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Actuel / «Quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver»

Bon pour la tête

22 octobre 2019

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Quand on parle de nazisme, il ne faut en général pas longtemps avant d’entendre cette phrase ordinairement attribuée à Hermann Goering, même si d’autres dignitaires du IIIe Reich sont parfois cités: le patron de la propagande allemande Joseph Goebbels, le théoricien Alfred Rosenberg, le chef des jeunesses hitlériennes Baldur von Schirach… Mais si Goering et les autres connaissaient la formule et l’ont peut-être même utilisée, ils n’en sont pas les auteurs.



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Cet article, signé Jean-Christophe Piot, a été publié sur Mediapart le 12 août 2019


Bon résumé du mépris manifesté par le régime nazi vis-à-vis de tout ce qui ne relevait pas de l’art officiel – en gros, tout ce qui n’était pas «purement aryen» –, la formule exprime en creux l’idée que la force prime l’art et que la brutalité l’emporte sur l’éducation.

La formule est tellement puissante qu’elle a été maintes et maintes fois reprise, déformée, détournée ou renversée par des humoristes comme Francis Blanche («Quand j’entends le mot revolver, je sors ma culture».)

Et le plus frappant tient au fait que la phrase a à la fois servi aux nazis et à leurs adversaires.

Pour les premiers, la formule pourrait presque servir de résumé à leur projet politique et racial. Elle assume ce qu’ils estiment être l’identité originelle profonde de la «race allemande»: une violence sauvage, dépouillée du vernis culturel chrétien et de deux ou trois détails comme l’humanisme ou les Lumières.

En substance, l’expression assumée du véritable caractère allemand consisterait à prendre ce qu’on veut prendre par la force – par droit naturel en somme –, sans se soucier de babioles comme la littérature, la peinture, la musique ou la littérature, vues comme autant de freins à une forme de darwinisme social et racial où le plus fort a tous les droits sur le plus faible, y compris celui de l’exterminer.

Pour leurs adversaires et leurs vainqueurs, elle offre une caricature toute prête de l’ennemi: non seulement le nazi est un imbécile sous-cultivé mais il en est fier – loin d’une réalité nettement plus contrastée.

Adolf Hitler et Hermann Goering. © Bundesarchiv

Comme l’ont montré le philosophe George Steiner dans Le Château de Barbe-Bleue (1973) ou plus récemment l’historien Johann Chapoutot dans La Révolution culturelle nazie (2017), les liens entre nazisme et culture sont nettement plus complexes que le résumé commode qui en est fait au travers de l’archétype du nazi comme brute sans âme, cruelle et imbécile, largement répandu dans la littérature ou le cinéma.

Pour paraphraser Steiner, les horreurs de Buchenwald se sont déroulées à quinze kilomètres de Weimar, ville de Goethe, Schiller ou Wagner.

Tuer la culture... sur scène

Bref: on pouvait être le pire des assassins et jouer du violon comme personne – ou en l’occurrence, se rendre dans un des théâtres de Berlin, où l’on entend pour la première fois la fameuse phrase, prononcée devant un parterre d’officiers et de hauts dignitaires nazis le soir du 20 avril 1933.

Hitler est au pouvoir depuis quelques semaines seulement et le 20 avril est la date de son anniversaire, forcément triomphal. Pour fêter l’événement, on a passé commande d’une pièce si possible édifiante à un auteur de 43 ans, Hanns Johst. S’il n’est pas le dramaturge le plus doué de sa génération, pour le dire gentiment, Johst présente l’énorme avantage d’être plus que proche des idées du nouveau chancelier.

Il s’est donc fendu pour l’occasion d’une pièce rédigée rapidement et baptisée Schlageter, du nom d’un personnage tout ce qu’il y a de réel, Albert Leo Schlageter. L’homme, exécuté dans la Ruhr par l’armée française en 1923, était un jeune activiste nationaliste, hostile à l’occupation de la zone par la France.

Arrêté et fusillé pour espionnage et sabotage, le jeune homme incarnait aux yeux du Reich une sorte de nazi avant la lettre. En quelques années, des centaines de monuments s’élèveront en l’honneur du jeune homme.

Dédiée à Hitler, la pièce de Johst en fait donc des caisses sur le registre du martyr prêt à mourir pour ses idées et pour la patrie. Et la célèbre formule arrive très vite, dès la première scène du premier acte, quoique sous une forme légèrement différente.

Le personnage de Schlageter est en pleine conversation avec un camarade, Friedrich Thiemann; on comprend que tous deux révisent pour un examen mais les deux hommes ne tardent pas à se disputer pour savoir si l’éducation et les diplômes ont encore un sens alors que l’ouest de l’Allemagne est occupé par l’ennemi – les Français en l’occurrence.

Soudain, Thiemann s’écrit: «Wenn ich Kultur höre… entsichere ich meinen Browning! » Soit littéralement: «Quand j’entends le mot culture, j’enlève le cran de sûreté de mon Browning

Applaudissements dans la salle, où la formule fait mouche. On la répète, on se la raconte comme une bonne vanne et petit à petit, le très américain Browning disparaît au profit du revolver, plus neutre, ou du Luger, plus germanique. Au moins un dignitaire allemand la reprendra d’ailleurs telle quelle à la tribune. Et ce n’est pas Goering mais Baldur von Schirach, filmé ici en train de joindre le geste à la parole.

Au demeurant, attribuer cette phrase à Goering tiendrait presque du contresens dans la mesure où le Reichsmarschall se piquait justement de culture, au point d’avoir été l’un des plus gros pilleurs de la Seconde Guerre mondiale: ses nombreuses propriétés, ses pavillons de chasse, ses quatre trains privés et son yacht personnel étaient bourrés jusqu’à la gueule d’œuvres d’art volées aux Juifs d’abord, à tous les musées d’Europe occidentale ensuite – dont le Louvre.

Serment de fidélité, censure et propagande

Pour Johst, c’est la gloire. Le succès de la pièce et de la formule en fait un des dramaturges quasi officiels du régime nazi, et l’auteur ne s’arrête pas en si bon chemin.

Le 26 octobre 1933, il fait partie des 88 auteurs et poètes allemands qui publient dans la Vossische Zeitung la «Gelöbnis treuester Gefolgschaft» («Serment de fidélité ultime»), une déclaration solennelle de loyauté à Adolf Hitler où on lit entre autres ceci: «La conviction profonde de nos devoirs tendus vers la reconstruction du Reich, de même que notre résolution de ne rien faire qui ne s’accorderait point avec notre honneur ou celui de la patrie, nous portent, en cette heure grave, à prêter solennellement devant vous, monsieur le Chancelier, le serment d’allégeance le plus dévoué.»

Cela dit, le Reich ne va pas tirer sur la culture, ou pas seulement. Si la censure commence aussitôt à s’abattre sur les artistes et les auteurs considérés comme des ennemis du régime – au premier rang desquels les Juifs évidemment, mais pas seulement –, le régime décide plutôt de s’en servir et d’y consacrer toute l’énergie nécessaire.

Pendant qu’on verrouille la presse, le cinéma et la radio et qu’on brûle les œuvres de Marx ou de Freud en place publique, la Reichskulturkammer, ou Chambre de la culture du Reich, voit le jour en novembre 1933.

Placée sous l’autorité de Joseph Goebbels via son ministère de l’éducation du peuple et de la propagande, elle se charge de déployer la vision du monde nazi en produisant ce que Johann Chapoutot décrit comme «une quantité invraisemblable de productions pédagogiques, didactiques, cinématographiques…» À la censure de «l’art dégénéré» répond une production culturelle monumentale.

On n’a pas fait que tirer sur la culture, entre 1933 et 1945: on en a construit une autre pour en faire un véritable rouleau compresseur idéologique. Et pour citer un autre historien, sir Richard J. Evans, «si l’expérience du Troisième Reich nous enseigne quelque chose, c’est que l’amour de la grande musique, du grand art et de la grande littérature n’apporte au peuple aucun type d’immunisation morale ou politique contre la violence, les atrocités ou l’asservissement à la dictature.»


L'authentique histoire des fausses citations:

«Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités»,

«Tu quoque mi fili»,

«Et pourtant, elle tourne!»,

«Elémentaire, mon cher Watson» ...

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