Média indocile – nouvelle formule
David Laufer
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On se demande toujours comment améliorer la situation, trop rarement comment on est arrivé à ce lamentable état des choses. Pourtant un constat avait été fait en 1783 déjà, sous la plume de Rivarol dans son <em>Discours sur l'universalité de la langue française</em>: «On se fit une langue écrite et une langue parlée, et ce divorce de l'orthographe et de la prononciation dure encore». Il existe donc un divorce au cœur même de notre langue. On en apprend deux: une langue parlée et une langue une écrite, tout à fait distinctes l'une de l'autre. Ce qui explique <em>pourquoi </em>la dictée est un enfer, mais pas <em>comment</em> elle l'est devenue.</p> <p>Comment est-il possible que nous soyons incapables de maîtriser notre propre langue à l'écrit? Pour commencer, il faut remonter un peu le cours du temps. Langue latine, le français a évolué du bas-latin et s'est ensuite mâtiné de langues germaniques pour parvenir à ce langage qu'on parlait dans le bassin parisien à la fin du Moyen-Age. On le parlait, on ne l'écrivait presque pas. Pour l'écriture on se servait d'un latin bâtardisé et déjà criblé de mots français. Le français n'était rien d'autre que le patois parisien, c'était par conséquent la langue du roi. On l'écrivait phonétiquement, presque sans règle. Dans la chanson de Roland, écrite il y a mille ans, on écrit <em>fer</em> ou <em>fere</em> pour faire, <em>ki</em> pour qui, <em>e</em> pour et, <em>hom</em> pour hommes. Sous François Ier, premier roi de la Renaissance, on compte que moins de 10% de la population parle le français, et qu'une poignée d'entre eux seulement savent l'écrire. L'immense diversité des langues fait que le pouvoir du roi est mal compris et peu, ou mal, appliqué. D'où ce premier acte fondateur: l'ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, qui décrète que le français seul sera la langue de l'administration et de la justice. Cette ordonnance crée le premier rapprochement entre langue et pouvoir. Preuve de son importance capitale, l'ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne loi citée encore de nos jours dans les tribunaux français.</p> <p>Cette loi crée toutefois autant de problèmes qu'elle en résout. Car s'il est décidé que le français seul exprimera la volonté royale, on ne sait pas de quel français il s'agit. C'est ainsi que va naître une querelle acharnée, qui dure encore de nos jours, sur la forme que doit adopter notre langue. Dès le XVIème siècle, les savants se divisent en deux camps opposés: les phonétistes, et les étymologistes. Pour les premiers, il faut continuer comme on l'a fait jusqu’alors et écrire comme on parle. C'est la pratique dominante, autrefois comme aujourd'hui, et notamment la pratique des latins et des grecs. Mais les étymologistes adoptent un point de vue très différent et, disons-le, bizarre.</p> <p>Ce sont les poètes tels que du Bellay et sa <em>Défense et illustration de la langue française</em> qui vont former notre orthographe. A cette époque, la France redécouvre son passé gréco-romain, une appellation fautive mais qui s'est imposée. A bien des aspects, la Renaissance est un retour à un passé fantasmé. Délaissant le style gothique, on met soudain des colonnes doriques et des statues du panthéon partout. De leur côté les intellectuels soumettent la langue au même exercice. Ils vont appeler leur invention «orthographe ancienne», comme si celle-ci était fidèle à l'orthographe romaine quand bien même elle est imaginée de toutes pièces. Le k est remplacé par qu pour tous les mots supposés venir du latin – <em>Kan</em> devient quand, <em>kel</em> devient quel, etc; on transforme les f en ph et les t en th lorsque le mot est supposé venir du grec, jusque dans nénuphar qui pourtant nous vient du persan; on écrit <em>ils faisaient</em>, car il vient de <em>fecerunt</em>, un mot qui désormais compte neuf lettres pour quatre sons, et deux fois le doublon <em>ai</em> – car il se fonde sur verbe <em>facere</em> – se trouve prononcé différemment.</p> <p>L'une des clés de cette orthographe consistant à imaginer une continuité entre le français et le latin, la décision a été prise de ne rajouter aucune lettre. Pourtant les sons avaient beaucoup évolué depuis l'empire romain. Les apports germaniques nous ont par exemple donné les <em>on</em>, <em>an</em>, <em>un</em>, <em>oin</em>, etc. Tous ces sons auraient pu être transcrits par une seule lettre. Au lieu de cela, les poètes de la Renaissance créent des doublons, qui n'ont même pas tous la même valeur. Ainsi les sons <em>an</em> et <em>un</em> vont s'écrire de plusieurs façons, selon l'origine du mot: on écrit <em>lundi</em> à cause de la lune, mais <em>main</em> à cause de <em>manus</em>.</p> <p>Il faut donc bien s'imprégner de cette réalité: notre orthographe n'est pas compliquée à cause de son âge, elle est compliquée parce que certains l'ont voulue ainsi. Ce divorce entre langue orale et écrite était prévu. Rivarol avait raison.</p> <p>A la question de savoir si une réforme profonde de l'orthographe était nécessaire, 98% des répondants à un sondage récent s'y opposaient vivement. Et c'est ce paradoxe qui est le plus étonnant: tout le monde ou presque rencontre des difficultés importantes avec l'orthographe, on gaspille des milliers d'heures précieuses dans les écoles presque en pure perte, mais personne ou presque ne souhaite y apporter de solutions. La difficulté de l'orthographe française ne relève pas du hasard. Elle révèle des phénomènes beaucoup plus profonds.</p> <p>L'orthographe étymologique a donc fini par s'imposer contre le français phonétique de la «pauvre orthographe», comme le raillait du Bellay. Encore faut-il s'assurer de l'uniformité de la langue à travers le royaume. L'initiative est prise par le cardinal de Richelieu en 1635, avec la création de l'Académie française. Etonnante institution linguistique qui, depuis bientôt quatre siècles, ne compte pas un seul linguiste dans ses rangs. Car la volonté de Richelieu n'est pas linguistique, mais politique. Il s'agit de s'assurer que la langue du roi soit respectée autant que ses lois, et que les intellectuels du royaume soient les obligés du monarque. Dès le début, l'Académie remplace son absence de but précis par du prestige. Sans aucun pouvoir réel, elle n'en a pas moins une grande puissance. On raille volontiers les Immortels, leurs privilèges ou leur âge. Pourtant, de la même manière que l'ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne loi encore citée en France aujourd'hui, l'Académie est la plus ancienne institution à avoir survécu – intacte! – à la Révolution. Son rôle n'a jamais été prévu pour être cette supposée police de la langue qu'on a souvent moquée. Elle a été placée sous la protection du roi, des empereurs et désormais des présidents. Comme un Vatican ou une antique dynastie monarchique, l'Académie est pleine de vieilles traditions obscures, de costumes étranges, de mystères et de pompe. Dans la France du XXIème siècle, elle est la dernière expression physique d'une forme de continuité entre la France de l'Ancien régime et la République. C'est précisément son inutilité pratique qui lui confère sa dignité. En tant que temple de la langue, l'Académie est la gardienne de l'unité française.</p> <p>Lentement mais sûrement, la langue devient ainsi un des dénominateurs de la nation et l'un des piliers de l'absolutisme. Le roi en personne se manifeste à travers sa politique linguistique que couronne l'Académie, revêtue de sa toute-puissance pour unifier l'usage de la langue, de <em>sa </em>langue. A l'unification <em>par</em> la langue, décidée à Villers-Cotterêts, succède l'unification <em>de</em> la langue, décidée par l'établissement de l'Académie. Ces unifications successives permettent plus qu'elles ne reflètent l'unification de la nation même.</p> <p>A la cour de Versailles, les poètes et les dramaturges, souvent académiciens eux-mêmes, donc obligés du roi, vont se charger de donner à la langue tout son prestige. C'est de cette époque que date la transformation définitive du vieux français en notre français actuel, notamment depuis la publication du dictionnaire de 1740. Cette époque aura donc fixé les canons de l'architecture, des arts et de la langue. On peut difficilement lire Ronsard dans le texte, mais pour Molière ou Diderot on ne rencontre pas un problème.</p> <p>La cour des Bourbons, avec ses codes particulièrement rigides, même pour l'époque, contribue lentement à inscrire dans la langue une dimension qui, elle aussi, n'a fait que se renforcer avec l'âge: celle de sélection sociale. On n'est pas accepté si on ne parle pas correctement le français, un accent provincial vous exclut de toute fonction sérieuse, et la maîtrise de la langue assure la gloire même aux roturiers. La difficulté qu'avaient inscrite dans l'orthographe les linguistes du XVIème siècle se transforme alors presque en code secret. La langue sert à la fois à répandre le prestige royal, mais également à restreindre l'accès au roi et à la cour. Cette fonction sélective ne connaît pas la crise. Les élites françaises sont encore largement choisies de nos jours selon des critères linguistiques.</p> <p>Nous voilà juste avant la Révolution. On compte qu'alors environ 3 millions de Français sur 26 parlent le français. Le XVIIIème siècle a consacré le règne des hommes de lettres et des philosophes, les publications se sont multipliées à un rythme sidérant, la cour s'enivre de lectures et de bons mots et de poésie. Mais nous sommes sous l'Ancien régime et la nation, même si elle est déjà en train de changer en profondeur, reste définie par deux critères: le corps du roi, et Dieu qui l'a nommé. En dépit des grands troubles qui émaillent la fin du règne de Louis XV et celui du jeune Louis XVI, ces deux critères sont incontestés sur l'ensemble du territoire.</p> <p>Pour reprendre l'expression de l'historien Jean-Clément Martin, 1789 est «l'histoire d'un échec», en ce que les changements nécessaires et désormais prévisibles de la société auraient encore pu s'effectuer dans une relative douceur. Les éclats de 1789 ont réduit à néant ces espoirs et jeté la société entière dans une guerre fratricide, dont les conséquences sont encore visibles.</p> <p>Ainsi, en deux ans à peine, les deux piliers de la nation disparaissent. Le roi est décapité, la royauté est abolie, l'Eglise est dépossédée et écartée du pouvoir.</p> <p>Armés d'une légitimité toute relative et sans cesse combattue, les révolutionnaires vont rapidement s'intéresser à la question de la langue. Ils ont en effet constaté, comme François Ier avant eux, que pour être obéi, il fallait d'abord être compris. Et comme il n'existe plus ni roi, ni dieu pour se faire respecter, les législateurs vont considérablement accentuer la notion de la langue en tant qu'expression du pouvoir, jusqu'à en faire un pouvoir en tant que tel.</p> <p>Cette nouvelle politique est résumée dans le <em>Rapport et projet de décret sur l'organisation des écoles primaires </em>de 1791 qui stipule «que la langue française devienne en peu de temps la langue familière de toutes les parties de la République». A une époque où seuls 15 ou 20% de la population parle cette langue, il faut imaginer la violence de cette ambition. Talleyrand, dans son <em>Rapport sur l'instruction publique</em>, propose de «chasser cette foule de dialectes corrompus, derniers vestiges de la féodalité». En 1794, Barère de Vieuzac rédige un <em>Rapport du Comité de salut public sur les idiomes</em>: «L'idiome appelé bas-breton, l'idiome basque, les langues allemande et italienne ont perpétué le règne du fanatisme et de la superstition, assuré la domination des prêtres, des nobles et des praticiens, empêché la révolution de pénétrer dans neuf départements importants, et peuvent favoriser les ennemis de la France». Et de conclure: «Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton; l'émigration et la haine de la République parlent allemand; la contre-révolution parle l'italien, et le fanatisme parle le basque. Cassons ces instruments de dommage et d'erreur». En 1794, l'Abbé Grégoire publie son <em>Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française</em>: «On peut uniformer le langage d’une grande nation… Cette entreprise qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l’organisation sociale et qui doit être jaloux de consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté.»</p> <p>Il ne s'agit pas seulement d'une langue, il s'agit aussi du peuple qui s'en sert et dont on désire l'uniformisation, par la force si nécessaire. Et les équivalences entre français et République, patois et Ancien régime ont été suffisamment martelées pour devenir des règles.</p> <p>C'est donc pendant la Révolution que naît la politique linguistique moderne, elle-même héritière de la politique royale. La langue devient ainsi la nouvelle incarnation de la nation, en remplacement des incarnations précédentes désormais disparues. D'un royaume encore pleinement plurilingue, on entre dans l'ère du monolinguisme français. En 1994, il sera inscrit dans la Constitution que le français est la seule langue de la République. Les autres langues qui existent encore en France, malgré tout, le corse, le breton ou le provençal, n'ont simplement pas droit de cité. Bourdieu a longuement critiqué cet «impérialisme de l'universel» au nom duquel, depuis la Révolution et surtout depuis la République, on a sciemment anéanti les cultures, les langues et les identités locales pour les fondre dans une république plus uniformisante qu'unifiante.</p> <p>En dépit de ces aspects, peu connus mais établis, il reste que la langue française est devenue, bon gré malgré, un facteur d'unité et probablement bien plus que cela. Les deux siècles qui ont succédé à la Révolution ont vu les Français se lancer dans une telle quantité de coups d'Etat, de révolutions, de guerres, de révoltes et dans une telle variété de régimes qu'on est en droit de se demander comment il est possible que la France existe encore.</p> <p>Que reste-t-il aux Français pour affirmer leur unité, pour incarner leur nation? Le roi est mort, Dieu est mort, et la République est constamment remise en question. Il reste la langue. C'est tout ce qui reste, et c'est immense.</p> <hr /> <h3 style="text-align: center;"><em>«Langue: se prend aussi quelquefois pour Nation.»</em></h3> <h3 style="text-align: center;"><em>Dictionnaire de l'Académie française, cinquième édition, 1798</em></h3> <hr /> <p>La langue qui, depuis cinq siècles, s'est d'abord constituée, puis s'est structurée, a survécu à tout et s'est lentement imposée à un territoire gigantesque, écrasant toutes les autres sur son passage et unifiant les citoyens derrière elle, malgré tout. La langue est le seul monument qui reste pour affirmer, non seulement l'unité, mais la continuité de la nation française. A travers le prisme de la langue, la Révolution elle-même change de nature et devient, non plus une rupture, mais un accélérateur: en quelques années, la langue va parvenir à unifier et à structurer ce que des siècles de monarchie s'étaient montrés incapables d'achever. La langue française est unique au monde. Elle opprime autant qu'elle unifie, elle terrifie les écoliers autant qu'elle leur donne un sens d'identité, elle est impossible à écrire et néanmoins irréformable. Elle est, à elle seule, non pas l'incarnation de la nation: elle EST la nation. Je terminerai donc par les mots de mon compatriote C.-F. Ramuz qui affirme simplement: «La France, c'est une langue».</p>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'pourquoi-notre-orthographe-est-si-terriblement-compliquee', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 53, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 8, 'person_id' => (int) 13781, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'tags' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 2 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 3 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 4 => object(App\Model\Entity\Tag) {} ], 'attachments' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ '*' => true, 'id' => false ], '[dirty]' => [], '[original]' => [], '[virtual]' => [], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [], '[invalid]' => [], '[repository]' => 'Posts' }count - [internal], line ?? 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La langue devient ainsi la nouvelle incarnation de la nation, en remplacement des incarnations précédentes désormais disparues. D'un royaume encore pleinement plurilingue, on entre dans l'ère du monolinguisme français. En 1994, il sera inscrit dans la Constitution que le français est la seule langue de la République. Les autres langues qui existent encore en France, malgré tout, le corse, le breton ou le provençal, n'ont simplement pas droit de cité. Bourdieu a longuement critiqué cet «impérialisme de l'universel» au nom duquel, depuis la Révolution et surtout depuis la République, on a sciemment anéanti les cultures, les langues et les identités locales pour les fondre dans une république plus uniformisante qu'unifiante.</p> <p>En dépit de ces aspects, peu connus mais établis, il reste que la langue française est devenue, bon gré malgré, un facteur d'unité et probablement bien plus que cela. 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On se demande toujours comment améliorer la situation, trop rarement comment on est arrivé à ce lamentable état des choses. Pourtant un constat avait été fait en 1783 déjà, sous la plume de Rivarol dans son <em>Discours sur l'universalité de la langue française</em>: «On se fit une langue écrite et une langue parlée, et ce divorce de l'orthographe et de la prononciation dure encore». Il existe donc un divorce au cœur même de notre langue. On en apprend deux: une langue parlée et une langue une écrite, tout à fait distinctes l'une de l'autre. Ce qui explique <em>pourquoi </em>la dictée est un enfer, mais pas <em>comment</em> elle l'est devenue.</p> <p>Comment est-il possible que nous soyons incapables de maîtriser notre propre langue à l'écrit? Pour commencer, il faut remonter un peu le cours du temps. Langue latine, le français a évolué du bas-latin et s'est ensuite mâtiné de langues germaniques pour parvenir à ce langage qu'on parlait dans le bassin parisien à la fin du Moyen-Age. On le parlait, on ne l'écrivait presque pas. Pour l'écriture on se servait d'un latin bâtardisé et déjà criblé de mots français. Le français n'était rien d'autre que le patois parisien, c'était par conséquent la langue du roi. On l'écrivait phonétiquement, presque sans règle. Dans la chanson de Roland, écrite il y a mille ans, on écrit <em>fer</em> ou <em>fere</em> pour faire, <em>ki</em> pour qui, <em>e</em> pour et, <em>hom</em> pour hommes. Sous François Ier, premier roi de la Renaissance, on compte que moins de 10% de la population parle le français, et qu'une poignée d'entre eux seulement savent l'écrire. L'immense diversité des langues fait que le pouvoir du roi est mal compris et peu, ou mal, appliqué. D'où ce premier acte fondateur: l'ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, qui décrète que le français seul sera la langue de l'administration et de la justice. Cette ordonnance crée le premier rapprochement entre langue et pouvoir. Preuve de son importance capitale, l'ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne loi citée encore de nos jours dans les tribunaux français.</p> <p>Cette loi crée toutefois autant de problèmes qu'elle en résout. Car s'il est décidé que le français seul exprimera la volonté royale, on ne sait pas de quel français il s'agit. C'est ainsi que va naître une querelle acharnée, qui dure encore de nos jours, sur la forme que doit adopter notre langue. Dès le XVIème siècle, les savants se divisent en deux camps opposés: les phonétistes, et les étymologistes. Pour les premiers, il faut continuer comme on l'a fait jusqu’alors et écrire comme on parle. C'est la pratique dominante, autrefois comme aujourd'hui, et notamment la pratique des latins et des grecs. Mais les étymologistes adoptent un point de vue très différent et, disons-le, bizarre.</p> <p>Ce sont les poètes tels que du Bellay et sa <em>Défense et illustration de la langue française</em> qui vont former notre orthographe. A cette époque, la France redécouvre son passé gréco-romain, une appellation fautive mais qui s'est imposée. A bien des aspects, la Renaissance est un retour à un passé fantasmé. Délaissant le style gothique, on met soudain des colonnes doriques et des statues du panthéon partout. De leur côté les intellectuels soumettent la langue au même exercice. Ils vont appeler leur invention «orthographe ancienne», comme si celle-ci était fidèle à l'orthographe romaine quand bien même elle est imaginée de toutes pièces. Le k est remplacé par qu pour tous les mots supposés venir du latin – <em>Kan</em> devient quand, <em>kel</em> devient quel, etc; on transforme les f en ph et les t en th lorsque le mot est supposé venir du grec, jusque dans nénuphar qui pourtant nous vient du persan; on écrit <em>ils faisaient</em>, car il vient de <em>fecerunt</em>, un mot qui désormais compte neuf lettres pour quatre sons, et deux fois le doublon <em>ai</em> – car il se fonde sur verbe <em>facere</em> – se trouve prononcé différemment.</p> <p>L'une des clés de cette orthographe consistant à imaginer une continuité entre le français et le latin, la décision a été prise de ne rajouter aucune lettre. Pourtant les sons avaient beaucoup évolué depuis l'empire romain. Les apports germaniques nous ont par exemple donné les <em>on</em>, <em>an</em>, <em>un</em>, <em>oin</em>, etc. Tous ces sons auraient pu être transcrits par une seule lettre. 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La difficulté de l'orthographe française ne relève pas du hasard. Elle révèle des phénomènes beaucoup plus profonds.</p> <p>L'orthographe étymologique a donc fini par s'imposer contre le français phonétique de la «pauvre orthographe», comme le raillait du Bellay. Encore faut-il s'assurer de l'uniformité de la langue à travers le royaume. L'initiative est prise par le cardinal de Richelieu en 1635, avec la création de l'Académie française. Etonnante institution linguistique qui, depuis bientôt quatre siècles, ne compte pas un seul linguiste dans ses rangs. Car la volonté de Richelieu n'est pas linguistique, mais politique. Il s'agit de s'assurer que la langue du roi soit respectée autant que ses lois, et que les intellectuels du royaume soient les obligés du monarque. Dès le début, l'Académie remplace son absence de but précis par du prestige. Sans aucun pouvoir réel, elle n'en a pas moins une grande puissance. On raille volontiers les Immortels, leurs privilèges ou leur âge. Pourtant, de la même manière que l'ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne loi encore citée en France aujourd'hui, l'Académie est la plus ancienne institution à avoir survécu – intacte! – à la Révolution. Son rôle n'a jamais été prévu pour être cette supposée police de la langue qu'on a souvent moquée. Elle a été placée sous la protection du roi, des empereurs et désormais des présidents. Comme un Vatican ou une antique dynastie monarchique, l'Académie est pleine de vieilles traditions obscures, de costumes étranges, de mystères et de pompe. Dans la France du XXIème siècle, elle est la dernière expression physique d'une forme de continuité entre la France de l'Ancien régime et la République. C'est précisément son inutilité pratique qui lui confère sa dignité. En tant que temple de la langue, l'Académie est la gardienne de l'unité française.</p> <p>Lentement mais sûrement, la langue devient ainsi un des dénominateurs de la nation et l'un des piliers de l'absolutisme. Le roi en personne se manifeste à travers sa politique linguistique que couronne l'Académie, revêtue de sa toute-puissance pour unifier l'usage de la langue, de <em>sa </em>langue. A l'unification <em>par</em> la langue, décidée à Villers-Cotterêts, succède l'unification <em>de</em> la langue, décidée par l'établissement de l'Académie. Ces unifications successives permettent plus qu'elles ne reflètent l'unification de la nation même.</p> <p>A la cour de Versailles, les poètes et les dramaturges, souvent académiciens eux-mêmes, donc obligés du roi, vont se charger de donner à la langue tout son prestige. C'est de cette époque que date la transformation définitive du vieux français en notre français actuel, notamment depuis la publication du dictionnaire de 1740. Cette époque aura donc fixé les canons de l'architecture, des arts et de la langue. On peut difficilement lire Ronsard dans le texte, mais pour Molière ou Diderot on ne rencontre pas un problème.</p> <p>La cour des Bourbons, avec ses codes particulièrement rigides, même pour l'époque, contribue lentement à inscrire dans la langue une dimension qui, elle aussi, n'a fait que se renforcer avec l'âge: celle de sélection sociale. On n'est pas accepté si on ne parle pas correctement le français, un accent provincial vous exclut de toute fonction sérieuse, et la maîtrise de la langue assure la gloire même aux roturiers. La difficulté qu'avaient inscrite dans l'orthographe les linguistes du XVIème siècle se transforme alors presque en code secret. La langue sert à la fois à répandre le prestige royal, mais également à restreindre l'accès au roi et à la cour. Cette fonction sélective ne connaît pas la crise. Les élites françaises sont encore largement choisies de nos jours selon des critères linguistiques.</p> <p>Nous voilà juste avant la Révolution. On compte qu'alors environ 3 millions de Français sur 26 parlent le français. Le XVIIIème siècle a consacré le règne des hommes de lettres et des philosophes, les publications se sont multipliées à un rythme sidérant, la cour s'enivre de lectures et de bons mots et de poésie. Mais nous sommes sous l'Ancien régime et la nation, même si elle est déjà en train de changer en profondeur, reste définie par deux critères: le corps du roi, et Dieu qui l'a nommé. En dépit des grands troubles qui émaillent la fin du règne de Louis XV et celui du jeune Louis XVI, ces deux critères sont incontestés sur l'ensemble du territoire.</p> <p>Pour reprendre l'expression de l'historien Jean-Clément Martin, 1789 est «l'histoire d'un échec», en ce que les changements nécessaires et désormais prévisibles de la société auraient encore pu s'effectuer dans une relative douceur. 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La langue devient ainsi la nouvelle incarnation de la nation, en remplacement des incarnations précédentes désormais disparues. D'un royaume encore pleinement plurilingue, on entre dans l'ère du monolinguisme français. En 1994, il sera inscrit dans la Constitution que le français est la seule langue de la République. Les autres langues qui existent encore en France, malgré tout, le corse, le breton ou le provençal, n'ont simplement pas droit de cité. Bourdieu a longuement critiqué cet «impérialisme de l'universel» au nom duquel, depuis la Révolution et surtout depuis la République, on a sciemment anéanti les cultures, les langues et les identités locales pour les fondre dans une république plus uniformisante qu'unifiante.</p> <p>En dépit de ces aspects, peu connus mais établis, il reste que la langue française est devenue, bon gré malgré, un facteur d'unité et probablement bien plus que cela. 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La langue est le seul monument qui reste pour affirmer, non seulement l'unité, mais la continuité de la nation française. A travers le prisme de la langue, la Révolution elle-même change de nature et devient, non plus une rupture, mais un accélérateur: en quelques années, la langue va parvenir à unifier et à structurer ce que des siècles de monarchie s'étaient montrés incapables d'achever. La langue française est unique au monde. Elle opprime autant qu'elle unifie, elle terrifie les écoliers autant qu'elle leur donne un sens d'identité, elle est impossible à écrire et néanmoins irréformable. Elle est, à elle seule, non pas l'incarnation de la nation: elle EST la nation. Je terminerai donc par les mots de mon compatriote C.-F. 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Analyse / Pourquoi notre orthographe est si terriblement compliquée
Il y a quelques années, j'ai découvert que la dictée n'était pas un exercice scolaire universel. En Serbie, dès qu'un enfant sait écrire, il sait écrire sa langue. Cela semble une évidence. Pour les francophones, la dictée est une autre forme d'évidence. C'est le pire souvenir des écoliers. Et il nous semble tout à fait normal de passer entre six et neuf heures par semaines pendant douze ans à apprendre à écrire, ou d'essayer d'apprendre, le plus souvent sans grand succès.
David Laufer
B Article réservé aux abonnés
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Actuel / L'embarras de nos enterrements
Mon père aimait les rites. Au bout de 93 ans d'une vie marquée du sceau de la chance, il s'en est allé paisiblement, laissant pour nous éclairer de maigres instructions pour ses funérailles. Fidèles à leur auteur, celles-ci mettaient le rite liturgique au premier plan, et le défunt au second. En un quart de siècle de pratique, le pasteur n'avait jamais vu ça.
David Laufer
B Article réservé aux abonnés
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J'attendais le premier train en direction de l'aéroport de Genève. Une jeune femme s'est approchée de moi et m'a demandé dans un anglais hésitant si c'était le bon train. Dans la trentaine, elle avait une longue chevelure blond platine, un maquillage impeccable, une bouche refaite, des bottines à talons, une robe en laine moulante, un chapeau de cow-boy et de longs ongles peints. Cette apparence détonnait avec la fillette de cinq ans qui l'accompagnait, et avec son ventre rebondi de femme enceinte de plusieurs mois. J'en ai rapidement déduit qu'elle se rendait, comme moi, à Belgrade.</p> <p>Durant le trajet qui nous menait à Cointrin, comme le train était vide, nous avons fait connaissance. Cette jeune mère vit dans une grande ville au sud de Belgrade et vient de rendre visite à sa mère qui vit depuis plusieurs années près de Lausanne. Elle a longtemps pensé émigrer en Suisse mais depuis qu'elle est mère, son avis a changé. Elle ne veut pas que ses enfants aient les cheveux bleus et des piercings et des problèmes d'identité sexuelle. De plus, et je lui donne raison, la Serbie est particulièrement sûre, on y vit très bien, et même si le coût de la vie a considérablement augmenté, on est encore très, très loin des prix suisses. Et puis elle ne se fait aucun souci. Les offres de travail bien payé, elle en a autant qu'elle en veut. Car elle est officier supérieur d'infanterie dans l'armée serbe. Et le monde est plein de femmes très riches qui paient très chers les services d'un garde du corps féminin et surentraîné, sans compter qu'elle est également ceinture noire de karaté.</p> <p>Ma vie en Serbie est pleine de rencontres de ce type. C'est-à-dire de gens qui ne vivent pas encore dans la matrice idéologique et médiatique tellement contrainte du monde occidental. Je dis pas encore, mais peut-être devrait-on dire déjà plus, l'avenir nous le dira. Quoiqu'il en soit, ces mondes sont géographiquement proches, mais distants de plusieurs galaxies pour ce qui concerne la manière de penser.</p> <p>Pour ce qui concerne l'élection américaine, mes amis belgradois indiquent par leurs choix une indépendance d'esprit vivifiante. A Belgrade, on peut parler de cette élection librement. En Europe occidentale, dire qu'on est trumpiste est suicidaire d'une part, et prévisible d'autre part. Cela signifie que l'on est soit vieux, soit chrétien, soit conservateur, soit tous les trois. A Belgrade, un nombre considérable de mes amis, et surtout de mes amies, professent plus d'attachement pour Trump que pour Harris. Des jeunes femmes urbaines, sexuellement libérées, éduquées supérieures et athées qui non seulement pensent, mais disent que Trump serait leur choix si elles pouvaient voter. A Lausanne ou à Paris, si l'on fait partie des catégories jeunes, éduquées et urbaines, Kamala n'est pas une évidence, c'est une obligation.</p> <p>Ainsi qu'il s'agisse de Poutine ou de Trump, de la politique des genres, de changement climatique, d'immobilier, de culture pop ou de progrès technologiques, les Serbes ont leur façon de réfléchir et de se positionner sur chaque problème. Ce n'est donc pas massivement pour Trump que les Belgradois se déclarent, mais substantiellement plus qu'à Londres ou Zurich. Autrement dit il n'y a pas dans le comportement belgradois une opposition parfaite ou une symétrie prévisible: il y a une forme d'indépendance et de méfiance vis-à-vis de tout système narratif officiel. Il y a des raisons concrètes à cela, outre les évidences slaves et orthodoxes, qui sont un peu tarte-à-la-crème. Même pour ceux qui sont nés après les années 90, le souvenir de l'éclatement de la Yougoslavie est encore très vif. On ne peut pas sous-estimer l'impact de ce souvenir sur une population. D'une année à l'autre, tout l'univers dans lequel ils avaient été éduqués et formés s'était volatilisé dans le sang et dans les larmes. Sans rentrer ici dans les questions de responsabilité, ces bouleversements ont modifié et formé la manière de penser des générations successives. Une idéologie, renforcée par des décennies d'endoctrinement, un univers de 22 millions d'habitants à la fois très réel et imaginaire, tout cela a été détruit et discrédité en quelques mois seulement. Des millions de gens se retrouvaient soudain exilés dans leur propre pays, entourés de frontières incertaines et de compatriotes désormais étrangers et ennemis. Pis, ils étaient instantanément interdits à la fois de souvenir et d'avenir, le premier étant honteux, le second trop indéfini pour être rêvé. Ceux-là même qui les avaient dirigés depuis des années leur déclaraient maintenant que rien ne pouvait plus être fait pour eux. Qu'après l'échec du Grand Soir et de l'idéologie officielle de Fraternité et Unité, on ne pouvait plus compter que sur soi-même.</p> <p>Depuis donc plus d'un quart de siècle tout ce qui est déclaré, par un gouvernement serbe ou étranger, par un média dominant, par un personnage élu, tout est pris avec un recul <em>a</em> <em>priori</em>. On ne croit rien, en Serbie, avant d'en avoir au moins le début d'une preuve. Les Serbes se sont fait avoir et s'en souviennent. Avant de suivre toutes les modes et d'accepter tous les discours, on prend un peu de recul et on décide pour soi-même et pour ses propres intérêts de ce qui est acceptable ou pas. Toute militaire qu'elle soit, ma compagne de voyage n'en a pas délaissé son jugement. A force de se faire mobiliser des dizaines de fois par le gouvernement serbe en vue d'un affrontement inévitable et décisif avec les forces du Kosovo – qui n'est jamais venu bien sûr – elle a fini par perdre patience et foi. 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J'attendais le premier train en direction de l'aéroport de Genève. Une jeune femme s'est approchée de moi et m'a demandé dans un anglais hésitant si c'était le bon train. Dans la trentaine, elle avait une longue chevelure blond platine, un maquillage impeccable, une bouche refaite, des bottines à talons, une robe en laine moulante, un chapeau de cow-boy et de longs ongles peints. Cette apparence détonnait avec la fillette de cinq ans qui l'accompagnait, et avec son ventre rebondi de femme enceinte de plusieurs mois. J'en ai rapidement déduit qu'elle se rendait, comme moi, à Belgrade.</p> <p>Durant le trajet qui nous menait à Cointrin, comme le train était vide, nous avons fait connaissance. Cette jeune mère vit dans une grande ville au sud de Belgrade et vient de rendre visite à sa mère qui vit depuis plusieurs années près de Lausanne. Elle a longtemps pensé émigrer en Suisse mais depuis qu'elle est mère, son avis a changé. Elle ne veut pas que ses enfants aient les cheveux bleus et des piercings et des problèmes d'identité sexuelle. De plus, et je lui donne raison, la Serbie est particulièrement sûre, on y vit très bien, et même si le coût de la vie a considérablement augmenté, on est encore très, très loin des prix suisses. Et puis elle ne se fait aucun souci. Les offres de travail bien payé, elle en a autant qu'elle en veut. Car elle est officier supérieur d'infanterie dans l'armée serbe. Et le monde est plein de femmes très riches qui paient très chers les services d'un garde du corps féminin et surentraîné, sans compter qu'elle est également ceinture noire de karaté.</p> <p>Ma vie en Serbie est pleine de rencontres de ce type. C'est-à-dire de gens qui ne vivent pas encore dans la matrice idéologique et médiatique tellement contrainte du monde occidental. Je dis pas encore, mais peut-être devrait-on dire déjà plus, l'avenir nous le dira. Quoiqu'il en soit, ces mondes sont géographiquement proches, mais distants de plusieurs galaxies pour ce qui concerne la manière de penser.</p> <p>Pour ce qui concerne l'élection américaine, mes amis belgradois indiquent par leurs choix une indépendance d'esprit vivifiante. A Belgrade, on peut parler de cette élection librement. En Europe occidentale, dire qu'on est trumpiste est suicidaire d'une part, et prévisible d'autre part. Cela signifie que l'on est soit vieux, soit chrétien, soit conservateur, soit tous les trois. A Belgrade, un nombre considérable de mes amis, et surtout de mes amies, professent plus d'attachement pour Trump que pour Harris. Des jeunes femmes urbaines, sexuellement libérées, éduquées supérieures et athées qui non seulement pensent, mais disent que Trump serait leur choix si elles pouvaient voter. 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On ne peut pas sous-estimer l'impact de ce souvenir sur une population. D'une année à l'autre, tout l'univers dans lequel ils avaient été éduqués et formés s'était volatilisé dans le sang et dans les larmes. Sans rentrer ici dans les questions de responsabilité, ces bouleversements ont modifié et formé la manière de penser des générations successives. Une idéologie, renforcée par des décennies d'endoctrinement, un univers de 22 millions d'habitants à la fois très réel et imaginaire, tout cela a été détruit et discrédité en quelques mois seulement. Des millions de gens se retrouvaient soudain exilés dans leur propre pays, entourés de frontières incertaines et de compatriotes désormais étrangers et ennemis. Pis, ils étaient instantanément interdits à la fois de souvenir et d'avenir, le premier étant honteux, le second trop indéfini pour être rêvé. Ceux-là même qui les avaient dirigés depuis des années leur déclaraient maintenant que rien ne pouvait plus être fait pour eux. 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Actuel / Penser en-dehors des clous
Une rencontre avec une jeune mère serbe en Suisse offre une illustration presque parfaite de la façon de penser qui s'est installée en Serbie – et qui pourrait bien gagner le reste du continent.
David Laufer
B Article réservé aux abonnés
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Si j'avais attendu celle-ci, je serais sorti en disant à l'amie qui m'accompagnait tout le mal que je pensais de cette pièce, de ces acteurs et de cette mise en scène. J'aurais probablement affirmé que j'avais assisté à une mauvaise pièce jouée par de mauvais artistes. Et je ne me serais pas privé de faire référence à de grands acteurs, à Peter Brooke et pourquoi pas même à Michel Piccoli parce que ceux-là, au moins, ne m'ont jamais gâché une soirée. J'aurais donc jugé quelques acteurs enthousiastes à l'aune des géants indiscutables de leur art. Comme si je rendais un chauffeur de taxi coupable de ne pas être Ayrton Senna, ou la bistrotière du coin de la rue de ne pas être Alain Ducasse.</p> <p>Le temps moyen de visite du Louvre est d'environ une heure, snack et achats à la boutique compris. Ce qui signifie que l'écrasante majorité des visiteurs fonce tout droit vers la Joconde, bifurque pour faire coucou à la Vénus de Milo, puis fait une photo, de loin, de la Victoire de Samothrace avant de terminer au magasin de souvenirs pour y acheter des reproductions des bijoux portés par le modèle d'un portrait que l'on n'a pas eu le temps d'admirer. Spotify, l'application de streaming musical suédoise, propose une sélection à la fois gigantesque et minuscule à ses abonnés, dont je suis. Car comme le Louvre, Spotify aspire à l'universel et propose absolument tous les catalogues, de Palestrina au plus jeune rappeur de la côte est. Et comme le Louvre, Spotify ne vend effectivement qu'une partie infinitésimale de son catalogue. Le reste est jugé mauvais.</p> <p>Les jeunes acteurs belgradois, les confrères inconnus de van Eyck, les tableaux qui ne sont pas la Joconde et les musiciens qui ne sont pas Taylor Swift sont petit à petit rendus invisibles et inexistants. Notre époque glorifie l'individu et la diversité. Les mots de Picasso selon lesquels tous les humains sont des artistes nous sont ressassés dans tous les musées. Nous éduquons nos enfants, plus que jamais, à tous les arts imaginables et même à ceux qui ne le sont pas. Pourtant, de manière croissante, nous assistons à l'uniformisation stylistique et à la domination absolue d'une poignée d'artistes sur leur média. Il y a les génies d'un côté, qui sont ainsi qualifiés essentiellement sur des critères financiers et non artistiques, et de l'autre côté la masse immense de celles et ceux qui ne le sont pas. Il y a les bons artistes, et il y a les mauvais artistes. Ainsi parla le marché.</p> <p>Les résultats de notre monomanie et de notre monoculture sont là, en dépit de toutes nos protestations du contraire. Lors des grandes années de la parution de la série Harry Potter, son éditeur français Flammarion avait deux lignes comptables: une pour Harry Potter, une autre pour tout le reste du catalogue, qui compte 14'000 titres parmi lesquels Zola, Maupassant, Colette, Mauriac, et même Michel Houellebecq. Hollywood ne produit pratiquement plus que des resucées d'histoires de super-héros, ou des versions 0% matière grasse de films pour enfants. Le reste de la production a été pris en charge par les plateformes de streaming, Netflix en tête. Lors de la remise des Golden Globes en 2023, le comédien Ricky Gervais avait interpellé le patron de Netflix en s'amusant du fait que la cérémonie pourrait se résumer à décerner à ce dernier la totalité des prix dans toutes les catégories. La blague n'en était pas vraiment une. L'industrie du cinéma français est dans une situation comparable, si ce n'est pire, comme l'est celle de l'édition, mais aussi les galeries d'art, les théâtres, en bref, tout ce qui offre du contenu culturel est en chute libre. Tout, c'est-à-dire, plus de 90% de l'offre disponible, produite par des millions de musiciens, de peintres, d'écrivains, de poètes et d'acteurs. Ceci en dépit d'une population qui n'a jamais été aussi éduquée et demandeuse de contenus culturels, et qui pourtant finit par consommer partout exactement la même chose.</p> <p>Le choc esthétique qui m'a été offert lorsque j'ai entendu la chanson <em>Kiss</em> de Prince pour la première fois, que j'ai découvert <em>Matrix</em>, lu <em>American</em> <em>Psycho</em> ou visité la foire d'art de Bâle en 1992, rien de tout cela n'eût été possible si, derrière ces grands noms, n'étaient pas également valorisés et appréciés des millions d'autres artistes. On se souvient des Beatles, mais les Beatles n'auraient jamais existé si, à la même époque, des dizaines d'autres groupes de musiciens n'avaient pas également rencontré un succès commercial substantiel qui justifiait des rivalités féroces entre fans, se distinguant les uns des autres par leurs habits ou leur coiffure. La plupart de ces groupes ont vite disparu et leurs noms ont souvent été oubliés, on ne se souviendra bientôt plus que des quatre garçons de Liverpool. Mais tant que ces autres groupes oubliés furent actifs, ils ont permis à des centaines ou des milliers de gens de vivre de leur art, de susciter des vocations, d'enthousiasmer un large public et de permettre à d'autres styles musicaux d'émerger.</p> <p>Rembrandt est impensable sans les centaines de peintres du Grand Siècle hollandais qui se faisaient une compétition féroce à Amsterdam. Caillebotte n'aurait jamais atteint ces hauteurs sans les milliers de peintres impressionnistes qui coexistaient à Montmartre à la fin du XIXème siècle. Personne ne devient un ou une grande artiste dans une solitude complète. Tous les grands noms de l'art sont entourés de myriades d'inconnus qui ont directement contribué à fertiliser ces quelques individus. Et tous les artistes qui ont acquis une renommée universelle font partie de vastes mouvements ou d'écoles qui ont été nourris par des milliers d'artistes anonymes, le plus souvent oubliés – et néanmoins absolument nécessaires.</p> <p>Comme nous ne valorisons plus que les artistes qui sont valorisés par le marché, les autres disparaissent avant même d'avoir livré bataille. Aujourd'hui, aucun peintre ne peut vivre de son art s'il n'est pas entouré par une galerie importante et par des institutions qui justifient des commandes et des subventions conséquentes. Aucun musicien ne peut vivre de son art sans un label puissant qui lui assure des tournées internationales. Aucun écrivain ne peut vivre de son art sans le soutien d'un éditeur réputé qui lui assure des campagnes de promotion dignes de celles que l'on réserve à des marques de vêtements. Les autres, les millions d'autres, sont très vite contraints à l'abandon en rase campagne, avant même d'avoir atteint leurs trente ans. Les conditions économiques de la production artistique sont devenues tellement exigeantes que même le rêve poussiéreux de l'artiste bohème est désormais inaccessible. On voudrait bien crever la faim dans un studio mal chauffé, mais même cela, on ne le peut plus. Alors on devient prof, ou publiciste, ou n'importe quoi pourvu qu'on puisse en vivre.</p> <p>Alors, bien sûr, le talent est une condition nécessaire et les collègues moins talentueux que Paul McCartney ont été oubliés. Mais Matisse, au début de sa carrière, était un mauvais peintre, un artiste sans talent. Autant que Brett Easton Ellis était un mauvais écrivain ou qu'Olafur Arnalds était un mauvais musicien. Les mauvais artistes sont souvent de bons artistes qui n'ont pas assez travaillé. Comme le rappelait Brassens, «sans technique, un don n'est rien qu'une sale manie». Encore faut-il permettre à ces mauvais artistes de devenir meilleurs. Ce qui signifie qu'il faut aimer et apprécier les mauvais artistes, et surtout ceux-ci. Les autres sont comme le frère du Fils Prodigue: ils n'ont pas besoin d'être sauvés. Je pensais à tout cela en voyant transpirer sur cette petite scène mes quatre acteurs belgradois. Je faisais le compte mental de leurs sacrifices, de leurs nuits sans sommeil, de leurs fins de mois compliquées, de la passion aveuglante qui les unissait et de l'incroyable générosité de leur démarche, ne désirant rien de mieux que nous distraire pour quelques courts instants. 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Si j'avais attendu celle-ci, je serais sorti en disant à l'amie qui m'accompagnait tout le mal que je pensais de cette pièce, de ces acteurs et de cette mise en scène. J'aurais probablement affirmé que j'avais assisté à une mauvaise pièce jouée par de mauvais artistes. Et je ne me serais pas privé de faire référence à de grands acteurs, à Peter Brooke et pourquoi pas même à Michel Piccoli parce que ceux-là, au moins, ne m'ont jamais gâché une soirée. J'aurais donc jugé quelques acteurs enthousiastes à l'aune des géants indiscutables de leur art. Comme si je rendais un chauffeur de taxi coupable de ne pas être Ayrton Senna, ou la bistrotière du coin de la rue de ne pas être Alain Ducasse.</p> <p>Le temps moyen de visite du Louvre est d'environ une heure, snack et achats à la boutique compris. Ce qui signifie que l'écrasante majorité des visiteurs fonce tout droit vers la Joconde, bifurque pour faire coucou à la Vénus de Milo, puis fait une photo, de loin, de la Victoire de Samothrace avant de terminer au magasin de souvenirs pour y acheter des reproductions des bijoux portés par le modèle d'un portrait que l'on n'a pas eu le temps d'admirer. Spotify, l'application de streaming musical suédoise, propose une sélection à la fois gigantesque et minuscule à ses abonnés, dont je suis. Car comme le Louvre, Spotify aspire à l'universel et propose absolument tous les catalogues, de Palestrina au plus jeune rappeur de la côte est. Et comme le Louvre, Spotify ne vend effectivement qu'une partie infinitésimale de son catalogue. Le reste est jugé mauvais.</p> <p>Les jeunes acteurs belgradois, les confrères inconnus de van Eyck, les tableaux qui ne sont pas la Joconde et les musiciens qui ne sont pas Taylor Swift sont petit à petit rendus invisibles et inexistants. Notre époque glorifie l'individu et la diversité. Les mots de Picasso selon lesquels tous les humains sont des artistes nous sont ressassés dans tous les musées. Nous éduquons nos enfants, plus que jamais, à tous les arts imaginables et même à ceux qui ne le sont pas. Pourtant, de manière croissante, nous assistons à l'uniformisation stylistique et à la domination absolue d'une poignée d'artistes sur leur média. Il y a les génies d'un côté, qui sont ainsi qualifiés essentiellement sur des critères financiers et non artistiques, et de l'autre côté la masse immense de celles et ceux qui ne le sont pas. Il y a les bons artistes, et il y a les mauvais artistes. Ainsi parla le marché.</p> <p>Les résultats de notre monomanie et de notre monoculture sont là, en dépit de toutes nos protestations du contraire. Lors des grandes années de la parution de la série Harry Potter, son éditeur français Flammarion avait deux lignes comptables: une pour Harry Potter, une autre pour tout le reste du catalogue, qui compte 14'000 titres parmi lesquels Zola, Maupassant, Colette, Mauriac, et même Michel Houellebecq. Hollywood ne produit pratiquement plus que des resucées d'histoires de super-héros, ou des versions 0% matière grasse de films pour enfants. Le reste de la production a été pris en charge par les plateformes de streaming, Netflix en tête. Lors de la remise des Golden Globes en 2023, le comédien Ricky Gervais avait interpellé le patron de Netflix en s'amusant du fait que la cérémonie pourrait se résumer à décerner à ce dernier la totalité des prix dans toutes les catégories. La blague n'en était pas vraiment une. L'industrie du cinéma français est dans une situation comparable, si ce n'est pire, comme l'est celle de l'édition, mais aussi les galeries d'art, les théâtres, en bref, tout ce qui offre du contenu culturel est en chute libre. Tout, c'est-à-dire, plus de 90% de l'offre disponible, produite par des millions de musiciens, de peintres, d'écrivains, de poètes et d'acteurs. Ceci en dépit d'une population qui n'a jamais été aussi éduquée et demandeuse de contenus culturels, et qui pourtant finit par consommer partout exactement la même chose.</p> <p>Le choc esthétique qui m'a été offert lorsque j'ai entendu la chanson <em>Kiss</em> de Prince pour la première fois, que j'ai découvert <em>Matrix</em>, lu <em>American</em> <em>Psycho</em> ou visité la foire d'art de Bâle en 1992, rien de tout cela n'eût été possible si, derrière ces grands noms, n'étaient pas également valorisés et appréciés des millions d'autres artistes. On se souvient des Beatles, mais les Beatles n'auraient jamais existé si, à la même époque, des dizaines d'autres groupes de musiciens n'avaient pas également rencontré un succès commercial substantiel qui justifiait des rivalités féroces entre fans, se distinguant les uns des autres par leurs habits ou leur coiffure. La plupart de ces groupes ont vite disparu et leurs noms ont souvent été oubliés, on ne se souviendra bientôt plus que des quatre garçons de Liverpool. Mais tant que ces autres groupes oubliés furent actifs, ils ont permis à des centaines ou des milliers de gens de vivre de leur art, de susciter des vocations, d'enthousiasmer un large public et de permettre à d'autres styles musicaux d'émerger.</p> <p>Rembrandt est impensable sans les centaines de peintres du Grand Siècle hollandais qui se faisaient une compétition féroce à Amsterdam. Caillebotte n'aurait jamais atteint ces hauteurs sans les milliers de peintres impressionnistes qui coexistaient à Montmartre à la fin du XIXème siècle. Personne ne devient un ou une grande artiste dans une solitude complète. Tous les grands noms de l'art sont entourés de myriades d'inconnus qui ont directement contribué à fertiliser ces quelques individus. Et tous les artistes qui ont acquis une renommée universelle font partie de vastes mouvements ou d'écoles qui ont été nourris par des milliers d'artistes anonymes, le plus souvent oubliés – et néanmoins absolument nécessaires.</p> <p>Comme nous ne valorisons plus que les artistes qui sont valorisés par le marché, les autres disparaissent avant même d'avoir livré bataille. Aujourd'hui, aucun peintre ne peut vivre de son art s'il n'est pas entouré par une galerie importante et par des institutions qui justifient des commandes et des subventions conséquentes. Aucun musicien ne peut vivre de son art sans un label puissant qui lui assure des tournées internationales. Aucun écrivain ne peut vivre de son art sans le soutien d'un éditeur réputé qui lui assure des campagnes de promotion dignes de celles que l'on réserve à des marques de vêtements. Les autres, les millions d'autres, sont très vite contraints à l'abandon en rase campagne, avant même d'avoir atteint leurs trente ans. Les conditions économiques de la production artistique sont devenues tellement exigeantes que même le rêve poussiéreux de l'artiste bohème est désormais inaccessible. On voudrait bien crever la faim dans un studio mal chauffé, mais même cela, on ne le peut plus. Alors on devient prof, ou publiciste, ou n'importe quoi pourvu qu'on puisse en vivre.</p> <p>Alors, bien sûr, le talent est une condition nécessaire et les collègues moins talentueux que Paul McCartney ont été oubliés. Mais Matisse, au début de sa carrière, était un mauvais peintre, un artiste sans talent. Autant que Brett Easton Ellis était un mauvais écrivain ou qu'Olafur Arnalds était un mauvais musicien. Les mauvais artistes sont souvent de bons artistes qui n'ont pas assez travaillé. Comme le rappelait Brassens, «sans technique, un don n'est rien qu'une sale manie». Encore faut-il permettre à ces mauvais artistes de devenir meilleurs. Ce qui signifie qu'il faut aimer et apprécier les mauvais artistes, et surtout ceux-ci. Les autres sont comme le frère du Fils Prodigue: ils n'ont pas besoin d'être sauvés. Je pensais à tout cela en voyant transpirer sur cette petite scène mes quatre acteurs belgradois. Je faisais le compte mental de leurs sacrifices, de leurs nuits sans sommeil, de leurs fins de mois compliquées, de la passion aveuglante qui les unissait et de l'incroyable générosité de leur démarche, ne désirant rien de mieux que nous distraire pour quelques courts instants. 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Actuel / Vivent les mauvais artistes
Peu de groupes socio-professionnels sont sujets à une compétition aussi brutale que les artistes. Des millions d'appelés et quelques élus. On ne se souvient donc que des supposés génies. Mais que seraient ces artistes géniaux sans tous ceux qui, pense-t-on, ne le sont pas.
David Laufer
B Article réservé aux abonnés
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Culture / La sélection, clé de voûte de l'art
Une visite à Gand et ses merveilles de la Renaissance offre une occasion de se demander comment on sélectionnait les artistes alors, et comment on s'y prend aujourd'hui. Et pourquoi cette sélection détermine en grande partie notre perception de la scène artistique.
David Laufer
B Article réservé aux abonnés
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En France, un marasme politique d'une gravité inédite sous la Vème République menace de blocage le gouvernement, mais aussi l'économie toute entière. En Italie, les bénéfices du début de l'ère Meloni sont déjà oubliés, tandis que la croissance replonge dans le rouge. L'Espagne résiste un peu mieux, mais les perspectives y sont peu réjouissantes. La Scandinavie et la Hollande, traditionnellement plus solides et régulières que le reste de l'Europe, sont également en train de connaître des troubles sociaux et des drames électoraux auxquels on les croyait immunes.</p> <p>Dans toutes les grandes capitales européennes, comme en Suisse, le marché de l'immobilier, clé de voûte de l'économie et de la société, connaît depuis deux ans en tout cas une stagnation structurelle. En Suisse la croissance de ce marché, désormais anémique, avait été en moyenne de 3,4% par an pendant 20 ans, tandis que l'augmentation des salaires était de 0,9% par an. 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Tous ces jeunes qui prennent un aller simple pour Düsseldorf ou Malmö ont faim et sont prêts à bien des sacrifices pour réaliser leurs rêves. Ils ont connu des circonstances économiques souvent compliquées et préfèrent de très loin prendre le risque de la déception que de croupir dans une petite ville de Hongrie, de Serbie ou de Slovaquie.</p> <p>Ce qui ne signifie toutefois pas que la situation dans ces pays soit mauvaise, loin s'en faut. Même si elle est souvent circonscrite aux grandes agglomérations, la croissance économique en Europe de l'Est est solide. En Serbie où je réside, elle est d'environ 4% par an depuis dix ans et les perspectives sont très musclées pour les années à venir. Dans tous les pays de la région, les grandes villes connaissent un boom de la construction sans précédent. Le salaire moyen en Serbie a plus que doublé depuis dix ans et a dépassé les 1'000 euros, ce qui semblait tout à fait impossible alors. A travers tous ces pays, les marchés de l'immobilier et de l'emploi ont acquis une sophistication et un volume suffisants pour permettre à une authentique classe moyenne d'émerger et de se structurer. Atteindre 5'000 euros du mètre carré à Zagreb, Belgrade, Bratislava ou Budapest est encore hors du commun, mais c'est désormais concevable. Cela ouvre des perspectives de croissance sur le long terme, là où celles-ci sont bouchées à l'ouest. Les jeunes continuent, à un rythme moins soutenu désormais, d'émigrer. Mais ils reviennent de plus en plus souvent s'établir et entreprendre dans leurs pays, non pas par lassitude, mais parce que le marché le leur permet désormais. Une jeune amie, ingénieure formée à Belgrade, a été engagée il y a trois ans par le CERN à Genève. Déjà elle songe à revenir pour profiter des vents ascendants dans sa patrie d'origine. 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En France, un marasme politique d'une gravité inédite sous la Vème République menace de blocage le gouvernement, mais aussi l'économie toute entière. En Italie, les bénéfices du début de l'ère Meloni sont déjà oubliés, tandis que la croissance replonge dans le rouge. L'Espagne résiste un peu mieux, mais les perspectives y sont peu réjouissantes. La Scandinavie et la Hollande, traditionnellement plus solides et régulières que le reste de l'Europe, sont également en train de connaître des troubles sociaux et des drames électoraux auxquels on les croyait immunes.</p> <p>Dans toutes les grandes capitales européennes, comme en Suisse, le marché de l'immobilier, clé de voûte de l'économie et de la société, connaît depuis deux ans en tout cas une stagnation structurelle. En Suisse la croissance de ce marché, désormais anémique, avait été en moyenne de 3,4% par an pendant 20 ans, tandis que l'augmentation des salaires était de 0,9% par an. Cette réalité est reflétée un peu partout en Europe occidentale, où un nombre croissant de personnes, essentiellement parmi les jeunes, ne peuvent même plus imaginer devenir propriétaires, à moins de s'endetter dans des conditions punitives pendant des décennies. On pourrait arguer que la croissance reprendra. Mais lorsqu'on a atteint des prix supérieurs à 20'000 francs au mètre carré, on est contraint d'admettre qu'atteindre 40'000 francs, ou même 30'000 francs au mètre carré d'ici dix ou vingt ans relève de l'illusion. Les années de croissance sont derrière nous. Cette stagnation est réelle. Au mieux, elle durera.</p> <p>Il résulte de tous ces facteurs une situation nouvelle en Europe occidentale. L'accès à la propriété, les opportunités professionnelles, la stabilité économique, la croissance régulière, tous ces biens que l'on croyait acquis sont aujourd'hui remis en question. Et comme il n'existe pas de cause manifeste pour ce repli généralisé, pas de récession, de crise du pétrole ou de krach boursier, c'est-à-dire pas de cause conjoncturelle, on est bien obligé de considérer la possibilité d'une cause structurelle. En d'autres termes, il n'est désormais plus absurde de contempler l'éventualité, non pas d'une crise, mais d'un affaissement de l'Europe occidentale sur la moyenne ou même sur la longue durée.</p> <p>La situation à l'est de l'Europe est toute autre, et demeure largement ignorée des médias occidentaux. Cela fait plus de trente ans maintenant que le continent a été réunifié après l'effondrement du système soviétique. Depuis, en dépit des promesses faites aux Etats nouvellement intégrés à l'UE, les anciens membres du Pacte de Varsovie sont demeurés à la marge du miracle économique des années 90 et 2000. Considérés en gros comme des mines à bras et colonisés par des milliers d'usines de sous-traitance allemandes, françaises, italiennes et autrichiennes, ces pays sont parvenus à revenir en partie sur un retard économique et institutionnel considérable. En dépit des dizaines de milliards de subventions européennes, le prix à payer aura été effrayant: depuis 1990, les pays de l'Europe centrale et orientale ont perdu pas loin de 25 millions d'habitants, absorbés régulièrement par l'Europe de l'Ouest. Ces émigrés sont bien évidemment jeunes et éduqués la plupart du temps, et laissent derrière eux des villes et des campagnes mortes. C'est aujourd'hui le défi principal qui se dresse devant des pays comme la Bosnie ou le Kosovo: perdant pas loin de 5% de leur population chaque année, la menace d'une disparition biologique est réelle.</p> <p>Néanmoins, ces départs en masse sont également le reflet d'un aspect fondamental qui semble avoir disparu en Occident: l'espoir d'une vie meilleure. Tous ces jeunes qui prennent un aller simple pour Düsseldorf ou Malmö ont faim et sont prêts à bien des sacrifices pour réaliser leurs rêves. Ils ont connu des circonstances économiques souvent compliquées et préfèrent de très loin prendre le risque de la déception que de croupir dans une petite ville de Hongrie, de Serbie ou de Slovaquie.</p> <p>Ce qui ne signifie toutefois pas que la situation dans ces pays soit mauvaise, loin s'en faut. Même si elle est souvent circonscrite aux grandes agglomérations, la croissance économique en Europe de l'Est est solide. En Serbie où je réside, elle est d'environ 4% par an depuis dix ans et les perspectives sont très musclées pour les années à venir. Dans tous les pays de la région, les grandes villes connaissent un boom de la construction sans précédent. Le salaire moyen en Serbie a plus que doublé depuis dix ans et a dépassé les 1'000 euros, ce qui semblait tout à fait impossible alors. A travers tous ces pays, les marchés de l'immobilier et de l'emploi ont acquis une sophistication et un volume suffisants pour permettre à une authentique classe moyenne d'émerger et de se structurer. Atteindre 5'000 euros du mètre carré à Zagreb, Belgrade, Bratislava ou Budapest est encore hors du commun, mais c'est désormais concevable. Cela ouvre des perspectives de croissance sur le long terme, là où celles-ci sont bouchées à l'ouest. Les jeunes continuent, à un rythme moins soutenu désormais, d'émigrer. Mais ils reviennent de plus en plus souvent s'établir et entreprendre dans leurs pays, non pas par lassitude, mais parce que le marché le leur permet désormais. Une jeune amie, ingénieure formée à Belgrade, a été engagée il y a trois ans par le CERN à Genève. Déjà elle songe à revenir pour profiter des vents ascendants dans sa patrie d'origine. Une autre, artiste tout à fait reconnue à Londres, est revenue à Belgrade où il lui est encore possible de louer un immense studio au centre-ville sans se ruiner.</p> <p>Autrement dit, pour la première fois depuis très, très longtemps, la génération des 15-30 ans en Europe de l'Est est assurée, d'un point de vue statistique, de vivre mieux que celle de ses parents. Or en Europe de l'Ouest, c'est exactement l'inverse qui se produit. Les jeunes y sont assurés de vivre moins bien que leurs parents. Les uns ont tout à gagner de l'avenir, les autres tout à perdre. A l'Est, les jeunes sont nés dans des pays où les systèmes politiques ont été disqualifiés dans la honte, ils sont vaccinés contre les illusions et la suffisance. Si l'Union européenne a perdu pour eux une bonne part de sa crédibilité, ils témoignent d'un désir d'Europe au sens civilisationnel, comme n'en sont plus capables leurs cousins occidentaux. Ceux-ci, héritiers des vainqueurs de l'Allemagne et du communisme sont victimes, comme tous les héritiers, de la certitude de leur supériorité morale passée, sans aucun projet pour l'avenir.</p> <p>Au terme d'un XXème siècle qui l'aura presque réduite à néant, à travers la Seconde Guerre mondiale et les décennies de communisme, l'Europe de l'Est est enfin en train de renaître et de revivre. Et sans avoir peur de beaucoup se tromper, on peut être certain que si l'Europe de l'Ouest s'est épuisée, l'Europe de l'Est est prête à reprendre le flambeau. C'est désormais à son tour d'écrire l'avenir de notre continent.</p>', 'content_edition' => 'Un récent article du «Matin» expliquait qu'en dépit d'une croissance du PIB national de 1,3%, les Suisses sont en train de perdre 0,4% en pouvoir d'achat par habitant. Ce qui signifie que même si les recettes sont en augmentation, celles-ci sont annulées par le renchérissement du coût de la vie. Or ceci se produit hors récession ou crise particulière. 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Analyse / L'avenir de l'Europe s'écrit à l'Est
Après plus de trente ans, la rupture entre l'Europe de l'Ouest et l'ancien bloc soviétique n'a toujours pas cicatrisé. En dépit des clichés misérabilistes, l'Europe de l'Est semble néanmoins bien équipée pour l'avenir. Tandis que l'Europe de l'Ouest s'enfonce dans une crise systémique.
David Laufer
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Ce que le Kremlin serait par ailleurs tout à fait en droit de faire, puisque la Serbie fournit également l'Ukraine en munitions depuis 2022, à hauteur de centaines de millions d'euros déjà. Et qu'elle a suspendu un grand nombre d'investissements russes en Serbie – trains, banques, hydrocarbures – et accueilli des dizaines de milliers d'opposants au régime de Vladimir Poutine.</p> <p>La visite d'Emmanuel Macron, la deuxième à Belgrade, s'est déroulée dans une atmosphère de grande cordialité. La France est devenue un allié objectif pour la Serbie, ainsi qu'un investisseur de tout premier plan, actif sur des projets considérables de métro, d'aéroport et d'usines de traitement des eaux usées, ainsi que sur des centaines de petites et moyennes entreprises. L'achat des Rafale sert par conséquent d'appât autant que de garantie: à Belgrade, la France, et par extension l'UE, a un ami.</p> <p>Tout le monde est au courant, et tout le monde le dit: l'accession de la Serbie à l'Union n'est pas pour demain, ni même pour après-demain. Le président Vučić vient de déclarer qu'il ne considérait pas la chose possible avant 2030. Mais voilà, l'objectif européen de rejeter la Russie au ban des nations et de l'isoler diplomatiquement et économiquement passe désormais par Belgrade. Le conflit ukrainien a donc ouvert pour le président Vučić une séquence que l'on croyait risquée à ses débuts, mais qui se révèle économiquement payante. Ces douze Rafale sont peut-être chers payés pour Belgrade, mais ils garantissent surtout l'augmentation du flux des investissements européens. La visite du chancelier Scholz <a href="https://bonpourlatete.com/actuel/en-serbie-la-bataille-du-lithium" target="_blank" rel="noopener">à Belgrade en juillet</a> avait exactement le même objectif: en soutenant Vučić dans son projet d'exploitation d'une mine de lithium, extrêmement impopulaire chez les Serbes, l'Allemagne signale son intention de ne pas lâcher Belgrade et d'y poursuivre ses investissements déjà considérables. Pour damner le pion à la Russie, donc.</p> <p>Le projet européen n'est plus qu'un marché. Les visites de ces chefs d'Etat n'ont jamais remis en cause le régime corrompu de Vučić, les élections truquées de décembre dernier, l'absence de liberté de la presse, l'étouffement de l'opposition, le clientélisme rampant. Plus personne ne parle des «valeurs». Tout cela n'est plus important pour Bruxelles, qui attend désormais de Belgrade qu'elle se détourne de son ami russe et continue de servir les intérêts économiques de l'Union – rien d'autre. Ce sont les armes du gangster, celles de «l'offre qu'on ne peut pas refuser». Ainsi s'installe ce qu'un <a href="https://balkaninsight.com/2024/01/11/serbian-democracy-is-paying-a-price-for-western-geopolitical-interests/" target="_blank" rel="noopener">éditorialiste belgradois a récemment qualifié de «stabilitocratie»</a>: tant que Vučić garantit une stabilité politique et économique à ses partenaires européens, et quels que soient les moyens qu'il emploie, Bruxelles fermera les yeux, vendra ses avions, exploitera son lithium, et croira marquer des points contre la Russie. Pendant ce temps, Vučić continuera de corrompre les siens, d'acheter les élections et de museler la presse et l'opposition. Tout le monde professera le destin européen de la Serbie sans en croire un mot, et tout en comptant l'argent. 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Analyse / La France et la Serbie: le gangster et la prostituée
Lors de sa deuxième visite d'Etat en Serbie fin août, le président Macron a confirmé la vente de douze chasseurs Rafale à Belgrade. Cette visite illustre une vieille vérité énoncée par Stanley Kubrick: «Les grandes nations se sont toujours comportées comme des gangsters, et les petites nations comme des prostituées».
David Laufer
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Actuel / En Serbie, la bataille du lithium
D'énormes gisements de lithium reposent en Serbie occidentale. Ces perspectives attirent l'UE, essentiellement l'Allemagne et son industrie automobile. Les Serbes ne s'en réjouissent pas.
David Laufer
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