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Culture / Sava Shoumanovitch, la vertu de l'obsession


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Cela fait plus de vingt ans maintenant que le nom de Sava Shoumanovitch (1896-1942) m'est connu. Je vois ses tableaux aux cimaises de tous les musées de Serbie. Et aucun autre peintre serbe ne m'a jamais moins ému que Shoumanovitch. Ses nus rose crustacé, ses paysages aplatis et sa débauche de matière appliquée à la truelle m'abattaient. Je me disais que les Serbes, qui trop souvent confondent malheur et grandeur, avaient peut-être moins de considération pour ses toiles que pour son martyr en 1942, aux mains des Oustachis croates. J'entretenais donc un mépris bruyant pour Sava. Il représentait pour moi l'exemple même de la gloire locale, mélange de sous-Matisse de province et d'Utrillo du dimanche.



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C'est dans cet état d'esprit, du haut de mes visites annuelles au Rijksmuseum ou au MoMA, que j'ai fait résonner mes pas dans les salles vides du musée Shoumanovitch de Shid, à 100 kilomètres à l'ouest de Belgrade. Dans ce qui fut l'Autriche-Hongrie, Shid n'a pas grand chose d'autre que Shoumanovitch pour se distinguer des autres villes du Srem, ce sandwich de forêts et de champs entre le Danube et la Save. Installé dans une ancienne maison villageoise, doublée sur sa façade arrière par une longue aile d'exposition, le musée est bien conçu et plaisant à visiter.

L'extérieur du musée. © D.L.

Assassiné avec 150 autres hommes de Shid à 46 ans, Shoumanovitch est un artiste très connu en Serbie, mais l'homme reste secret. Fils de bonne famille, il a vécu un temps à Paris où il a fréquenté les artistes de Montparnasse (il a décoré un des piliers du restaurant la Coupole). Sa réputation était celle d'un bourreau de travail plutôt solitaire, sans vices connus, sans excès, sorte de fonctionnaire tempérant de la peinture. Il est mort sans bruit, abattu un matin d'août 42 parce qu'il était serbe, laissant derrière lui un frénétique empilement de 800 toiles et 400 dessins, dont le musée conserve plus de la moitié.

On y découvre, dans les premières salles, des dizaines de versions d'un même paysage à travers toutes les saisons et toutes les heures du jour. Or ce paysage, aussi féconde que soit l'imagination, est d'une abrutissante monotonie. C'est le Srem, sans surprise et sans éclat, des champs, des rues, des arbres et des petites maisons à pignons. Et rien, si ce n'est la mort violente de l'artiste, n'a jamais perturbé ces paysages qui semblent abandonnés de toute éternité. Mais quelque chose s'est passé alors que mon regard glissait de plus en plus intrigué d'un paysage désert à un autre paysage désert. C'est précisément cette lancinante répétition qui m'en découvrait le secret intérêt, non pas en tant que représentation du réel, mais comme objet d'une obsession lentement contagieuse. On est saisi du même sursaut en découvrant les dizaines de toiles de Giorgio Morandi, représentant les mêmes petites bouteilles sur la même petite table. Ces bouteilles ne sont rien. Mais en les alignant, jour après jour, des décennies durant, devant le même mur pour en faire le portrait, Morandi a créé, non pas plusieurs toiles, mais un ensemble kaléidoscopique. Bout à bout, les toiles de Morandi, comme celles de Shoumanovitch, produisent ainsi dans l'œil puis sur l'âme un effet à la fois dément et méditatif, furieux et suprêmement apaisé. C'est le pouvoir de l'obsession, à laquelle l'artiste ose se rendre sans résister. En sans nous faire partager sa souffrance, il ne nous en restitue que la sublimation, comme un alambic transforme la pourriture en liquide clair et parfumé.

Paysage d'hiver 1935. © D.L.

Paysage, 1934. © D.L.

En entendant mes pas faire grincer le parquet de la longue pièce principale, la gardienne s'est précipitée pour en allumer les lumières. C'est là, seul dans ce musée désert, que j'ai découvert l'invraisemblable série de nus que Shoumanovitch a réalisée au tournant des années 20 et 30, les Baigneuses de Shid. Le long d'un mur d'une quinzaine de mètres, cadre contre cadre, ces formats grandeur nature mettent en scène une seule et unique femme, parfois nue et parfois en maillot de bain, assise, debout ou couchée. Cette même femme aux cheveux blonds permanentés est ainsi représentée en 61 exemplaires, plusieurs par toile, sur treize toiles de même hauteur. Elle était la seule habitante de Shid à avoir accepté de poser pour le peintre dans le plus simple appareil. Sava n'avait pas cherché plus loin, décidé à reproduire ce long corps autant de fois qu'il le faudrait sans qu'on saisisse jamais la raison de cette fantastique absurdité. Le résultat est ce mur de nus, l'un des plus hypnotiques que l'on puisse admirer, digne de Morandi, digne de Vallotton ou de Vuillard. C'est dans cette salle que j'ai compris que je n'avais jamais compris Shoumanovitch. Qu'il était l'un des peintres les plus excitants et les plus originaux, non pas de Serbie, mais de l'Europe du XXème siècle.

La galerie des nus du musée de Shid. © D.L.

Le Rijksmuseum et le MoMA renferment des trésors indiscutables. Mais ce sont des trésors évidents, filtrés par le temps, désignés comme tels par des armées de critiques et des millions d'adorateurs anonymes. Le petit musée Shoumanovitch de Shid, en Serbie occidentale, dans ce Rivage des Syrtes, malgré sa taille, malgré son inexistence au-delà des frontières, malgré son absence de visiteurs, offre pourtant un trésor à l'égal de ces géants. Le force d'attraction du centre sur la périphérie n'est pas une illusion et l'on peut vivre toute une vie en se satisfaisant de l'idée que seuls les grands musées du monde occidental offrent la somme de tout ce qui doit être admiré. On risque alors de ne jamais être transformé par la patiente obsession d'un homme seul à la frontière de nulle part, les yeux crevés par une femme inconnue et des champs aplatis.

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