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Premier film pakistanais lancé au Festival de Cannes, «Joyland» de Saim Sadiq s'attaque avec intelligence au patriarcat à travers une famille où tout se dérègle lorsque le fils cadet déserte sa femme, séduit par un bel artiste trans. Une Queer Palm d'autant plus méritée que la réussite formelle est au rendez-vous.



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Même sans faire partie de la communauté LGBT+, il faut reconnaître que depuis sa création en 2010, la Queer Palm cannoise, qui distingue le meilleure contribution sur ce thème à travers toutes les sections du festival, est devenue une référence. En 2022, un jury présidé par la réalisatrice française Catherine Corsini a choisi l'un des films les plus finauds en la matière, qui prouve que cette catégorie aussi peut s'adresser à tout un chacun. Premier long métrage de Saim Sadiq, un jeune cinéaste pakistanais de 31 ans, Joyland ne milite en effet pour rien d'autre que la reconnaissance d'une certaine complexité en matière d'identités et de désirs sexuels. Une complexité encore niée dans son pays d'obédience musulmane comme dans tant d'autres de par le monde. D'où un titre par antiphrase du plus bel effet!

Il arrive que tout paraisse «téléphoné» dans ce genre de film: le délicat coming-out, la résistance des gardiens de la tradition, la communauté d'exclus/semblables accueillante, la victoire de la tolérance. Rien de tel ici, dans un film qui vaut autant pour la découverte d'un pays très peu vu au cinéma, que pour cette thématique queer, abordée de manière originale. Au départ, il n'est même pas du tout question de ça.

Chacun et chacune à sa place

Dans une grande famille traditionnelle de Lahore dont la mère est décédée depuis quelque temps déjà, c'est le vieux père en chaise roulante qui règne en maître incontesté. Le fils aîné Saleem et son épouse Nucchi ont déjà quatre filles, à force d'espérer un (petit-)fils. Mais le cadet Haider (Ali Junejo) et sa femme Mumtaz (Rasti Farooq) n'ont toujours pas d'enfants. Pire, lui étant sans emploi, c'est elle qui gagne leur vie dans un salon de beauté. Et puis un jour un ami, qui dirige un théâtre «érotique», propose un job à Haider: devenir danseur d'accompagnement de la star transgenre Biba (Alina Khan). Fasciné par cette dernière, il finit par accepter mais préfère d'abord faire croire aux siens qu'il s'agit d'un poste de régisseur. Il rentre bientôt de plus en plus tard tandis que Mumtaz est mise sous pression pour renoncer à son job et seconder plutôt Nucchi dans la maisonnée...

C'est ainsi que s'esquisse un triangle amoureux inédit, singulièrement compliqué. D'un côté, Biba finit par remarquer son danseur inexpérimenté mais plus dévoué que les autres, et une attirance réciproque s'esquisse entre eux. De l'autre, un rare rapport physique avec Haider a mis Mumtaz – qui s'adonne plutôt au voyeurisme comme forme d'évasion – enceinte, à son grand dam. Une nouvelle qui comble bien sûr le vieux pater familias, quant à lui discrètement courtisé par une veuve du voisinage. Ses désillusions n'en seront que plus cruelles.

Double malentendu amoureux

Tout avait pourtant commencé par une naissance, celle du quatrième enfant de Nucchi. Et dès cette séquence, entre la maison et l'hôpital, on a pu constater la finesse du réalisateur dans sa manière de présenter cette famille. La déception enregistrée du fait qu'il s'agit encore une fois d'une fille, puis l'incapacité de Haider à tuer une chèvre pour la fête, suggèrent déjà le carcan des rôles assignés à chacun. Pour Haider, la liberté et l'assurance flamboyante de Biba vont dès lors agir comme un révélateur. Par contre, même tombé amoureux, il n'a pas forcément compris ce qu'est un transgenre... Et Biba de son côté, malgré toute son apparente dureté pour faire face au jugement des autres, cache aussi des faiblesses. Enfin, il y a la pauvre Mumtaz, qui voit un terrible piège – commun à tant de femmes – se refermer sur elle. De sa joyeuse sortie à la fête foraine (le «Joyland» du titre) avec sa belle-sœur à sa dernière fuite, elle devient vraiment le troisième cœur battant du film.

Certains critiques ont reproché à ce dernier de ne pas se concentrer suffisamment sur son «couple» central. Mais c'est bien sa manière de saisir une dynamique familiale et sociale dans toute sa complexité qui en fait le prix. Cela et la mise en scène, absolument bluffante de dextérité. La variété des cadrages, la beauté des éclairages et la fluidité du montage étonnent à chaque scène. Quant à la qualité uniforme de l'interprétation, alors même que les trois acteurs principaux débutaient à l'écran, elle rend chacun des personnages captivant, entre humour et tragique. Il y a du Xavier Dolan chez Saim Sadiq, qui ose à la fin un flash-back d'une beauté et d'une puissance incroyables, pour signifier l'amer malentendu amoureux.

Vers une nouvelle complexité

La complexité enfin reconnue des genres, entre la part de l'identité et celle de la construction sociale, n'est bien sûr pas près de simplifier la donne dans ce domaine. Et il est frappant que Joyland ait surgi à Cannes en même temps, et dans la même section Un Certain Regard, que d'autres films aussi remarquables sur cette question que Retour à Séoul (Davy Chou, Corée), Le Bleu du caftan (Maryam Touzani, Maroc) et Burning Days (Emin Alper, Turquie).

Mais le plus parlant en termes d'évolution tant cinématographique que sociétale est sans doute la comparaison suggérée par sa sortie dans la foulée de la très commerciale comédie romantique anglo-pakistanaise Et l'amour dans tout ça? (What's Love Got to Do with It?) du vétéran Shekhar Kapur. A 45 ans d'écart – celui entre leurs âges respectifs –, deux enfants de Lahore semblent y dialoguer. Mais là où l'aîné opte pour les clichés, nous invitant à sourire de tout ça avec l'assurance d'un happy end hétérosexuel au bout des malentendus, le cadet les évite tous pour embrasser un nouveau monde d'incertidudes, en transition pour le meilleur et pour le pire.


«Joyland», de Saim Sadiq (Pakistan / Etats-Unis, 2022), avec Ali Junejo, Rasti Farooq, Alina Khan, Sarwat Gilani, Sohail Sameer, Salmaan Peerzada, Sania Saeed. 2h06

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