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Culture / Le combat de Salman Rushdie, un Quichotte voltairien


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Dans un premier récit détaillé, à glacer le sang, de la tentative d’assassinat qu’il a subie le 12 août 2022, puis au fil d’une remémoration de son retour à la vie, secondé par les siens (dont l’admirable Eliza Griffiths, son épouse), et plus largement ensuite dans la réflexion que lui inspire un acte apparemment dément quoique soumis à la logique implacable des fous de Dieu islamistes, Salman Rushdie, avec «Le couteau», laisse entrevoir, avec la possibilité d’une seconde chance, une espérance vitale.



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27 secondes. C’est à peu près le temps qu’il vous faut, précise Salman Rushdie, pour dire le Notre Père ou réciter un sonnet de Shakespeare. Et l’écrivain en sait quelque chose et y a même perdu un œil, vu que c’est exactement 27 secondes qu’a duré l’attaque sauvage qu’il a subie le 12 novembre 2022 à 10h45 du matin sur la scène de l’amphithéâtre de Chautauqua, 27 secondes qui auraient dû lui être fatales après la quinzaine de coups de couteau qui lui lacérèrent le visage, le torse et les membres, jusqu’au moment où son agresseur fut maîtrisé et menotté par un policier passant par là en l’absence, par ailleurs, de tout dispositif de sécurité. 

27 secondes chronométrées: la scène a donc été filmée par tel ou telle des plus de mille spectateurs présents pour entendre la conférence de l’auteur des Versets sataniques – entre vingt autres livres –, censé parler des villes-refuges pouvant accueillir, aux States, des écrivains menacés dans leur propre pays, initiative à laquelle Rushdie avait participé entre autres nombreuses activités solidaires, et voilà que le refuge présumé était devenu le piège tendu par un forcené de 24 ans qui avouerait plus tard qu’il n’avait jamais lu que deux ou trois pages des écrits de ce mécréant et vu deux ou trois vidéos sur Youtube consacrées au même «hypocrite», comme il qualifierait Salman Rushdie, décidément pas «une bonne personne», donc à supprimer au nom du Dieu superbon…

L'extravagante fiction du réel

Entre les 27 secondes qu’a duré l’exécution ratée et les trente-trois ans de tribulations vécues par Salman Rushdie depuis sa condamnation à mort, en février 1989, par le Grand Inquisiteur chiite Rouhollah Moussavi Khomeini, un abîme fantastique s’est creusé à la barbe posthume de l’ayatollah défunt (il est mort en juin 1989), dans lequel un écrivain aux fictions extravagantes s’est vu rattrapé par «la réalité». 

Aux dernières nouvelles, une récompense de deux millions de dollars reste offerte à celui qui, enfin, fera la peau à l’infâme mécréant – mais cet âne d’A. (pseudo vengeur du Libanais Hadi Matar dans Le couteau) n’en verra pas la couleur, alors même qu’il passe pour un héros aux yeux des islamistes radicaux. Au demeurant, son procès a été ajourné au motif que sa défense exigeait d’accéder au livre paru, alors même que l’homme au couteau continue de plaider non coupable et n’a pas émis le moindre signe de repentir envers sa victime «hélas» survivante…

D’ailleurs le terme de «victime» se discute aux yeux de certains, et Le couteau illustre, dans un mélange de juste colère et de jubilation sarcastique, quel révélateur de la bassesse humaine aura été «l’affaire Rushdie», où nombre de politiciens – de Jimmy Carter à Boris Johnson, et de chers confrères en littérature, ou de journalistes mal intentionnés, n’ont cessé de pointer la caractère «illisible» de ses livres et son opportunisme, son besoin d’être remarqué, sa frivolité de viveur après son installation aux Etats-Unis, bref l’exagération monstrueusement coûteuse qu’aura représenté sa protection alors qu’il était supposé ne plus rien risquer – à cela près que les services secrets britanniques ont quand même déjoué six complots visant à le liquider!

Ce que ses détracteurs «éclairés» n’avaient pas vu, guère plus en somme que ses ennemis aveuglés par le fanatisme religieux, c’est la prodigieuse capacité d’amour que recèle l’œuvre littéraire de Salman Rushdie, déployant, en sa foison baroque, les multiples aspects de la vie, et les ressources de bonté et de beauté de celle-ci qui s’opposent aux penchants mortifères de l’humaine engeance.

Comme nous tous, et comme le Candide de Voltaire, le cher Salman, Indien de naissance, métèque de sa Majesté après avoir fui les colères alcooliques de son paternel, et désormais citoyen américain, n’aspire à rien d’autre qu’à la paix et à la liberté, au bonheur consistant à «cultiver son jardin» au milieu des siens, à parler avec ses amis (nous tous) des livres qu’il lit et à en ajouter puisque tel est son plus vif plaisir. 

Cela étant, dans une version moderne du Quichotte de Cervantès, l’auteur des Versets sataniques n’en a pas moins continué de se battre contre «l’infâme» (encore ce Voltaire!) qui prétend détenir la seule vérité, et prône la mise à mort de tout mécréant. Or l’Artiste, chez lui, a toujours précédé le polémiste et, souvent, brouillé les cartes. 

Et voici qu’on le poignarde, comme on a bastonné Voltaire. Et voilà qu’il s’en sort par miracle et que d’aucuns invoquent une protection céleste. Alors lui, intraitable, d’opposer au couteau un livre au titre impliquant le double usage de l’instrument – couteau à pain des familles, couteau suisse des picnics sympas, couteau à cran d’arrêt du voyou, poignard mortel – comme le mot peut détruire ou sauver… 

«Pendant un demi-siècle, écrit Rushdie à propos de la supposée «force supérieure» qui l’aurait protégé, moi qui croyais en la science et la raison, qui n’avais pas de temps à consacrer aux dieux et aux déesses, j’avais écrit des livres dans lesquels les lois de la science étaient souvent subverties, dont les personnages étaient télépathes, se transformaient en bêtes meurtrières quand venait la nuit ou bien tombaient d’un avion d’une altitude de près de dix mille mètres, survivaient et se voyaient pousser des cornes, des livres dans lesquels un homme vieillissait deux fois plus vite que la normale, où un autre homme se mettait à flotter un centimètre et demi au-dessus de la surface de la terre, où une femme vivait jusqu’à l’âge de deux cent quarante-sept ans. Qu’avais-je donc fabriqué pendant cinquante ans? Je voulais dire: je pense que l’art est un rêve éveillé. (…) Je ne crois pas aux miracles mais ma survie est miraculeuse. Bon, d’accord, qu’il en soit ainsi. La réalité décrite dans mes livres, oh appelez-la réalisme magique si vous voulez, est devenue la véritable réalité dans laquelle je vis». Et comme c’est vrai pour Le couteau!

Bienvenue au club des poignardés

Ce qu’on apprend en lisant ce «livre de la vie» tenant à la fois d’exorcisme et de réponse (fermement) pacifique aux violents, c’est qu’avant Salman Rushdie, deux grands écrivains au moins ont subi le couteau et y ont survécu: à savoir le Nobel de littérature égyptien Naguib Mahfouz, coupable d’avoir défendu… un certain Rushdie (!) dans un ouvrage où une centaine d’écrivains et d’intellectuels musulmans avaient pris son parti contre le terrorisme religieux, et poignardé en pleine rue du Caire à l’âge de 82 ans, en octobre 1994; et Samuel Beckett, le 7 janvier 1938, qui subit le même sort après avoir refusé de donner de l’argent à un voyou le menaçant dans une rue de Paris – ledit agresseur se prénommant Prudent. Or Beckett tint, au procès de celui-ci, à faire face à son agresseur et à lui demander la raison de son agression, Prudent lui répondant, le nez baissé, qu’il ne savait pas, et qu’il s’en excusait...

Or cette confrontation, que Rushdie appelle «le moment Beckett», et qu’Eliza son épouse lui déconseille vivement, le romancier l’imagine de toutes pièces dans un chapitre majeur du Couteau où il dialogue avec «le A» dont l’essentiel de l’argumentation tient en un mot qui plairait à Michel Houellebecq: soumission. Soumission à Dieu, soumission à l’unique vérité proclamée et ressassée par l’imam Youtubi. Soumission et mort à l’insoumis!

L'amour plus fort (si, si) que la mort

Si son meurtrier raté lui lance qu’il est haï par deux milliards de personnes, Salman Rushdie lui répond qu’il a toujours cru, pour sa part, en la force de l’amour, et c’est la force principale du Couteau, sœurs et frères: c’est l’amour.

L’amour d’une femme, d’abord, merveilleuse de présence angoissée. Laquelle Eliza est accueillie par la famille de Salman, en 2017, avec ce mot plein de tendresse: «enfin!». L’amour de ses fils chéris, de sa sœur et des enfants de celle-ci. L’amour de ses amis, à commencer par son agent, dit le Chacal, Andrew Wylie qui l’a défendu mieux que personne à l’époque de sa condamnation à mort. L’amour-amitié de ses amis écrivains, dans un biotope où règnent souvent jalousie et défiance. Et c’est Martin Amis en train de mourir du cancer, et qui lui adresse un message si fraternel. C’est Philip Roth et son propre crabe. C’est Ian Mc Ewan. Ce sont les innombrables messages qui font suite à l’attentat, où Biden et Macron, mais aussi Boris Johnson faisant amende honorable, y vont de leurs hommages à coté de tant d'anonymes émouvants. 

L’amour qui lui vient, dit-il, lui l’athée, de l’Evangile autant que de sa culture indo-musulmane. L’amour de la littérature. L’amour de son corps qui a décidé, avec lui voire malgré lui, de vivre. Sait-on assez quelle merveille est un corps?

Tout cela qui fait ressentir, par contraste, la solitude de son agresseur soumis à la haine des imams vociférant sur Youtube. Mais Salman ne va pas jusqu’à absoudre le malheureux. La seule chose qu’on puisse souhaiter à celui-ci, c’est de lire Le Couteau dans sa triste prison et, comme Prudent à Beckett, d’implorer le pardon de son frère humain…


«Le couteau», Salman Rushdie, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, Editions Gallimard, collection «Du monde entier», 268 pages.

«Quichotte», Salman Rushdie, traduit de l'anglais par Gérard Meudal, Editions Actes Sud, 432 pages.

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