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Culture / Le nécessaire et le superflu: l’aventure du commentaire


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Jean Galard dans «Conversations avec les choses muettes» qui vient de paraître à L’Atelier contemporain se demande si pour apprécier une œuvre d’art et la comprendre, il faut en connaître la date et l’époque, le nom de l’auteur et sa place dans l’histoire de l’art? Et les intentions de l’artiste, faut-il les connaître aussi? Existe-il des œuvres qui ne requièrent aucune information pour être appréciées? Comprises? Aimées? Qu’est-ce qui est indispensable et qu’est ce qui est superflu?



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Comment apprécier une œuvre d'art? Faut-il une formation, une éducation particulière, lire des choses savantes ou se laisser porter par l'étonnement spontané, le mystère de la création? Autant de questions sans aucune réponse vraiment satisfaisante et définitive. La grâce d'une statue, l'éblouissement des couleurs, la virtuosité d’un pinceau ont-elles besoin d’intermédiaire pour émouvoir notre sensibilité? Jonglant avec des anecdotes à foison, l’auteur gambade dans les sentiers de la médiation culturelle si tendance aujourd’hui.

Les musées se multiplient et leurs visiteurs aussi

Oui, les musées se multiplient et n'ont jamais été aussi fréquentés. Le Louvre reste l’institution la plus visitée, suivi par le Vatican, et le British Museum à Londres. Aujourd’hui, visiter une ville, c’est avant tout visiter ses principaux musées et les visiteurs souhaitent transmettre leur goût à leurs enfants. Mais devant les tableaux, les interactions familiales sont courtes et limitées le plus souvent à l’identification de la scène et même cette simple identification nécessite un savoir spécifique. Bref, pour voir, que faut-il savoir?

Pierre Bourdieu affirmait à cet égard que l’importance des cartels (plaque fixée à proximité d'un objet et donnant diverses informations) n’était pas ce qu’il y avait écrit dessus mais le fait qu’ils existaient, car leur existence prouvait qu’il y avait quelque chose à expliquer, que jouir d’une œuvre d’art n’était pas un talent inné mais le résultat d’un savoir acquis. Il disait aussi «le musée est important pour ceux qui y vont dans la mesure où il leur permet de se distinguer de ceux qui n'y vont pas». Affirmation sans doute périmée puisqu’il semble qu’à présent tout le monde y va. Emile Zola, dans L’Assommoir, avait pressentit l’analyse de Pierre Bourdieu quand, devant Les Noces De Cana de Véronèse, il faisait dire à Gervaise, blanchisseuse et épouse d’un ouvrier zingueur, que c’était bête de ne pas écrire les sujets sur les cadres.

Sortir de soi

Il est clair pour tout visiteur du Louvre, même occasionnel, que certaines œuvres lui parlent plus que d’autres. Comment cela se fait-il? Et surtout, est-ce définitif? Bien sûr que non! N’importe quel apport extérieur changera rapidement le perception que nous avons des œuvres. La connaissance historique est un décentrement. «C’est peut-être justement le propre des temps actuels que de vouloir tout rapporter à soi, de tout évaluer d’après la sensibilité d’aujourd’hui, de vouloir être toujours intégralement "contemporain" de soi-même et de croire que rien ne vaut si ce n’est en fonction des besoins de sa "propre" génération. Or, s’il y a un rôle que le musée est amené à remplir et même tenu d’assumer, c’est bien celui-ci: manifester la pluralité des temps, rendre sensible à la diversité des codes, des systèmes de valeur, des esthétiques, aider à se dépendre de soi, à se défaire de cette suffisance, inviter à se faire autre», écrit Jean Galard.

La tyrannie du cartel

En 2022 est paru La tyrannie du cartel de Philippe Comar et l’une des fonctions du livre que nous évoquons ici est justement de débattre de cette pseudo tyrannie: 

«A la contemplation nous avons substitué l’explication. Or, en matière d’art, l’explication est une défaite», affirme Philippe Comar. Faux, lui répond Jean Galard, archi faux, l’explication aide à mieux voir ou même à voir tout court.

Qu’est-ce que le Guernica de Picasso sans le bombardement du 26 avril 1937? L’araignée monumentale de Louise Bourgeois sans son titre qui est Maman? La Dame au virginal de Vermeer, si on ne sait pas que dans la balance aux plateaux vides, la femme pèse l’invisible: des âmes à la fin de leur temps? Et que Conversation galante de Gerard ter Borch est une scène de bordel qui fut appelée La Remontrance paternelle jusqu’à ce qu’on y regarde un peu mieux et qu’on comprenne qu’il s’agit d’une entremetteuse discutant avec un militaire le prix d’une passe, la prostituée étant vue de dos et attendant d’y aller ou non.

Mais Philippe Comar rejoint Gustave Moreau et Edgar Degas qui affirmaient que les critiques professionnels qui écrivent sur leurs œuvres multipliaient à chaque phrase les contresens et les niaiseries. L’historien d’art Bernard Berenson pensait qu’ignorer complètement les noms des artistes serait une chance; Nicolas Poussin disait pratiquer un art du silence, des choses muettes mais parsemait ses œuvres d’inscriptions latines telle que, dans Les Bergers d’Arcadie, Et in Arcadia ego.

Comprendre

Sentir, c’est bien, mais beaucoup de visiteurs préféreraient comprendre et souhaitent des cartels,  des panneaux, des audio-guides. Il faut reconnaître que seuls des gens très instruits plaident en faveur d’un accès direct à l’œuvre et qu’en fait, notre expérience de la peinture comporte toujours une considérable partie verbale. Nous ne voyons jamais les tableaux seuls, notre vision n’est jamais pure vision. Nous entendons parler des œuvres, nous lisons de la critique d’art, notre regard est  entouré, conditionné par un halo de commentaires.

Comment taire?

D’accord, ce n’est pas seulement la situation culturelle de l’œuvre, mais tout le contexte dans lequel elle se présente à nous qui est transformé par le titre, mais les œuvres sans titre sont devenues très nombreuses avec l’art abstrait. Pour les distinguer quand même les unes des autres, les artistes les ont nommées étude, composition, construction, improvisation, etc. 

Cet art abstrait, inventé par Hilma af Klint, Natalia Gontcharova, Frantisek Kupka ou Francis Picabia avec sa toile Caoutchouc, est un objet autoréférentiel et autotélique, n'ayant d'autre but que lui-même. Comme une musique mutique et, a priori, réfractaire à tout commentaire. Couleurs, lignes et formes, et c’est tout. Face à l’art abstrait, Kandinsky conseillait de se fier à la première impression et de s’en parler à soi-même dans sa tête en utilisant des termes tels que légèreté, pesanteur, mouvements, tensions, accords ou stridences.

Mais, ceci dit, même la composition la plus abstraite peut exiger que nous lisions son titre, comme celle, par exemple de Jean Fautrier, en 1945, Les Otages, art informel et visage de victimes torturées. Tout comme L’Orchestre, 1953, de Nicolas de Staël qui est une toile abstraite mais dans laquelle, quand on connaît le titre, on voit un orchestre!

Jean Galard défend la nécessité du commentaire des œuvres mais, dit-il, il existe des œuvres qui n'en nécessitent pas, comme La musique d’Henri Matisse, trois personnages en train de chanter, ou encore les installations immersives de James Turrell, le Léviathan d’Anish Kapoor, les installations végétales de Giuseppe Penone...

De même, l’engouement pour les toiles impressionnistes vient de ce qu’elles n’ont aucune signification mythologique, religieuse ou historique, qu’elles représentent des personnages ordinaires aux gestes naturels et qu’elles ne nécessitent aucune explication pour être comprises et admirées.

Il existe aussi des œuvres exhibant un imaginaire atemporel qui nous permet d’y pénétrer avec aisance, comme celles de Füssli, de Blake, de Goya ou d’Odilon Redon par exemple.

Gustave Courbet fait entrer n’importe qui dans la peinture et Edouard Manet n’importe quoi. La figure peut changer de sens selon qu’elle est dotée de symbolisme ou non! Impression, soleil levant de Monet se nommait en fait Vue du Havre – et que dire des Coquelicots du même Monet, et a fortiori des taches noires de Soulages?

Modèles et personnages

Par contre savoir que le modèle est la maitresse du peintre, est-ce une information anodine? Dans Bethsabée au bain tenant la lettre de David de Rembrandt, la personne représentée n’est pas Bethsabée mais Hendrickje Stoffels qui a 28 ans et partage la vie du peintre, qui lui en a 48. De même si Edouard Manet représente dix fois Berthe Morisot et une onzième fois avec un bouquet de violettes en 1872, lorsqu’elle a 31 ans et va épouser son frère Eugène, ce n’est pas un modèle qu’il représente mais sa bientôt ex maitresse. Et que dire de certains des modèles de Courbet dont on sent qu’il les regarde comme un enfant le fait de son petit quatre heures?

Oui, le temps d'une visite au musée, rêvant devant les toiles de Rembrandt, Botticelli ou Delacroix,  on peut se demander s'il est nécessaire d'être docte pour aller à la rencontre d'un tableau, ou s'il n'existe pas au contraire un charme et un bienfait du non-savoir. Quel visiteur est conscient que le commentaire des œuvres change au fil du temps, qu’à toute époque le regard le plus juste est le plus personnel? La beauté ne trouve-t-elle pas son origine dans notre propre désir, notre désir d'éblouissement, dans la pulpe des fruits rêvés par Chardin, et non dans la voix du conférencier qui commente les œuvres? Le tableau ne nous somme-t-il pas de perpétuellement le réinventer?

Ne pas connaître, ne pas reconnaître

Selon Daniel Arasse, nommer les choses vues dans Le Verrou serait scandaleux parce que la peinture ne le fait pas, qu’elle est dans l’en-deçà du verbal. Pourtant c’est ce que lui fait tout le temps, parler et décrire des tableaux, et cela sans doute, habité qu’il était par le désir d’aider l’amateur qui, au pied de l’œuvre, hésitait à y entrer, à en franchir le seuil.  

La Tempête, tableau de Giorgione de 1508 est considéré comme ayant été la première peinture de paysage et on en a donné une multitude d’interprétations: les quatre éléments, eau, terre, feu et air; guerre et charité; représentation d'Adam et Eve; Vénus allaitant Cupidon avec ses larmes; un passage de l'Odyssée d'Homère, l'histoire d'Iasion et de Déméter, qui s'unissent pour donner naissance à Ploutos... D’après un certain Salvatore Settis, seule résisterait l’hypothèse d’Adam et Eve après la Chute. Et Bertrand Jestaz, parlant des personnages qui semblent indifférents, voit dans cette toile un manifeste orgueilleux, liberté de cœur et d’esprit, de la condition humaine en ce début de XVIème siècle.

Suggérer

C’est la solution qu’avance Jean Galard: se tenir à distance respectueuse de tout énoncé assertif  c’est-à-dire avec une attitude toujours infiniment prudente, suggérer, proposer une possibilité parmi d’autres et user uniquement du pouvoir d’évocation, pouvoir qui n’impose rien. Bref, ne jamais, au grand jamais, être péremptoire.


«Conversations avec les choses muettes», Jean Galard, L'Atelier contemporain, 186 pages.

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