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Une visite à Gand et ses merveilles de la Renaissance offre une occasion de se demander comment on sélectionnait les artistes alors, et comment on s'y prend aujourd'hui. Et pourquoi cette sélection détermine en grande partie notre perception de la scène artistique.



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Il faut payer cher pour voir ce tableau dans la cathédrale Saint-Bavon de Gand. C'est probablement le seul cas au monde où l'on doit débourser pour ne voir qu'une seule œuvre. Il s'agit du fameux Retable de Gand, ou L'Agneau mystique, des frères Hubert et Jan van Eyck, achevé en 1432. Ces 16 euros sont justifiés lorsqu'on considère, d'une part, qu'il s'agit probablement de la peinture la plus significative de l'histoire de l'art, et d'autre part qu'elle a été volée, entre autres et par Napoléon et par Hitler, au total plus de sept fois en six siècles.

Une fois confronté à cette composition de vingt-quatre panneaux peints, protégés par une cage de verre isotherme, on ne peut que s'émerveiller. Seule, peut-être, La Dame à la licorne du Musée de Cluny à Paris peut procurer un effet semblable: celui de constater l'évidence et l'universalité du génie humain. Dans cette Europe septentrionale qui a vu les hommes s'égorger sans relâche pour des querelles dynastiques ou religieuses, Jan van Eyck agit comme un contrepoison d'autant plus souverain qu'il demeure bien après que les armes se sont tues.

Religieux dans sa thématique, ce retable est en plus exposé dans une cathédrale. C'est un avantage considérable lorsqu'on sait que la majorité des œuvres religieuses ont été retirées de leur biotope naturel et exilées dans des musées. C'est là que réside l'un des plus grands attraits de cette œuvre, qui apparaît comme contradictoire. Pensé comme une célébration de la divinité, ce retable est effectivement une exaltation de la nature humaine et du monde réel. Les personnages sont individuels et objectifs, réalisés d'après modèles. Ils sont témoins, déjà un siècle avant la Réforme, des divergences sociales et anthropologiques avec l'Europe du sud et ses athlètes idéalisés. Pour parler de Dieu et de ses saints, au lieu des nuées de Tiepolo ou des muscles de Michel-Ange, van Eyck nous tend un miroir. En visant plus haut que lui-même, le peintre matérialise une transcendance qui est le but ultime de l'art: permettre aux humains de considérer leur réalité au-delà des limites du monde matériel.

Il y a donc une exigence folle dans ce tableau, formelle autant que conceptuelle. Van Eyck a perfectionné l'usage récemment découvert de l'huile en l'appliquant par fines couches successives pour augmenter la profondeur visuelle des couleurs. Et le programme des différents panneaux est constellé de symboles d'une complexité étourdissante. Le coût de ce retable a été faramineux. Exécuté sur plus de six années, son commanditaire et riche marguiller de Gand, Joos Vijdt, a décidé de se le payer car lui et son épouse n'avaient pas d'enfants, ce qui laisse imaginer la somme finale. Van Eyck, comme ses confrères artistes de cette époque, n'était pas donc pas vraiment un artiste bohème. Dans les archives de Bruges il apparaît que le peintre Hans Memling était le citoyen le plus riche de la ville, déjà l'une des plus prospères d'Europe à cette époque.

Lorsqu'on le juxtapose au monde de l'art actuel, ce retable pose donc une quantité de questions. Si l'on pense aux artistes qui sont les grands maîtres de notre époque, on constate immédiatement des différences flagrantes. Il y a fort à parier qu'au cœur de ces différences se situe la question de la sélection.

Le temps de van Eyck, au début de la Renaissance, est analphabète, religieux et vertical. Les riches, très minoritaires et souvent héréditaires, sont seuls capables d'accéder à l'art. Les artistes sont donc les serviteurs directs des riches, employés à décorer leurs palais et leurs églises. Ils sont également de riches entrepreneurs, entraînés dans des ateliers considérables, dirigés par un maître qui reçoit les commandes et en délègue les parties à ses assistants. Les thèmes sont le plus souvent imposés – scène de la Bible, bataille, portrait, allégorie. Il s'agit donc de ce qu'on qualifierait de nos jours d'une entreprise de propagande dans laquelle l'artiste met en musique la voix de son maître et la valorise comme on le ferait d'un paquet de lessive. L'individu qui compte, c'est le commanditaire, pas l'artiste, même si l'histoire de l'art se souvient plus de van Eyck que de Joos Vijdt, ou de Michel-Ange que de Jules II.

L'histoire de l'art nous démontre pourtant que cet exercice peut être vertueux. Chargés de ces contraintes, les artistes doivent marcher sur un chemin étroit où tout est déjà balisé et référencé. Ils sont par conséquent forcés de trouver des ressources d'originalité et d'expression propre dans un travail de perfectionnement stylistique aigu, qui lui-même permet l'éclosion régulière de nouveaux chemins esthétiques, tous ainsi liés les uns aux autres. L'individualité de l'artiste, à laquelle on accorde aujourd'hui plus de prix que l'œuvre elle-même, ne s'exprime donc qu'indirectement et n'a pas grand intérêt, ni pour l'artiste lui-même, ni pour son commanditaire.

L'autre vertu de ce système est de mettre tous les artistes sur un pied d'égalité: voici le jeu, voici les règles, que le meilleur gagne. Il en découle une émulation collective et une concurrence positive. Lorsqu'on pénètre dans les salles du musée Groeninge de Bruges, qui se focalise sur la Renaissance, les tableaux d'une même décennie font écho les uns aux autres dans une véritable harmonie. C'est ainsi que naissent les mouvements, les écoles et les traditions. Ainsi derrière un monde fait de contraintes multiples et insensées peut émerger une scène artistique d'une liberté et d'une flamboyance démontrées. Dans ce monde-là, les artistes sont peut-être les serviteurs et restent souvent anonymes. Mais ils sont bien payés, travaillent avec passion et créent une œuvre collective d'une richesse universelle.

La sélection artistique, aujourd'hui, se passe très différemment. Avec la disparition des ordres anciens – religion, hiérarchies, monarchie – l'individu se retrouve désormais au centre du jeu. On attend maintenant de l'artiste qu'il nous parle de lui, ou d'elle de plus en plus souvent. Les commanditaires fortunés ont fait place à des institutions car l'individu qui compte désormais, c'est l'artiste. Et celui-ci est entièrement livré à une liberté vertigineuse, thématique autant que stylistique. L'explosion de l'Europe au cours du XXème siècle a provoqué une similaire explosion des cadres esthétiques et formels. Tous les médias coexistent et se font concurrence. Les artistes, qui dépendaient autrefois fortement les uns des autres et collaboraient sans cesse, se retrouvent eux aussi jetés les uns contre les autres dans une concurrence capitaliste effrénée. Le résultat est qu'ils travaillent pour la plupart dans une solitude aliénante. Les collaborations, l'émulation mutuelle, tout cela a fait place à l'obligation de ne parler que de soi, de ses traumatismes et de sa sexualité, dans un vide sidéral qui ne fait même plus l'effort d'ignorer le désintérêt croissant d'un public dont on s'est retranché dans le confort spartiate du studio.

Cela ne revient pas à dire que «c'était mieux avant». Toutefois ce que l'on voit, c'est-à-dire ce qui a été sélectionné, de ce monde artistique d'avant est plus appétissant que ce qui a été sélectionné dans le monde artistique actuel. Comme les artistes existent sous toutes les latitudes et dans toutes les époques, la question est de savoir pourquoi le monde actuel ne sélectionne pas celles et ceux qui, parmi eux, sont toujours capables de produire des œuvres immortelles.

La sélection actuelle se focalise sur la liberté et sur l'individu. Mais elle le fait avec une insistance pétrifiante qui finit par jeter, et les artistes, et leur public, dans une confusion perplexe et prostrée. De plus, en insistant sur l'homme et sa personnalité, la question de la transcendance est rayée des tabelles. L'artiste est ainsi face à une contrainte d'un type nouveau, et insidieux car il ne dit pas son nom, qui consiste à ne jamais plus pouvoir parler d'autre chose que le monde réel.

On peut se demander ce que serait devenu Jan van Eyck s'il n'avait pas reçu la commande d'un riche bourgeois pour exécuter une scène religieuse. On peut aussi se demander pourquoi les van Eyck de notre temps sont si peu visibles. Si nous ne faisons pas l'effort de les tirer de leurs ténèbres, ce sera comme s'ils n'avaient jamais existé. Ils existent pourtant, c'est l'unique certitude.

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