Culture / «Ulysses» de James Joyce a 100 ans
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Sur l’essentiel, le roman est resté d’une actualité inchangée! Oui, oui, cette prose sublime est toujours aussi riche, aussi offerte à toutes les gloses possibles et inimaginables, toujours aussi scandaleuse, à la fois crue, cuite, recuite et fraîche comme un premier matin du monde. Le livre des livres, le chef d’œuvre du modernisme méritait bien qu’une revue, si à propos nommée «Europe», lui consacre un dense numéro spécial en rappel du centième anniversaire de sa mythique parution en anglais à Paris.
Ulysses est sorti en volume le 2 février 1922, volume édité par Sylvia Beach, à l’enseigne de Shakespeare and Company, au 12, rue de l’Odéon, à Paris et l’auteur ayant exigé que son roman paraisse le jour de ses quarante ans, les premiers exemplaires du chef d’œuvre babélien, composés, imprimés et façonnés à Dijon par Maurice Darantiere, arrivèrent en gare de Lyon par le train-express de 7 heures du matin.
Dédié à la mémoire de Jacques Aubert, maître d’œuvre de l’édition de Joyce dans la Pléiade, ce numéro de la revue Europe contient, entre autres, une chronologie fouillée des divers avatars de la publication d’Ulysses, chronologie proposée par Mathieu Jung, des contributions inédites de Mario Praz, d’Evgueni Zamiatine et de Serguei Eisenstein, une étude de Valérie Bénéjam sur la relation de Joyce à l’antisémitisme et une de Danielle Constantin sur le joycisme à l’œuvre dans Sur la route de Jack Kerouac, et, pour finir, une analyse très pertinente consacrée à Rudy et Milly, les enfants de Leopold et Molly Bloom, analyse qui enfin nous éclaire sur l’usage de la catégorie du genre dans Ulysses.
La traduction française
Trois mois avant ce 2 février 1922, le 7 décembre 1921, 250 personnes se pressaient déjà à La Maison des Amis du Livre pour écouter la conférence de Valery Larbaud sur cette future publication et la lecture des premiers chapitres et passages divers traduits en français. 250 personnes! Quelle époque extraordinaire! 250 personnes se ruant sur les bulletins de souscription! Le franc succès de cette séance, la relance des souscriptions, poussèrent les intéressés à reprendre et à achever la traduction. Et cette traduction va rejaillir sur le texte original qui se terminait par I will, mots qui une fois traduits en français furent jugés malhabiles par l’un des traducteurs, Benoist-Méchin. Il proposa donc à l’auteur d’ajouter un oui supplémentaire, ce que Joyce accepta et commenta d’un: «Vous avez raison. Le livre doit se terminer sur Oui. Le mot le plus positif du langage humain.»
La journée d'un homme ordinaire
Que se passe-t-il dans Ulysses? Bien qu’il reçût à sa sortie une foule d’éloges et une multitude de blâmes, à vrai dire, rien de particulier si ce n’est qu’il aborde la sexualité de façon réaliste, que c’est une longue traversée de la langue et du désir, de la filiation, en amont et en aval, et surtout qu’il est écrit dans dix-huit styles différents. Les dés sont jetés. Dorénavant, tous les littérateurs de l’époque, soucieux ou pas du devenir de la chose littéraire, vont devoir se définir par rapport à ce livre. Jorge Luis Borges y reviendra souvent, en lui consacrant, par exemple, un texte critique en 1925 et en lui dédiant un recueil de poèmes en 1969. Pour l’argentin, Ulysses démontre magistralement la mort du genre «roman», d’où son choix définitif à lui de la forme courte. Il ajoute que Joyce, dont les vraies compétences seraient étrangères au genre romanesque, n’a pas réussi à créer son Don Quichotte, c’est-à-dire à rendre mythiques ses personnages. Joyce a un indéniable don verbal, reconnaît-il, pour la cadence et la musicalité des mots, pour la capture de timbres particuliers, pour un rendu intense et délicat et c’est cela qui explique, d’après lui, que Joyce ne peut vraiment être apprécié que sous la forme de courts fragments minutieusement choisis.
Joyce et les auteurs italiens
Un autre des essais de ce numéro nous rappelle que l’essentiel de la philosophie de l’histoire de Joyce est due à des auteurs italiens tels que Giambattista Vico, Giordano Bruno, Benedetto Croce et Guglielmo Ferrero et que l’influence de ce dernier, auteur des six volumes de Grandeur et Décadence de Rome, est prépondérante. Le César de Ferrero, qui résonne étrangement avec notre actualité, est un démagogue peureux, un manipulateur cynique et un aventurier sans scrupule. Dans un autre ouvrage, Ferrero décrit les trois grandes sortes d’immigrants qui existent d’après lui et Léopold Bloom, cette réincarnation du juif errant, doit beaucoup à l’une de ces trois sortes.
L'antisémitisme
L’ironie joycienne s’attaque à des éléments personnels, à des traits autobiographiques, en appliquant vigoureusement un mouvement d’autocritique à des états antérieurs de son propre vécu car il s’agit de déconstruire les stéréotypes et les idées toutes faites qui risquent, s’il ne le fait pas, de le penser à sa place. Dans Ulysses, c’est donc aussi le propre antisémitisme de jeunesse de Joyce qui est âprement critiqué et complètement retourné en son contraire, en une constante dénonciation de cet immonde préjugé immémorial. L’antisémite imagine le juif comme un parasite qui s’attaque au corps national mais chez Joyce, c’est lui l’antisémitisme qui se répand telle une maladie et c’est le rire antisémite qui est une toux répugnante, une glaire, un crachat, une parole à vomir et qui semble être une bête vivante qui saute à la gorge de Stephen Dedalus en traînant après elle a rattling chain of phlegm. Et c’est bien pour cela que Bloom se défendant contre les patriotes irlandais leur assène que: «Mendelssohn était juif et Karl Marx et Mercadante et Spinoza. Et le sauveur était juif et son père était juif. Votre Dieu.»
Joyce et Einsenstein
En 1927, Eisenstein a en projet un film sur le Capital de Karl Marx qu’il imagine tissé de finalité sociale et de salves de rire. Un film satirique utilisant la farce et le grotesque et racontant, dans ses moindres détails, la journée d’un homme moyen. Dédié à la Deuxième Internationale. Et pour le côté formel, il pense s’inspirer de James Joyce! «Dans l’officine linguistique de la littérature, Joyce se consacre en somme à ce que je rêve de faire dans mes recherches en laboratoire sur le langage cinématographique», écrit-il. De par sa reconnaissance de la fécondité et de la vitesse de la vie urbaine, ainsi que par l’importance des détails, Ulysses a été rapidement considéré comme étant cinématographique. C’est en 1928 que le Russe lit Ulysses et est si impressionné et tellement ravi par le dix-septième chapitre, Ithaque, chapitre composé de 309 questions et de 308 réponses, sur le modèle d’un catéchisme jésuite, – tous les événements y étant transformés en leurs équivalents cosmiques, physiques, psychiques, etc., et Bloom et Stephen y devenant des corps célestes vagabondant dans les cieux infinis ainsi que les étoiles qu’ils contemplent. Par ailleurs, on est forcé de reconnaître que lorsque, enfin au lit, Bloom embrasse les fesses de Molly, – «Il embrassa les ocres onctorants melons rebondis odorants de sa croupe, sur chaque hémisphère rebondi melonneux, dans leur sillon ocre onctueux, avec une obscure auscultation prolongée provocatrice melonodorante», le film est là et c’est sûr qu’on n'a aucun effort à faire pour imaginer et voir la scène!
Bref, pour Eisenstein, le génie de Joyce consiste à utiliser non pas la pensée émotionnelle ou rationnelle mais la pensée sensuelle, et il postule que c’est la quasi cécité de l’Irlandais qui a conditionné sa sidérante acuité introspective.
Joyce et Jack Kerouac
Les démêlées judiciaires d’Ulysses, la publication de Finnegans Wake en 1939, sa mort en 1941, ont répandu la notoriété de James Joyce aux Etats-Unis, pays où il a figuré à deux reprises sur la couverture du Times, en 1934 et en 1939!
Kerouac est né le 12 mars 1922, soit un mois après la parution d’Ulysses à Paris et deux décennies plus tard, à peine entré en littérature, il va s’approprier la notion joycienne d’épiphanie et en faire la base de toute son esthétique. Sur la route est un roman joycien! Et tout comme son maitre, Kerouac va reprendre à son propre compte l’entreprise de fonder son monde fictionnel personnel sur une mythification de soi. Dans son roman, il va multiplier les échos homérico-joyciens et il va y faire apparaître au moins une centaine de fois le mot Yes, et chercher à rendre les voix distinctes des Noirs, des Amérindiens, des Canadiens-Français, des Italiens, des repris de justice, des vagabonds, des hipsters et autres marginaux. Adoptant la même franchise sexuelle que son modèle, mettant en scène des relations hétéro-, bi- et homosexuelles et reprenant l’image pyrotechnique de la scène masturbatoire de l’épisode Nausicaa d’Ulysses, et usant de façon décomplexée du slang, de l’argot américain, d’une floppée d’onomatopées telles que bang, blow, chick, chill, cool, cunt, dick, etc.
Dernier souhait
En ce déjà passé 02 du 02 2022, succession magique de nombres quasi palindromique, souhaitons à cette épopée grecquo-sémito-irlandaise et à ses dix-huit fameux épisodes, – 18 étant le nombre kabbalistique incarnant le chiffre de la vie et de l’infini des possibles –, à Ulysses d’être encore et encore commenté, même après les fins du monde annoncées, par d’égarés et ludiques érudits lunaires.
«Europe», revue littéraire mensuelle, n° 1113-1114, janvier-février 2022.
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L’antisémite imagine le juif comme un parasite qui s’attaque au corps national mais chez Joyce, c’est lui l’antisémitisme qui se répand telle une maladie et c’est le rire antisémite qui est une toux répugnante, une glaire, un crachat, une parole à vomir et qui semble être une bête vivante qui saute à la gorge de Stephen Dedalus en traînant après elle a <i>rattling chain of phlegm</i>. Et c’est bien pour cela que Bloom se défendant contre les patriotes irlandais leur assène que: «Mendelssohn était juif et Karl Marx et Mercadante et Spinoza. Et le sauveur était juif et son père était juif. Votre Dieu.»</p> <h3>Joyce et Einsenstein</h3> <p>En 1927, Eisenstein a en projet un film sur le <i>Capital</i> de Karl Marx qu’il imagine tissé de finalité sociale et de salves de rire. Un film satirique utilisant la farce et le grotesque et racontant, dans ses moindres détails, la journée d’un homme moyen. Dédié à la Deuxième Internationale. Et pour le côté formel, il pense s’inspirer de James Joyce! «Dans l’officine linguistique de la littérature, Joyce se consacre en somme à ce que je rêve de faire dans mes recherches en laboratoire sur le langage cinématographique», écrit-il. De par sa reconnaissance de la fécondité et de la vitesse de la vie urbaine, ainsi que par l’importance des détails, <i>Ulysses</i> a été rapidement considéré comme étant cinématographique. C’est en 1928 que le Russe lit <i>Ulysses</i> et est si impressionné et tellement ravi par le dix-septième chapitre, <i>Ithaque</i>, chapitre composé de 309 questions et de 308 réponses, sur le modèle d’un catéchisme jésuite, – tous les événements y étant transformés en leurs équivalents cosmiques, physiques, psychiques, etc., et Bloom et Stephen y devenant des corps célestes vagabondant dans les cieux infinis ainsi que les étoiles qu’ils contemplent. Par ailleurs, on est forcé de reconnaître que lorsque, enfin au lit, Bloom embrasse les fesses de Molly, – «Il embrassa les ocres onctorants melons rebondis odorants de sa croupe, sur chaque hémisphère rebondi melonneux, dans leur sillon ocre onctueux, avec une obscure auscultation prolongée provocatrice melonodorante», le film est là et c’est sûr qu’on n'a aucun effort à faire pour imaginer et voir la scène! </p> <p>Bref, pour Eisenstein, le génie de Joyce consiste à utiliser non pas la pensée émotionnelle ou rationnelle mais la pensée sensuelle, et il postule que c’est la quasi cécité de l’Irlandais qui a conditionné sa sidérante acuité introspective.</p> <h3>Joyce et Jack Kerouac</h3> <p>Les démêlées judiciaires d’U<i>lysses</i>, la publication de <i>Finnegans Wake</i> en 1939, sa mort en 1941, ont répandu la notoriété de James Joyce aux Etats-Unis, pays où il a figuré à deux reprises sur la couverture du <i>Times</i>, en 1934 et en 1939! </p> <p>Kerouac est né le 12 mars 1922, soit un mois après la parution d’<i>Ulysses</i> à Paris et deux décennies plus tard, à peine entré en littérature, il va s’approprier la notion joycienne d’épiphanie et en faire la base de toute son esthétique. <i>Sur la route </i>est un roman joycien! Et tout comme son maitre, Kerouac va reprendre à son propre compte l’entreprise de fonder son monde fictionnel personnel sur une mythification de soi. Dans son roman, il va multiplier les échos homérico-joyciens et il va y faire apparaître au moins une centaine de fois le mot <em>Yes</em>, et chercher à rendre les voix distinctes des Noirs, des Amérindiens, des Canadiens-Français, des Italiens, des repris de justice, des vagabonds, des <i>hipsters</i> et autres marginaux. 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Il a revendiqué ce point de vue dès le début de sa très longue carrière. Appartenant donc à un genre souverain et indépendant, ses dessins proposent une très grande variété d’approches et de couleurs, dans des palettes de tons différenciés, et dégagent souvent une impression de grande vitalité, de plaisir, de sensualité, l’impression d’une perception subjective plutôt qu’objective. L’expression est émotion immédiate et dans ses productions, il ne cherche jamais à rendre la réalité mais bien plutôt le fourmillement des sensations qui le traversent, quand, concentré, il s’exerce à capter l’expression d’un visage, un geste, un paysage, un mouvement. Ses nus, devenus très vite non conventionnels, accordent une attention particulière aux chevelures et aux mains. Auguste Rodin, Ferdinand Hodler, Gustav Klimt, Aubrey Beardsley sont ceux qu’il espère dépasser. 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Adolf Loos, en 1913, organise au Kunsthaus de Zurich une présentation d’une douzaine de ceux-ci, présentation ressentie par la plupart des indigènes helvètes comme un conte d’épouvante.</p> <p>Mais, événement entre tous historique, voici que Dada débarque et que la comédie de Kokoschka, <i>Le sphinx et l’homme de paille, </i>est jouée le 14 avril 1917 au Cabaret Voltaire à Zurich. Marcel Janco en signe les masques que portent les comédiens et la mise en scène, Tristan Tzara joue le rôle du perroquet, Emmy Hennings celui de l’infidèle Anima, Friedrich Glauser, la mort et Hugo Ball, Firdusi, l’époux trompé. Dans <i>La fuite hors du temps</i>, qu’il écrit et publie dix ans plus tard, Ball nous raconte le chaos qui règne ce soir-là sur la scène: «Malgré le prix d’entrée élevé, la Galerie était trop petite pour contenir tous les visiteurs. Dans une pièce du fond, Tzara était responsable de l’éclair et du tonnerre et, comme un perroquet, il devait répéter "Anima, douce Anima!". Mais il confondait les entrées et les sorties, faisait éclater l’orage aux mauvais moments et donnait, à tout prendre, l’impression que c’étaient des effets spéciaux, une confusion calculée des arrière-plans. Finalement, lorsque Monsieur Firdusi était censé tomber, tout s’est embrouillé dans une pagaille de fils électriques et de lampes. Pendant quelques minutes, ce fut la nuit noire et la confusion totale; après quoi la Galerie a retrouvé son aspect habituel.» </p> <p>La Seconde Guerre mondiale passée, la Suisse offrant à Kokoschka des perspectives de commandes de portraits et une clientèle prospère, en 1951, il décide de se faire construire une petite villa sur les bords du lac Léman: «Ce n’est pas par fierté de propriétaire, mais simplement le désir de pouvoir souffler de temps en temps quelque part au cœur de l’Europe dans un lieu politiquement paisible», écrit-il à sa sœur.</p> <p>En 1953, il s’établit définitivement non loin du Château de Chillon, à Villeneuve. 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Bref, c’est son destin, il l’a accepté et il dessine et redessine sans trêve ni repos.</p> <p>Pendant septante ans, à coups de traits outrés et fracturés, de visions oniriques, il alterne des représentations d’insectes, de nus, de scènes bibliques ou mythologiques et des paysages aux perspectives bizarres, Kokoschka préférant une vue bifocale à la perspective cavalière, vue embrassant l’étendue du paysage, des représentations de fleurs, d’animaux. Dans le paysage, ce qui l’intéresse, ce n’est pas l’idylle, mais la nature à l’état sauvage, indomptée. 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Oui, de porter une attention soutenue à ce qui nous environne, car si le dessin, comme il l’écrit, déplie le visible, cela ne peut être que pour le pénétrer plus intensément.</p> <h3>Les débuts</h3> <p>Le dessin est une activité solitaire, peinture des jours de pluie, enfermé dans une pièce et l’infini plaisir de n’avoir à faire que ça, ok, d’accord, mais c’est avec sa main dans le bac à sable que Philippe Comar a commencé à dessiner, ou avec un doigt sur des meubles couverts de poussière, sur des vitres embuées, dans de la farine, de la pâte à tarte, en piétinant la neige, en courant dans le sable. Il a dessiné dans le noir avec la pointe de sa langue dans le creux de sa main. En crachant sur les murs, en envoyant gicler des gouttes à la brosse à dent, à la craie sur les trottoirs, au canif sur les arbres. Il a dessiné sur ses mains avec un stylo à bille et comme Léonard de Vinci, il a aimé contempler sans penser à rien les tâches fortuites sur les murs, les traces de moisissure. Il a eu une période labyrinthes, dédales, passerelles, escaliers dérobés, tout un monde à la Piranèse. Il s’est essayé à l’anamorphose, aux dessins étirés, gonflés, dilatés. Pour lui, le dessin n’est jamais au service de quelque chose d’autre. Il est une fin en soi, un moment de grâce durant lequel on peut enfin s’abandonner à un afflux de sensations. Bien sûr, croyant observer, on ne fait qu’effleurer ce qu’on voit et c’est en cela que l’acte de dessiner est plus important que le dessin fini. Comme l’écrivait en 1971 le célèbre historien d’art John Berger, il s’agit de voir le voir. Et même en dessinant d’après nature, de trouver non pas ce que l’on voit mais ce que l’on sent.</p> <h3>Les fluides</h3> <p>Ces <i>Premiers traits</i>, indiqués dans le titre de ce nouvel opus, sont ceux que tracent, depuis l’enfance, tous les fluides qui s’écoulent du corps: salive, lait, larmes, urine. A l’école primaire, un jour, la maitresse le sermonne: il a couvert pendant des mois son bureau de centaines de petits dessins. Et pourquoi pas faire pipi sur les pupitres, s’exclame-t-elle. Toute la classe se gondole et en guise de punition, le petit Philippe est enfermé toute une longue et interminable journée dans les toilettes, et ceci sans manger ni boire et sans lumière. D’où que depuis ce jour-là, il associe l’acte d’uriner et le dessin. Et effectivement, tel Gargantua, du haut des tours de Notre-Dame, il adore dessiner ainsi sur le sable. 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Répétons-le: pour lui, il ne s’agit pas d’imiter mais de traduire un ressenti.</p> <h3>Le trait, la tache</h3> <p>Lorsqu’il a sept ans, sensible à l’application qu’il met à copier des tableaux, ceux du Greco par exemple, ses parents l’inscrivent dans une Académie dite «du Jeudi». Les enfants y peignent debout et n’y apprennent rien mais pratiquent assidument la chose. Et notre jeune futur artiste y prend plaisir à tracer des lignes parallèles et à s’y s’entraîner à tracer des lignes régulières, à main levée ou à la règle. C’est une technique qu’il connaît par les illustrations exécutées au burin figurant dans ses livres de classe. Dans son ouvrage, après une vibrante apologie de la gomme, il enchaîne avec celle d’une roulotte de bohémiens, de leur osier tressé pour les paniers, et de la petite bohémienne, pieds nus et cheveux sales pour laquelle il ressent une forte attirance physique. Sujet à sa première érection spontanée, il apprend ce jour-là que le sale et le sexuel ont affaire ensemble et que la découverte de l’outil peut précéder la connaissance de sa fonction. D’un côté, le trait aigu qui cerne. De l’autre, la tâche qui bave. Deux bornes: idéalisme et réalisme. Rodin, dans ses dessins érotiques, associe d’ailleurs ces deux démarches.</p> <h3>Le dessin: une habitude</h3> <p>Notre artiste, cent pour cent sédentaire, habitant depuis cinquante ans la même maison, homme d’habitudes, retrouve ce trait de caractère dans l’acte même de dessiner: le désir de retenir à tout prix, de saisir ce qui fuit. Très tôt sensible au pouvoir du dessin et des mots, la frontière entre les deux n’étant pas aussi nette qu’il y paraît, pour lui les mots ne sont pas que des signes arbitraires. Leur graphie suggère des figures. 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Rien n’est moins certain, tant les choix individuels et les partis pris d’un artiste ne se dégagent que lentement des archétypes propres aux dessins d’enfant. Tout en tentant de saisir ce qui, dans ses premières expériences graphiques, a nourri sa pratique actuelle de dessinateur, Philippe Comar n’est guère porté à leur attribuer plus d’attention qu’ils n’en méritent. </p> <p>Pourtant, le XXème siècle a préféré cette naïveté à tous les savoirs. Lui, à l’inverse, défend la maitrise du dessin en tant que plaisir originel secondant phantasme jouissance et hédonisme. Il n’angélise rien, goûte à tout, nous raconte ses émois les plus anciens, scatologie et signes fortement sexués. Oui, décidément, dessiner, c’est voir et voir mieux.</p> <h3>Epitaphe</h3> <p>Très tôt, il a été obnubilé par la représentation des rayons lumineux. Fasciné donc par tout ce qui trace, que ce soit droit ou courbe, une ligne dans l’air, sans écran, ni feuille de papier: étoile filante, sillage d’avion, etc. Les traités de balistique en sont pleins. Un trait est un signe, une abstraction, les rayons de soleil, la ligne d’horizon en sont aussi mais dans la nature rien n’est parfait et tout a une dimension charnelle. Aux lignes droites qu’il observe dans le ciel s’ajoutent les cercles concentriques entourant le caillou qu’il vient de jeter dans l’eau. Et la courbe que trace en l’air, écrit-il, le jet mictionnel et qui se retrouve chez les peintres Lorenzo Lotto, Jean Cousin, Titien, Rubens, Rembrandt, Guido Remi et tant d’autres encore. Et les coquillages, les vignes, les crosses de fougère. Mais de toutes les lignes, celles qui l’ont le plus fasciné sont les herbes. Toutes les sortes d’herbes qui existent, le gazon dru, le chiendent, les hautes graminées et la <i>Grande touffe d’herbes </i>de Dürer lui paraît être le plus beau dessin jamais exécuté. Une douzaine d’espèces d’herbacés y sont représentées. A l’âge adulte, de la pousse native jusqu’à la pourriture, il a lui aussi tenté de relever le défi et exécuté plusieurs séries de cet inépuisable sujet. 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Les salles suivantes retracent l'ensemble de son parcours artistique, des carnets y côtoyant des planches dessinées et de grands formats peints, mêlant fantasmes et plongées dans l'intime. Dans les dernières salles, partant d’annonces de sites de rencontre, Dominique Goblet et Kai Pfeiffer, les deux auteurs du <i>Jardin des candidats</i>, imbriquent leurs dessins, décloisonnent les disciplines et incluent dans leur scénographie installations et fresques murales.</p> <p>Par ailleurs, dans une vidéo qui figure sur le site du musée, on peut entrapercevoir Dominique Goblet pleine de vie et d’énergie pétillante bloquant un tram à Bâle pour laisser passer la fanfare invitée en l’honneur de son show.</p> <h3>Le livre</h3> <p><i>Le</i> <i>Jardin des Candidats</i> est totalement convaincant et on ne peut qu’en vanter l’indéniable réussite plastique. Toutes les expérimentations formelles y sont au service d'une écriture et tout y est rendu comme étant nécessaire et parfait.</p> <p>En ouverture, un paon déclare dans une bulle: «cherche relation suivie pour moments câlins dans le jardin». <i>Aléa jacta es</i>, les dés sont jetés, toutes les citations sont issues de véritables textes de profils sur des sites de rencontre, apprend-t-on ensuite. Il y a ainsi de la végétation et une voix, celle de la Mère, figure mythique de l’adoration. Elle est «La Grande Absence». Elle possède un amas de livres détrempés et une piscine inachevée. Elle est l’Unique Divin Problème et quand il fait soleil ou quand il pleut, c’est parce qu’elle en a besoin. Les candidats repérés sur internet sont rassemblés dans le parc parmi des buissons, des vases, des paons, des trous et un barbecue. Ils y errent, ils y besognent, jardinent ou se délassent. 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Des métiers demandant un grand engagement physique comme maître-nageur, guide chasse et pêche, sauveteur, interprète en langue des signes, souffleur, voix off, choriste, professeur de yoga. Et du côté col blanc, nous avons un game designer, un ministre du culte, un greffier, un fiscaliste, un échevin, un architecte de jardin, un humoriste, un acarologue, un acousticien, un fiscaliste, un diamantaire, un médecin légiste, un dénicheur de talent et un très utile dermatologue, l’un possédant une webcam et un autre avouant que cela suffit à son bonheur.</p> <h3>Les objets, les animaux, les décors, la Mère</h3> <p>On l’appelle «La Mère» et elle est «La Grande Absence». Sa maison est envahie par des amas de livres détrempés et son jardin contient une piscine inachevée. Mais tout en étant l’Unique Divin Problème, elle n’a pas de problème. Quand il fait soleil ou quand il pleut, c’est parce qu’Elle en a besoin.</p> <p>Des hommes en manque comme s’il en pleuvait, se soumettent avec docilité à tous ses caprices, elle leur demande de creuser, ils creusent. Des hommes avec des cheveux frisés, des cheveux raides, chauves, des casquettes, des lunettes, des cravates, des hommes nus, des hommes en pierre, en terre, assis, couchés, debout, enlacés entre eux, sur un banc, en tablier devant un barbecue, des paons, une centaine de candidats corvéables à merci. 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La majeure partie des faits divers relatés par la presse du XIXème siècle ne sont pas des crimes spectaculaires, de grandes affaires retentissantes, mais de minuscules incidents de la vie quotidienne, des crimes sans éclats.</p> <p>Le roman réaliste et naturaliste, Dostoïevski, Flaubert et Balzac, ce sont eux, l’héritage revendiqué du roman noir. Il s’agit de représenter la réalité sociale et, comme le disait Zola dans la préface de <i>L’Assommoir</i>, de rédiger une œuvre de vérité qui ait la vitalité et l’odeur du peuple.</p> <h3>Prolétaires et classes moyennes</h3> <p>Le roman dit prolétarien ne sera pas grand-chose et, contrairement à Céline, n’usant pas de la vraie langue du peuple, il ne rencontrera jamais son public. 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Leur contre-société est pour eux la seule communauté qui existe. Ils nomment leur milieu le Milieu et ils se nomment eux-mêmes les Hommes. Le reste de la société n’étant qu’un ramassis de pue-la-sueur soumis aux politiciens et craignant les flics.</p> <h3>Ultragauche, le néo-polar</h3> <p>Après Mai 68, le roman noir français reconvertit le genre en acte critique, en radiographie politique de la société et de ses institutions, en instrument d’intervention sociale. Le néo-polar intègre dans ses récits les banlieues, les grands ensembles, les HLM, et décrit de nouveaux espaces tels les caves, les terrains vagues, les cages d’escaliers. La violence sociale n’y est plus un écart mais la norme et toute révolte individuelle y est, par nature, vouée à échouer. Paranoïa et haine de soi y dominent.</p> <p>Jean-Patrick Manchette, invité à l'émission <i>Apostrophes</i> par Bernard Pivot, en utilisant le terme de néo-polar devant des millions de spectateurs, rend son usage universel. 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Manchette se définira d’ailleurs lui-même comme étant un indécrottable intello pas honteux de l’être.</p> <h3>La reconnaissance du genre</h3> <p>Pendant que la contre-culture se dote de ses propres outils de communication, journaux satiriques, BD, fanzines, l’éditeur Plon réagit et crée des collections qui rencontrent un succès phénoménal comme <i>SAS</i> de Gérard de Villiers, avec ses romans d’espionnage racistes et sexistes, homophobes et anticommunistes. De même, la série Brigade spéciale associe toujours l’acte sexuel à des coups et de la torture, d’un racisme appuyé, elle use de termes comme «bougnoule», «négresse» et est riche en descriptions de traitements dégradants. </p> <p>Les années 1980 voient l’entrée en scène de l’amateur érudit et naissent des almanachs, des chroniques, des fanzines, des revues spécialisées vendues en kiosque, comme <i>Gang</i>, <i>Polar</i> ou <i>813</i>, un Festival du roman et du film policier, une exposition au Centre Pompidou, l’ouverture en 1983 de la Bilipo, Bibliothèque des littératures policières à Paris, des thèses sur le sujet sont soutenues et en 1994 paraissent 471 nouveaux titres, en 1995, 700, en 2001, 1'709. </p> <p>Lors du cinquantième anniversaire de la <i>Série noire</i>, Patrick Raynal en devient directeur. <i>Œdipe roi</i> de Sophocle y est publié, Jean-Claude Izzo et Maurice G. Dantec sont recrutés, les ventes repartent à la hausse.</p> <h3>Féminisation du roman noir</h3> <p>Dans les années 1990, on assiste à une entrée progressive d’auteurs femmes et ensuite, au siècle suivant, massive, à la fois comme productrices d’ouvrages et comme lectrices de ceux-ci, la lecture de roman devenant une activité de plus en plus essentiellement féminine.</p> <p>En 2024, 60% des acheteurs et du lectorat de romans policiers sont des acheteuses et des lectrices. Il paraît beaucoup d’articles sur les femmes auteures de polars dont certaines avaient néanmoins choisi un pseudonyme androgyne, telles Fred Vargras, Dominique Manotti ou Claude Amoz. 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