un dénouement sensationnel mais «improbable», comme on dit aujourd’hui. Et le grave est qu’on s’y laisse prendre. Mais le pire est à venir…</p> <h3>Sur les traces de Dumas</h3> <p>Le grave, c’est que, non sans culot, avec le sourire jovial d’un farceur qui a joué un bon tour, Sergueï Jirnov affirme, dans un entretien accessible sur Youtube, qu’il s’est amusé en composant <i>Les pires amis.</i> Et de préciser, les yeux au ciel, qu’Alexandre Dumas a été son copilote. Dumas, non mais des fois! L’auteur chéri de nos dix ans: <i>Les Trois Mousquetaires</i> et <i>Le comte de Monte Cristo</i>, vous visez le quasi blasphème. Eh bien non: Jirnov est sincère et conséquent. Même qu’à douze ans, il savait les mousquetaires par cœur, en russe. Avant d’apprendre le français en le relisant en V.O..</p> <p>Et le pire annoncé, c’est qu’il y a bel et bien quelque chose de Dumas chez cet agent double et non moins clairement trouble: un espace romanesque concret et palpable, comme si on y était. Le vent glacial du nord qui y souffle illico. La Russie des steppes au ciel pourri d’énormes hélicos. Des silhouettes lugubres qui sortent de la nuit. Et ce type en rouge autour duquel se pressent des «opérateurs». Tout de suite la menace. 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Question qui se posera à chaque avancée de la narration, à démêler en vérifiant, à tout coup, ce qui ne relève pas de la coïncidence fortuite… Entre cent autres interrogations que, lectrices et lecteurs plus ou moins candides, informé(e)s ou désinformé(e)s, nous nous poserons, voici donc: quoi de vrai dans l’épisode «mystique» sanglant du premier sacrifice chamanique? Quoi de vrai dans la supposée détestation des femmes et la liaison homosexuelle de Poutine avec le violoniste et homme d’affaires Serguei Roldouguine dont nous savions qu’il a planqué les millions de son ami dans nos chères banques? Quoi de vrai dans le réseau de pédocriminels béni par les hautes sphères de l’Eglise orthodoxe alors même que celle-ci taxe l'Occident d'immoralité? Quoi de vrai dans l’immense réseau d’espionnage contrôlé par la plus haute hiérarchie de la même cléricature, et les magouilles financières qui ont fait des pontes ecclésiastiques les semblables des oligarques milliardaires? Quoi de vrai dans le chantage exercé par le patriarche de Moscou sur le Président qu’il tiendrait «par les couilles»? Quoi de vrai dans la présumée dérive «islamiste» de Poutine cristallisant l’opposition des ultranationalistes et des plus hautes autorités ecclésiastiques?</p> <h3>Vertus et limites d'un roman-vérité</h3> <p>Qu’aurait dit mon ami Anton Pavlovitch Tchekhov, obstinément étranger à toute idéologie politique et religieuse, en lisant <i>Les pires amis</i>? Lui qui en savait tant de l'humaine engeance, en médecin soutien de famille dès son plus jeune âge, observateur lucide de la Russie d’en bas, infatigable homme de bonne volonté multipliant les aides concrètes de toute sorte, témoin de la misère et des injustices, plaidant pour les bagnards de Sakhaline alors que la tuberculose le rongeait – qu’aurait-il pensé du «roman» de Sergueï Jirnov?</p> <p>J’y pensais en constatant, pour ma part, le peu d’émotion réelle que suscite l’ouvrage, faute d’incarnation et de développement en profondeur des psychologies, limitées à celles d’un feuilleton bien ficelé. Alors que le moindre des récits d’un Tchekhov nous prend au cœur ou aux tripes, appliquant avant la lettre la devise de Simenon, «comprendre, ne pas juger», <i>Les pires amis</i>, ne cessant certes d’attiser notre curiosité, reste conventionnel, voire superficiel, dans son approche des drames humains méritant notre compassion, qu’il s’agisse notamment du jeune Nikita ou de la malheureuse Anastassia.</p> <p>Faire alors comme si, suivant l’avertissement de l’auteur, ce livre n’avait aucun lien avec la réalité et ne visait qu’à amuser? 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C’est à peu près le temps qu’il vous faut, précise Salman Rushdie, pour dire le Notre Père ou réciter un sonnet de Shakespeare. Et l’écrivain en sait quelque chose et y a même perdu un œil, vu que c’est exactement 27 secondes qu’a duré l’attaque sauvage qu’il a subie le 12 novembre 2022 à 10h45 du matin sur la scène de l’amphithéâtre de Chautauqua, 27 secondes qui auraient dû lui être fatales après la quinzaine de coups de couteau qui lui lacérèrent le visage, le torse et les membres, jusqu’au moment où son agresseur fut maîtrisé et menotté par un policier passant par là en l’absence, par ailleurs, de tout dispositif de sécurité. </p> <p>27 secondes chronométrées: la scène a donc été filmée par tel ou telle des plus de mille spectateurs présents pour entendre la conférence de l’auteur des <i>Versets sataniques</i> – entre vingt autres livres –, censé parler des villes-refuges pouvant accueillir, aux States, des écrivains menacés dans leur propre pays, initiative à laquelle Rushdie avait participé entre autres nombreuses activités solidaires, et voilà que le refuge présumé était devenu le piège tendu par un forcené de 24 ans qui avouerait plus tard qu’il n’avait jamais lu que deux ou trois pages des écrits de ce mécréant et vu deux ou trois vidéos sur Youtube consacrées au même «hypocrite», comme il qualifierait Salman Rushdie, décidément pas «une bonne personne», donc à supprimer au nom du Dieu superbon…</p> <h3>L'extravagante fiction du réel</h3> <p>Entre les 27 secondes qu’a duré l’exécution ratée et les trente-trois ans de tribulations vécues par Salman Rushdie depuis sa condamnation à mort, en février 1989, par le Grand Inquisiteur chiite Rouhollah Moussavi Khomeini, un abîme fantastique s’est creusé à la barbe posthume de l’ayatollah défunt (il est mort en juin 1989), dans lequel un écrivain aux fictions extravagantes s’est vu rattrapé par «la réalité». </p> <p>Aux dernières nouvelles, une récompense de deux millions de dollars reste offerte à celui qui, enfin, fera la peau à l’infâme mécréant – mais cet âne d’A. (pseudo vengeur du Libanais Hadi Matar dans <i>Le couteau</i>) n’en verra pas la couleur, alors même qu’il passe pour un héros aux yeux des islamistes radicaux. 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Alors lui, intraitable, d’opposer au couteau un livre au titre impliquant le double usage de l’instrument – couteau à pain des familles, couteau suisse des picnics sympas, couteau à cran d’arrêt du voyou, poignard mortel – comme le mot peut détruire ou sauver… </p> <p>«<em>Pendant un demi-siècle</em>, écrit Rushdie à propos de la supposée «force supérieure» qui l’aurait protégé, <em>moi qui croyais en la science et la raison, qui n’avais pas de temps à consacrer aux dieux et aux déesses, j’avais écrit des livres dans lesquels les lois de la science étaient souvent subverties, dont les personnages étaient télépathes, se transformaient en bêtes meurtrières quand venait la nuit ou bien tombaient d’un avion d’une altitude de près de dix mille mètres, survivaient et se voyaient pousser des cornes, des livres dans lesquels un homme vieillissait deux fois plus vite que la normale, où un autre homme se mettait à flotter un centimètre et demi au-dessus de la surface de la terre, où une femme vivait jusqu’à l’âge de deux cent quarante-sept ans. 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Soumission et mort à l’insoumis!</p> <h3>L'amour plus fort (si, si) que la mort</h3> <p>Si son meurtrier raté lui lance qu’il est haï par deux milliards de personnes, Salman Rushdie lui répond qu’il a toujours cru, pour sa part, en la force de l’amour, et c’est la force principale du <i>Couteau,</i> sœurs et frères: c’est l’amour.</p> <p>L’amour d’une femme, d’abord, merveilleuse de présence angoissée. Laquelle Eliza est accueillie par la famille de Salman, en 2017, avec ce mot plein de tendresse: «enfin!». L’amour de ses fils chéris, de sa sœur et des enfants de celle-ci. L’amour de ses amis, à commencer par son agent, dit le Chacal, Andrew Wylie qui l’a défendu mieux que personne à l’époque de sa condamnation à mort. L’amour-amitié de ses amis écrivains, dans un biotope où règnent souvent jalousie et défiance. Et c’est Martin Amis en train de mourir du cancer, et qui lui adresse un message si fraternel. C’est Philip Roth et son propre crabe. C’est Ian Mc Ewan. 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Cela proclamé après le cancer, après le goulag, après l’abjecte humiliation de l’exil, après le retour en Russie avec sa lumineuse épouse et ses magnifiques garçons. Et comment, malgré la disproportion de la comparaison, ne pas penser à cette parole de reconnaissance «malgré tout» au moment d’entamer la lecture de <i>L’Archipel du goût</i> de Jacques Perrin, avec sa célébration du vin et de ceux qui le font, opposant à sa façon le chant du monde au poids du monde au moment même où une guerre fratricide se déchaîne aux confins de la terre natale du Dante russe – c’est le maître slaviste Georges Nivat qui a osé le rapprochement?</p> <p>Or, tant qu’à invoquer deux grandes figures de la littérature du XXème siècle, c’est le Ramuz des vignes que j’aimerais aussi associer à la lecture de <i>L’Archipel du goût</i>, et plus précisément à un passage de <i>Raison d’être</i>, datant de 1914, où notre poète évoque le rivage béni, au pied du vignoble de Lavaux travaillé dès le Moyen Age par les moines.</p> <p>J’y pense en me rappelant ce soir d’il y a quelques années où je descendais le chemin de la Dame qui serpente le long d’une falaise surplombant le vignoble de Lavaux cher à Ramuz; le contre-jour du couchant donnait aux vignes un vert accru presque dramatique, et d’autant plus que tout le coteau avait été saccagé par la grêle et que la récolte en serait altérée cette année-là; les montagnes de Savoie viraient au mauve puis à l’indigo tandis que le Léman, parsemé de fines voiles, semblait figé dans sa laque bleutée, et je repensais à cette phrase de Ramuz, qui trouvait là sa résonance immédiate puisque je distinguais, au Levant, le clocher de Rivaz et, de l’autre côté, la pointe de Cully déjà plongée dans l’ombre.</p> <p>Et voici la phrase fameuse: «Mais qu’il existe une fois, grâce à nous, un livre, un chapitre, une simple phrase, qui n’aient pu être écrits qu’ici, parce que copiés dans une inflexion sur telle courbe de colline ou scandés dans leur rythme par le retour du lac sur les galets d’un beau rivage, quelque part entre Cully et Saint Saphorin – que ce peu de chose voie le jour, et nous nous sentirons absous.» </p> <p>Ceci pour rappeler immédiatement le lien profond que Jacques Perrin établit entre sa quête du goût, amorcée dès sa jeunesse – comme Nicolas Bouvier partant à vingt ans sur la route de l’Orient, lui-même s’en alla en Bourgogne et en Côte d’or grappiller ses premières impressions de navigateur raffiné, consignant illico ce qu’il observait dans ses cahiers de Moleskine.</p> <p>Or c’est sur ceux-ci que l’on trouvera aujourd’hui, dans l’éparpillement apparent des notes de <i>L’Archipel du goût,</i> la preuve que le «rivage» inspirateur de Ramuz n’a rien d’exclusif propre à flatter les chauvins vaudois, mais se module de multiples façons dans les paysages de Bourgogne, les Langhe du Piémont, les hauteurs de l’Aude cathare ou des régions du Mont Athos, jusque sur l’Ararat mythique – au gré de l’exploration spatio-temporelle d’un Ulysse nourri de philosophie incarnée (Aristote déjà pensait que toute connaissance passe par le corps, et Pline l’Ancien aurait fondé la notion de «cru») naviguant d’«îles» plantées de vignes en caves où il retrouve les artisans et autres fins dégustateurs dont il partage la passion et les «extases». A ce propos, Jacques Perrin ne s’embarrasse pas de guillemets pour qualifier les moments de «lévitation» ponctuant sa quête du sublime gustatif, non sans pointer les ombres éventuelles du tableau, de spéculations douteuses en malversations avérées.</p> <h3>Racines valaisannes, avant l'envol</h3> <p>Des rives lémaniques au Valais de Jacques Perrin, il n’y a que le Rhône à remonter, et son «Valais de bois», pour reprendre une expression de Maurice Chappaz, est immédiatement et solidement présent en écho à son enfance, ancrée dans «un pays rude et enflammé» aux «passions silencieuses», où il ressent «l’acre, pulvérulent parfum des cascades», un «pays de sourciers» dont le souffle qui l’anime lui fait ressentir l’ivresse avant le vin.</p> <p>A l’opposé de ceux qui ont le «vin petit» et n’aspirent qu’aux «tuées» du samedi soir, le jeune Jacques, à l’école (notamment) d’un oncle impérial et de son nonno piémontais, va découvrir la vérité vécue de la cuisine familiale et le respect de ce nectar qui «nomadise dans l’espace et le temps», dit <i>solera alpine </i>ou vin des glaciers, et ce n’est qu’un premier début. </p> <p>Dès lors, l’apprentissage n’en finira plus. D’abord à Genève, ville d’écrivains et de penseurs, à l’Université où il choisit la philosophie («aucun avenir, hormis celui de futur chômeur!»), et bientôt «sur le terrain» de Bourgogne, amorce à la vingtaine d’un voyage le conduisant du vin au verbe via les vignes et les caves, les gens et la «sainte» dégustation aux déclinaisons verbales parfois saturées à faire sourire mais qui a, aussi, sa poésie.</p> <p>Ainsi d’une incomparable Romanée Saint-Vivant 1928 décrite par l’octogénaire Jules Chauvet au nez forcément exceptionnel: «Ce cru… arôme strict de rose épicée, celle de Damas… puis violette, réglisse et truffe dans la continuité… le tout associé au cuir. La courbe en bouche, d’un dessin très pur, marque un relief vigoureux. Il est à son apogée et sa présence semble éternelle. Tout grand vin est comme une embarcation qui vous ferait voyager». Et plus loin au souvenir de Chauvet revenant à Perrin: «On ressent alors que tout grand vin est le sillage d’un infini»…</p> <p>De quoi vous fiche des complexes, ce midi, devant votre Humagne de la Coop à 13 francs 50…</p> <h3>De la chute à la résilience</h3> <p>Avant le chant du monde, Jacques Perrin a connu et vécu le poids du monde, fracassé en mille morceaux (plus précisément 26 fractures) après une chute dans les aiguilles de Chamonix dont il a décrit les séquelles dans ses <i>Dits du gisant</i> où il mêlait, déjà, réalités physiques et propos philosophiques, évocations gustatives variées (du vin déjà bien présent aux musiques de ses jeunes années rock). Surtout, son penchant à filtrer le réel dans les arcanes poétiques traduisait son aspiration à «changer la vie», selon la formule du chenapan à semelles de vent outrageusement adonné à toutes les saveurs et à tous les savoirs que figurait Arthur Rimbaud.</p> <p>Or c’est bel et bien la passion poético-philosophique du tastevin Perrin (que le premier ouvrier de France ès sommellerie et arts de la table, maître Antoine Pétrus, situe au top des dégustateurs actuels dans sa préface à l’ouvrage, célébrant sa sagesse et sa mesure «doublée de l’intelligence du verbe») qui fait de <i>L’Archipel du goût</i> le poème épique d’une traversée riche en découvertes et en rencontres surprenantes, dont le dernier chapitre est en lui-même un poème et, symboliquement, le sommet d’une résilience, en pleine face nord de l’Eiger où l’énergumène sort de son sac un Château Margaux 1900 qu’il partage avec son compagnon de cordée.</p> <p>Jacques Perrin, en matière de vin et de poésie, notamment, n’est pas un jobard snob frotté de lettres – un chapitre de son livre est consacré à la «puissance du faux» et à ses séquelles sordides – et chacune et chacun le vérifieront au fil de pages à savourer lentement comme un grand cru, avec cette «leçon» finale: «Le partage de ce vin dans l’Eigerwand constitue un moment unique de mon existence. 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Il a pourtant un cœur, découvre-t-on à propos de la vieille Oksana et au fil des pages de son journal intime constitué de fragments sans suite chronologique (le temps n’existe pas pour Lui), où il s’indigne par exemple de ce qu’en Son Nom un pape ait commémoré la découverte de l’Amérique sous l’égide de l’Eglise catholique et apostolique et se soit félicité «de cette mainmise cinglante & sanglante», citant les mots de Jean Paul II «qui monta sur un podium surélevé entouré d’une croix et de gigantesques haut-parleurs pour déclarer à propos de moi: "L’évangélisation a permis à Dieu de faire alliance avec l’Amérique latine: il connaissait ces peuples de toute éternité mais grâce aux missionnaires, Il les a incorporés à son projet de rédemption…" De quoi je me mêle? 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Avec le terrifiant incendie qui a ravagé sa bibliothèque une nuit de 2015, en lequel il pourrait incriminer «le feu de Dieu», et d’autres avanies sans doute ponctuant sa déjà longue vie (il est né, enfant de la guerre, en décembre 1941), Lambert aurait des raisons de maudire le présumé Créateur, voire de s’aigrir, mais non: le côté soleilleux de la vie le remplit de reconnaissance, avec deux solides filles qui le suivent-surveillent à portée de portables au cours de ses incessantes virées, et un grand lascar à dégaine de Latino colombien que lui et sa femme ont adopté, tout petit, cinq ans avant la mort de celle-ci – cadeaux!</p> <p>Débarquant l’autre jour en Lavaux du sommet du Righi, où il venait de séjourner dans une pension perchée à cinquante francs la nuit (on note), après une escale dans les non moins divines (décidément!) collines de Toscane, l’ami Lambert m’a révélé sous le gingko, à l’amorce de quatre jours de conversations, qu’après les grandes bottes de Dieu il allait enfiler les savates de Jésus et voir où ça le conduirait…</p> <p>Lambert Schlechter est-il, pour autant, un obsédé de la religion, comme un certain Augustin (c’est Dieu sous sa plume qui le rappelle) était un obsédé du sexe mâle érigé en flamberge de culpabilité? Pas vraiment. Parfois érotomane dans ses écrits (le sexe d’Eve le fascine), il ne pousse pas la passion jusqu’au mysticisme délirant d’une Catherine de Sienne, pas plus qu’il ne donne dans l’athéisme froid. Moins athée militant qu’un Pierre Gripari, dont je lui rappelle la grinçante et non moins sagace <i>Histoire du méchant Dieu</i>, Lambert, fils de cathos qui lui fichaient la paix en la matière, Lambert le super-érudit poète (prof de philo en lycée pendant des décennies), Lambert dont Montaigne est le copilote, me fait plutôt penser à ce mécréant chrétien que figurait un Théodore Monod, grand marcheur du désert et aussi grand lecteur que le Dieu de Schlechter, qui récitait tous les matins les Béatitudes sans souscrire pour autant à la divinité du rabbi Iéshouah dit le Nazaréen.</p> <p>En son journal intime, Dieu convient qu’il n’a pas toujours été un très bon écrivain – le reproche fondé qu’on lui a fait sur la rédaction négligente de la Genèse –, mais on voit que l’écriture le branche, comme les Ecritures ont scotché professionnellement mille doctes commentateurs d’avant et après les conciles où l’on a peaufiné les concepts du Père et du Fils et de la sainte colombe, et plus récemment les chenapans de la contre-exégèse du genre Voltaire et Nietzsche, Gripari et Lambert lui-même, entre tant d’autres mécréants bel et bien issus, voire attachés, au christianisme historique ou familial.</p> <p>A retenir enfin, après le lamento initial de Dieu fulminant contre son sort éternel, sa conclusion portant sur l’incroyable prétention du genre humain, femelles et mâles cisgenres à l’avenant – mais les queer et les trans ne font guère mieux – à croire que Dieu s’occupe d’eux personnellement alors qu’Il a tant à faire «ailleurs». </p> <h3>Et pourtant l'Univers tourne</h3> <p>Le Dieu de Lambert l’agnostique, à cet égard, comme celui de Spinoza ou du physicien rebelle Freeman Dyson, à la fin de <i>La Vie dans l’univers,</i> en appelle à une révélation plus universelle que celle dont se réclament les tribus anciennes et les paroisses plus récentes: «Dans l’ensemble ça tourne, note-t-il ainsi dans son journal célestement intime, les orbites fonctionnent, il y a une réelle harmonie que même les anciens stoïciens ont reconnue et célébrée, c’est grandiose, et d’après ce que j’observe depuis un certain temps, ils sont en train d’explorer tout cela, depuis quelques décennies ils hubblisent mes constellations, voyant de plus en plus les choses comme je les vois, c’est vraiment grandiose, je dirais presque divinement grandiose, les images qu’ils captent dans un espace incommensurable et dans un abîme temporel indescriptible, sont estomaquantes, et pourtant beaucoup d’entre eux continuent à s’obstiner, paranoïaquement, et chacun pour soi dans sa propre folie de sa propre grandeur (mais qui est d’une petitesse si petite qu’elle n’est pas perceptible), bref, ils s’obstinent à croire (croire!) que j’ai le temps et le loisir d’être attentif à chacun d’eux, écouter & exaucer leurs prières, acquiescer à leurs fantasmes de résurrection et d’immortalité, alors que j’ai, excusez du peu, tout l’Univers sur les bras»…</p> <hr /> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1723724884_fragmentsdujournalintimededieu2.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="300" /></h4> <h4>«Fragments du journal intime de Dieu», Lambert Schlechter, Editions L’Herbe qui tremble, 82 pages.</h4> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1723724995_unknown4.jpeg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="302" /></h4> <h4>«Le Murmure du monde (40 ans d’écriture)», Lambert Schlechter, Editions Phi, 650 pages.</h4> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1723725065_41z3ymaar3l._ac_uf10001000_ql80_.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="289" /></p> <h4>«L'Histoire du méchant Dieu», Pierre Gripari, Editions de L’Age d’Homme, 1988, 138 pages.</h4> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1723725146_71hs8gn0w0l._ac_uf10001000_ql80_.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="289" /></p> <h4>«La Vie dans l’univers. 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Fabuleux: tel est Théodoros. Relevant alors de la fable autant que de l’affabulation, où le talent de romancier et de poète de l’auteur roumain Mircea Cārtārescu, très fécond (plus de trente livres parus) et largement consacré par de multiples prix littéraires, fusionne ici dans un (pseudo) roman historique aux fondements partiellement «réels» mais aux développements aussi extravagants que la vie du protagoniste-modèle, à savoir: Téwodros II.
Dans l’immédiat, à propos de cet extraordinaire personnage, l’on ne peut que recommander, à la lectrice et au lecteur non moins probablement ignorants en la matière que le soussigné, de consulter, sur Internet, la longue notice consacrée à Téwodros II à l’enseigne de Wikipédia, comme ils gagneront en assises documentaires à l’écoute des explications, sur Youtube, de l’écrivain lui-même. Ces précautions ne risquent en aucune façon de «spoiler», comme on dit aujourd’hui, leur intérêt et leur plaisir de lire: disons que baliser le fonds documentaire de Théodoros permettra de mieux apprécier, dès ses premières pages, l’envolée de la narration, en admettant d’emblée que l’auteur prend toutes les libertés avec la «vérité» historique.
Pour celle et celui qui ne peut accéder à Wikipédia d’un clic, précisons vite fait: que le «vrai» Téwodros II, né Kassa Hailou en 1818 à Charghe (province du Qwara, en Ethiopie très morcelée à l’époque par les guerres des seigneurs locaux), a marqué l'Histoire, au point de fasciner un certain Arthur Rimbaud, par sa fulgurante ascension de chef de guerre et fin stratège visant à l’unification d’un pays déchiré, puis s’efforçant d’appliquer des réformes de modernisation tous azimuts: contre l’esclavage et la corruption des élites politiques et religieuses, pour une redistribution des terres aux paysans, avec l’appui d’une armée elle-même réorganisée selon des normes plus «occidentales», tout cela bel et beau et qui lui vaudra la stature posthume d’un héros, mais autant de déboires de son vivant, à peu près tenu pour un macaque déguisé par la reine Victoria, contesté par les seigneuries locales et combattu, malgré le Christ qu’il adore, par les hiérarques de la «douce orthodoxie» aux dents acérées. Et le roi des rois d’Ethiopie, le negusse negest, de se donner finalement la mort avec le pistolet que lui a offert la «grand-mère de l’Europe». Cela pour l’Histoire et ses faits avérés d’ores et déjà magnifiés par moult légendes et «narratifs», selon l’expression chic du moment.
Or, laissant là la vérité» selon Wikipédia, voici qu’une autre histoire se raconte, commencée par la fin, dont l’idée est venue au jeune Mircea Cāstārescu il y a quatre décennies de ça (il le raconte dans la note finale concluant le roman), jusqu’au moment où, en deux ans, sur fond de dépression, de confusion, de pandémie et de guerres, il a trouvé la force de nouer la gerbe de trente ans de notes prises dans son Journal – et voilà le job, le travail d’une vie pourrait-on dire, avec la transmutation d’une lointaine histoire de «sauvage africain qui singeait son titre sur un trône usurpé», comme le voyait Sa Gracieuse Majesté britannique, en épopée européenne, voire eurasienne, englobant la Grèce des archipels et la Valachie natale de l’auteur, l’Ethiopie et la Judée de la Bible – en attendant la Jérusalem céleste...
Je est un autre, ici ou ailleurs
L’idée, dans sa version poétique, aurait pu venir au vélocipédiste Einstein (prénom Albert) au cours de ses virées dans la campagne argovienne: à savoir qu’un garçon qui rêve de devenir empereur dans les neiges de Valachie, disparu tel jour pour motif de rêverie, pourrait réapparaître au même instant dans la peau d'un Juif errant, à San Francisco, après avoir partagé la condition des pirates dans les eaux frémissantes de l’Hellade ou environs.
Entre les âges de trois et sept ans, le jeune Tudor (variante valaque du prénom de Téwodros, anticipant le Théodoros du roman) a entendu, modulées par la bouche de sa mère Sofiana, ces histoires qui vous ont tous fait rêver en enfance en vous ouvrant avec le sésame fameux d’il était une fois, les portes du multivers.
En affirmant que «Je est un autre», un gamin mal élevé au prénom d’Arthur ne faisait que formuler une vérité vieille comme la nuit des temps, rompant avec les évidences et nous ouvrant, avec transfusion de sang ou non, à tous les dédoublements. Cette histoire du sang, autant que l’histoire du sperme qu’on dit parfois le sang de l’espèce, comptera pour beaucoup dans les motifs métaphoriques du roman Théodoros, comme l’histoire du double. Réclamez-vous du sang du roi Salomon, avec documents à l’appui même trafiqués, et vous verrez l’effet.
Le petit Tudor, à sept ans, s’est identifié au grand Alexandre dont sa mère lui lisait les faits et gestes: détail courant de la vie, mais qui peut devenir destin; tout dépend de notre façon de vivre la lecture. La poésie suppose cette identification et ce dédoublement. Et c’est ainsi que, dès les premières pages de Théodoros, nous sommes littéralement pris par la gueule sans bien savoir qui parle au protagoniste, si c’est sa conscience, le double valaque de Téwodros ou un ange – voire sept archanges d’Apocalypse…
«Au commencement était le Verbe», dit l’apôtre, et c’est reparti en forme de question initiale à laquelle tout un roman tâchera de répondre: «Si tu te signes avec trois doigts poisseux de sang, en te marquant le front au-dessus des sourcils (une goutte glisse le long de ton nez bistre et aquilin jusqu’à ta moustache nouée du côté gauche avec un fil d’or, et tombe sur les dalles de malachite de la forteresse royale) en déposant ensuite une tache au bas de ta chemise d’un atlas si blanc qu’il semble doré, et deux autres sous tes épaulettes en opale, d’abord à droite, puis à gauche, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Amen, ton signe de croix sera-t-il reçu?»
La question est posée à lui-même par celui qu’on tient pour «une croix de preux», croix d’orgueil et de désir («tu as crucifié en tout premier ta pauvre âme»), homme de sang qui a transformé la croix en un char de guerre, qui s’est toujours prosterné à ses propres pieds, mais qu’on ne s’attende pas à une autoflagellation de la part de ce possédé de l’Hybris, car le roman n’est pas un confessionnal mais le lieu aux parfums suaves de l’impureté même et des délices, des péchés très affreusement délicieux, de la Vitalité et du Verbe incarnés. «Sans couilles pas de chef-d’œuvre», écrivait Albert Cohen…
Un livre à vivre plus qu'à comprendre
Théodoros ne se raconte pas: il se mérite, ou disons en moins moralisant qu’il se vit, une page après l’autre, et ça fera 600 feuillets à savourer, obstacles compris, surtout si vous cherchez à tout comprendre.
Le roman d’aventures est revigorant au possible, comme si vous y étiez, comme au bon jeune temps de Long John Silver, dans L’Ile au trésor, ou comme dans les soieries des Mille et une Nuits. Je pourrais vous raconter les épisodes de la fringante piraterie sur le bateau joyeusement bordélique des forbans auxquels les filles tiennent la dragée haute, dans une espèce de phalanstère sexuel flottant, ou je pourrais vous raconter la terrifiante bataille menée par le guerrier présomptueux contre le Gel valaque, ou encore l’inénarrable mine de sel aux immenses statues souterraines, mais non: c’est à vous de vous y coller, pour le plaisir, et quel!
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Ceci dit, faut-il être catholique pour comprendre La Divine Comédie de Dante? La connaissance de la pensée du docte Thomas d’Aquin, substrat dogmatique du poème, est-elle nécessaire pour apprécier celui-ci? Faut-il comprendre, et d’abord connaître le Kebra Nagast, livre saint de l’église orthodoxe d’Ethiopie, pour démêler les «signifiés» subtils de Théodoros? Je n’en crois rien, ni ne crois d’ailleurs que Mircea Cārtārescu le croie. L’humour soit plutôt notre guide, et l’amour de la Littérature. Enfin l’amour de l’Amour, par quoi tout aurait dû commencer, et les lettres de Théodoros à sa mère en sont le fil rouge – rouge sang sublimé –, le fil d’or de pure poésie.
«Théodoros», Mircea Cārtārescu, traduit du roumain par Laure Hinckel, Editions Noir sur Blanc, 599 pages.
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Enfin l’amour de l’Amour, par quoi tout aurait dû commencer, et les lettres de Théodoros à sa mère en sont le fil rouge – rouge sang sublimé –, le fil d’or de pure poésie. </p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1728569280_9782889830404.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="306" /></p> <h4>«Théodoros», Mircea Cārtārescu, traduit du roumain par Laure Hinckel, Editions Noir sur Blanc, 599 pages.</h4>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'cartarescu-le-visionnaire-se-la-joue-archange-de-roman', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 14, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 6, 'person_id' => (int) 675, 'post_type_id' => (int) 1, 'poster_attachment' => null, 'editions' => [ [maximum depth reached] ], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'attachments' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'comments' => [[maximum depth reached]], 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, 'relatives' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Post) {}, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Post) {}, (int) 2 => object(App\Model\Entity\Post) {}, (int) 3 => object(App\Model\Entity\Post) {} ], 'embeds' => [], 'images' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'audios' => [], 'comments' => [], 'author' => 'Jean-Louis Kuffer', 'description' => 'Avec «Théodoros», roman historico-poétique d’une fascinante splendeur verbale, combinant une épopée conquérante marquée par autant de faits glorieux que de crimes sanglants commis au nom de Dieu comme il continue d’en proliférer, et le récit d’une destinée aux multiples dédoublements, Mircea Cārtārescu signe un chef-d’œuvre porté par un souffle irrépressible, avec un art de l’évocation sans pareil. 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Pourtant les faits sont là, malgré l’étiquette «roman» qui ne dupera que celles et ceux qui ont peur ou horreur de la réalité réelle. </p> <p>Or celle-ci imprègne la fiction de Serguëi Jirnov, vrai nom d’un ancien espion du KGB, dont les protagonistes semblant sortis d’un polar ultranoir ou d’une série gore (sur Netflix on lirait comme autant de mises en garde: violence, sexe, drogue, corruption, pédocriminalité, pratiques sataniques, etc.) portent eux aussi de vrais noms, à savoir Vladimir Poutine, Serge Toutounoff alias l’archevêque Savva, Vladimir Goundiaïev alias Kyrill patriarche de toutes les Russies, entre autres personnages peut-être «inventés» mais correspondant à des «types» et à des trajectoires que pourraient recouper de multiples reportages. </p> <p>En version <em>soft</em>, le politologue italo-suisse Giuliano da Empoli nous avait déjà introduit dans l’entourage du «tsar» Poutine, avec son <i>Mage du Kremlin</i> plébiscité par le public et couronné par l’Académie française. Avec <i>Les pires amis</i>, donnant pour le moins dans le <em>hard</em>, voire les bas-fonds du darknet, le succès à venir reste plus douteux, et l’on espère juste que Sergueï Jirnov échappe au sort d’un Salman Rushdie ou d’une Anna Politkovskaïa assassinée par les sbires de Poutine…</p> <p>C’est d'ailleurs pour couper aux rigueurs de la justice que l’auteur des <i>Pires amis,</i> très documenté, a joué sur l’ambiguïté de la fiction, grossissant souvent le trait ou passant carrément à la conjecture romanesque, avec un dénouement sensationnel mais «improbable», comme on dit aujourd’hui. Et le grave est qu’on s’y laisse prendre. Mais le pire est à venir…</p> <h3>Sur les traces de Dumas</h3> <p>Le grave, c’est que, non sans culot, avec le sourire jovial d’un farceur qui a joué un bon tour, Sergueï Jirnov affirme, dans un entretien accessible sur Youtube, qu’il s’est amusé en composant <i>Les pires amis.</i> Et de préciser, les yeux au ciel, qu’Alexandre Dumas a été son copilote. Dumas, non mais des fois! L’auteur chéri de nos dix ans: <i>Les Trois Mousquetaires</i> et <i>Le comte de Monte Cristo</i>, vous visez le quasi blasphème. Eh bien non: Jirnov est sincère et conséquent. Même qu’à douze ans, il savait les mousquetaires par cœur, en russe. Avant d’apprendre le français en le relisant en V.O..</p> <p>Et le pire annoncé, c’est qu’il y a bel et bien quelque chose de Dumas chez cet agent double et non moins clairement trouble: un espace romanesque concret et palpable, comme si on y était. Le vent glacial du nord qui y souffle illico. La Russie des steppes au ciel pourri d’énormes hélicos. Des silhouettes lugubres qui sortent de la nuit. Et ce type en rouge autour duquel se pressent des «opérateurs». Tout de suite la menace. 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Mais, comme chez Dumas, un héros plutôt sympa – quoique formé à la dure dans les rangs de Wagner – se sera pointé en pointillé, et du même côté «romance» du roman il y aura bientôt une femme, prénommée Anastassia mais Française comme les Dumas père et fils, au cœur grand comme ça; enfin pour faire bon poids contraire un vrai méchant, tout de noir vêtu et avec des mains d’intello forcément suspectes, Français de naissance lui aussi quoique Russe d’origine, pas moins torve que le Cardinal des <i>Trois mousquetaires, </i>et que chacune et chacun retrouvera là encore sur Youtube sous le nom de l’archevêque Savva.</p> <p>Bref tout le bazar d’un roman dont nous raffolions entre dix et douze ans, sauf qu’on laissera ici toute espérance comme à l’entrée des Enfers de la <i>Commedia </i>de Dante, lequel ne s’est pas gêné non plus quand il s’agissait d’épingler nommément ses damnés royaux ou papaux… </p> <h3>Ne disons pas de mal de la Russie</h3> <p>En Russe naturellement perfide (on les connaît, allez!), Sergueï Jirnov a le front de préciser, par manière d’avertissement dédouanant ses <i>Pires amis</i>, que «toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fait d’une pure coïncidence», ce qui tombe bien au moment où, sur fond de guerre en Ukraine, d’aucuns rêvent d’en finir avec la Russie et ses Russes naturellement meilleurs ennemis de la civilisation.</p> <p>Dans la guerre pourrie de clichés qu’a toujours attisés la propagande de tous les bords, la confusion est telle que les uns verront, dans le «roman» de Sergueï Jirnov, le fait d’un agent d’influence à la solde de l’Occident, ne visant qu’à salir les Russes et la sainte Russie, tandis que d’autres y trouveront au contraire une défense de la «vraie Russie» contre ceux qui la dénigrent du dehors ou la déshonorent du dedans.</p> <p>Question alors: dans cette mêlée confuse, que trouvons-nous de vraisemblable ou de recevable sous le masque de la fiction? Question qui se posera à chaque avancée de la narration, à démêler en vérifiant, à tout coup, ce qui ne relève pas de la coïncidence fortuite… Entre cent autres interrogations que, lectrices et lecteurs plus ou moins candides, informé(e)s ou désinformé(e)s, nous nous poserons, voici donc: quoi de vrai dans l’épisode «mystique» sanglant du premier sacrifice chamanique? Quoi de vrai dans la supposée détestation des femmes et la liaison homosexuelle de Poutine avec le violoniste et homme d’affaires Serguei Roldouguine dont nous savions qu’il a planqué les millions de son ami dans nos chères banques? Quoi de vrai dans le réseau de pédocriminels béni par les hautes sphères de l’Eglise orthodoxe alors même que celle-ci taxe l'Occident d'immoralité? Quoi de vrai dans l’immense réseau d’espionnage contrôlé par la plus haute hiérarchie de la même cléricature, et les magouilles financières qui ont fait des pontes ecclésiastiques les semblables des oligarques milliardaires? Quoi de vrai dans le chantage exercé par le patriarche de Moscou sur le Président qu’il tiendrait «par les couilles»? Quoi de vrai dans la présumée dérive «islamiste» de Poutine cristallisant l’opposition des ultranationalistes et des plus hautes autorités ecclésiastiques?</p> <h3>Vertus et limites d'un roman-vérité</h3> <p>Qu’aurait dit mon ami Anton Pavlovitch Tchekhov, obstinément étranger à toute idéologie politique et religieuse, en lisant <i>Les pires amis</i>? Lui qui en savait tant de l'humaine engeance, en médecin soutien de famille dès son plus jeune âge, observateur lucide de la Russie d’en bas, infatigable homme de bonne volonté multipliant les aides concrètes de toute sorte, témoin de la misère et des injustices, plaidant pour les bagnards de Sakhaline alors que la tuberculose le rongeait – qu’aurait-il pensé du «roman» de Sergueï Jirnov?</p> <p>J’y pensais en constatant, pour ma part, le peu d’émotion réelle que suscite l’ouvrage, faute d’incarnation et de développement en profondeur des psychologies, limitées à celles d’un feuilleton bien ficelé. Alors que le moindre des récits d’un Tchekhov nous prend au cœur ou aux tripes, appliquant avant la lettre la devise de Simenon, «comprendre, ne pas juger», <i>Les pires amis</i>, ne cessant certes d’attiser notre curiosité, reste conventionnel, voire superficiel, dans son approche des drames humains méritant notre compassion, qu’il s’agisse notamment du jeune Nikita ou de la malheureuse Anastassia.</p> <p>Faire alors comme si, suivant l’avertissement de l’auteur, ce livre n’avait aucun lien avec la réalité et ne visait qu’à amuser? 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C’est à peu près le temps qu’il vous faut, précise Salman Rushdie, pour dire le Notre Père ou réciter un sonnet de Shakespeare. Et l’écrivain en sait quelque chose et y a même perdu un œil, vu que c’est exactement 27 secondes qu’a duré l’attaque sauvage qu’il a subie le 12 novembre 2022 à 10h45 du matin sur la scène de l’amphithéâtre de Chautauqua, 27 secondes qui auraient dû lui être fatales après la quinzaine de coups de couteau qui lui lacérèrent le visage, le torse et les membres, jusqu’au moment où son agresseur fut maîtrisé et menotté par un policier passant par là en l’absence, par ailleurs, de tout dispositif de sécurité. </p> <p>27 secondes chronométrées: la scène a donc été filmée par tel ou telle des plus de mille spectateurs présents pour entendre la conférence de l’auteur des <i>Versets sataniques</i> – entre vingt autres livres –, censé parler des villes-refuges pouvant accueillir, aux States, des écrivains menacés dans leur propre pays, initiative à laquelle Rushdie avait participé entre autres nombreuses activités solidaires, et voilà que le refuge présumé était devenu le piège tendu par un forcené de 24 ans qui avouerait plus tard qu’il n’avait jamais lu que deux ou trois pages des écrits de ce mécréant et vu deux ou trois vidéos sur Youtube consacrées au même «hypocrite», comme il qualifierait Salman Rushdie, décidément pas «une bonne personne», donc à supprimer au nom du Dieu superbon…</p> <h3>L'extravagante fiction du réel</h3> <p>Entre les 27 secondes qu’a duré l’exécution ratée et les trente-trois ans de tribulations vécues par Salman Rushdie depuis sa condamnation à mort, en février 1989, par le Grand Inquisiteur chiite Rouhollah Moussavi Khomeini, un abîme fantastique s’est creusé à la barbe posthume de l’ayatollah défunt (il est mort en juin 1989), dans lequel un écrivain aux fictions extravagantes s’est vu rattrapé par «la réalité». </p> <p>Aux dernières nouvelles, une récompense de deux millions de dollars reste offerte à celui qui, enfin, fera la peau à l’infâme mécréant – mais cet âne d’A. 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Soumission et mort à l’insoumis!</p> <h3>L'amour plus fort (si, si) que la mort</h3> <p>Si son meurtrier raté lui lance qu’il est haï par deux milliards de personnes, Salman Rushdie lui répond qu’il a toujours cru, pour sa part, en la force de l’amour, et c’est la force principale du <i>Couteau,</i> sœurs et frères: c’est l’amour.</p> <p>L’amour d’une femme, d’abord, merveilleuse de présence angoissée. Laquelle Eliza est accueillie par la famille de Salman, en 2017, avec ce mot plein de tendresse: «enfin!». L’amour de ses fils chéris, de sa sœur et des enfants de celle-ci. L’amour de ses amis, à commencer par son agent, dit le Chacal, Andrew Wylie qui l’a défendu mieux que personne à l’époque de sa condamnation à mort. L’amour-amitié de ses amis écrivains, dans un biotope où règnent souvent jalousie et défiance. Et c’est Martin Amis en train de mourir du cancer, et qui lui adresse un message si fraternel. C’est Philip Roth et son propre crabe. C’est Ian Mc Ewan. 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Cela proclamé après le cancer, après le goulag, après l’abjecte humiliation de l’exil, après le retour en Russie avec sa lumineuse épouse et ses magnifiques garçons. Et comment, malgré la disproportion de la comparaison, ne pas penser à cette parole de reconnaissance «malgré tout» au moment d’entamer la lecture de <i>L’Archipel du goût</i> de Jacques Perrin, avec sa célébration du vin et de ceux qui le font, opposant à sa façon le chant du monde au poids du monde au moment même où une guerre fratricide se déchaîne aux confins de la terre natale du Dante russe – c’est le maître slaviste Georges Nivat qui a osé le rapprochement?</p> <p>Or, tant qu’à invoquer deux grandes figures de la littérature du XXème siècle, c’est le Ramuz des vignes que j’aimerais aussi associer à la lecture de <i>L’Archipel du goût</i>, et plus précisément à un passage de <i>Raison d’être</i>, datant de 1914, où notre poète évoque le rivage béni, au pied du vignoble de Lavaux travaillé dès le Moyen Age par les moines.</p> <p>J’y pense en me rappelant ce soir d’il y a quelques années où je descendais le chemin de la Dame qui serpente le long d’une falaise surplombant le vignoble de Lavaux cher à Ramuz; le contre-jour du couchant donnait aux vignes un vert accru presque dramatique, et d’autant plus que tout le coteau avait été saccagé par la grêle et que la récolte en serait altérée cette année-là; les montagnes de Savoie viraient au mauve puis à l’indigo tandis que le Léman, parsemé de fines voiles, semblait figé dans sa laque bleutée, et je repensais à cette phrase de Ramuz, qui trouvait là sa résonance immédiate puisque je distinguais, au Levant, le clocher de Rivaz et, de l’autre côté, la pointe de Cully déjà plongée dans l’ombre.</p> <p>Et voici la phrase fameuse: «Mais qu’il existe une fois, grâce à nous, un livre, un chapitre, une simple phrase, qui n’aient pu être écrits qu’ici, parce que copiés dans une inflexion sur telle courbe de colline ou scandés dans leur rythme par le retour du lac sur les galets d’un beau rivage, quelque part entre Cully et Saint Saphorin – que ce peu de chose voie le jour, et nous nous sentirons absous.» </p> <p>Ceci pour rappeler immédiatement le lien profond que Jacques Perrin établit entre sa quête du goût, amorcée dès sa jeunesse – comme Nicolas Bouvier partant à vingt ans sur la route de l’Orient, lui-même s’en alla en Bourgogne et en Côte d’or grappiller ses premières impressions de navigateur raffiné, consignant illico ce qu’il observait dans ses cahiers de Moleskine.</p> <p>Or c’est sur ceux-ci que l’on trouvera aujourd’hui, dans l’éparpillement apparent des notes de <i>L’Archipel du goût,</i> la preuve que le «rivage» inspirateur de Ramuz n’a rien d’exclusif propre à flatter les chauvins vaudois, mais se module de multiples façons dans les paysages de Bourgogne, les Langhe du Piémont, les hauteurs de l’Aude cathare ou des régions du Mont Athos, jusque sur l’Ararat mythique – au gré de l’exploration spatio-temporelle d’un Ulysse nourri de philosophie incarnée (Aristote déjà pensait que toute connaissance passe par le corps, et Pline l’Ancien aurait fondé la notion de «cru») naviguant d’«îles» plantées de vignes en caves où il retrouve les artisans et autres fins dégustateurs dont il partage la passion et les «extases». A ce propos, Jacques Perrin ne s’embarrasse pas de guillemets pour qualifier les moments de «lévitation» ponctuant sa quête du sublime gustatif, non sans pointer les ombres éventuelles du tableau, de spéculations douteuses en malversations avérées.</p> <h3>Racines valaisannes, avant l'envol</h3> <p>Des rives lémaniques au Valais de Jacques Perrin, il n’y a que le Rhône à remonter, et son «Valais de bois», pour reprendre une expression de Maurice Chappaz, est immédiatement et solidement présent en écho à son enfance, ancrée dans «un pays rude et enflammé» aux «passions silencieuses», où il ressent «l’acre, pulvérulent parfum des cascades», un «pays de sourciers» dont le souffle qui l’anime lui fait ressentir l’ivresse avant le vin.</p> <p>A l’opposé de ceux qui ont le «vin petit» et n’aspirent qu’aux «tuées» du samedi soir, le jeune Jacques, à l’école (notamment) d’un oncle impérial et de son nonno piémontais, va découvrir la vérité vécue de la cuisine familiale et le respect de ce nectar qui «nomadise dans l’espace et le temps», dit <i>solera alpine </i>ou vin des glaciers, et ce n’est qu’un premier début. </p> <p>Dès lors, l’apprentissage n’en finira plus. D’abord à Genève, ville d’écrivains et de penseurs, à l’Université où il choisit la philosophie («aucun avenir, hormis celui de futur chômeur!»), et bientôt «sur le terrain» de Bourgogne, amorce à la vingtaine d’un voyage le conduisant du vin au verbe via les vignes et les caves, les gens et la «sainte» dégustation aux déclinaisons verbales parfois saturées à faire sourire mais qui a, aussi, sa poésie.</p> <p>Ainsi d’une incomparable Romanée Saint-Vivant 1928 décrite par l’octogénaire Jules Chauvet au nez forcément exceptionnel: «Ce cru… arôme strict de rose épicée, celle de Damas… puis violette, réglisse et truffe dans la continuité… le tout associé au cuir. La courbe en bouche, d’un dessin très pur, marque un relief vigoureux. Il est à son apogée et sa présence semble éternelle. Tout grand vin est comme une embarcation qui vous ferait voyager». Et plus loin au souvenir de Chauvet revenant à Perrin: «On ressent alors que tout grand vin est le sillage d’un infini»…</p> <p>De quoi vous fiche des complexes, ce midi, devant votre Humagne de la Coop à 13 francs 50…</p> <h3>De la chute à la résilience</h3> <p>Avant le chant du monde, Jacques Perrin a connu et vécu le poids du monde, fracassé en mille morceaux (plus précisément 26 fractures) après une chute dans les aiguilles de Chamonix dont il a décrit les séquelles dans ses <i>Dits du gisant</i> où il mêlait, déjà, réalités physiques et propos philosophiques, évocations gustatives variées (du vin déjà bien présent aux musiques de ses jeunes années rock). Surtout, son penchant à filtrer le réel dans les arcanes poétiques traduisait son aspiration à «changer la vie», selon la formule du chenapan à semelles de vent outrageusement adonné à toutes les saveurs et à tous les savoirs que figurait Arthur Rimbaud.</p> <p>Or c’est bel et bien la passion poético-philosophique du tastevin Perrin (que le premier ouvrier de France ès sommellerie et arts de la table, maître Antoine Pétrus, situe au top des dégustateurs actuels dans sa préface à l’ouvrage, célébrant sa sagesse et sa mesure «doublée de l’intelligence du verbe») qui fait de <i>L’Archipel du goût</i> le poème épique d’une traversée riche en découvertes et en rencontres surprenantes, dont le dernier chapitre est en lui-même un poème et, symboliquement, le sommet d’une résilience, en pleine face nord de l’Eiger où l’énergumène sort de son sac un Château Margaux 1900 qu’il partage avec son compagnon de cordée.</p> <p>Jacques Perrin, en matière de vin et de poésie, notamment, n’est pas un jobard snob frotté de lettres – un chapitre de son livre est consacré à la «puissance du faux» et à ses séquelles sordides – et chacune et chacun le vérifieront au fil de pages à savourer lentement comme un grand cru, avec cette «leçon» finale: «Le partage de ce vin dans l’Eigerwand constitue un moment unique de mon existence. 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Il a pourtant un cœur, découvre-t-on à propos de la vieille Oksana et au fil des pages de son journal intime constitué de fragments sans suite chronologique (le temps n’existe pas pour Lui), où il s’indigne par exemple de ce qu’en Son Nom un pape ait commémoré la découverte de l’Amérique sous l’égide de l’Eglise catholique et apostolique et se soit félicité «de cette mainmise cinglante & sanglante», citant les mots de Jean Paul II «qui monta sur un podium surélevé entouré d’une croix et de gigantesques haut-parleurs pour déclarer à propos de moi: "L’évangélisation a permis à Dieu de faire alliance avec l’Amérique latine: il connaissait ces peuples de toute éternité mais grâce aux missionnaires, Il les a incorporés à son projet de rédemption…" De quoi je me mêle? 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Avec le terrifiant incendie qui a ravagé sa bibliothèque une nuit de 2015, en lequel il pourrait incriminer «le feu de Dieu», et d’autres avanies sans doute ponctuant sa déjà longue vie (il est né, enfant de la guerre, en décembre 1941), Lambert aurait des raisons de maudire le présumé Créateur, voire de s’aigrir, mais non: le côté soleilleux de la vie le remplit de reconnaissance, avec deux solides filles qui le suivent-surveillent à portée de portables au cours de ses incessantes virées, et un grand lascar à dégaine de Latino colombien que lui et sa femme ont adopté, tout petit, cinq ans avant la mort de celle-ci – cadeaux!</p> <p>Débarquant l’autre jour en Lavaux du sommet du Righi, où il venait de séjourner dans une pension perchée à cinquante francs la nuit (on note), après une escale dans les non moins divines (décidément!) collines de Toscane, l’ami Lambert m’a révélé sous le gingko, à l’amorce de quatre jours de conversations, qu’après les grandes bottes de Dieu il allait enfiler les savates de Jésus et voir où ça le conduirait…</p> <p>Lambert Schlechter est-il, pour autant, un obsédé de la religion, comme un certain Augustin (c’est Dieu sous sa plume qui le rappelle) était un obsédé du sexe mâle érigé en flamberge de culpabilité? Pas vraiment. Parfois érotomane dans ses écrits (le sexe d’Eve le fascine), il ne pousse pas la passion jusqu’au mysticisme délirant d’une Catherine de Sienne, pas plus qu’il ne donne dans l’athéisme froid. Moins athée militant qu’un Pierre Gripari, dont je lui rappelle la grinçante et non moins sagace <i>Histoire du méchant Dieu</i>, Lambert, fils de cathos qui lui fichaient la paix en la matière, Lambert le super-érudit poète (prof de philo en lycée pendant des décennies), Lambert dont Montaigne est le copilote, me fait plutôt penser à ce mécréant chrétien que figurait un Théodore Monod, grand marcheur du désert et aussi grand lecteur que le Dieu de Schlechter, qui récitait tous les matins les Béatitudes sans souscrire pour autant à la divinité du rabbi Iéshouah dit le Nazaréen.</p> <p>En son journal intime, Dieu convient qu’il n’a pas toujours été un très bon écrivain – le reproche fondé qu’on lui a fait sur la rédaction négligente de la Genèse –, mais on voit que l’écriture le branche, comme les Ecritures ont scotché professionnellement mille doctes commentateurs d’avant et après les conciles où l’on a peaufiné les concepts du Père et du Fils et de la sainte colombe, et plus récemment les chenapans de la contre-exégèse du genre Voltaire et Nietzsche, Gripari et Lambert lui-même, entre tant d’autres mécréants bel et bien issus, voire attachés, au christianisme historique ou familial.</p> <p>A retenir enfin, après le lamento initial de Dieu fulminant contre son sort éternel, sa conclusion portant sur l’incroyable prétention du genre humain, femelles et mâles cisgenres à l’avenant – mais les queer et les trans ne font guère mieux – à croire que Dieu s’occupe d’eux personnellement alors qu’Il a tant à faire «ailleurs». </p> <h3>Et pourtant l'Univers tourne</h3> <p>Le Dieu de Lambert l’agnostique, à cet égard, comme celui de Spinoza ou du physicien rebelle Freeman Dyson, à la fin de <i>La Vie dans l’univers,</i> en appelle à une révélation plus universelle que celle dont se réclament les tribus anciennes et les paroisses plus récentes: «Dans l’ensemble ça tourne, note-t-il ainsi dans son journal célestement intime, les orbites fonctionnent, il y a une réelle harmonie que même les anciens stoïciens ont reconnue et célébrée, c’est grandiose, et d’après ce que j’observe depuis un certain temps, ils sont en train d’explorer tout cela, depuis quelques décennies ils hubblisent mes constellations, voyant de plus en plus les choses comme je les vois, c’est vraiment grandiose, je dirais presque divinement grandiose, les images qu’ils captent dans un espace incommensurable et dans un abîme temporel indescriptible, sont estomaquantes, et pourtant beaucoup d’entre eux continuent à s’obstiner, paranoïaquement, et chacun pour soi dans sa propre folie de sa propre grandeur (mais qui est d’une petitesse si petite qu’elle n’est pas perceptible), bref, ils s’obstinent à croire (croire!) que j’ai le temps et le loisir d’être attentif à chacun d’eux, écouter & exaucer leurs prières, acquiescer à leurs fantasmes de résurrection et d’immortalité, alors que j’ai, excusez du peu, tout l’Univers sur les bras»…</p> <hr /> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1723724884_fragmentsdujournalintimededieu2.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="300" /></h4> <h4>«Fragments du journal intime de Dieu», Lambert Schlechter, Editions L’Herbe qui tremble, 82 pages.</h4> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1723724995_unknown4.jpeg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="302" /></h4> <h4>«Le Murmure du monde (40 ans d’écriture)», Lambert Schlechter, Editions Phi, 650 pages.</h4> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1723725065_41z3ymaar3l._ac_uf10001000_ql80_.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="289" /></p> <h4>«L'Histoire du méchant Dieu», Pierre Gripari, Editions de L’Age d’Homme, 1988, 138 pages.</h4> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1723725146_71hs8gn0w0l._ac_uf10001000_ql80_.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="289" /></p> <h4>«La Vie dans l’univers. 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