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Analyse / Philip Nitschke: Mr Bunny et le suicide


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Le médecin australien Philip Nitschke a conçu un certain nombre de dispositifs pour aider au suicide, parmi lesquelles la capsule Sarco qui a récemment défrayé la chronique. Ceci lui a valu les surnoms de «Docteur Mort» et «Elon Musk du suicide assisté». Vu l’acharnement de Nitschke et le fait que ses inventions ne vont pas vraiment changer le cours des choses, nous proposons un autre surnom, inspiré par la bande dessinée «Bunny suicides», qui consiste en une interminable série de suicides ayant pour sujet un lapin très créatif.



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Avec son article dans BPLT du 26 avril dernier, «Le suicide, notre dernière liberté?», Michel Finsterwald nous invite à parler de la mort librement choisie. Nous contribuons ici à cette conversation, en nous inspirant de la récente couverture médiatique qu’a reçu Sarco, un engin censé assister ceux qui auraient décidé de mettre fin à leurs jours.

Liberté, dignité et contrat social

Finsterwald se pose des questions au sujet des «empêcheurs de mourir en rond» qui se mêlent des affaires de ceux qui, pour une raison ou une autre, décident de se suicider, surtout s’ils sont bien-portants. Son orientation est foncièrement libérale et interroge l’action de l’Etat qui intervient en moralisateur dans une question jugée de nature strictement personnelle.

Le professeur canadien Alexandre Baril parle d’«un système d’oppression dans lequel les personnes suicidaires vivent de multiples formes d’injustice et de violence», qu’il appelle «suicidisme». Pour y faire face il promeut un accompagnement (positif) des personnes suicidaires, et en particulier le suicide assisté, dont il pense qu’il pourrait même «sauver plus de vies que les stratégies de prévention courantes». Pour lui comme pour d’autres, c’est l’accompagnement qui humanise la fin de vie. Nous verrons comment des réflexions sociologiques mènent à des conclusions analogues.

Reprenons les considérations de Finsterwald et voyons comment l’Etat peut arriver à restreindre la liberté d’individus ne nuisant (apparemment) pas à autrui. Examinons pour cela l’interdiction des lancers de nains. Elle a plus de points communs avec la question qui nous occupe qu’on pourrait d'abord le croire. Ces lancers sont proposés comme un spectacle dans des lieux publics, et consistent à utiliser des personnes de petite taille comme projectiles pour les envoyer le plus loin possible ou sur une cible. Après que différentes instances s’étaient déjà prononcées, le Conseil d’Etat de la République Française a statué en 1995 qu’il était légitime d’interdire ce type de spectacle, même si les personnes y participant s’y prêtaient librement contre rémunération, car une telle performance atteint au respect de la dignité de la personne humaine, et que celle-ci est une composante de l’ordre public. Cette décision a été confirmée un an plus tard par le Comité des droits de l’homme, qui avait été saisi par un homme atteint de nanisme se produisant dans les spectacles interdits, et qui avait donc perdu son travail, ce qu’il considérait comme une atteinte à sa dignité…

Le conseil du requérant a noté qu’avec ces décisions la moralité publique entre dans la conception de l’ordre public à côté du bon ordre, de la sûreté, et de la salubrité publique, et a souligné qu’il y a des comportements qui sont tolérés (par la société française) bien plus violents et agressifs que les lancers de nains. Il a ajouté que les décisions consacraient «un nouveau pouvoir de police risquant d’ouvrir la porte à tous les abus». Il n’a pas été suivi. Ainsi, il faut se poser la question: lancer un nain ou aider quelqu’un à se donner la mort ne nuit pas forcément à d’autres, mais qu’en est-il de l’atteinte à la dignité humaine?

La technologie de l'aide au suicide

Le médecin et activiste australien Philip Nitschke (né en 1947) semble avoir résolu cette difficulté une fois pour toutes, et est passé à l’action. Il a fait profession notamment d'inventer des méthodes pour aider au suicide. Ceci lui a valu les surnoms de Dr Death et de The Elon Musk of assisted suicide (Newsweek, 2017). Ce dernier lui a été attribué à l’occasion de la présentation de sa capsule Sarco qui vient de faire le buzz en Suisse.

Avant Sarco, Nitschke avait conçu plusieurs autres dispositifs. Citons l’Exit-bag, un sac à se mettre sur la tête qui donne la mort en se remplissant d’azote. Ce gaz est censé rendre l’expérience moins pénible. Quatre personnes en ont fait usage. Puis il y a eu CoGen, un masque permettant l’inhalation de monoxyde de carbone. Depuis que les voitures possèdent des pots catalytiques et que le gaz de houille a été remplacé par du gaz naturel, il est devenu moins efficace de se suicider en s’enfermant dans son garage avec le moteur de la voiture allumé, ou en mettant sa tête dans un four. Le dispositif appelé Délivrance, quant à lui, permettait de se donner la mort par injection d’une substance létale en appuyant sur le bouton d’un ordinateur. Ce dispositif «de bureau» a été répertorié par le British Science Museum. Dans une autre direction, en partant du constat qu’il est possible de se procurer en ligne des substances comme le Nembutal qui, ingéré à doses élevées, permet de s’endormir pour toujours, Nitschke a mis au point un kit de «petit chimiste» afin de vérifier la pureté de la substance achetée. Il a aussi publié des instructions sur la conservation du Nembutal en poudre. Plus systématiquement, il a rédigé des manuels disponibles en ligne expliquant comment s’y prendre pour se tuer, et qui sont régulièrement mis à jour. Il a aussi imaginé des «navires de la mort» pour échapper aux restrictions des législations nationales...

En 2021, notre Dr Death ouvre une brasserie de manière à pouvoir se procurer des bidons d’azote. Ceux-ci étaient probablement destinés à alimenter son invention la plus discutée, et qui synthétise quelques-unes de ses trouvailles précédentes: la capsule Sarco, en forme de cercueil imprimée en 3D conçue en 2017, et présentée à la Foire du design de Venise en 2019. La «Tesla de l’assistance à la mort» permet à une personne de se donner la mort en appuyant sur un bouton: la capsule où la personne est allongée se remplit alors d’azote, et le départ se fait en regardant le ciel à travers le couvercle vitré. Une commande vocale, ou un clignement des yeux, pourraient aussi activer la capsule. Vu que l’azote n’est pas un médicament, aucune intervention médicale n’est requise. Nitschke aurait ainsi atteint l’objectif de proposer à tous les adultes le choix d'une mort paisible, même si bien-portants, sans interférence indésirée.

Dans les faits, les choses ne sont pas si simples. Passons sur le fait que quelqu’un, forcément, doit se charger de mettre à disposition la capsule, puis s’occuper du corps. La première utilisation de Sarco devait avoir lieu en juillet dernier en Suisse. Notre pays est une sorte de Paradis pour les activistes du suicide assisté, vu que, le premier depuis 1942, il autorise l’assistance au suicide en l’absence de «mobile égoïste». Les avis pourtant divergent sur la légalité de l’emploi de cette (nouvelle) technologie: même si celle-ci ne fait pas usage de médicaments, elle s’apparente à un dispositif médical, et pourrait donc nécessiter une autorisation de la part de Swissmedic. En tout cas, les procureurs de plusieurs cantons se sont depuis exprimés contre son utilisation, et parmi les professionnels de l'assistance au suicide, des voix critiques se sont élevées. La crainte est que Sarco, et surtout son créateur, donnent des arguments à ceux qui s’opposent aux pratiques éprouvées d’assistance, et précipitent la mise en place d’une nouvelle législation plus restrictive pour le suicide assisté.

Nitschke est coutumier des conflits avec les autorités et raffole du tapage médiatique, mais il semblerait que cette fois, il ait vraiment dépassé les bornes de la décence: la femme de 55 ans gravement malade qui a fait le voyage depuis les Etats-Unis pour mourir avec Sarco a finalement décidé de passer par une des associations opérant en Suisse, et a laissé un écrit après sa mort dénonçant les méthodes de Nitschke et de ses associés. Ceux-ci l’auraient exploitée financièrement et soumise à une forte pression médiatique.

Plus objectivement, la méthode Sarco ne permet pas le contact physique et pousse ainsi à un hyper-individualisme que des partisans du suicide assisté considèrent comme extrême. Nitschke a répondu à ces accusations en qualifiant son ancienne cliente de «psychotique» et en mettant en cause l’objectivité des autres associations, qui ne seraient pas prêtes à accepter sa concurrence. On peut discuter des motivations personnelles du médecin australien. Peut-être aime-t-il simplement se mettre en scène et a-t-il choisi un sujet controversé pour ce faire; peut-être essaie-t-il de pallier une hypocondrie dont il aurait souffert et qui l’aurait déjà motivé à entreprendre ses études de médecine.

Au fond, le docteur Nitschke ne fait que pousser un peu plus loin des pratiques déjà établies, et fournit une réponse commerciale à une demande très particulière. Le Nembutal et plus récemment l’azote ont été utilisés pour des exécutions de condamnés à mort aux Etats-Unis. Nitschke a notamment assisté à celle, controversée, d'Eugene Smith en Alabama, qui a eu lieu en janvier passé.

La technologie évolue de telle sorte qu'on la croie capable de fournir une réponse à tout, et même aux problèmes qu'elle a elle-même créés, comme le dérèglement climatique. On nous propose ainsi des avatars électroniques pour avoir une vie après la mort; des entreprises essaient d’attirer des talents en leur proposant de planifier leur parentalité comme il le souhaitent, en particulier en leur facilitant la congélation de leurs gamètes. Nietschke est en phase avec cette tendance, pourtant rien de ce qu’il propose n’a le potentiel de changer notre lien à la mort. Sa série d’inventions peut faire réfléchir, mais ni plus ni moins que les inventions du lapin des Bunny suicides.

Sociologie du suicide

Les déterminants sociaux du suicide ont été identifiés de manière définitive en 1897 par Emile Durkheim dans son ouvrage Le suicide, qui inaugure la sociologie quantitative. En procédant à la première étude statistique systématique d’un phénomène social, Durkheim a mis en évidence que «chaque société a pour le suicide une aptitude plus ou moins prononcée». En particulier, il y a plus de suicides là où «l’esprit de libre examen» est davantage répandu, notamment – à son époque – dans les pays protestants. Mais surtout «l’homme se tue parce que la société religieuse dont il fait partie a perdu de sa cohésion».

A un autre niveau d’organisation sociale, «la famille est un puissant préservatif du suicide, elle en préserve d’autant mieux qu’elle est plus fortement constituée». De manière générale «le suicide varie en raison inverse du degré d’intégration des groupes sociaux dont fait partie l’individu». Ainsi, le plus faible nombre de suicides dans les pays catholiques n’est pas dû au fait que le Vatican condamne fermement le suicide, mais plutôt parce que l’Eglise y est plus présente, et ainsi en structure les interactions. De surcroît, si les groupes sociaux auxquels on appartient se désintègrent, on se sent d'autant plus détaché de la société, et ainsi, dit Durkheim, on se détache de la vie dont la société «est à la fois la source et le but».

Nous sommes ici bien loin de considérations centrées sur les seuls libertés et droits individuels: l’homme est aussi animal social. Durkheim s’inquiétait des conséquences du développement du «monde du commerce et de l’industrie», qui a mené à un dérèglement social (anomie) chronique, et son lot de suicides. A l’époque dans l’industrie agricole «les anciens pouvoirs régulateurs» se font encore sentir, et les suicides y sont moins nombreux. Ce n’est plus le cas aujourd’hui en Suisse, exactement pour les raisons mises en évidence par Durkheim: les paysans se suicident davantage que d’autres groupes sociaux, parce qu'ils souffrent d’un isolement plus important.

Durkheim considérait également «nécessaire que le suicide soit classé au nombre des actes immoraux»: le suicide lèse la société «parce que le sentiment sur lequel reposent aujourd’hui ses maximes morales les plus respectées, et qui sert presque d’unique lien entre ses membres, est offensé, et qu’il s’énerverait si cette offense pouvait se produire en toute liberté».

Le sociologue pose donc en principe que la personne humaine est et doit être considérée comme une chose sacrée, dont ni l’individu ni le groupe n’ont la libre disposition. En toute cohérence, Durkheim préconise en conclusion de «rendre aux groupes sociaux assez de consistance pour qu’ils tiennent plus fermement l’individu et que lui-même tienne à eux». Il constate en effet que l’Etat est la seule force collective ayant «survécu à la tourmente», mais qu’il est devenu «aussi envahissant qu’impuissant». Il rejoint donc ceux qui critiquent l’action de l’Etat en la matière, mais suggère qu’il faut agir à des niveaux d’organisation inférieurs.

In fine, Durkheim aussi valorise l’accompagnement. Les méthodes pour se suicider, plus ou moins technologiques, relèvent d’une «culture locale», elles n’ont pas d’incidence sur le phénomène: au Japon on se tranche l’abdomen, dans les villes on se jette du haut des immeubles. Ce sont les liens sociaux qui sont déterminants, notamment pour aider les individus à faire face aux différents problèmes auxquels ils sont confrontés, souffrances physiques ou psychologiques, ou – justement – un isolement devenu insupportable, peut-être après qu’il a été vécu comme une liberté promue par une société qui nous permet de travailler depuis chez nous, de communiquer sans se rencontrer, et de faire nos achats à distance.

Sur une photo de Sarco on peut lire, inscrite au bas de la capsule, une citation de Carl Sagan. Elle dit que nous sommes faits de la matière des étoiles, et que nous sommes un moyen pour l’Univers de se connaître lui-même. Or nous ne sommes justement pas que des monades composées des mêmes éléments chimiques que les astres. Les liens qui nous unissent les uns aux autres nous constituent tout autant, même si parfois ils nous entravent.


«The Book of Bunny Suicides: Little Fluffy Rabbits Who Just Don't Want to Live Anymore», Andy Riley, Plume, 96 pages.

En français: «Le coup du lapin: Adieu monde cruel», Andy Riley, Marabulles, 96 pages.

 

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