Culture / La sélection, clé de voûte de l'art
"L'Agneau mystique", polyptyque peint sur bois en position ouverte, Hubert van Eyck, Jan van Eyck, Gand, 1432.
Une visite à Gand et ses merveilles de la Renaissance offre une occasion de se demander comment on sélectionnait les artistes alors, et comment on s'y prend aujourd'hui. Et pourquoi cette sélection détermine en grande partie notre perception de la scène artistique.
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Cela sentait l'improvisation, l'amateurisme même. On avait l'impression d'assister à une représentation d'étudiants et non pas, comme c'était le cas, de professionnels confirmés.</p> <p>A une époque pas si lointaine, je serais peut-être parti avant d'attendre la fin. Si j'avais attendu celle-ci, je serais sorti en disant à l'amie qui m'accompagnait tout le mal que je pensais de cette pièce, de ces acteurs et de cette mise en scène. J'aurais probablement affirmé que j'avais assisté à une mauvaise pièce jouée par de mauvais artistes. Et je ne me serais pas privé de faire référence à de grands acteurs, à Peter Brooke et pourquoi pas même à Michel Piccoli parce que ceux-là, au moins, ne m'ont jamais gâché une soirée. J'aurais donc jugé quelques acteurs enthousiastes à l'aune des géants indiscutables de leur art. Comme si je rendais un chauffeur de taxi coupable de ne pas être Ayrton Senna, ou la bistrotière du coin de la rue de ne pas être Alain Ducasse.</p> <p>Le temps moyen de visite du Louvre est d'environ une heure, snack et achats à la boutique compris. Ce qui signifie que l'écrasante majorité des visiteurs fonce tout droit vers la Joconde, bifurque pour faire coucou à la Vénus de Milo, puis fait une photo, de loin, de la Victoire de Samothrace avant de terminer au magasin de souvenirs pour y acheter des reproductions des bijoux portés par le modèle d'un portrait que l'on n'a pas eu le temps d'admirer. Spotify, l'application de streaming musical suédoise, propose une sélection à la fois gigantesque et minuscule à ses abonnés, dont je suis. Car comme le Louvre, Spotify aspire à l'universel et propose absolument tous les catalogues, de Palestrina au plus jeune rappeur de la côte est. Et comme le Louvre, Spotify ne vend effectivement qu'une partie infinitésimale de son catalogue. Le reste est jugé mauvais.</p> <p>Les jeunes acteurs belgradois, les confrères inconnus de van Eyck, les tableaux qui ne sont pas la Joconde et les musiciens qui ne sont pas Taylor Swift sont petit à petit rendus invisibles et inexistants. Notre époque glorifie l'individu et la diversité. Les mots de Picasso selon lesquels tous les humains sont des artistes nous sont ressassés dans tous les musées. Nous éduquons nos enfants, plus que jamais, à tous les arts imaginables et même à ceux qui ne le sont pas. Pourtant, de manière croissante, nous assistons à l'uniformisation stylistique et à la domination absolue d'une poignée d'artistes sur leur média. Il y a les génies d'un côté, qui sont ainsi qualifiés essentiellement sur des critères financiers et non artistiques, et de l'autre côté la masse immense de celles et ceux qui ne le sont pas. Il y a les bons artistes, et il y a les mauvais artistes. Ainsi parla le marché.</p> <p>Les résultats de notre monomanie et de notre monoculture sont là, en dépit de toutes nos protestations du contraire. Lors des grandes années de la parution de la série Harry Potter, son éditeur français Flammarion avait deux lignes comptables: une pour Harry Potter, une autre pour tout le reste du catalogue, qui compte 14'000 titres parmi lesquels Zola, Maupassant, Colette, Mauriac, et même Michel Houellebecq. Hollywood ne produit pratiquement plus que des resucées d'histoires de super-héros, ou des versions 0% matière grasse de films pour enfants. Le reste de la production a été pris en charge par les plateformes de streaming, Netflix en tête. Lors de la remise des Golden Globes en 2023, le comédien Ricky Gervais avait interpellé le patron de Netflix en s'amusant du fait que la cérémonie pourrait se résumer à décerner à ce dernier la totalité des prix dans toutes les catégories. La blague n'en était pas vraiment une. L'industrie du cinéma français est dans une situation comparable, si ce n'est pire, comme l'est celle de l'édition, mais aussi les galeries d'art, les théâtres, en bref, tout ce qui offre du contenu culturel est en chute libre. Tout, c'est-à-dire, plus de 90% de l'offre disponible, produite par des millions de musiciens, de peintres, d'écrivains, de poètes et d'acteurs. Ceci en dépit d'une population qui n'a jamais été aussi éduquée et demandeuse de contenus culturels, et qui pourtant finit par consommer partout exactement la même chose.</p> <p>Le choc esthétique qui m'a été offert lorsque j'ai entendu la chanson <em>Kiss</em> de Prince pour la première fois, que j'ai découvert <em>Matrix</em>, lu <em>American</em> <em>Psycho</em> ou visité la foire d'art de Bâle en 1992, rien de tout cela n'eût été possible si, derrière ces grands noms, n'étaient pas également valorisés et appréciés des millions d'autres artistes. On se souvient des Beatles, mais les Beatles n'auraient jamais existé si, à la même époque, des dizaines d'autres groupes de musiciens n'avaient pas également rencontré un succès commercial substantiel qui justifiait des rivalités féroces entre fans, se distinguant les uns des autres par leurs habits ou leur coiffure. La plupart de ces groupes ont vite disparu et leurs noms ont souvent été oubliés, on ne se souviendra bientôt plus que des quatre garçons de Liverpool. Mais tant que ces autres groupes oubliés furent actifs, ils ont permis à des centaines ou des milliers de gens de vivre de leur art, de susciter des vocations, d'enthousiasmer un large public et de permettre à d'autres styles musicaux d'émerger.</p> <p>Rembrandt est impensable sans les centaines de peintres du Grand Siècle hollandais qui se faisaient une compétition féroce à Amsterdam. Caillebotte n'aurait jamais atteint ces hauteurs sans les milliers de peintres impressionnistes qui coexistaient à Montmartre à la fin du XIXème siècle. Personne ne devient un ou une grande artiste dans une solitude complète. Tous les grands noms de l'art sont entourés de myriades d'inconnus qui ont directement contribué à fertiliser ces quelques individus. Et tous les artistes qui ont acquis une renommée universelle font partie de vastes mouvements ou d'écoles qui ont été nourris par des milliers d'artistes anonymes, le plus souvent oubliés – et néanmoins absolument nécessaires.</p> <p>Comme nous ne valorisons plus que les artistes qui sont valorisés par le marché, les autres disparaissent avant même d'avoir livré bataille. Aujourd'hui, aucun peintre ne peut vivre de son art s'il n'est pas entouré par une galerie importante et par des institutions qui justifient des commandes et des subventions conséquentes. Aucun musicien ne peut vivre de son art sans un label puissant qui lui assure des tournées internationales. Aucun écrivain ne peut vivre de son art sans le soutien d'un éditeur réputé qui lui assure des campagnes de promotion dignes de celles que l'on réserve à des marques de vêtements. Les autres, les millions d'autres, sont très vite contraints à l'abandon en rase campagne, avant même d'avoir atteint leurs trente ans. Les conditions économiques de la production artistique sont devenues tellement exigeantes que même le rêve poussiéreux de l'artiste bohème est désormais inaccessible. On voudrait bien crever la faim dans un studio mal chauffé, mais même cela, on ne le peut plus. Alors on devient prof, ou publiciste, ou n'importe quoi pourvu qu'on puisse en vivre.</p> <p>Alors, bien sûr, le talent est une condition nécessaire et les collègues moins talentueux que Paul McCartney ont été oubliés. Mais Matisse, au début de sa carrière, était un mauvais peintre, un artiste sans talent. Autant que Brett Easton Ellis était un mauvais écrivain ou qu'Olafur Arnalds était un mauvais musicien. Les mauvais artistes sont souvent de bons artistes qui n'ont pas assez travaillé. Comme le rappelait Brassens, «sans technique, un don n'est rien qu'une sale manie». Encore faut-il permettre à ces mauvais artistes de devenir meilleurs. Ce qui signifie qu'il faut aimer et apprécier les mauvais artistes, et surtout ceux-ci. Les autres sont comme le frère du Fils Prodigue: ils n'ont pas besoin d'être sauvés. Je pensais à tout cela en voyant transpirer sur cette petite scène mes quatre acteurs belgradois. Je faisais le compte mental de leurs sacrifices, de leurs nuits sans sommeil, de leurs fins de mois compliquées, de la passion aveuglante qui les unissait et de l'incroyable générosité de leur démarche, ne désirant rien de mieux que nous distraire pour quelques courts instants. 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D'une seule phrase et comme elle en est coutumière, l'Allemagne avait forcé la main de ses partenaires. Les récentes victoires de l'AfD en sont le résultat électoral. Mais la chute de la croissance et la crise industrielle qui s'installent désormais outre-Rhin proviennent, elles, de plus loin. En France, un marasme politique d'une gravité inédite sous la Vème République menace de blocage le gouvernement, mais aussi l'économie toute entière. En Italie, les bénéfices du début de l'ère Meloni sont déjà oubliés, tandis que la croissance replonge dans le rouge. L'Espagne résiste un peu mieux, mais les perspectives y sont peu réjouissantes. La Scandinavie et la Hollande, traditionnellement plus solides et régulières que le reste de l'Europe, sont également en train de connaître des troubles sociaux et des drames électoraux auxquels on les croyait immunes.</p> <p>Dans toutes les grandes capitales européennes, comme en Suisse, le marché de l'immobilier, clé de voûte de l'économie et de la société, connaît depuis deux ans en tout cas une stagnation structurelle. En Suisse la croissance de ce marché, désormais anémique, avait été en moyenne de 3,4% par an pendant 20 ans, tandis que l'augmentation des salaires était de 0,9% par an. Cette réalité est reflétée un peu partout en Europe occidentale, où un nombre croissant de personnes, essentiellement parmi les jeunes, ne peuvent même plus imaginer devenir propriétaires, à moins de s'endetter dans des conditions punitives pendant des décennies. On pourrait arguer que la croissance reprendra. Mais lorsqu'on a atteint des prix supérieurs à 20'000 francs au mètre carré, on est contraint d'admettre qu'atteindre 40'000 francs, ou même 30'000 francs au mètre carré d'ici dix ou vingt ans relève de l'illusion. Les années de croissance sont derrière nous. Cette stagnation est réelle. Au mieux, elle durera.</p> <p>Il résulte de tous ces facteurs une situation nouvelle en Europe occidentale. L'accès à la propriété, les opportunités professionnelles, la stabilité économique, la croissance régulière, tous ces biens que l'on croyait acquis sont aujourd'hui remis en question. Et comme il n'existe pas de cause manifeste pour ce repli généralisé, pas de récession, de crise du pétrole ou de krach boursier, c'est-à-dire pas de cause conjoncturelle, on est bien obligé de considérer la possibilité d'une cause structurelle. En d'autres termes, il n'est désormais plus absurde de contempler l'éventualité, non pas d'une crise, mais d'un affaissement de l'Europe occidentale sur la moyenne ou même sur la longue durée.</p> <p>La situation à l'est de l'Europe est toute autre, et demeure largement ignorée des médias occidentaux. Cela fait plus de trente ans maintenant que le continent a été réunifié après l'effondrement du système soviétique. Depuis, en dépit des promesses faites aux Etats nouvellement intégrés à l'UE, les anciens membres du Pacte de Varsovie sont demeurés à la marge du miracle économique des années 90 et 2000. Considérés en gros comme des mines à bras et colonisés par des milliers d'usines de sous-traitance allemandes, françaises, italiennes et autrichiennes, ces pays sont parvenus à revenir en partie sur un retard économique et institutionnel considérable. En dépit des dizaines de milliards de subventions européennes, le prix à payer aura été effrayant: depuis 1990, les pays de l'Europe centrale et orientale ont perdu pas loin de 25 millions d'habitants, absorbés régulièrement par l'Europe de l'Ouest. Ces émigrés sont bien évidemment jeunes et éduqués la plupart du temps, et laissent derrière eux des villes et des campagnes mortes. C'est aujourd'hui le défi principal qui se dresse devant des pays comme la Bosnie ou le Kosovo: perdant pas loin de 5% de leur population chaque année, la menace d'une disparition biologique est réelle.</p> <p>Néanmoins, ces départs en masse sont également le reflet d'un aspect fondamental qui semble avoir disparu en Occident: l'espoir d'une vie meilleure. Tous ces jeunes qui prennent un aller simple pour Düsseldorf ou Malmö ont faim et sont prêts à bien des sacrifices pour réaliser leurs rêves. 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L'Allemagne est le premier constructeur automobile européen et s'est engagé avec l'électrique sur la voie d'une transition technologique sans retour. Or Berlin doit importer la moitié de son lithium du Chili, et un autre quart de Chine. De plus le lithium nécessite une purification et une transformation hautement techniques et coûteuses. A une époque où peu de pays s'y intéressaient, la Chine a développé une industrie de transformation très compétitive, tandis que l'Europe a peu à peu abandonné les siennes dans un contexte où les industries minières sont généralement très mal vues par les populations. Seule une petite usine de ce type existe aujourd'hui en Estonie. La guerre en Ukraine et la soudaine rupture du pipeline Nordstream 2, dynamité par Washington, a tout changé pour l'Allemagne. Sa dépendance et aux matières premières, et aux moyens de les transformer, n'est plus tolérable. 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Il faut payer cher pour voir ce tableau dans la cathédrale Saint-Bavon de Gand. C'est probablement le seul cas au monde où l'on doit débourser pour ne voir qu'une seule œuvre. Il s'agit du fameux Retable de Gand, ou L'Agneau mystique, des frères Hubert et Jan van Eyck, achevé en 1432. Ces 16 euros sont justifiés lorsqu'on considère, d'une part, qu'il s'agit probablement de la peinture la plus significative de l'histoire de l'art, et d'autre part qu'elle a été volée, entre autres et par Napoléon et par Hitler, au total plus de sept fois en six siècles.
Une fois confronté à cette composition de vingt-quatre panneaux peints, protégés par une cage de verre isotherme, on ne peut que s'émerveiller. Seule, peut-être, La Dame à la licorne du Musée de Cluny à Paris peut procurer un effet semblable: celui de constater l'évidence et l'universalité du génie humain. Dans cette Europe septentrionale qui a vu les hommes s'égorger sans relâche pour des querelles dynastiques ou religieuses, Jan van Eyck agit comme un contrepoison d'autant plus souverain qu'il demeure bien après que les armes se sont tues.
Religieux dans sa thématique, ce retable est en plus exposé dans une cathédrale. C'est un avantage considérable lorsqu'on sait que la majorité des œuvres religieuses ont été retirées de leur biotope naturel et exilées dans des musées. C'est là que réside l'un des plus grands attraits de cette œuvre, qui apparaît comme contradictoire. Pensé comme une célébration de la divinité, ce retable est effectivement une exaltation de la nature humaine et du monde réel. Les personnages sont individuels et objectifs, réalisés d'après modèles. Ils sont témoins, déjà un siècle avant la Réforme, des divergences sociales et anthropologiques avec l'Europe du sud et ses athlètes idéalisés. Pour parler de Dieu et de ses saints, au lieu des nuées de Tiepolo ou des muscles de Michel-Ange, van Eyck nous tend un miroir. En visant plus haut que lui-même, le peintre matérialise une transcendance qui est le but ultime de l'art: permettre aux humains de considérer leur réalité au-delà des limites du monde matériel.
Il y a donc une exigence folle dans ce tableau, formelle autant que conceptuelle. Van Eyck a perfectionné l'usage récemment découvert de l'huile en l'appliquant par fines couches successives pour augmenter la profondeur visuelle des couleurs. Et le programme des différents panneaux est constellé de symboles d'une complexité étourdissante. Le coût de ce retable a été faramineux. Exécuté sur plus de six années, son commanditaire et riche marguiller de Gand, Joos Vijdt, a décidé de se le payer car lui et son épouse n'avaient pas d'enfants, ce qui laisse imaginer la somme finale. Van Eyck, comme ses confrères artistes de cette époque, n'était pas donc pas vraiment un artiste bohème. Dans les archives de Bruges il apparaît que le peintre Hans Memling était le citoyen le plus riche de la ville, déjà l'une des plus prospères d'Europe à cette époque.
Lorsqu'on le juxtapose au monde de l'art actuel, ce retable pose donc une quantité de questions. Si l'on pense aux artistes qui sont les grands maîtres de notre époque, on constate immédiatement des différences flagrantes. Il y a fort à parier qu'au cœur de ces différences se situe la question de la sélection.
Le temps de van Eyck, au début de la Renaissance, est analphabète, religieux et vertical. Les riches, très minoritaires et souvent héréditaires, sont seuls capables d'accéder à l'art. Les artistes sont donc les serviteurs directs des riches, employés à décorer leurs palais et leurs églises. Ils sont également de riches entrepreneurs, entraînés dans des ateliers considérables, dirigés par un maître qui reçoit les commandes et en délègue les parties à ses assistants. Les thèmes sont le plus souvent imposés – scène de la Bible, bataille, portrait, allégorie. Il s'agit donc de ce qu'on qualifierait de nos jours d'une entreprise de propagande dans laquelle l'artiste met en musique la voix de son maître et la valorise comme on le ferait d'un paquet de lessive. L'individu qui compte, c'est le commanditaire, pas l'artiste, même si l'histoire de l'art se souvient plus de van Eyck que de Joos Vijdt, ou de Michel-Ange que de Jules II.
L'histoire de l'art nous démontre pourtant que cet exercice peut être vertueux. Chargés de ces contraintes, les artistes doivent marcher sur un chemin étroit où tout est déjà balisé et référencé. Ils sont par conséquent forcés de trouver des ressources d'originalité et d'expression propre dans un travail de perfectionnement stylistique aigu, qui lui-même permet l'éclosion régulière de nouveaux chemins esthétiques, tous ainsi liés les uns aux autres. L'individualité de l'artiste, à laquelle on accorde aujourd'hui plus de prix que l'œuvre elle-même, ne s'exprime donc qu'indirectement et n'a pas grand intérêt, ni pour l'artiste lui-même, ni pour son commanditaire.
L'autre vertu de ce système est de mettre tous les artistes sur un pied d'égalité: voici le jeu, voici les règles, que le meilleur gagne. Il en découle une émulation collective et une concurrence positive. Lorsqu'on pénètre dans les salles du musée Groeninge de Bruges, qui se focalise sur la Renaissance, les tableaux d'une même décennie font écho les uns aux autres dans une véritable harmonie. C'est ainsi que naissent les mouvements, les écoles et les traditions. Ainsi derrière un monde fait de contraintes multiples et insensées peut émerger une scène artistique d'une liberté et d'une flamboyance démontrées. Dans ce monde-là, les artistes sont peut-être les serviteurs et restent souvent anonymes. Mais ils sont bien payés, travaillent avec passion et créent une œuvre collective d'une richesse universelle.
La sélection artistique, aujourd'hui, se passe très différemment. Avec la disparition des ordres anciens – religion, hiérarchies, monarchie – l'individu se retrouve désormais au centre du jeu. On attend maintenant de l'artiste qu'il nous parle de lui, ou d'elle de plus en plus souvent. Les commanditaires fortunés ont fait place à des institutions car l'individu qui compte désormais, c'est l'artiste. Et celui-ci est entièrement livré à une liberté vertigineuse, thématique autant que stylistique. L'explosion de l'Europe au cours du XXème siècle a provoqué une similaire explosion des cadres esthétiques et formels. Tous les médias coexistent et se font concurrence. Les artistes, qui dépendaient autrefois fortement les uns des autres et collaboraient sans cesse, se retrouvent eux aussi jetés les uns contre les autres dans une concurrence capitaliste effrénée. Le résultat est qu'ils travaillent pour la plupart dans une solitude aliénante. Les collaborations, l'émulation mutuelle, tout cela a fait place à l'obligation de ne parler que de soi, de ses traumatismes et de sa sexualité, dans un vide sidéral qui ne fait même plus l'effort d'ignorer le désintérêt croissant d'un public dont on s'est retranché dans le confort spartiate du studio.
Cela ne revient pas à dire que «c'était mieux avant». Toutefois ce que l'on voit, c'est-à-dire ce qui a été sélectionné, de ce monde artistique d'avant est plus appétissant que ce qui a été sélectionné dans le monde artistique actuel. Comme les artistes existent sous toutes les latitudes et dans toutes les époques, la question est de savoir pourquoi le monde actuel ne sélectionne pas celles et ceux qui, parmi eux, sont toujours capables de produire des œuvres immortelles.
La sélection actuelle se focalise sur la liberté et sur l'individu. Mais elle le fait avec une insistance pétrifiante qui finit par jeter, et les artistes, et leur public, dans une confusion perplexe et prostrée. De plus, en insistant sur l'homme et sa personnalité, la question de la transcendance est rayée des tabelles. L'artiste est ainsi face à une contrainte d'un type nouveau, et insidieux car il ne dit pas son nom, qui consiste à ne jamais plus pouvoir parler d'autre chose que le monde réel.
On peut se demander ce que serait devenu Jan van Eyck s'il n'avait pas reçu la commande d'un riche bourgeois pour exécuter une scène religieuse. On peut aussi se demander pourquoi les van Eyck de notre temps sont si peu visibles. Si nous ne faisons pas l'effort de les tirer de leurs ténèbres, ce sera comme s'ils n'avaient jamais existé. Ils existent pourtant, c'est l'unique certitude.
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Cela sentait l'improvisation, l'amateurisme même. On avait l'impression d'assister à une représentation d'étudiants et non pas, comme c'était le cas, de professionnels confirmés.</p> <p>A une époque pas si lointaine, je serais peut-être parti avant d'attendre la fin. Si j'avais attendu celle-ci, je serais sorti en disant à l'amie qui m'accompagnait tout le mal que je pensais de cette pièce, de ces acteurs et de cette mise en scène. J'aurais probablement affirmé que j'avais assisté à une mauvaise pièce jouée par de mauvais artistes. Et je ne me serais pas privé de faire référence à de grands acteurs, à Peter Brooke et pourquoi pas même à Michel Piccoli parce que ceux-là, au moins, ne m'ont jamais gâché une soirée. J'aurais donc jugé quelques acteurs enthousiastes à l'aune des géants indiscutables de leur art. Comme si je rendais un chauffeur de taxi coupable de ne pas être Ayrton Senna, ou la bistrotière du coin de la rue de ne pas être Alain Ducasse.</p> <p>Le temps moyen de visite du Louvre est d'environ une heure, snack et achats à la boutique compris. Ce qui signifie que l'écrasante majorité des visiteurs fonce tout droit vers la Joconde, bifurque pour faire coucou à la Vénus de Milo, puis fait une photo, de loin, de la Victoire de Samothrace avant de terminer au magasin de souvenirs pour y acheter des reproductions des bijoux portés par le modèle d'un portrait que l'on n'a pas eu le temps d'admirer. Spotify, l'application de streaming musical suédoise, propose une sélection à la fois gigantesque et minuscule à ses abonnés, dont je suis. Car comme le Louvre, Spotify aspire à l'universel et propose absolument tous les catalogues, de Palestrina au plus jeune rappeur de la côte est. Et comme le Louvre, Spotify ne vend effectivement qu'une partie infinitésimale de son catalogue. Le reste est jugé mauvais.</p> <p>Les jeunes acteurs belgradois, les confrères inconnus de van Eyck, les tableaux qui ne sont pas la Joconde et les musiciens qui ne sont pas Taylor Swift sont petit à petit rendus invisibles et inexistants. Notre époque glorifie l'individu et la diversité. Les mots de Picasso selon lesquels tous les humains sont des artistes nous sont ressassés dans tous les musées. Nous éduquons nos enfants, plus que jamais, à tous les arts imaginables et même à ceux qui ne le sont pas. Pourtant, de manière croissante, nous assistons à l'uniformisation stylistique et à la domination absolue d'une poignée d'artistes sur leur média. Il y a les génies d'un côté, qui sont ainsi qualifiés essentiellement sur des critères financiers et non artistiques, et de l'autre côté la masse immense de celles et ceux qui ne le sont pas. Il y a les bons artistes, et il y a les mauvais artistes. Ainsi parla le marché.</p> <p>Les résultats de notre monomanie et de notre monoculture sont là, en dépit de toutes nos protestations du contraire. Lors des grandes années de la parution de la série Harry Potter, son éditeur français Flammarion avait deux lignes comptables: une pour Harry Potter, une autre pour tout le reste du catalogue, qui compte 14'000 titres parmi lesquels Zola, Maupassant, Colette, Mauriac, et même Michel Houellebecq. Hollywood ne produit pratiquement plus que des resucées d'histoires de super-héros, ou des versions 0% matière grasse de films pour enfants. Le reste de la production a été pris en charge par les plateformes de streaming, Netflix en tête. Lors de la remise des Golden Globes en 2023, le comédien Ricky Gervais avait interpellé le patron de Netflix en s'amusant du fait que la cérémonie pourrait se résumer à décerner à ce dernier la totalité des prix dans toutes les catégories. La blague n'en était pas vraiment une. L'industrie du cinéma français est dans une situation comparable, si ce n'est pire, comme l'est celle de l'édition, mais aussi les galeries d'art, les théâtres, en bref, tout ce qui offre du contenu culturel est en chute libre. Tout, c'est-à-dire, plus de 90% de l'offre disponible, produite par des millions de musiciens, de peintres, d'écrivains, de poètes et d'acteurs. Ceci en dépit d'une population qui n'a jamais été aussi éduquée et demandeuse de contenus culturels, et qui pourtant finit par consommer partout exactement la même chose.</p> <p>Le choc esthétique qui m'a été offert lorsque j'ai entendu la chanson <em>Kiss</em> de Prince pour la première fois, que j'ai découvert <em>Matrix</em>, lu <em>American</em> <em>Psycho</em> ou visité la foire d'art de Bâle en 1992, rien de tout cela n'eût été possible si, derrière ces grands noms, n'étaient pas également valorisés et appréciés des millions d'autres artistes. On se souvient des Beatles, mais les Beatles n'auraient jamais existé si, à la même époque, des dizaines d'autres groupes de musiciens n'avaient pas également rencontré un succès commercial substantiel qui justifiait des rivalités féroces entre fans, se distinguant les uns des autres par leurs habits ou leur coiffure. La plupart de ces groupes ont vite disparu et leurs noms ont souvent été oubliés, on ne se souviendra bientôt plus que des quatre garçons de Liverpool. Mais tant que ces autres groupes oubliés furent actifs, ils ont permis à des centaines ou des milliers de gens de vivre de leur art, de susciter des vocations, d'enthousiasmer un large public et de permettre à d'autres styles musicaux d'émerger.</p> <p>Rembrandt est impensable sans les centaines de peintres du Grand Siècle hollandais qui se faisaient une compétition féroce à Amsterdam. Caillebotte n'aurait jamais atteint ces hauteurs sans les milliers de peintres impressionnistes qui coexistaient à Montmartre à la fin du XIXème siècle. Personne ne devient un ou une grande artiste dans une solitude complète. Tous les grands noms de l'art sont entourés de myriades d'inconnus qui ont directement contribué à fertiliser ces quelques individus. Et tous les artistes qui ont acquis une renommée universelle font partie de vastes mouvements ou d'écoles qui ont été nourris par des milliers d'artistes anonymes, le plus souvent oubliés – et néanmoins absolument nécessaires.</p> <p>Comme nous ne valorisons plus que les artistes qui sont valorisés par le marché, les autres disparaissent avant même d'avoir livré bataille. Aujourd'hui, aucun peintre ne peut vivre de son art s'il n'est pas entouré par une galerie importante et par des institutions qui justifient des commandes et des subventions conséquentes. Aucun musicien ne peut vivre de son art sans un label puissant qui lui assure des tournées internationales. Aucun écrivain ne peut vivre de son art sans le soutien d'un éditeur réputé qui lui assure des campagnes de promotion dignes de celles que l'on réserve à des marques de vêtements. Les autres, les millions d'autres, sont très vite contraints à l'abandon en rase campagne, avant même d'avoir atteint leurs trente ans. Les conditions économiques de la production artistique sont devenues tellement exigeantes que même le rêve poussiéreux de l'artiste bohème est désormais inaccessible. On voudrait bien crever la faim dans un studio mal chauffé, mais même cela, on ne le peut plus. Alors on devient prof, ou publiciste, ou n'importe quoi pourvu qu'on puisse en vivre.</p> <p>Alors, bien sûr, le talent est une condition nécessaire et les collègues moins talentueux que Paul McCartney ont été oubliés. Mais Matisse, au début de sa carrière, était un mauvais peintre, un artiste sans talent. Autant que Brett Easton Ellis était un mauvais écrivain ou qu'Olafur Arnalds était un mauvais musicien. Les mauvais artistes sont souvent de bons artistes qui n'ont pas assez travaillé. Comme le rappelait Brassens, «sans technique, un don n'est rien qu'une sale manie». Encore faut-il permettre à ces mauvais artistes de devenir meilleurs. Ce qui signifie qu'il faut aimer et apprécier les mauvais artistes, et surtout ceux-ci. Les autres sont comme le frère du Fils Prodigue: ils n'ont pas besoin d'être sauvés. Je pensais à tout cela en voyant transpirer sur cette petite scène mes quatre acteurs belgradois. Je faisais le compte mental de leurs sacrifices, de leurs nuits sans sommeil, de leurs fins de mois compliquées, de la passion aveuglante qui les unissait et de l'incroyable générosité de leur démarche, ne désirant rien de mieux que nous distraire pour quelques courts instants. 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D'une seule phrase et comme elle en est coutumière, l'Allemagne avait forcé la main de ses partenaires. Les récentes victoires de l'AfD en sont le résultat électoral. Mais la chute de la croissance et la crise industrielle qui s'installent désormais outre-Rhin proviennent, elles, de plus loin. En France, un marasme politique d'une gravité inédite sous la Vème République menace de blocage le gouvernement, mais aussi l'économie toute entière. En Italie, les bénéfices du début de l'ère Meloni sont déjà oubliés, tandis que la croissance replonge dans le rouge. L'Espagne résiste un peu mieux, mais les perspectives y sont peu réjouissantes. La Scandinavie et la Hollande, traditionnellement plus solides et régulières que le reste de l'Europe, sont également en train de connaître des troubles sociaux et des drames électoraux auxquels on les croyait immunes.</p> <p>Dans toutes les grandes capitales européennes, comme en Suisse, le marché de l'immobilier, clé de voûte de l'économie et de la société, connaît depuis deux ans en tout cas une stagnation structurelle. En Suisse la croissance de ce marché, désormais anémique, avait été en moyenne de 3,4% par an pendant 20 ans, tandis que l'augmentation des salaires était de 0,9% par an. Cette réalité est reflétée un peu partout en Europe occidentale, où un nombre croissant de personnes, essentiellement parmi les jeunes, ne peuvent même plus imaginer devenir propriétaires, à moins de s'endetter dans des conditions punitives pendant des décennies. On pourrait arguer que la croissance reprendra. Mais lorsqu'on a atteint des prix supérieurs à 20'000 francs au mètre carré, on est contraint d'admettre qu'atteindre 40'000 francs, ou même 30'000 francs au mètre carré d'ici dix ou vingt ans relève de l'illusion. Les années de croissance sont derrière nous. Cette stagnation est réelle. Au mieux, elle durera.</p> <p>Il résulte de tous ces facteurs une situation nouvelle en Europe occidentale. L'accès à la propriété, les opportunités professionnelles, la stabilité économique, la croissance régulière, tous ces biens que l'on croyait acquis sont aujourd'hui remis en question. Et comme il n'existe pas de cause manifeste pour ce repli généralisé, pas de récession, de crise du pétrole ou de krach boursier, c'est-à-dire pas de cause conjoncturelle, on est bien obligé de considérer la possibilité d'une cause structurelle. En d'autres termes, il n'est désormais plus absurde de contempler l'éventualité, non pas d'une crise, mais d'un affaissement de l'Europe occidentale sur la moyenne ou même sur la longue durée.</p> <p>La situation à l'est de l'Europe est toute autre, et demeure largement ignorée des médias occidentaux. Cela fait plus de trente ans maintenant que le continent a été réunifié après l'effondrement du système soviétique. Depuis, en dépit des promesses faites aux Etats nouvellement intégrés à l'UE, les anciens membres du Pacte de Varsovie sont demeurés à la marge du miracle économique des années 90 et 2000. Considérés en gros comme des mines à bras et colonisés par des milliers d'usines de sous-traitance allemandes, françaises, italiennes et autrichiennes, ces pays sont parvenus à revenir en partie sur un retard économique et institutionnel considérable. En dépit des dizaines de milliards de subventions européennes, le prix à payer aura été effrayant: depuis 1990, les pays de l'Europe centrale et orientale ont perdu pas loin de 25 millions d'habitants, absorbés régulièrement par l'Europe de l'Ouest. Ces émigrés sont bien évidemment jeunes et éduqués la plupart du temps, et laissent derrière eux des villes et des campagnes mortes. C'est aujourd'hui le défi principal qui se dresse devant des pays comme la Bosnie ou le Kosovo: perdant pas loin de 5% de leur population chaque année, la menace d'une disparition biologique est réelle.</p> <p>Néanmoins, ces départs en masse sont également le reflet d'un aspect fondamental qui semble avoir disparu en Occident: l'espoir d'une vie meilleure. Tous ces jeunes qui prennent un aller simple pour Düsseldorf ou Malmö ont faim et sont prêts à bien des sacrifices pour réaliser leurs rêves. 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L'Allemagne est le premier constructeur automobile européen et s'est engagé avec l'électrique sur la voie d'une transition technologique sans retour. Or Berlin doit importer la moitié de son lithium du Chili, et un autre quart de Chine. De plus le lithium nécessite une purification et une transformation hautement techniques et coûteuses. A une époque où peu de pays s'y intéressaient, la Chine a développé une industrie de transformation très compétitive, tandis que l'Europe a peu à peu abandonné les siennes dans un contexte où les industries minières sont généralement très mal vues par les populations. Seule une petite usine de ce type existe aujourd'hui en Estonie. La guerre en Ukraine et la soudaine rupture du pipeline Nordstream 2, dynamité par Washington, a tout changé pour l'Allemagne. Sa dépendance et aux matières premières, et aux moyens de les transformer, n'est plus tolérable. 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Ce dernier explique en termes très clairs pourquoi le lithium serbe doit être exploité: «C'est un projet européen important qui contribue à ce que l'Europe demeure souveraine et indépendante dans la fourniture de matières premières».</p> <p>Pour le moment, la pression exercée par l'Allemagne et l'Union rendent ce projet minier inévitable, et d'une certaine façon soustrait à la volonté du gouvernement serbe lui-même. Mais la violence de la réaction du public est indicative d'une résistance de fond. Sur place, dans la vallée du Jadar, seuls 15% des habitants sollicités pour vendre leur propriété à Rio Tinto ont accepté. Les autres, c'est-à-dire l'écrasante majorité, s'y refusent obstinément, en dépit des offres mirobolantes qui leur sont faites. Et les terrains nécessaires à l'exploitation proprement dite n'ont toujours pas pu être acquis par le géant minier. 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