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Culture / L’amitié dans les milieux lettrés et artistiques aux XIXème et XXème siècles


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Goethe et Schiller, Nietzsche et Paul Rée, Wagner et Bakounine, Karl Marx et Engels, clair que l’amitié, ce n’est pas rien. Qu’aurait été Sam Shepard sans Johnny Dark? Et Hannah Arendt sans Mary McCarthy? Godard sans Gorin? Ou sans Serge Daney? Van Gogh sans Gauguin? Bien sûr celle-ci peut se décliner en mille et une variantes, de la dépendance à l’épanouissement, de la soumission à la libre égalité fraternelle. Ce sont ces déclinaisons qu’aborde «L’amitié dans tous ses états», ce livre aux horizons divers.



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Ils sont quatre-vingt paires d’amis ou d’amies, écrivain, poète, cinéaste, anthropologue, philosophe, historien d’art, musicien, biologiste, botaniste et quand on écrit, quand on dessine, qu’on peint, qu’on filme, qu’on cherche, qu’on compose, pouvoir échanger, partager, est fondamental. Quand on a le blues aussi. Ces lettres sont souvent liées à une production en cours. On veut être rassuré, approuvé ou même critiqué. Il y a des réponses qui déçoivent, fâchent, enchantent, stimulent, tant de possibles sont possibles! Et on a affaire aussi bien à l’amitié franche et virile qui existe entre Asger Jorn et Christian Dotremont qu’à l’amitié décharnée et ascétique entre Samuel Beckett et Bram van Velde, à l’amitié sensuelle et libertine entre Marcel Duchamp et Henri-Pierre Roché qu’à l’amitié tendre et fidèle entre Pier Paolo Pasolini et Silvana Mauri.

L'amitié entre femmes

Rachel Carson et Dorothy Freeman, l’une théoricienne de l’écologie, biologiste, auteur du Printemps silencieux qui aboutit à l’interdiction du DDT aux Etats-Unis, l’autre, enseignante dans un institut d’agriculture, ont dans les 45 ans quand elles se rencontrent, un été, sur une île, et sont ravies d’avoir enfin trouvé quelqu’un à qui parler, quelqu’un avec qui partager ses intérêts et sentiments. Après deux années d’échanges, Rachel signe ses lettres d’un ILY (I Love You). C’est chaud. Elle lui écrit tous les jours. Le soir, de son lit. Le matin, avant d’aller travailler. En fin d’après-midi, dans le train, après avoir été travailler. Elle signe aussi Always Rachel. Elle le fera pendant les onze ans de leur correspondance, un échange de 900 lettres. Conscientes que celles-ci pourraient être rendues publiques, elles inventent un code, avec deux possibles, Darling et Dearest, les premières strictement intimes, les secondes pouvant être lues par la famille de Dorothy. 

Hannah Arendt et Mary McCarthy ont entretenu 26 années de correspondance entre 1949 et 1975. Là, la barre est très haute car ces deux déracinées cosmopolites sont géniales. Née en Allemagne en 1906, l'une était juive, réfugiée aux Etats-Unis en 1940 après avoir fui l'Europe sept ans plus tôt et vivait à New York une vie d'intellectuelle déracinée. L'autre était née à Seattle en 1912 dans une famille catholique et s'était installée à New York en 1936, bien décidée à y faire une carrière de critique et d'écrivain. Entre elles, on découvre un dialogue profond dans lequel la romancière s'ouvre aux problèmes de la pensée, tandis que la philosophe se montre passionnée de littérature. Elles partagent leurs enthousiasmes et s'avouent leurs angoisses, passant sans cesse du registre de l’intimité à celui du débat intellectuel, commentant les événements politiques et se protégeant mutuellement dans les controverses, comme celle suscitée par le livre d'Arendt sur Eichmann. 

Leur amitié s’intensifie au fur et à mesure. Elles s’écrivent des choses comme: Tu me manques, j’aspire à nos journées de dialogues. Je pense à toi avec une intimité et une tendresse nouvelle. Comment écrire à quelqu’un qui ne vous quitte jamais? Jusqu’à ces dix mots dans une lettre d’Arendt en 1974: «Tu ne peux pas raisonnablement douter de moi. Je t’aime.» 

La meilleure amie de Pier Paolo Pasolini

Avec Silvana Mauri, ils ont échangé des centaines de lettres, lettres qui ont malheureusement disparu. Ils s’aimaient. Elle est la première personne à qui il a avoué et décrit par le menu son homosexualité. Amitié, tendresse pour toi, dit-il, mais pas d’attirance physique. Ils se rencontrent à Bologne, aux début des années 40, il va souvent la voir dans le Frioul. Elle lui écrit tous les jours, elle aussi, le matin avant d’aller au bureau. 

Jules et Jim

En décembre 1916, Marcel Duchamp, devenu célèbre outre-Atlantique grâce à son Nu descendant un escalierexposé à l'Armory Show en 1913, fait la connaissance de Henri-Pierre Roché, diplomate, collectionneur et homme de lettres. La séduction est immédiate et réciproque. Roché, marchand d’art, critique, journaliste, a une vie sexuelle libérée, aime les formes artistiques débridées et fait preuve d’une constante ouverture d’esprit. Après 1919, leur amitié se renforce à Paris. Duchamp tient son ami au courant de ses travaux, entre autres pour lui demander des fonds. D’année en année, la complicité va s’intensifiant.

Cette relation, fidèle et exemplaire, est transcrite dans une correspondance que le choix de Marcel Duchamp de vivre aux Etats-Unis rend abondante. Roché conserve toutes les lettres de son ami. Duchamp, qui ne conserve rien, gardera néanmoins celles de Roché postérieures à 1953 – date à laquelle celui-ci publie son roman Jules et Jim. Leurs échanges sont continus, vifs, drôles, affectueux et cela jusqu'à la disparition de Henri-Pierre Roché en 1959.

Amitié et antisémitisme

L’amitié entre Vassily Kandinsky et Arnold Schoenberg va buter sur l’antisémitisme, le premier écrivant au second, suite à une demande d’être engagé au Bauhaus, qu’il le rejette en tant que Juif mais qu’il l’apprécie en tant qu’homme: «… je vous rejette en tant que Juif, mais néanmoins je vous écris une bonne lettre et vous assure que j’aimerais tellement vous avoir ici pour que nous travaillions ensemble!»

A quoi le second répond: «Et vous vous joignez à cela et "me rejetez en tant que Juif". Me suis-je donc offert à vous? Croyez-vous que quelqu’un comme moi se laisse rejeter! Pensez-vous qu’un homme qui connait sa valeur accorde à quiconque le droit de critiquer ne serait-ce que ses traits de caractère les plus insignifiants? Qui serait-il donc, celui qui aurait ce droit? En quoi serait-il meilleur? Oui, me critiquer derrière mon dos, il y a là beaucoup de place, c’est loisible à chacun. Mais si je l’apprends, il est alors à ma merci, livré à mes représailles.»

En Belgique dans les années 20

En 1922, le jeune Henri Michaux, complètement paumé, se cherche un parrain littéraire et en Belgique, ça ne court pas vraiment les rues. Il tombe sur Franz Hellens, de 20 ans son ainé, auteur d’un récit onirique, Mélusine, récit qu’il l’a ébloui. Loin de l’homme sans concession qu’il deviendra, à ce moment-là, Michaux manquant de tout, même de livres, aspire à des mondanités, a le souci de parvenir, de trouver une place et de réussir dans la milieu littéraire parisien. Et ça marche, Hellens le prend dans sa revue Le Disque vert. Ils s’écriront pendant vingt ans. Plus tard, l’auteur d’un Barbare en Asie souhaitera voir détruite cette correspondance preuve de ses peu glorieuses errances de jeunesse. 

En Suisse dans les années 40

Deux êtres aux antipodes l’un de l’autre, excès contre réserve, volubilité contre frugalité du langage, débordements contre nuances, improbables amis mais nourrissant quand même un généreux dialogue et partageant leurs doutes pendant 60 ans! Maurice Chappaz bouillonne et insuffle de sa tonicité à Philippe Jaccottet qui en manque mais qui, par contre, est attentif, fidèle et patient. Au départ, il y a une note de lecture du second qui a alors 20 ans, à propos de Verdure de la nuit du premier, cantique célébrant la femme, le désir, le Valais. Pendant que le Vaudois Jaccottet déprime et se ronge, Chappaz, le Valaisan, chante l’amour, la vie vagabonde, la bohême. Jaccottet, rongé par les soucis d’argent, ses tâches de traducteur et de critique littéraire, ses inhibitions devant le devoir d’écrire, s’exile à Paris puis à Grignan et même si tout les oppose, une amitié désintéressée et au long cours va se développer et se fortifier, entre l’austère Jaccottet et l’explosif globe-trotteur et contempteur des remonte-pentes.

En guise de conclusion, une merveille merveilleuse

Entre Robert Walser et Frieda Mermet, pendant vingt ans, de 1913 à 1923, s’échange une correspondance joueuse, ludique et facétieuse. Liberté de ton, ferveur, badinage, relation amoureuse à distance, orgueil, sincérité et rétention, tous les sortilèges de la prose walsérienne sont ici à l’œuvre. Quand ils font connaissance, il a 35 ans et elle, 36. Il revient de Berlin où il a passé sept ans à fréquenter les avant-gardes artistiques et a beaucoup publié. Walser vit maintenant chez sa sœur, institutrice puis, en 1920, déménage à Berne. Frieda qui est divorcée et lingère dans une clinique psychiatrique lui sert aussi d’archiviste et de bibliothécaire car Walser n’a jamais possédé de bibliothèque ni conservé quoi que ce soit. Elle satisfait fidèlement ses nombreuses demandes de vivres – fromage, beurre, saucisson, thé. Leur relation épistolaire est entrecoupée de rencontres épisodiques. Walser effectue souvent à pied le trajet entre Bienne et l’asile de Bellelay. Il donne toujours du «vous» à sa «chère Madame Mermet» tout en embrassant l’ourlet de sa ravissante petite culotte et parfois, il joue avec l'idée de l'épouser: «J'aimerais être dès demain matin votre mari, serviable, sage en tout temps, économe, solide, fidèle, toujours, bien sûr», lui écrit-il.


«L’amitié dans tous ses états. Correspondances», conçu et présenté par Nicole Marchand-Zañartu et Jean Lauxerois, Médiapop Editions, 212 pages.

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