Actuel / La montée des anarcho-capitalistes
Les ancêtres: Friedrich August von Hayek, (1899-1992), Adam Smith (1723-1790).
Les néo: Nicolas Jutzet (1995-), David Dürr (1952-), Christian Zulliger (1987-) et Robert Nef (1942-). © DR / 2018 Bon pour la tête
On a connu dans l’histoire les anarchistes qui voulaient détruire l’Etat pour faire triompher une révolution populaire. Ils détestaient aussi bien les patrons et les grandes entreprises. Aujourd’hui émerge ici et là une nouvelle école «anar»: elle déclare la guerre aux institutions publiques pour faire place au libre marché. C’est elle qui a inspiré les premiers initiants de No Billag, rejoints ensuite par l’UDC. Ces jeunes gens ne viennent pas de nulle part. Ils ont pour plusieurs d’entre eux étudié l’économie à l’université de Saint-Gall, temple de la pensée capitaliste, ou aux Etats-Unis où cette vision domine de nombreuses hautes écoles. En plus, ils ont un gourou discret. Un avocat bâlois qui prône depuis longtemps l’«anarcho-capitalisme».
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Avec ce calme, cette assurance de ceux qui se savent du bon côté de la société, prêt peut-être à lâcher des miettes aux pauvres, mais d’abord attaché à l’idéologie du «tout au marché». Au nom de la liberté individuelle poussée à l’extrême. Comme le dit la droite américaine depuis belle lurette: priorité au «droit à la propriété privée, à la terre et aux fruits de son propre travail». Ce jeune loup qui se fait les dents dans la petite commune neuchâteloise de Rochefort et maintenant en bouffant du service public n’est pas seul. Il a de nombreux jeunes amis du côté de Zurich. Et un parrain idéologique.</p><h3>Dürr, pas d'Etat social, pas d'écoles, rien<br></h3><p> La <em>Wochenzeitung</em> (le grand hebdo de gauche) a fait un excellent portrait de David Dürr, 65 ans, avocat à Bâle, qui s’est confié avec franchise aux journalistes, Jan Jirat et Sarah Schmalz. 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Y en aura-t-il d’autres à travers le monde aujourd’hui secoué par tant de fièvres belliqueuses?</span></p> <p><span>Prenons acte de cet épisode de la décolonisation. Dans un «empire» qui, à partir d’un tout petit pays, s’était installé, depuis le XVIème siècle, en Afrique, en Amérique (le Brésil!) et en Asie (à Goa, libéré en 1961 par Nehru). Le pouvoir surgi en 1974 géra son retrait avec une dignité remarquable. Je me souviens d’avoir interviewé le dernier gouverneur portugais à la veille de son départ du Mozambique, pour <em>Temps présent</em>. Il tendait la main aux rebelles du Frelimo, plein d’espoir quant à l’avenir d’une relation post-coloniale apaisée. Ce pays, comme l’Angola et la Guinée Bissau, a connu ensuite des temps agités, des guerres civiles, mais on y parle encore portugais et personne aujourd’hui n’y pourfend l’influence de l’ancien colonisateur. Il n’y eut quasiment pas de règlements de compte sanglants après coup. Quant aux nombreux Blancs qui quittèrent cette terre qu’ils croyaient leur, ils furent réintégrés dans la mère-patrie, amers certes, mais sans trop de mal. Pour la plupart ce fut pourtant un déchirement terrible. Nous avions filmé leur attente de l’embarquement, au port de Beira, veillant jour et nuit sur leurs caisses et valises, chargées de leur passé.</span></p> <p><span>Le livre du journaliste Jean-Jacques Fontaine (voir ci-dessous) raconte, à travers des portraits, plusieurs en lien avec la Suisse, le tournant du 25 juillet 1974 et ce qui s’ensuivit. Abordant ensuite la présence si nombreuse des Portugais chez nous, non pas du fait de la Révolution des Œillets mais en quête d’un meilleur sort économique. D’ailleurs souvent oublieux de cet épisode historique. </span></p> <p><span>Lors de la présentation de l’ouvrage au Club suisse de la presse, la journaliste genevoise Joelle Kuntz qui suivit les évènements sur place a mis en exergue avec éloquence une autre leçon du Portugal. Le demi-siècle passé depuis lors y a été remarquablement apaisé et démocratique. Rejetant les extrêmes de droite et de gauche, l’électorat a alterné ses préférences entre le centre-droit et le centre-gauche, applaudi aussi l’entrée dans l’Union européenne dont les soutiens ont permis au pays de se moderniser. Trains, routes, équipements publics… le Portugal a basculé dans une ère nouvelle, heureuse. Il est vrai qu’en mars dernier, le jeune parti dit d’extrême droite, en tout cas libéral et conservateur, a obtenu 18% des voix. Il ne se nourrit pas de quelque nostalgie salazariste mais d’une addition de mécontentements. Comme ailleurs autour de l’immigration – les Brésiliens affluent! –, autour des lourdeurs bureaucratiques, autour des frustrations sociales. Il faut dire que les dernières années ont été dures. En 2020, l’Etat outrepassait toutes les limites de l’endettement. Et en 2023, le gouvernement de centre-gauche sortant, battu aux dernières élections, a redressé la barre avec un budget bénéficiaire. Au prix d’efforts peu communs, des mesures drastiques à tous les étages, coupes dans le domaine social et augmentation de certains impôts.</span></p> <p><span>Qu’en conclure? Les Portugais sont pragmatiques, réalistes, entreprenants. A la différence d’autres Européens – n’est-ce pas, amis Français? – ils ne rabâchent pas les couplets aigris et masochistes du déclin. Leurs débats politiques sont chauds mais ne tournent pas aux empoignades haineuses et violentes comme on a pu le voir ailleurs. Ils témoignent, sur la durée est sur le fond, d’une forme de sagesse.</span></p> <p><span>Les Portugais en Suisse sont au nombre de 420’000 (dont 162’000 de double-nationaux). Socialement très bien intégrés mais la plupart </span><span>restant sur leur quant à soi civique. Beaucoup nous quittent, plus qu’il n’en arrive. 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Jutzet, la liberté individuelle poussée à l'extrême
Le président romand de No Billag, Nicolas Jutzet, 22 ans, étudiant en économie, a fait impression lors du dernier «Infrarouge». Jeune homme bien élevé, il a la tête structurée, il s’exprime bien. On peut détester sa position sur le sujet, mais on doit admettre qu’il a une conviction libérale d’airain. Avec ce calme, cette assurance de ceux qui se savent du bon côté de la société, prêt peut-être à lâcher des miettes aux pauvres, mais d’abord attaché à l’idéologie du «tout au marché». Au nom de la liberté individuelle poussée à l’extrême. Comme le dit la droite américaine depuis belle lurette: priorité au «droit à la propriété privée, à la terre et aux fruits de son propre travail». Ce jeune loup qui se fait les dents dans la petite commune neuchâteloise de Rochefort et maintenant en bouffant du service public n’est pas seul. Il a de nombreux jeunes amis du côté de Zurich. Et un parrain idéologique.
Dürr, pas d'Etat social, pas d'écoles, rien
La Wochenzeitung (le grand hebdo de gauche) a fait un excellent portrait de David Dürr, 65 ans, avocat à Bâle, qui s’est confié avec franchise aux journalistes, Jan Jirat et Sarah Schmalz. Professeur aussi de droit privé et de théorie du droit à l’université de Zurich, il a aidé les jeunes initiants à rédiger l’article constitutionnel que l’on sait. Il est cependant un peu déçu de les entendre aujourd’hui tenter de nuancer la démarche, de trouver malgré tout un peu d’argent public pour financer certaines partes de la radio-télévision. «Il ne faut pas un centime. L’Etat doit rester complètement en dehors.» David Dürr – dont le fils est conseiller d’Etat radical-libéral à Bâle – a une vision. L’idéal pour lui serait: pas d’Etat social, pas de juges fédéraux, pas de police fédérale, pas d’écoles, d’universités, de crèches et d’hôpitaux publics, pas de médias subventionnés. Rien. Tout doit être privé. Il a forgé son credo à la Harvard Law School. Et en lisant les théoriciens de l’anarcho-capitalisme, tels Murray Rothbard et Hans-Hermann Hoppe.
Hans-Hermann Hoppe (1949-) et Murray Rothbard (1926-1995). © DR
L’idéologue bâlois, fort affable au demeurant, a une vision de la fin apocalyptique de l’humanité: l’Etat mondial. Toute structure publique lui fait horreur. Il voit la société se recomposer par le règne de l’individu et de petites entités qui se débrouillent entre elles. Seule concession: « Ceux qui veulent un Etat doivent pouvoir l‘avoir mais ceux qui le refusent doivent pourvoir le quitter.»
Zulliger, allergique à l'Etat
Proche de Dürr, l’inspirateur, très discret, des initiants de No Billag s’appelle Christian Zulliger. Il a 31 ans et depuis quelques années réunit une fois par mois les allergiques à l’Etat, dans une bâtisse argovienne, le «Modelhof». Gymnasien à Winterthur, il s’intéressait aux anarchistes révolutionnaires russes, Bakounine et Kropotkine.
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Puis il plongea dans l’économie et les finances. Il est aujourd’hui conseiller de diverses entreprises dans l’énergie et l’immobilier. Il écrit beaucoup à travers des blogs, comme «Die Zürcherin» et «Freitum». Habile stratège, il s’est approché des milieux nationalistes et fait partie de l’AUNS (Action pour une Suisse indépendante et neutre).
Nef, un gourou et un slogan
A cette galerie, la WOZ ajoute «le doyen du libertarisme suisse», le journaliste Robert Nef, 76 ans, qui tire sur la même corde depuis des décennies: «Savez-vous que le slogan des radicaux-libéraux en 1979, «plus de liberté, moins d’Etat» est de moi?» Cet ultra-libéral ne milite dans aucun parti, il dit préférer le débat d’idées. Il fut proche de Blocher mais, à part l’Europe que tous deux abhorrent, s’en est distancié: «Je suis xénophile et considère le racisme comme une erreur.»
De quoi se nourrit plus généralement ce courant politique? On le sent bien monter avec les discussions autour de la privatisation de la Poste, des CFF, de Swisscom, de la SSR et d’autres entités publiques. Le démontage est programmé si la résistance ne s’affirme pas. En termes de philosophie politique autant qu’en termes pratiques.
Le paysage politique laisse peu de place aux visionnaires tentés par le jusqu'au-boutisme. La social-démocratie gère plus qu’elle ne fait rêver. Le gauchisme est discrédité. La droite classique ne sait plus bien où elle en est. Et le populisme nationaliste tourne en rond. D’où la tentation, pour certains, de se tourner vers le libertarisme, mais attention, en ne touchant pas au sacro-saint marché.
Célèbres ancêtres
L’école a ses ancêtres. Le fameux Friedrich August von Hayek, Britannique né en Autriche (1899-1992), prix Nobel d’économie en 1974, qui a inspiré tant de libéraux. Et, bien plus tôt, Adam Smith (1723-1790), souvent cité pour avoir posé les bases du libéralisme économique dans son ouvrage La Richesse des nations. On a repris mille fois sa définition du marché comme «la main invisible» qui fait avancer la société. Or c’est un peu court. Le philosophe écossais des Lumières a dit bien d’autres choses. Il s’engageait certes pour la liberté de l’individu mais ne faisait pas de l’individualisme, comme nos ultra-libéraux suisses d’aujourd’hui, l’alpha et l’omega de la vie des peuples. L’égoïsme est un moteur, certes, mais la sympathie, le besoin de l’autre l’est aussi, relève-t-il.
Smith défendait la liberté du commerce mais il pourfendait aussi les accapareurs et les spéculateurs. Il en voulait particulièrement aux banquiers et prônaient – déjà! – la régulation par le pouvoir de l’Etat. Un passage à rappeler aux ultra-libéraux qui se targuent de son héritage: «Ces règlements peuvent à certains égards paraître comme une violation de la liberté nature de quelques individus, mais cette liberté de quelques-uns pourrait compromettre la sécurité de toute la société. Comme pour l'obligation de construire des murs pour empêcher la propagation des incendies, les États, dans les pays libres tout comme dans les pays despotiques, sont tenus de réglementer le commerce des services bancaires.»
Vieux débat qui n’en finit pas. Mieux vaut s’armer sur le plan des principes si l’on veut éviter que les anarcho-capitalistes étendent leur influence rampante. Si l’on refuse le chaos, destructeur et inique, du libéralisme à tout crin.
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Quant aux nombreux Blancs qui quittèrent cette terre qu’ils croyaient leur, ils furent réintégrés dans la mère-patrie, amers certes, mais sans trop de mal. Pour la plupart ce fut pourtant un déchirement terrible. Nous avions filmé leur attente de l’embarquement, au port de Beira, veillant jour et nuit sur leurs caisses et valises, chargées de leur passé.</span></p> <p><span>Le livre du journaliste Jean-Jacques Fontaine (voir ci-dessous) raconte, à travers des portraits, plusieurs en lien avec la Suisse, le tournant du 25 juillet 1974 et ce qui s’ensuivit. Abordant ensuite la présence si nombreuse des Portugais chez nous, non pas du fait de la Révolution des Œillets mais en quête d’un meilleur sort économique. D’ailleurs souvent oublieux de cet épisode historique. </span></p> <p><span>Lors de la présentation de l’ouvrage au Club suisse de la presse, la journaliste genevoise Joelle Kuntz qui suivit les évènements sur place a mis en exergue avec éloquence une autre leçon du Portugal. Le demi-siècle passé depuis lors y a été remarquablement apaisé et démocratique. Rejetant les extrêmes de droite et de gauche, l’électorat a alterné ses préférences entre le centre-droit et le centre-gauche, applaudi aussi l’entrée dans l’Union européenne dont les soutiens ont permis au pays de se moderniser. Trains, routes, équipements publics… le Portugal a basculé dans une ère nouvelle, heureuse. Il est vrai qu’en mars dernier, le jeune parti dit d’extrême droite, en tout cas libéral et conservateur, a obtenu 18% des voix. Il ne se nourrit pas de quelque nostalgie salazariste mais d’une addition de mécontentements. Comme ailleurs autour de l’immigration – les Brésiliens affluent! –, autour des lourdeurs bureaucratiques, autour des frustrations sociales. Il faut dire que les dernières années ont été dures. En 2020, l’Etat outrepassait toutes les limites de l’endettement. 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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
7 Commentaires
@Courpa 19.02.2018 | 11h45
«Ces gens sont terrifiants: quand on leur fait remarquer que leur système n'a pas fonctionné et génère chômage, inégalités et insécurité, ils répondent que ce sera parfait quand la main invisible du marché contrôlera tout, et que tous les fonctionnaires auront été licenciés! Une secte d'intégristes, ayant pour dieu le marché... À lire l'excellent livre de Naomi Klein, "la statégie du choc".»
@FelixW60 20.02.2018 | 13h45
«Facile d’être contre l’Etat quand on est du « bon côté de la barrière »... Alors OK, mais on leur saisit tout et on les laisse se débrouiller seuls face au monde d’aujourd’hui...»
@Bee 21.02.2018 | 09h09
«"pas d’Etat social, pas de juges fédéraux, pas de police fédérale, pas d’écoles, d’universités," nous dit ce professeur d'université qui a forgé son idéologie à l'université... on n'est pas à un paradoxe près !»
@dudu 21.02.2018 | 10h57
«Très intéressante analyse. Merci»
@Pieroc 21.02.2018 | 18h43
«Comme l'écrit Yuval Noah Harari: " (la main invisible du marché) n'est pas seulement invisible, elle est aussi aveugle; toute seule, jamais elle n'aurait pu sauver la société humaine." (Homo Deus, Albin Michel, septembre 2017, p. 240)»
@DorisE 22.02.2018 | 18h13
«Merci pour cet article. En effet, il fallait le dire - en espérant qu'il soit lu !»
@Caro eh eh 23.02.2018 | 12h27
«Je me demande ce que diraient ces « libertarians » Suisses, élèvés et nourris au sein bien confortable de l’Etat providence s’ils devaient vivre dans un endroit où leurs théories sont appliquées sur le terrain. Il y a des villes aux USA où il a fallu fermer le poste de police et couper l’éclairage public par manque de moyens de la municipalité après des coupes d’impôts. L’éclairage des rues! Si je me souviens bien, c’est un progrès qui date du moyen-âge !»