Analyse / «Le christianisme originel a été perverti par les Eglises»
Verrière de la coupole de jour de l'église Saint-Pothin (Lyon). "L'Esprit-Saint sous forme d'une colombe entourée d'une gloire", vitrail de Lucien Bégule, 1892.© Thaï Ch. Hamelin / ChokdiDesign via Unsplash
Il y a des livres dont on a d’autant plus de joie à dire du bien que nous ne souscrivons pas à leurs thèses centrales. Ainsi en va-t-il du «Plaidoyer pour un renouveau européen», de Martin Bernard, paru ce printemps aux éditions lausannoises BSN Press. Petit essai élégant et agréable, il est également remarquablement sourcé et mérite assurément une ou deux soirées au coin du feu. Entretien.
Entretien réalisé par Raphaël Pomey, rédacteur en chef du magazine Le Peuple, publié le 19 septembre 2024
Constatant le déclin du continent européen, notre confrère y propose de nouvelles pistes pour échapper à l’omniprésence d’une pensée technique (d’origine essentiellement anglo-saxonne) incapable d’appréhender l’homme dans la totalité de ses facultés. Aux yeux de l’auteur, cependant, ces pistes se trouvent moins dans un retour à la tradition chrétienne que dans une quête ésotérique.
Pourquoi ce choix? Il nous l’explique dans cet entretien.
Raphaël Pomey: Martin Bernard, dans votre essai, vous décrivez une Europe minée spirituellement par l’omniprésence d’une vision mécanique et anglo-saxonne de la science. D’où vient ce constat?
Martin Bernard: Il résulte d’une observation impartiale de la réalité des sociétés occidentales modernes, dont les fondements se sont construits, depuis le début du XVIIème siècle au moins, sur le développement d’une vision du monde mécaniste puis matérialiste portée par les sciences de la nature et la technique. Cette vision du monde a engendré un esprit de conquête tourné vers l’extérieur (la nature, d’autres continents, etc.), dont le néolibéralisme moderne et le transhumanisme ne sont que des avatars récents. Sur ce chemin, la compréhension plus subtile des réalités spirituelles, encore vivante au Moyen-Age, s’est progressivement perdue. Les élites des pays anglo-saxons ont joué un rôle central dans ces développements en cherchant à concrétiser leurs intérêts particuliers grâce aux puissants moyens fournis par la science et le commerce.
L’avènement de ce monde désenchanté a coïncidé avec la déchristianisation de notre civilisation. Pourquoi, dès lors, manifester une telle hostilité envers la religion organisée?
Je n’ai pas d’hostilité personnelle envers les religions instituées. Je partage le constat que le désenchantement du monde a coïncidé avec l’abandon du religieux en tant que réalité structurant les sociétés occidentales. Il est possible de le déplorer, et je suis le premier à regretter que les digues morales traditionnelles soient abandonnées, mais c’est un fait irrémédiable. Pour celles et ceux qui pensent que l’être humain ne peut survivre sans la conscience qu’il existe une réalité spirituelle structurant la réalité matérielle, deux choix sont possibles : un retour à l’ordre religieux d’antan basé sur le dogme et l’intermédiation (attitude réactionnaire) ou le développement d’une nouvelle approche scientifique permettant d’entrer en contact direct avec les hiérarchies spirituelles décrites dans la tradition chrétienne par Pseudo-Denys l’Aréopagite.
Votre essai puise dans l’histoire intellectuelle de la Renaissance, qui serait le moment où l’humanité est arrivée à un nouveau «stade de maturité» (p. 120) lui permettant de se passer de l’Eglise. En fin de compte, seriez-vous positiviste?
Je ne suis pas positiviste au sens d’Auguste Comte, dont la vision évolutive était imprégnée du matérialisme du XIXème siècle. En revanche, il me semble indéniable que la conscience humaine évolue, au même titre que la nature évolue, selon ses propres règles et rythmes. Les travaux de Teilhard de Chardin, par exemple, me paraissent très pertinents dans cette optique. A la Renaissance, l’humanité européenne est de toute évidence entrée dans une nouvelle ère de conscience, marquée par le développement d’un individu se définissant en tant que «moi» dans son altérité avec ses semblables et la nature environnante. Il est possible de critiquer les nombreux aspects négatifs de l’individualisme moderne, mais il serait vain d’en nier l’éclosion et les impacts sur les consciences. Je trouve pour ma part plus intéressant d’en circonscrire les aspects positifs, tout en essayant de les porter plus loin. Cette évolution débouche irrémédiablement sur l’état de fait suivant: l’être humain européen ne peut plus, depuis la fin du XIXème siècle, se contenter d’une relation intermédiée au spirituel, passant par des dogmes et des commandements moraux imposés de l’extérieur. Les églises chrétiennes, qui étaient à leur place jusqu’à la fin du Moyen-Age, sont pour cette raison devenues de plus en plus obsolètes. L’Eglise catholique ne s’est maintenue qu’à l’aide d’une radicalisation de ses positions (la Contre-réforme). Il était donc dans l’ordre des choses que son emprise sur la société européenne disparaisse presque entièrement à partir de Vatican II.
On a parfois le sentiment que vous forcez le trait à propos de l’opposition entre la foi et la science. Que Newton ait davantage écrit sur la théologie que sur la nature devrait inciter à plus de nuance, non?
Je trace des lignes de forces sur une tendance générale qui sous-tend le développement de la civilisation européenne depuis la Renaissance, et qu’il est urgent de dépasser. Il est clair que la pensée scientifique moderne (définissant l’accès à la connaissance) a pris racine en opposition à la vie religieuse, qui a été progressivement cantonnée au seul domaine de la croyance et de la foi. C’est au XIXème siècle que cette opposition est devenue pleinement réalité. Bien sûr, cela n’a jamais empêché de nombreux scientifiques d’être profondément croyants, ni des religieux d’entreprendre des recherches scientifiques. Mais peu remettaient en question le statu quo, même s’ils y aspiraient parfois.
Vous voulez échapper au paradis froid, mécanique et petit bourgeois de l’homme occidental (p. 47). Pourquoi miser sur l’ésotérisme et l’anthroposophie pour cela?
Parce que l’anthroposophie, dont les prémisses historiques sont liées aux nombreux courants de l’ésotérisme chrétien, propose une méthode d’investigation scientifique de la réalité spirituelle s’inspirant de l’épistémologie goethéenne, sans renier les meilleurs acquis de la science moderne. Ses nombreuses initiatives pratiques (pédagogie, agriculture, arts, etc.) ont fait leur preuve depuis plus d’un siècle. Elles témoignent de la fertilité de la philosophie qui les sous-tend. La science spirituelle d’orientation anthroposophie permet aussi d’approfondir les révélations du christianisme, leur insufflant un renouveau de compréhension que sont incapables de proposer les églises traditionnelles aujourd’hui. Je mise également sur l’anthroposophie, car son épistémologie se démarque des nombreux courants spiritualistes inspirés de près ou de loin par la tradition orientale (hindouisme et bouddhisme), à la mode aujourd’hui en Occident, ainsi que des nouvelles spiritualités issues de pratiques ancestrales dont l’adaptation aux sociétés européennes ne va pas sans poser de nombreux risques.
Vous revalorisez l’intuition et la spontanéité, au point de reprocher à l’Etat de fixer un cadre éducatif à l’école. Est-ce vraiment ainsi que l’on fera face à la concurrence des scientifiques indiens ou chinois?
Lorsqu’il est question d’école et d’éducation, il n’y a pas lieu de s’interroger sur la pertinence de faire ou non concurrence aux scientifiques chinois ou indiens. Le but premier de l’école devrait être de permettre aux enfants de développer le plus harmonieusement possible leur personnalité, pas de les faire entrer dans un carcan idéologique aliénant, qui étouffe aspiration et créativité. Or, c’est exactement ce que fait aujourd’hui l’école d’Etat, à des nuances régionales près (certains pays scandinaves expérimentent un compromis plus acceptable à ce niveau).
Les grandes heures de la sensibilité que vous exprimez ne sont-elles pas déjà derrière nous, en particulier avec le romantisme du XIXème siècle?
Le romantisme des XVIIIème et XIXème siècles est derrière nous. Mais cela ne signifie pas que la sensibilité humaine soit émoussée définitivement. Elle ne demande qu’à réapparaître. Les nombreuses initiatives et impulsions que je cite dans mon livre, visant à réenchanter la science, en sont la preuve.
Vous terminez votre essai en appelant l’Occident à se reconnecter avec ses racines. Nous applaudissons, mais les racines en question ne sont-elles pas avant tout chrétiennes?
Absolument. Les racines de l’Occident sont chrétiennes. Mais le christianisme originel a été perverti par les Eglises surtout à partir de la Renaissance où il s’est sclérosé (même chez les protestants, dont l’impulsion initiale portait pourtant des germes humanistes intéressants). Dit autrement, le christianisme ne se résume pas au credo des Eglises instituées. Cette confusion, entretenue par beaucoup, est malheureuse, car la décadence des Eglises entraîne avec elle le rejet du christianisme. Malheureusement, les hiérarchies ecclésiales entretiennent cette confusion et s’arc-boutent sur leurs dogmes pour des raisons de pouvoir. Dostoïevski a parfaitement illustré cela dans sa fable du Grand inquisiteur (Les frères Karamazov).
«Plaidoyer pour un renouveau européen», Martin Bernard, Editions BSN Press, 168 pages.
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En revanche, il me semble indéniable que la conscience humaine évolue, au même titre que la nature évolue, selon ses propres règles et rythmes. Les travaux de Teilhard de Chardin, par exemple, me paraissent très pertinents dans cette optique. A la Renaissance, l’humanité européenne est de toute évidence entrée dans une nouvelle ère de conscience, marquée par le développement d’un individu se définissant en tant que «moi» dans son altérité avec ses semblables et la nature environnante. Il est possible de critiquer les nombreux aspects négatifs de l’individualisme moderne, mais il serait vain d’en nier l’éclosion et les impacts sur les consciences. Je trouve pour ma part plus intéressant d’en circonscrire les aspects positifs, tout en essayant de les porter plus loin. 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Que Newton ait davantage écrit sur la théologie que sur la nature devrait inciter à plus de nuance, non?</strong></p> <p>Je trace des lignes de forces sur une tendance générale qui sous-tend le développement de la civilisation européenne depuis la Renaissance, et qu’il est urgent de dépasser. Il est clair que la pensée scientifique moderne (définissant l’accès à la connaissance) a pris racine en opposition à la vie religieuse, qui a été progressivement cantonnée au seul domaine de la croyance et de la foi. C’est au XIXème siècle que cette opposition est devenue pleinement réalité. Bien sûr, cela n’a jamais empêché de nombreux scientifiques d’être profondément croyants, ni des religieux d’entreprendre des recherches scientifiques. Mais peu remettaient en question le statu quo, même s’ils y aspiraient parfois. </p> <p><strong>Vous voulez échapper au paradis froid, mécanique et petit bourgeois de l’homme occidental (p. 47). 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Je mise également sur l’anthroposophie, car son épistémologie se démarque des nombreux courants spiritualistes inspirés de près ou de loin par la tradition orientale (hindouisme et bouddhisme), à la mode aujourd’hui en Occident, ainsi que des nouvelles spiritualités issues de pratiques ancestrales dont l’adaptation aux sociétés européennes ne va pas sans poser de nombreux risques. </p> <p><strong>Vous revalorisez l’intuition et la spontanéité, au point de reprocher à l’Etat de fixer un cadre éducatif à l’école. Est-ce vraiment ainsi que l’on fera face à la concurrence des scientifiques indiens ou chinois?</strong></p> <p>Lorsqu’il est question d’école et d’éducation, il n’y a pas lieu de s’interroger sur la pertinence de faire ou non concurrence aux scientifiques chinois ou indiens. Le but premier de l’école devrait être de permettre aux enfants de développer le plus harmonieusement possible leur personnalité, pas de les faire entrer dans un carcan idéologique aliénant, qui étouffe aspiration et créativité. Or, c’est exactement ce que fait aujourd’hui l’école d’Etat, à des nuances régionales près (certains pays scandinaves expérimentent un compromis plus acceptable à ce niveau).</p> <p><strong>Les grandes heures de la sensibilité que vous exprimez ne sont-elles pas déjà derrière nous, en particulier avec le romantisme du XIXème siècle?</strong></p> <p>Le romantisme des XVIIIème et XIXème siècles est derrière nous. Mais cela ne signifie pas que la sensibilité humaine soit émoussée définitivement. Elle ne demande qu’à réapparaître. Les nombreuses initiatives et impulsions que je cite dans mon livre, visant à réenchanter la science, en sont la preuve.</p> <p><strong>Vous terminez votre essai en appelant l’Occident à se reconnecter avec ses racines. Nous applaudissons, mais les racines en question ne sont-elles pas avant tout chrétiennes?</strong></p> <p>Absolument. Les racines de l’Occident sont chrétiennes. Mais le christianisme originel a été perverti par les Eglises surtout à partir de la Renaissance où il s’est sclérosé (même chez les protestants, dont l’impulsion initiale portait pourtant des germes humanistes intéressants). Dit autrement, le christianisme ne se résume pas au <em>credo</em> des Eglises instituées. Cette confusion, entretenue par beaucoup, est malheureuse, car la décadence des Eglises entraîne avec elle le rejet du christianisme. Malheureusement, les hiérarchies ecclésiales entretiennent cette confusion et s’arc-boutent sur leurs dogmes pour des raisons de pouvoir. Dostoïevski a parfaitement illustré cela dans sa fable du Grand inquisiteur (<em>Les frères Karamazov</em>).</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1710967209_vignette_europe_web_212x300.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="283" /></p> <h4>«Plaidoyer pour un renouveau européen», Martin Bernard, Editions BSN Press, 168 pages.</h4>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'le-christianisme-originel-a-ete-perverti-par-les-eglises', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 81, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 8, 'person_id' => (int) 85, 'post_type_id' => (int) 1, 'poster_attachment' => null, 'editions' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Edition) {} ], 'tags' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 2 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 3 => object(App\Model\Entity\Tag) {} ], 'locations' => [], 'attachment_images' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'attachments' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'comments' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Comment) {}, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Comment) {} ], 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ '*' => true, 'id' => false ], '[dirty]' => [], '[original]' => [], '[virtual]' => [], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [], '[invalid]' => [], '[repository]' => 'Posts' } $relatives = [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 5295, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => 'Un bien cruel conte de Noël (1)', 'subtitle' => 'Catherine et Pierre forment un couple épanoui. 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La fidélité absolue est un concept éculé et hypocrite qui a pour but principal que les hommes soient certains que les enfants qui sortent des ventres de leur épouse soient bien le produit de leurs spermatozoïdes à eux. Transmettre ses gènes est un réflexe très animal, si Sapiens est vraiment un être supérieur, il devrait se détendre sur cette question. En plus, Pierre et moi n’avons pas fait d’enfants, trop concentrés sur nous-mêmes et nos vies à réussir. Marie, ma sœur, prétend que pour les femmes, l’importance de la fidélité n’a pas pour but la perpétuation de l’espèce mais plutôt la conservation à leur côté du mâle qui assure leur protection. Elle se trompe. Si Pierre et moi sommes toujours ensemble après trente-cinq ans de mariage, c’est justement parce que nous nous laissons la liberté d’aller de temps en temps voir ailleurs. Marie, elle, ne souhaitait plus de rapports sexuels tout en menaçant son mari de le quitter s’il la trompait. C’est lui qui est parti avec la première maîtresse qu’il s’est autorisée.</p> <p>Mais Pierre a changé.</p> <p>Nous nous sommes connus dans une manifestation contre le racisme alors que nous avions vingt-sept ans. Il était graphiste tandis que moi j’enseignais le français à des réfugiés dans un centre géré par l’Eglise protestante. Je l’avais déjà remarqué à d’autres occasions au fil des ans – Lausanne est une petite ville – notamment lors d’une soirée chez Jean-Luc, lequel a été mon amant lorsque j’avais vingt ans et que j’hésitais entre le trotskisme et l’écologie politique. Lorsque Jean-Luc, figure de proue des trotskistes locaux, m’avait quittée pour une camarade d’origine kurde plus valorisante pour lui, j’avais renoncé aux principes de la Quatrième Internationale et milité pour la sauvegarde de la planète, jusqu’à ma rencontre avec un zapatiste belge avec qui je suis partie au Mexique où j’ai attrapé une infection sexuellement transmissible. De retour en Suisse, j’ai soigné ma salpingite et terminé mes études de lettres. Entre deux amants de passage, je traversais de longues périodes d’abstinence sexuelle sans que cela me coûte. A la manif, j’ai trouvé Pierre très beau avec sa moustache et sa barbe de cinq jours. Et je l’ai trouvé irrésistible lorsqu’il a jeté une bouteille vide en direction des forces de l’ordre qui voulaient nous empêcher d’accéder à la salle où se déroulait une assemblée de l’UDC, ce parti d’extrême droite honni par nous. Pierre s’est fait réprimander par les camarades communistes qui assuraient le service d’ordre et il a fini par en venir aux mains avec eux. J’ai spontanément pris sa défense, nous nous sommes faits bousculer et avons quitté la manifestation, lui avec une arcade sourcilière fendue, moi avec un fort désir pour lui. Je l’ai emmené chez moi pour soigner sa blessure et nous avons fait l’amour toute la nuit. Deux semaines plus tard nous emménagions ensemble; nous ne nous sommes plus quittés.</p> <p>L’autre soir, alors que nous avions des invités à la maison, il m’a semblé reconnaître chez Pierre les signes d’une tension extrême. Depuis le temps, je le connais bien. Serge et Mireille, nos invités, l’ont eux aussi sentie, cette tension. Ce sont tout à la fois des amis et des clients. Des amis parce que comme nous ils sont de centre gauche, des clients car ils font appel à notre agence de communication pour promouvoir leur commerce. Après avoir été de grands voyageurs, Serge et Mireille vendent aujourd’hui des produits venus d’Asie, principalement d’Inde mais aussi de Birmanie et du Cambodge. Ils sélectionnent avec soins les artisans, privilégiant les structures coopératives respectueuses de l’environnement et du bien-être des populations locales. Nous gérons leur site internet et leur publicité, et tournons même pour eux des clips promotionnels. Pierre est devenu agressif avec Mireille lorsque celle-ci a déclaré que les néo-féministes exagéraient et que #MeToo décourageait toute tentative de séduction de la part des hommes. «Je n’ai pas peur de le dire, j’aime bien que l’on me tienne la porte et que les hommes me fassent sentir qu’ils me désirent…» Pierre lui a rétorqué que le patriarcat était une forme de fascisme et qu’en tant que progressiste nous devions tout faire pour l’abattre. J’ai essayé de dévier la conversation sur la nourriture bio mais très vite c’est l’écriture inclusive qui a fait s’échauffer les esprits. Serge, qui se pique d’aimer la littérature, a déclaré que le français était en danger, qu’il fallait le sauver des points médians et des réformes de l’orthographe. 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Ils réduisent de manière significative la quantité de plastique qui se retrouve dans les océans.</p> <p>Malgré cela, et parce qu’ils font un travail salissant et vivent dans des endroits sales, ils sont souvent tenus pour responsables du problème de la pollution plastique. Dans les discours politiques des villes et des Etats, leur travail a longtemps été <a href="https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/0956247816657302">tourné en dérision, considéré comme non qualifié et inefficace</a>. <a href="https://www.undp.org/blog/unsung-heroes-four-things-policymakers-can-do-empower-informal-waste-workers">L’absence de reconnaissance officielle</a> de leur travail rend leurs revenus particulièrement instables et précaires. 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Il a été demandé que leurs contributions historiques à la réduction de la pollution plastique soient explicitement reconnues, et qu’un objectif explicite de transition juste soit intégré au traité sur les plastiques.</p> <h3>Avec l’économie circulaire, tout le monde est gagnant?</h3> <p>La <a href="https://theconversation.com/quatre-idees-recues-sur-la-transition-juste-227569">transition juste</a> est un principe défendu par les groupes de travailleurs et les défenseurs de la justice sociale afin de garantir que les politiques de transition écologique protègent, améliorent et compensent équitablement les moyens de subsistance des travailleurs et des communautés affectés par l’environnement.</p> <p>Les ramasseurs de déchets ont utilisé ce terme pour réclamer que le traité comprenne des dispositions pour améliorer leurs conditions de travail et de sécurité. Mais également pour que le traité intègre davantage les travailleurs informels aux systèmes de gestion des déchets, et pour exiger que les systèmes de <a href="https://theconversation.com/fr/topics/responsabilite-elargie-du-producteur-67766">responsabilité élargie des producteurs</a> (REP) soutiennent aussi les travailleurs du secteur des déchets, en particulier les <a href="https://www.wiego.org/gender-waste-project">femmes et d’autres groupes vulnérables</a>.</p> <p>Etonnamment, ces demandes ont obtenu le soutien d’un large éventail de parties prenantes puissantes. Par exemple la <a href="https://www.businessforplasticstreaty.org/vision-statement#Key-elements">Business Coalition for a Plastics Treaty</a>, les <a href="https://news.un.org/en/story/2024/10/1156301">dirigeants des Nations unies</a> et même <a href="https://resolutions.unep.org/resolutions/uploads/american_chemistry_council.pdf">l’industrie pétrochimique</a>.</p> <p>Certaines de ces demandes ont été intégrées aux projets de traité sur les plastiques discutés au cours des négociations, ce qui représente une victoire majeure pour les travailleurs du secteur informel des déchets.</p> <p>Un consensus se dégage sur le fait qu’une économie circulaire inclusive peut être bénéfique à la fois pour l’environnement, l’économie et les travailleurs en améliorant la gestion de la pollution, les moyens de subsistance et les opportunités de croissance économique pour les entreprises.</p> <p>Ces promesses demandent toutefois à être vérifiées sur le terrain. Et c’est là que les choses se compliquent.</p> <h3>« Gagnant-gagnant », mais la victoire de qui ?</h3> <p>Dans mon livre <a href="https://mitpress.mit.edu/9780262546973/recycling-class/"><em>Recycling Class</em></a>, j’examine comment les efforts de recyclage inclusif ont été mis en œuvre à Bengaluru, l’une des plus grandes villes de l’Inde.</p> <figure><a href="https://images.theconversation.com/files/635250/original/file-20241129-15-cdpt12.jpg?ixlib=rb-4.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img src="https://images.theconversation.com/files/635250/original/file-20241129-15-cdpt12.jpg?ixlib=rb-4.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" alt="" /></a> <figcaption><span></span></figcaption> </figure> <p>Dans cet ouvrage, je défends que l’intégration dans des programmes d’économie circulaire basés sur le marché n’est pas une solution miracle aux injustices ancrées dans les systèmes de production, de consommation et de production des déchets.</p> <p>La plupart des politiques d’économie circulaire et de recyclage inclusif reposent sur des mécanismes de marché, partant du principe que la création de marchés pour les déchets incitera les acteurs du marché à récupérer efficacement les déchets et à les convertir en ressources.</p> <p>Pour remplir leurs obligations en matière de <a href="https://theconversation.com/faire-payer-plus-les-entreprises-pour-quelles-reduisent-les-emballages-130073">responsabilité élargie des producteurs</a> (REP), les marques peuvent alors s’engager à acheter des plastiques recyclés et à financer la collecte des déchets en achetant des <a href="https://www.worldbank.org/en/programs/problue/publication/unlocking-financing-to-combat-the-plastics-crisis">crédits plastique</a>.</p> <p>Cette approche vise à améliorer le prix des déchets, à augmenter les salaires et à encourager les efforts de collecte, tout en attirant des investissements pour financer l’amélioration des infrastructures et des technologies.</p> <p>Cependant, les mécanismes fondés sur le marché aggravent les inégalités existantes en matière d’accès au marché. Les efforts visant à donner la priorité à la traçabilité et à la transparence – dans le but d’améliorer l’efficacité du marché et le respect de la réglementation – désavantagent souvent les travailleurs informels.</p> <p>Ces derniers ne disposent pas des ressources et des capacités techniques nécessaires pour adopter des systèmes de suivi complexes basés sur les SIG ou la blockchain, et se retrouvent exclus des processus formalisés. Les start-up financées par le capital-risque et les grandes entreprises s’emparent alors du secteur du recyclage.</p> <p>Les multinationales préfèrent d’ailleurs les partenariats avec des start-up technologiques qui offrent des services à «valeur ajoutée» tels que des indicateurs et des tableaux de bord environnementaux, permettant aux entreprises de mettre en scène leur propre récit sur le développement durable. Souvent issus de milieux éduqués et privilégiés, les employés de ces firmes <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S001671852300057X">concurrencent les travailleurs informels existants, les subordonnant au passage</a>.</p> <p>A l’inverse, les femmes et les membres des minorités ethno-raciales et religieuses, qui constituent la majorité des travailleurs des économies informelles des déchets, sont confrontés à des obstacles supplémentaires. Notamment des <a href="https://mouvements.info/recuperateurs-de-dechets/">stigmates sociaux bien ancrés</a> qui limitent leur capacité à participer sur un pied d’égalité à ces marchés émergents. 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Une étude de <a href="https://www.circle-economy.com/resources/decent-work-in-the-circular-economy">Circle Economy</a> souligne que la plupart des emplois du secteur de l’économie circulaire restent ad-hoc et informels et ne bénéficient pas des garanties d’un emploi décent.</p> <p>En fin de compte, les travailleurs informels sont confrontés à un choix difficile: soit ils acceptent d’être exploités au sein des circuits de traitements des déchets en tant que simples ressources, soit ils risquent de perdre complètement leurs moyens de subsistance.</p> <p>Les systèmes actuels de production et de consommation du plastique déplacent donc la charge des déchets sur des communautés autochtones ou ethniques marginalisées, créant ainsi des <a href="https://www.dukeupress.edu/pollution-is-colonialism">zones sacrifiées</a>. 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Cela leur permet de donner un vernis écologique à leurs propositions, tout en maintenant le <em>statu quo</em> sur les inégalités.</p> <p>Pendant ce temps, la HAC, plusieurs ONG et même certains ramasseurs de déchets invoquent également l’économie circulaire comme solution à la crise du plastique, en mettant l’accent sur le réemploi et le recyclage inclusif.</p> <h3>Demander des comptes aux pollueurs plutôt que compter sur l’efficacité du marché</h3> <p>Pour que l’économie circulaire aille au-delà de la simple protection du capitalisme fossile, elle doit prendre en compte les collecteurs de déchets et recycleurs informels dans le Sud et reconnaître les limites des mécanismes basés sur le marché. C’est vrai aussi bien pour le traité international sur la pollution plastique que pour d’autres démarches régionales comme le <a href="https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/ATAG/2021/679066/EPRS_ATA(2021)679066_FR.pdf">plan d’action de l’UE pour l’économie circulaire</a>.</p> <p>En effet, toute stratégie de lutte contre la pollution plastique basée sur le marché et axée sur le profit est susceptible de reproduire ces schémas d’inégalité. Et par la même occasion, de pérenniser les injustices systémiques qui soutiennent le statu quo. Pour une transition vraiment juste, la lutte contre la pollution plastique ne doit donc pas devenir une opportunité de croissance économique ou de profit.</p> <p>Au contraire, nous avons besoin d’une approche centrée sur la réparation. Il faut d’abord, pour cela, reconnaître les contributions historiques des collecteurs informels du plastique ainsi que les préjudices qu’ils subissent. Puis redistribuer les ressources aux personnes les plus touchées et créer des systèmes qui donnent la priorité à la restauration de l’environnement et à la justice sociale plutôt qu’au profit des entreprises.</p> <p>Une économie circulaire bien financée devrait d’abord renforcer le pouvoir des travailleurs, puis améliorer les capacités des infrastructures et réduire la concentration de ces déchets en produits chimiques toxiques, plutôt que de s’appuyer sur des solutions basées sur le marché qui aggravent les inégalités.</p> <p>Les vraies solutions consistent à demander des comptes aux pollueurs et à adopter des approches circulaires fondées sur la sobriété et la réparation, et non sur l’efficacité du marché.<img src="https://counter.theconversation.com/content/244065/count.gif?distributor=republish-lightbox-basic" alt="The Conversation" width="1" height="1" /></p> <hr /> <h4><span><a href="https://theconversation.com/profiles/manisha-anantharaman-1526162">Manisha Anantharaman</a>, Assistant Professor, Center for the Sociology of Organisations, CNRS/Sciences Po, <em><a href="https://theconversation.com/institutions/sciences-po-2196">Sciences Po </a></em></span></h4> <h4>Cet article est republié à partir de <a href="https://theconversation.com">The Conversation</a> sous licence Creative Commons. Lire l’<a href="https://theconversation.com/les-ramasseurs-de-dechets-grands-perdants-du-recit-dominant-sur-la-pollution-plastique-244065">article original</a>.</h4> </div>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'les-ramasseurs-de-dechets-grands-perdants-du-recit-dominant-sur-la-pollution-plastique', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 42, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 5, 'person_id' => (int) 85, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [[maximum depth reached]], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 2 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 5283, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => true, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => 'Les Etats-Unis financent un collectif international de journalistes', 'subtitle' => 'Si le réseau Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) a révélé des avoirs russes cachés ou la corruption au Venezuela, le Delaware, paradis de l'évasion fiscale, reste pour lui un tabou. «Notre politique veut que nous ne fassions pas de rapports sur un pays avec son propre argent», a déclaré Drew Sullivan, son cofondateur.', 'subtitle_edition' => 'Si le réseau Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) a révélé des avoirs russes cachés ou la corruption au Venezuela, le Delaware, paradis de l'évasion fiscale, reste pour lui un tabou. «Notre politique veut que nous ne fassions pas de rapports sur un pays avec son propre argent», a déclaré Drew Sullivan, son cofondateur.', 'content' => '<p style="text-align: center;"><strong>Urs P. 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De plus, l'agence gouvernementale américaine interdit d'utiliser son argent pour mettre au jour la corruption aux Etats-Unis.</p> <p>Certaines subventions étaient même affectées à un but précis: le Department of State, par exemple, a versé 173 000 dollars à l'OCCRP pour «détecter et combattre la corruption au Venezuela». Ou l'<a href="https://www.usaid.gov/">Agence pour le développement international (USAID)</a> a versé plus de deux millions de dollars dans le but de «mettre au jour la criminalité et la corruption à Malte et à Chypre».</p> <p>Le journal en ligne français indépendant <a href="https://www.mediapart.fr/en/journal/international/021224/hidden-links-between-giant-investigative-journalism-and-us-government">« Mediapart »</a> en a parlé le 2 décembre 2024 <a href="https://www.mediapart.fr/en/journal/international/021224/hidden-links-between-giant-investigative-journalism-and-us-government">.</a></p> <p>Le fondateur de l'OCCRP est un ancien employé <a href="https://www.rockwellautomation.com/de-ch.html">de Rockwell</a> devenu journaliste: <a href="https://www.occrp.org/en/staff/drew-sullivan">Drew Sullivan</a>. L'OCCRP a été créé à l'instigation de fonctionnaires du gouvernement américain. Selon Mediapart, Sullivan a reçu pour cela, en 2008, un financement de départ de 1,7 million de dollars du <a href="https://www.state.gov/bureaus-offices/under-secretary-for-civilian-security-democracy-and-human-rights/bureau-of-international-narcotics-and-law-enforcement-affairs/">Bureau of International Narcotics and Law Enforcement Affairs</a>(INL). Il s'agit d'une agence d'application de la loi du Département d'Etat américain.</p> <p>L'OCCRP s'appuie souvent sur des documents divulgués provenant de sources non identifiées. La qualité des recherches et des révélations de l'OCCRP n'est pas mise en doute. L'orientation unilatérale des recherches et le manque de transparence des informations sur le financement donnent lieu à des critiques.</p> <p>L'ampleur des liens personnels et financiers de l'OCCRP avec le gouvernement américain va à l'encontre de «tous les principes de l'éthique journalistique». 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2 Commentaires
@Chan clear 05.10.2024 | 10h03
«Trés bien de donner quelques pistes dans cette époque confuse….libre de penser et analyser différemment. merci!»
@freinet 09.10.2024 | 15h32
«Très intéressant. J'ai travaillé de nombreuses années dans un cadre anthroposophique et Rudolf Steiner avec Goethe, restaient et restent à l’instar des figures cléricales, des références incontournables. Je ne doute pas que le premier fut un grand personnage. Néanmoins, sur le plan pédagogique, spirituel et artistique, l'anthroposophie s’organise autour de ces figures de manière très "dogmatique". Mais ce mouvement existerait-il encore s'il n'avait pas entretenu une certaine doctrine ? Quant à la volonté de penser science et spiritualité, c’est un peu réducteur de réduire la question à une unique épistémologie. L’anthroposophie n’a pas le monopole ni de la méthode et ni de la vérité théologique, même si cette orientation enrichit les disciplines susmentionnées. Mais merci d'amorcer un débat essentiel !»