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Culture / Jacques Perrin, en grand tastevin, conjugue saveurs et savoirs


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Dans un livre à valeur implicite de récit de vie et de parcours initiatique, intitulé «L’Archipel du goût» et opposant le chant du monde et des bonnes choses de la vie au poids du monde que symbolise le seul nom du Goulag, l’expert dégustateur, en écrivain tout imprégné de perceptions sensorielles et les traduisant dans une langue cristalline et fruitée à souhait, invite au voyage les sempiternels assoiffé(e)s que nous sommes – et pas que de vin.



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«Comme le monde est beau, et quel être parfait que notre semblable humain», s’exclame le titanesque Alexandre Soljenitsyne dans une forêt moscovite où l’accompagne, en 1999, le cinéaste Alexandre Sokourov. Cela proclamé après le cancer, après le goulag, après l’abjecte humiliation de l’exil, après le retour en Russie avec sa lumineuse épouse et ses magnifiques garçons. Et comment, malgré la disproportion de la comparaison, ne pas penser à cette parole de reconnaissance «malgré tout» au moment d’entamer la lecture de L’Archipel du goût de Jacques Perrin, avec sa célébration du vin et de ceux qui le font, opposant à sa façon le chant du monde au poids du monde au moment même où une guerre fratricide se déchaîne aux confins de la terre natale du Dante russe – c’est le maître slaviste Georges Nivat qui a osé le rapprochement?

Or, tant qu’à invoquer deux grandes figures de la littérature du XXème siècle, c’est le Ramuz des vignes que j’aimerais aussi associer à la lecture de L’Archipel du goût, et plus précisément à un passage de Raison d’être, datant de 1914, où notre poète évoque le rivage béni, au pied du vignoble de Lavaux travaillé dès le Moyen Age  par les moines.

J’y pense en me rappelant ce soir d’il y a quelques années où je descendais le chemin de la Dame qui serpente le long d’une falaise surplombant le vignoble de Lavaux cher à Ramuz; le contre-jour du couchant donnait aux vignes un vert accru presque dramatique, et d’autant plus que tout le coteau avait été saccagé par la grêle et que la récolte en serait altérée cette année-là; les montagnes de Savoie viraient au mauve puis à l’indigo tandis que le Léman, parsemé de fines voiles, semblait figé dans sa laque bleutée, et je repensais à cette phrase de Ramuz, qui trouvait là sa résonance immédiate puisque je distinguais, au Levant, le clocher de Rivaz et, de l’autre côté, la pointe de Cully déjà plongée dans l’ombre.

Et voici la phrase fameuse: «Mais qu’il existe une fois, grâce à nous, un livre, un chapitre, une simple phrase, qui n’aient pu être écrits qu’ici, parce que copiés dans une inflexion sur telle courbe de colline ou scandés dans leur rythme par le retour du lac sur les galets d’un beau rivage, quelque part entre Cully et Saint Saphorin – que ce peu de chose voie le jour, et nous nous sentirons absous.» 

Ceci pour rappeler immédiatement le lien profond que Jacques Perrin établit entre sa quête du goût, amorcée dès sa jeunesse – comme Nicolas Bouvier partant à vingt ans sur la route de l’Orient, lui-même s’en alla en Bourgogne et en Côte d’or grappiller ses premières impressions de navigateur raffiné, consignant illico ce qu’il observait dans ses cahiers de Moleskine.

Or c’est sur ceux-ci que l’on trouvera aujourd’hui, dans l’éparpillement apparent des notes de L’Archipel du goût, la preuve que le «rivage» inspirateur de Ramuz n’a rien d’exclusif propre à flatter les chauvins vaudois, mais se module de multiples façons dans les paysages de Bourgogne, les Langhe du Piémont, les hauteurs de l’Aude cathare ou des régions du Mont Athos, jusque sur l’Ararat mythique – au gré de l’exploration spatio-temporelle d’un Ulysse nourri de philosophie incarnée (Aristote déjà pensait que toute connaissance passe par le corps, et Pline l’Ancien aurait fondé la notion de «cru») naviguant d’«îles» plantées de vignes en caves où il retrouve les artisans et autres fins dégustateurs dont il partage la passion et les «extases». A ce propos, Jacques Perrin ne s’embarrasse pas de guillemets pour qualifier les moments de «lévitation» ponctuant sa quête du sublime gustatif, non sans pointer les ombres éventuelles du tableau, de spéculations douteuses en malversations avérées.

Racines valaisannes, avant l'envol

Des rives lémaniques au Valais de Jacques Perrin, il n’y a que le Rhône à remonter, et son «Valais de bois», pour reprendre une expression de Maurice Chappaz, est immédiatement et solidement présent en écho à son enfance, ancrée dans «un pays rude et enflammé» aux «passions silencieuses», où il ressent «l’acre, pulvérulent parfum des cascades», un «pays de sourciers» dont le souffle qui l’anime lui fait ressentir l’ivresse avant le vin.

A l’opposé de ceux qui ont le «vin petit» et n’aspirent qu’aux «tuées» du samedi soir, le jeune Jacques, à l’école (notamment) d’un oncle impérial et de son nonno piémontais, va découvrir la vérité vécue de la cuisine familiale et le respect de ce nectar qui «nomadise dans l’espace et le temps», dit solera alpine ou vin des glaciers, et ce n’est qu’un premier début. 

Dès lors, l’apprentissage n’en finira plus. D’abord à Genève, ville d’écrivains et de penseurs, à l’Université où il choisit la philosophie («aucun avenir, hormis celui de futur chômeur!»), et bientôt «sur le terrain» de Bourgogne, amorce à la vingtaine d’un voyage le conduisant du vin au verbe via les vignes et les caves, les gens et la «sainte» dégustation aux déclinaisons verbales parfois saturées à faire sourire mais qui a, aussi, sa poésie.

Ainsi d’une incomparable Romanée Saint-Vivant 1928 décrite par l’octogénaire Jules Chauvet au nez forcément exceptionnel: «Ce cru… arôme strict de rose épicée, celle de Damas… puis violette, réglisse et truffe dans la continuité… le tout associé au cuir. La courbe en bouche, d’un dessin très pur, marque un relief vigoureux. Il est à son apogée et sa présence semble éternelle. Tout grand vin est comme une embarcation qui vous ferait voyager». Et plus loin au souvenir de Chauvet revenant à Perrin: «On ressent alors que tout grand vin est le sillage d’un infini»…

De quoi vous fiche des complexes, ce midi, devant votre Humagne de la Coop à 13 francs 50…

De la chute à la résilience

Avant le chant du monde, Jacques Perrin a connu et vécu le poids du monde, fracassé en mille morceaux (plus précisément 26 fractures) après une chute dans les aiguilles de Chamonix dont il a décrit les séquelles dans ses Dits du gisant où il mêlait, déjà, réalités physiques et propos philosophiques, évocations gustatives variées (du vin déjà bien présent aux musiques de ses jeunes années rock). Surtout, son penchant à filtrer le réel dans les arcanes poétiques traduisait son aspiration à «changer la vie», selon la formule du chenapan à semelles de vent outrageusement adonné à toutes les saveurs et à tous les savoirs que figurait Arthur Rimbaud.

Or c’est bel et bien la passion poético-philosophique du tastevin Perrin (que le premier ouvrier de France ès sommellerie et arts de la table, maître Antoine Pétrus, situe au top des dégustateurs actuels dans sa préface à l’ouvrage, célébrant sa sagesse et sa mesure «doublée de l’intelligence du verbe») qui fait de L’Archipel du goût le poème épique d’une traversée riche en découvertes et en rencontres surprenantes, dont le dernier chapitre est en lui-même un poème et, symboliquement, le sommet d’une résilience, en pleine face nord de l’Eiger où l’énergumène sort de son sac un Château Margaux 1900 qu’il partage avec son compagnon de cordée.

Jacques Perrin, en matière de vin et de poésie, notamment, n’est pas un jobard snob frotté de lettres – un chapitre de son livre est consacré à la «puissance du faux» et à ses séquelles sordides – et chacune et chacun le vérifieront au fil de pages à savourer lentement comme un grand cru, avec cette «leçon» finale: «Le partage de ce vin dans l’Eigerwand constitue un moment unique de mon existence. Pour la première fois j’ai compris que personne n’est maître de son destin et que les forces qui nous gouvernent, tantôt en s’opposant, tantôt en s’unissant, n‘ont d’autre but que de nous aider à vivre».


«L’Archipel du goût», Jacques Perrin, Editions Alpaga, 184 pages.

«Dits du gisant», Editions de L’Aire, 248 pages.

«Dialogues avec Soljenitsyne», Alexandre Sokourov, DVD Facets video.

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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@LEFV024 30.08.2024 | 17h13

«Enfin quelqu'un qui écrit "dans le Lavaux". Cela fait plaisir!»


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