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Média indocile – nouvelle formule

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Actuel / 40 ans de traitement médiatique du viol: du fait divers au procès de la domination masculine


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Parce qu’il met en cause 51 hommes de tous âges et de toutes professions, le procès des viols de Mazan tend à être présenté comme celui de la « domination masculine ». Alors que le viol a longtemps été considéré comme un problème d’ordre privé et individuel, cette interprétation sociologique marque une profonde évolution des représentations véhiculées par la presse et les médias.



Claire Ruffio, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne


Les monstres n’appartiennent-ils qu’au genre de la fiction ? C’est à cette question que médias français et internationaux s’évertuent de répondre depuis le 2 septembre dernier. Loin de correspondre aux stéréotypes du violeur marginal, malade et/ou étranger, les coaccusés du procès de Mazan se distinguent paradoxalement par leur « banalité dérangeante ». Pour tenter d’élucider cette apparente « énigme », universitaires, militantes et journalistes invoquent notamment l’influence de la « domination masculine » sur les comportements et fantasmes de viol de certains hommes.

Introduite dès les années 1970 dans les milieux scientifique et féministe, cette notion permet de comprendre la permanence des inégalités entre les sexes et les genres, fondée sur l’assignation à des rôles présentés comme essentiellement féminins ou masculins. En se focalisant sur la façon dont les relations entre les hommes et les femmes sont culturellement façonnées par le patriarcat, de nombreux contenus journalistiques défendent aujourd’hui une approche sociologique du sujet, jusqu’alors globalement discréditée au sein des rédactions en raison du stigmate militant associé.

Le recours de plus en plus fréquent à ce concept sociologique pour expliquer les causes du viol résulte d’un long processus discontinu et inachevé de désindividualisation et de déprivatisation du sujet, observé dans le cadre de ma thèse en science politique. À travers cette enquête, j’ai souhaité étudier et expliquer l’évolution des représentations relayées par la presse écrite imprimée française sur le crime sexuel. Ce travail s’appuie sur l’exploitation de plus de 6000 Unes et articles publiés par quatorze journaux entre 1980 et 2020, ainsi que sur la conduite de cinquante entretiens auprès de journalistes et de leurs principales sources (associatives, judiciaires et médicales).

1980-2000 : l’affaire de quelques fous

Il y a encore quarante ans, la presse ne s’intéressait qu’exceptionnellement au viol. Jusqu’au milieu de la décennie 1980, seuls quelques rares cas judiciarisés présentés comme potentiellement constitutifs d’une « erreur judiciaire » font ponctuellement les gros titres, à l’instar des affaires Luc Tangorre et du lieu de vie Le Coral. L’écho médiatique à l’époque reçu par ces deux dossiers tient tout autant à l’implication de personnalités publiques qu’à la croyance socialement partagée dans l’anormalité pathologique des violeurs. Pas plus frustrés que déséquilibrés, Luc Tangorre comme les éducateurs du Coral, n’auraient, de l’avis général, pas de raison valable d’agresser sexuellement autrui.

La médiatisation du viol au début des années 1980 se caractérise ainsi par un double mouvement d’invisibilisation et de négation du problème, les journalistes ne s’y intéressant le plus souvent que pour contester la plausibilité de témoignages perçus comme calomnieux.

La couverture du sujet au cours de la décennie 1990 renforce l’idée selon laquelle les violeurs seraient atteints d’un handicap psychique et/ou physique, les différenciant par essence des autres membres de la société. La résonance internationale de l’arrestation en 1996 de Marc Dutroux en Belgique conduit les rédactions françaises à examiner les dispositifs médicaux visant à évaluer et contenir « la dangerosité criminologique » des auteurs d’infraction sexuelle. L’intentionnalité du passage à l’acte est par la même occasion remise en cause par l’éventuel manque de lucidité dont pourraient souffrir ces hommes « malades », incapables de maîtriser leurs « pulsions ».

2000-2010 : le viol en héritage

À la fin des années 1990, les journaux se concentrent sur les nombreux scandales dits « pédophiles », affectant notamment l’Éducation nationale et l’Église catholique. Cherchant à identifier les causes de la sérialité de ces viols, nombre d’articles évaluent les conditions de travail et de vie des enseignants et des prêtres accusés : faiblesse des moyens alloués à l’École, ou encore célibat et isolement des ecclésiastiques figurent parmi les hypothèses les plus fréquemment envisagées. Pour autant, si l’inaction des membres et dirigeants de ces deux institutions est vivement critiquée dans la presse, seule la responsabilité individuelle des agresseurs permettrait d’expliquer leurs comportements. À l’École comme dans l’Église, des « prédateurs » auraient profité de l’autorité conférée par leur fonction pour abuser de la confiance d’enfants vulnérables.

Au tournant des années 2000, la couverture de viols commis par plusieurs individus issus d’un même groupe social amène les journalistes à sonder plus généralement l’influence des critères socio-démographiques sur la conduite des individus. C’est parce qu’ils évoluent au sein de milieux économiquement et culturellement défavorisés, qu’ils partagent des visions du monde et croyances similaires, que des parents et voisins précaires auraient incestué et prostitué leur progéniture (dossiers d’Outreau et d’Angers), ou que de jeunes hommes d’origine étrangère auraient violé en réunion des adolescentes de leur quartier. S’opère dès lors une désindividualisation partielle du viol : bien qu’ils demeurent responsables devant la loi, les mis en cause auraient, aux yeux des journalistes, fatalement hérité de mœurs propres à leur environnement – distinctes, cependant, des normes socialement dominantes.

Depuis 2011 : femmes et enfants, victimes du mâle dominant

Il faut peu ou prou attendre les accusations visant Dominique Strauss-Kahn et Georges Tron en mai 2011 pour que l’analyse en termes de rapports de genre soit proposée par certains journaux. La mobilisation d’élues et de femmes journalistes politiques contraint les rédactions à s’emparer du sexisme en politique. Le viol n’est dorénavant plus exclusivement appréhendé au prisme de la pathologie ou de l’appartenance communautaire, mais de l’abus de pouvoir – Dominique Strauss-Kahn étant accusé par une femme de ménage guinéenne ; Georges Tron, par deux anciennes employées municipales.

L’abrogation en 2012 de l’article 222-33 du code pénal relatif au harcèlement sexuel, suivie par la campagne de sensibilisation au « harcèlement de rue » en 2016, incitent la presse à traiter plus généralement du sexisme observé au sein de la société entière. L’ampleur prise en octobre 2017 par le mouvement #MeToo favorise par la suite l’imposition d’un cadrage universalisant du viol, conçu comme l’une des formes possibles des « violences faites aux femmes », aussi bien perpétrées dans le cadre professionnel, qu’amical ou encore familial.

Parallèlement à l’attention prêtée à la cause des femmes, des personnalités publiques s’engagent à partir de la seconde moitié des années 2010 pour dénoncer la « pédocriminalité ». Flavie Flament, Vanessa Springora, Camille Kouchner, Sarah Abitbol, ou plus récemment Vahina Giocante, Judith Godrèche, Isild Le Besco racontent les violences respectivement imposées par un photographe réputé, un écrivain de renom, un beau-père, un entraîneur sportif, un père, ou encore un réalisateur de cinéma. En plus de poser la question des délais de prescription des viols sur mineurs, ces témoignages ont été l’occasion de réaffirmer la contrainte morale systématiquement exercée par les adultes sur les enfants, incapables de consentir sexuellement.

Incarner le viol au risque de le (re)singulariser ?

L’évolution du traitement médiatique du viol ces quarante dernières années se caractérise ainsi par un double mouvement discontinu et inachevé : de désindividualisation des causes du problème, les journalistes considérant dorénavant davantage la dimension sociale des violences sexuelles, jusqu’alors généralement traitées comme des « faits divers » épars ; de déprivatisation des circonstances, les rédactions nationales prêtant plus attention aux agressions commises dans le cadre dit « privé », qu’elles soient incestueuses ou conjugales.

Ces transformations éditoriales coexistent néanmoins avec d’autres types de cadrage médiatique, qui tendent au contraire à souligner la particularité de chaque situation. L’intérêt accru depuis #MeToo pour les récits impliquant des personnalités publiques contribue à ce titre d’une certaine façon au maintien d’une lecture singularisante du problème, analysé à l’aune de la « puissance » accumulée par des hommes riches et célèbres, plutôt qu’en termes de domination masculine.

L’actualité récente montre plus généralement combien la tentation d’imputer la responsabilité des violences sexuelles à un groupe d’individus spécifique demeure grande. Alors que nombre d’articles dénoncent depuis deux mois les inégalités fondées sur le sexe et le genre à la faveur du procès des viols de Mazan, les médias soulignent tous le caractère « hors normes » d’une « affaire » mêlant des accusés « à double facette » bien qu’« ordinaires ». Le recours à la figure du dédoublement comme ultime tentative d’altérisation du mal, ou l’impossible acceptation de sa banalité.The Conversation


 

Claire Ruffio, Doctorante en science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@AndreD 25.10.2024 | 08h17

«"La domination masculine n'existe pas", livre de Peggy Sastre, éd. A. Carrière, 2015
»


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