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Actuel / La mauvaise herbe mafieuse en Suisse


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Les récentes déclarations de la cheffe de la police fédérale (Fed Pol) ont pointé vers la nécessité de prendre plus au sérieux l’activité des organisations mafieuses sur notre territoire. Nous en parlons avec Francesco Lepori, journaliste à la Radiotelevisione Svizzera di lingua italiana (RSI) qui depuis une dizaine d’années mène des recherches sur la criminalité organisée en Suisse.



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Boas Erez: Vous avez pu décrire l’activité mafieuse comme une mauvaise herbe. Vous préférez cette image à celle d’un cancer. Pourquoi?

Francesco Lepori: Les mauvaises herbes se développent un peu partout dans les jardins. Elles entrent en concurrence avec les autres espèces, et elles favorisent la diffusion des maladies, sans pour autant menacer la vie du biotope, dont elles ont besoin pour proliférer. Surtout, il faut un travail constant pour en venir à bout: il ne suffit pas d’intervenir une fois avec de gros moyens. Si vous laissez un petit bout de racine, la mauvaise herbe repoussera. Aussi, les mauvaises herbes en disent long sur la terre de votre jardin.

Autant pour l’image. Qu’en est-il en réalité de la présence mafieuse en Suisse?

Elle est tout à fait non négligeable. Comme l’a indiqué la directrice de la Fed Pol, Nicoletta Della Valle, le décryptage des systèmes de communication Encrochat et SkyEcc utilisés par les organisations mafieuses a mis à jour l’étendue de leurs trafics, et leur sentiment d’impunité. La task-force européenne qui a réussi cet exploit il y a quelques années déjà, et auquel les autorités suisses ont participé, a récolté une quantité de données absolument gigantesque, que la Fed Pol ne pourra malheureusement pas analyser en temps utile, faute de moyens.

Pourriez-vous nous donner une idée de comment opèrent ces organisations criminelles?

Les informations que j’ai récoltées à travers l’analyse des actes judiciaires et les contacts suivis avec les enquêteurs me portent à souligner que contrairement au lieu commun, le mafieux n’est pas un homme coiffé d’une coppola et arborant une lupara. Il a plus de compétences que par le passé, mais celles-ci ne sont pas aussi étendues qu’on pourrait l’imaginer, preuve en est qu’il ne peut pas se passer de facilitateurs: banquiers, family officers, avocats, fiduciaires, édiles, etc. Le lien structurel de certaines organisations mafieuses avec leur «maison mère» en Italie, et la dimension internationale des trafics rendent encore plus important le rôle des facilitateurs. Ainsi dans la bien nommée opération Pizza connection a été mis à jour — au début des années 1980 — un trafic qui partant de Zurich avec la fourniture de morphine de base, transitait par la Sicile où la morphine était transformée en héroïne, qui à son tour partait pour être vendue aux Etats-Unis, d’où les bénéfices revenaient en Suisse pour être recyclés au Tessin et repartir à Zurich pour un autre tour. Il est clair qu’un tel trafic nécessite des facilitateurs travaillant dans une zone grise, ne serait-ce que pour l’obtention de permis de séjour, l’achat d’activités de couverture, ou pour le blanchiment. Il faut garder à l’esprit que ce type de trafic brasse des dizaines de millions de francs. Il est arrivé que les quantités d’argent à blanchir soient tellement grandes qu’en 2021, au Tessin, un chef de groupe a carrément dû relever un bureau de change pour couvrir ses opérations.

Est-ce que la coopération des facilitateurs suffit à expliquer le succès de ces organisations?

Je dirais que la criminalité organisée procède à une colonisation silencieuse. Elle pratique ce que le sociologue Nando della Chiesa a appelé le mimétisme social. En règle générale, les mafieux ne sont pas des fous furieux, bien au contraire ils font tout pour s’intégrer et pour ne pas se faire remarquer. Ainsi FFM était arrivé en Suisse à la fin des années 1970 et travaillait comme ouvrier municipal. Il participait aux activités de sa commune en grillant des saucisses le jour de la fête du village. En parallèle il avait accumulé un vrai arsenal chez lui. De son côté GP, chef d’une «locale» qui comptait au moins 49 affiliés à la ‘ndrangheta, travaillait comme frontalier aux Officine des CFF à Bellinzone, et était engagé en tant que volontaire dans les activités de la Croix Rouge. AI lui travaillait comme chef de cuisine et serveur dans un pub géré par son homme de main EF, qui a ensuite laissé la gestion à sa fille pour effectuer des transports de malades, ce qui lui permettait d’aller régulièrement chercher de l’argent à Berne. Cela dit, la colonisation avance aussi parce que les mafieux ont un profil de plus en plus entrepreneurial, afin d’utiliser l’argent gagné de manière illégale. Ils ne possèdent plus seulement des restaurants et des entreprises du bâtiment, ils se diversifient en achetant par exemple des immeubles et des voitures de luxe en leasing. Leur avidité est sans limite, aussi parce qu’il doivent subvenir aux besoins de toute une communauté allant de détenus, aux membres de leurs familles, en passant par l’ostentation du pouvoir.

A vous entendre la mauvaise herbe colonise notre jardin sans effusion de sang.

La violence est toujours là en puissance, parce qu’elle s’exprime dans les communautés d’origine. La simple menace sert par exemple aux extorsions. De plus elle a déjà poussé au suicide des facilitateurs démasqués par une enquête. Cela dit l’effusion de sang n’est pas bonne pour les affaires des mafieux, qui même au sein de leurs organisations ont plutôt recours à d’autres méthodes de coercition basées sur des rites d’initiation, le maintien d’un contexte protégé par le secret, et l’obédience à des figure tutélaires paternalistes ayant des attributs presque divins. De plus la technologie permet désormais d’opérer encore plus discrètement. Ainsi, les affaires peuvent être traitées à distance, et les livraisons de drogue peuvent par exemple être organisées par petites étapes, sans que les livreurs ne connaissent à l’avance leur itinéraire complet. 

Avons-nous les moyens pour éradiquer la mauvaise herbe?

Le Ministère public de la Confédération (MPC) et la Police fédérale (Fed Pol) savent comment il faut procéder. De plus ils collaborent avantageusement avec leurs homologues étrangers, ce qui est nécessaire au vu des ramifications internationales des activités mafieuses. Les résultats obtenus ne sont pas négligeables, mais on est en droit de s’attendre à plus. C’est par exemple un vrai gâchis que les données saisies avec le décryptage des systèmes que j’ai déjà mentionnés ne puissent pas être complètement analysées en temps utile. Pour cela il faudrait plus de moyens. Comme l’a indiqué à plusieurs reprises Della Valle il manque environ 200 enquêteurs, et il faudrait renforcer toute la chaîne pénale, y compris au niveau du MPC. Ce n’est pourtant pas qu’une question de moyens. Il a été dit que le fédéralisme est un frein à l’efficacité des interventions des forces de l’ordre. Je ne le crois pas. Nous avons de très bons instruments qui permettent la collaboration entre la Confédération et les Cantons, ainsi qu’entre les Cantons eux-mêmes, il faudrait qu’ils soient mieux utilisés. La même chose pourrait être dite au niveau international, au sujet de la création d’équipes d’investigations conjointes. De plus, il faudrait une approche d’enquête plus courageuse et assumée, qui ne délègue par exemple pas autant d’enquêtes aux autorités italiennes. Il faut dire qu’il est parfois difficile de faire reconnaître certains crimes comme relevant de l’article 260 ter du Code pénal portant sur les organisations criminelles et terroristes. Cela avait été mis en évidence en son temps par le procureur général de la Confédération Michel Lauber, et la situation ne s’est pas beaucoup améliorée après la révision de cet article, entrée en vigueur le 1er juillet 2021. Sur un autre plan, je regrette qu’avec la dernière révision de la Loi sur le blanchiment d’argent, entrée en vigueur le 1er janvier 2023, les obligations de diligence n’aient pas été étendues à la catégorie des consultants, dont les avocats. La politique pourrait aussi jouer un rôle important en évitant de mettre régulièrement l’accent sur la menace terroriste, ce qui détourne des forces, ainsi que l’attention de l’opinion publique, de la lutte contre des organisations criminelles qui opèrent de manière constante avec des effets néfastes avérés depuis très longtemps. L’opinion publique peut aussi contribuer à l’éradication de la mauvaise herbe, en commençant par exemple à prendre la mesure du phénomène. Ainsi il est peut-être commode mais faux de penser que les organisations mafieuses soient davantage présentes au Tessin qu’ailleurs en Suisse. De fait, elles agissent surtout là où elles peuvent faire des affaires tranquillement. Les dernières affaires mises à jour avaient leur épicentres dans les Cantons de Zurich, Saint-Gall, Argovie, et Thurgovie. Je dirais aussi qu’il est tout simplement important d’en parler autour de soi, en connaissance de cause, sans céder aux lieux communs. Les mafieux n’aiment pas qu’on parle d’eux. J’ai contribué à cette conversation avec la création de l’Osservatorio ticinese sulla criminalità organizzata, mais en Suisse nous sommes encore trop peu, notamment de journalistes, à nous intéresser de près à ce phénomène.

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