Culture / Les Pajak père et fils unis par leurs ardentes passions communes
Une exposition de toute beauté, qui marquera pour beaucoup la découverte de la peinture de Jacques Pajak (1930-1965), présentée sous ses aspects très contrastés et accompagnée d’un choix de dessins à l’encre de Chine non moins représentatif de son fils Frédéric, est à voir absolument (jusqu’au 7 avril) à l’Estrée de Ropraz, splendide galerie sise au milieu des paysages au bord du ciel chers à Gustave Roud et à Jacques Chessex.
Plein la vue! et c’est comme une musique qui se déploie à fleur de ciel – musique qui exulte et s’ouvre à la symphonie des couleurs, ou au blues plus grave et tourmenté, free jazz et syncopes de désemparé s’exprimant à grand gestes fous ou comme à genoux à griffonner de minuscules cosmologies, à projeter aussi de folles figures inquiètes – tout un univers à la fois lyrique et tragique faisant écho à une trajectoire terrestre de comète: voilà pour Pajak père…
Et le fils est là aussi avec son œuvre à lui, comme un témoin qui a raconté déjà, diverses fois, son drame d’orphelin à qui la putain de vie (ou plus précisément la connerie d’un chauffard) à ses dix ans, ont volé son fou de papa, mais dix ans est l’âge de raison, dit-on, et tous les écrits de Frédéric, autant que ses dessins à l’encre de Chine, expriment comme une vieille sagesse d’enfance, lucide pour avoir appris «des choses» avant les autres, moins égocentré et mégalo que Jacques mais aussi impérieux dans ses propres recherches, tous deux Polacs d’origine à racines un peu retorses voire tordues – le père et grand-père Jean ayant déjà connu l’écartèlement entre la hache de la Grande Histoire et les coups de canifs des scènes de ménage, tout ça faisant un roman familial vécu en exalté par Jacques – comme en témoigne sa formidable bio illustrée au titre éloquent d’Un milliard de projets - et plus tranquillement revisité par Frédéric.
Cela étant les œuvres nous atteindront par-delà le quotidien, grâce à la transposition de l’art ou de la poésie (au sens large), Jacques ayant toujours regimbé devant l’aveu impudique et Frédéric jamais cessé de confronter sa modeste destinée de polygraphe autodidacte à celle de ces titans peu académiques que furent un Nietzsche – auquel il vient d’ailleurs de consacrer une nouvelle approche via la musique – ou un Pessoa, un Freud ou un Walter Benjamin, un Pavese ou un Rimbaud…
Comme une fraîcheur hors du temps
Ce qui saisit à la découverte de l’accrochage des œuvres de Jacques Pajak à l’Estrée, qui fera figure de révélation pour nombre de visiteurs – et j’en suis quoique connaissant déjà quelque peu, mais mal, cette œuvre que je croyais limitée à un certain «tachisme» –, c’est l’espèce de fraîcheur et de vigueur juvénile de cette peinture, alors même que toute une avant-garde et tant d’«écoles» de la première moitié du XXème siècle, dont elle procède par ailleurs, ont perdu de leur éclat et vieilli comme des modes passées.
Au premier regard, ainsi, l’on se trouve devant l’effusion de couleurs de la grande toile intitulée comme les autres Sans titre, comme en présence d’un rutilant détail des Nymphéas de Monet, avec le bonheur polychrome égal d’un Bonnard auquel Pajak père s’est attaché en ses jeunes années, de même qu’il fut émerveillé par un Manessier ou un Wols, du côté de l’abstraction lyrique – et c’est là sa part lumineuse, avec laquelle contraste sa part plus torturée, mais non moins habitée, qu’on pourrait situer dans la filiation expressionniste – et l’on pense à Louis Soutter, James Ensor ou Zoran Music devant ces visions inquiétantes, voire morbides, aux personnages semblant émerger d’une nuit dramatique aux rougeâtres noircis par on ne sait quel feu d’enfer – et l’on se rappelle alors que Jacques fut un enfant de la guerre et que sa mémoire d’enfant et d’adolescent a sûrement contribué à enfanter ces monstres.
Or le «roman» du jeune Jacques, surabondamment documenté par un journal intime pléthorique – déchiffré et commenté par Katia Nusslé-Pajak et Yves Tenret –, nous fait découvrir un personnage hors du commun, excessif à tous égards et dont la peinture constitue en somme, par-delà ses multiples activités et visées aussi confuses qu’ambitieuses, la pointe de sa quête effrénée et jamais satisfaite de ce qui ne se définit pas, en art non plus qu’en poésie, beauté ou vérité, chant du monde ou exorcisme du poids du monde, etc.
Tout lire, tout dire, tout faire, tout «déconstruire»…
Ce qu’il y a de très révélateur, et de très émouvant aussi, dans l’exposition actuelle de L’Estrée, c’est de découvrir en consonance, au-delà de leurs particularités plastiques évidemment différentes, ce qui unit le regard sur le monde d’un père jeune et d’un fils atteignant le double de l’âge de celui-ci, et qui se traduit par la même rigueur esthétique et la même intensité juvénile: à savoir l’affirmation sérieuse et jamais complaisante d’une vision toute personnelle, jamais académique ni flattant l’air du temps quoique tous deux soient engagés dans les menées collectives de leurs époques respectives, chacun farouchement indépendant, en autodidacte souvent tâtonnant, tous deux grands travailleurs, lecteurs boulimiques, le père donnant au fils l’exemple d’un énergumène rimbaldien de dix-sept piges impatient de changer le monde et à peu près sûr d’être le nouveau Leonard de Vinci avant de conclure à sa misérable nullité, se jurant supérieur à Picasso ou à Le Corbusier tel jour et doutant de tout le lendemain avant de se rêver réformateur des mathématiques mondiales ou peut-être chef d’un Etat idéal; et dans la foulée de ce vrai fou, plus de cinquante ans après sa mort tragique – lui fonçant sur la route comme un dératé et un autre cinglé déboîté lui rentrant dedans –, Frédéric qui s’en vient raconter aujourd’hui les tenants et aboutissants «musicaux» de la folie de Nietzsche…
La musique contre la mort
Si la musique a joué un rôle non négligeable dans les menées créatrices de Jacques le touche-à-tout, complice de Michel Puig et de Charles Dutoit pour deux opéras autant que d’Ernest Ansorge et de Freddy Buache pour le cinéma ou de René Berger pour les envolées théorique sur l’art, son fils fait cavalier seul, dans le sillage «nietzschéen» de son paternel, pour évoquer, dans son tout récent Nietzsche au piano, le philosophe en lequel il voit d’abord un poète, alors que le grand moustachu mal portant se voit essentiellement musicien; et l’on se dit que Jacques eût pu se montrer fier de Frédéric en lisant ce bel essai limpide d’écriture et solide de documentation, qui marque à la fois ce qui distingue fondamentalement l’aspiration de Nietzsche à une musique des îles bienheureuses et du sud dionysiaque, par opposition aux pompes germanique de son ami-ennemi Wagner, et ce qui fonde bonnement l’essence de la musique en sa qualité de langage le plus pur.
Or cette musique, pour revenir à L’Estrée, passe autant par les paysages à l’encre de Chine de Frédéric que par les couleurs et les douleurs de Jacques, qui s’entend dans le silence des choses vues, les yeux ouverts…
«Un milliard de projets», Jacques Pajak (1930-1965), Katia Nusslé-Pajak et Yves Tenret, édité par la Fondation Pajak, 1985. Très riche illustration, 316 pages.
«Nietzsche au piano», Frédéric Pajak, Editions Noir sur blanc, 90 pages.
L'Estrée: à Ropraz, entre Lausanne et Moudon, téléphone au +41 (0)21 903 11 73 ou par email à: [email protected]
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Très riche illustration, 316 pages.</h4> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1707994342_61crbaueval._ac_uf10001000_ql80_.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="277" /></h4> <h4>«Nietzsche au piano», Frédéric Pajak, Editions Noir sur blanc, 90 pages.</h4> <h4>L'Estrée: à Ropraz, entre Lausanne et Moudon, téléphone au +41 (0)21 903 11 73 ou par email à: [email protected]</h4>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'les-pajak-pere-et-fils-unis-par-leurs-ardentes-passions-communes', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 195, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 6, 'person_id' => (int) 675, 'post_type_id' => (int) 1, 'poster_attachment' => null, 'editions' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Edition) {} ], 'tags' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 2 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 3 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 4 => object(App\Model\Entity\Tag) {} ], 'locations' => [], 'attachment_images' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {}, (int) 1 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'attachments' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {}, (int) 1 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'comments' => [], 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ '*' => true, 'id' => false ], '[dirty]' => [], '[original]' => [], '[virtual]' => [], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [], '[invalid]' => [], '[repository]' => 'Posts' } $relatives = [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 5282, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => 'Lire «Vivre», de Boualem Sansal, participe de sa libération', 'subtitle' => 'L’arrestation du grand écrivain algérien, le 16 novembre dernier à Alger, relève à la fois de l’infamie et de la logique d’Etat, s’agissant d’un opposant déclaré plus virulent même qu’un Salman Rushdie. 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Est-il vrai qu’il aurait apprécié le fait de ne pas être maltraité? Est-il vrai qu’il aurait affirmé ces derniers temps qu’il en avait assez de vivre? Et que voit-il par la fenêtre, si tant est que les murs qui l'enferment soient pourvus de la moindre ouverture? 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Mais pas du tout : maintes fois, en effet, l’auteur du redoutable 2084 l’a répété: ce n’est pas à l’islam qu’il en veut, mais à l’islamisme et à l’instrumentalisation sociale et politique du «message» musulman, comparable à l’instrumentalisation faite par tous les fanatiques césaro-papistes des confessions diverses, etc.</p> <p>Freeman Dyson rend hommage à l’auteure de science-fiction Madeleine L'Engle, très prisée des enfants et des ados anglo-saxons (elle a écrit une trentaine de romans les visant en priorité) et qui accorde, en chrétienne atypique, plus d’importance aux scientifiques qu’aux théologiens, coupables, selon elle, de limiter la notion de Dieu alors que «les scientifiques, avec leurs questions, avec leur émerveillement face à la gloire de l’Univers», l’ont aidée dans sa quête de méditation et de contemplation, tant il est vrai que les spécialistes de biologie cellulaire ou d'astrophysique traitent de la nature de l'existence même au fil de questions d’ordre théologique: «quelle est la nature du temps? 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Vous allez vous retrouver en vos jeunes années, quand vous vous interrogiez, graves filles et garçons, sur la place de l’homme dans l’Univers, le mystère de son origine et de ses fins dernières, l’éventualité de présences cousines dans les galaxies poches ou lointaines, enfin tout le branlebas de questions relevant de la religion, de la philosophie, de la métaphysique ou de la science-fiction.</p> <p>Si celle-ci a été «votre truc» entre 13 et 33 ans, soit par les livres de Bradbury et d’Asimov, soit par le cinéma avec Spielberg et autres odyssées de l’espace, vous vous retrouverez en pays de connaissance avec la partie explicitement conjecturale et truffée de trouvailles épatantes de <em>Vivre</em>, schématique à souhait et «limite» naïve quoique frisant le comique burlesque à la Monty Python dans son arborescence «scientifique», avant que le roman, apparemment tout différent des autres ouvrages de Boualem Sansal, ne vous ramène au cœur des préoccupations actuelles de l’écrivain: inquiétudes sociétales (fanatisme religieux et wokisme au menu) et chocs entre cultures et continents, monde en pleine bascule géopolitique et troisième guerre mondiale redoutée, fin des haricots et fuite sur Mars dans la fusée des Musk Brothers & Co, etc.</p> <p>Or je lis plus précisément, dans <em>Vivre</em>, que «les gouvernements n’ont jamais d’autre but que de satisfaire l’appétit insatiable des oligarchies et des camarillas qui les constituent»; et tout à l’heure je lisais ces lignes qui sont comme le «pitch» de ce formidable récit se jouant des codes «populaires» de la SF pour développer une réflexion voltairienne sur l’état actuel de nos sociétés et les hantises et autres fantasmes de survie de nos semblables divers: «Une entité de l’espace vous contacte télépathiquement pour vous annoncer que la Terre va disparaître, frappée par un phénomène naturel, est-il précisé, et qu’il vous incombe personnellement de désigner ceux qui seront sauvés. 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Je m’y attendais, c’est un corps d’élite, les imams, toujours prêts à bondir et à rendre service, comme les scouts »...</p> <h3><strong>Un hymne insolent à la vie libre !</strong></h3> <p>Sacré Boualem, qui fait passer le salut des Terriens par le truchement de la connexion onirique – et quel régal panaché que la suite des réponses de l’imam, du rabbin, du curé et de l’hindouiste vegan, quelle fiesta d’ironie sagace et de lucidité débonnaire quoique sans illusion, aboutissant à une conclusion d’un surprenant optimisme, à savoir que «l’avenir appartient aux gens de bien», ce que Sansal commente tranquillement (je l’imagine plutôt tranquille, ce matin, dans sa réclusion), en ces termes: «Tiens, je crois que c’est ça la bonne définition de cet objet non identifié qu’est l’humanité, que je cherche depuis des années, L’humanité, ce sont ces gens de bien qui, vaille que vaille, assurent le service de la vie»…</p> <p>Aussi bien ne me fais-je pas trop de souci, malgré tout, pour ce cher homme dont la force morale, l’intelligence et l’immense savoir «humain», modulés dans ses livres si variés de forme – jusqu’à ce roman d’anticipation parodiant joyeusement la littérature conjecturale pour ados de tous les âges – me font penser qu’il vit son incarcération actuelle, par les morts-vivants du pouvoir, comme une péripétie parmi d’autres, mais combien révélatrice pour nous qui en découvrons les effets de solidarité massive autant que les retombées de haine et d’abjection.</p> <p>Vivre, oui, et d’abord lire ce livre tonique, hymne insolent et généreux à la vie libre (!) au lieu de radoter dans le vide des idéologies «divinement» meurtrières. Boualem Sansal sera-t-il libre à Noël? C’est évidemment à espérer, même si cette fête d’«infidèles» tourne au marché de pacotille. Et les Terriens méritent-ils d’ailleurs d’être sauvés! Salut le mystère!</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1733404354_g08284.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="161" height="235" /></p> <p><strong>Boualem Sansal. <em>Vivre. Le compte à rebours</em>. </strong><strong>Gallimard, 2024, 233p. </strong></p> <p><strong><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1733404445_laviedanslunivers.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="156" height="248" /></strong></p> <p><strong>Freeman J. Dyson. </strong><strong><em>La vie dans l’univers. Réflexions d’un physicien. </em></strong><strong>Gallimard, Bibliothèques des sciences humaines, 2009. 255p.</strong></p> <hr /> <h2><strong>Entretien avec Boualem Sansal, en 2006 </strong></h2> <p><strong> </strong><strong>(paru dans le quotidien <em>24 heures </em>le 9 mai 2006)</strong></p> <p>Boualem Sansal est l’une des grandes voix de la littérature algérienne francophone, dont les romans ressaisissent la tragique et complexe réalité contemporaine avec une porosité et une faconde sans pareilles. Après <em>Le serment des barbares</em> (1999), <em>L’enfant fou de l’arbre creux</em> (2000) et <em>Dis-moi le paradis</em> (2003), son quatrième roman, Harraga, s’attache à deux destinées de femmes avec autant d’empathie que de lucidité révoltée. Au printemps 2006, cet auteur qui a «mal à l’Algérie» adressait une lettre ouverte à ses compatriotes intitulée <em>Poste restante: Alger,</em> d’un courage civique impressionnant. Nous avions rencontré l’auteur après cette parution...</p> <p><strong>Comment, Boualem Sansal, vivez-vous aujourd’hui en Algérie?</strong></p> <p>Plutôt mal, après une amnistie marquant la réhabilitation des criminels d’hier, qui se retrouvent à plastronner en ville avec une arrogance extraordinaire. La chape d’un ordre moral intolérant se fait de nouveau ressentir, parallèlement à la réintroduction de l’enseignement religieux et à l’occupation des mosquées. Or la population semble l’accepter, tant elle est respectueuse de l’islam.</p> <p><strong>Quelle a été votre éducation personnelle?</strong></p> <p>Je suis né dans une famille où l’on pensait que l’instruction était essentielle. Ayant perdu mon père très tôt, j’ai été soumis, avec mes trois frères, à la discipline rigoureuse d’un grand-père chef de gare qui avait fait la guerre de 14-18, laïc et profondément attaché à la France et à sa culture. Après un début d’études classiques en latin-grec, j’ai cependant bifurqué sur une formation d’ingénieur, l’Algérie de l’indépendance ayant besoin de bâtisseurs et de techniciens plus que de «beaux parleurs», comme on disait alors. C’est pourquoi je me suis retrouvé, en 1992, au poste de Directeur de l’industrie, où m’avait appelé un condisciple devenu ministre.</p> <p><strong>Qu’avez-vous appris dans les allées du pouvoir?</strong></p> <p>Ce qui m’a le plus frappé, c’est la morgue, la corruption, les luttes entre clans et, d’une manière générale, le mépris de la population, ainsi qu’une formidable incompétence des apparatchiks du parti unique.</p> <p><strong>En avez-vous un exemple?</strong></p> <p>Le plus éloquent est ce rapport qu’un ministre m’a chargé d’établir, sur les relations entre l’endettement des pays du Sud méditerranéen et leur niveau de développement. Me fiant aux chiffres de la Banque mondiale et du FMI, j’ai constaté que les pays les plus endettés à régimes autoritaires, à commencer par l’Égypte, étaient aussi les plus déficients en matière de développement, alors qu’Israël, super-endetté, affichait un développement constant. Ce constat a mis le ministre en fureur, qui m’a prié de supprimer la mention d’Israël, ce que l’honnêteté m’interdisait. Je lui ai donc proposé ma démission immédiate, qui a été refusée en même temps qu’on enterrait le rapport. Par la suite, mes positions et mes livres m’ont valu d’être limogé.</p> <p><strong>Comment en êtes-vous venu au roman?</strong></p> <p>Cela s’est fait comme ça, pendant la terreur islamiste qui nous cloîtrait. Or que fait-on dans ces conditions ? On tourne en rond, on remâche les dernières horreurs du jour, on prend des notes sur ce qu’on observe, et tout à coup le « roman » est là, dicté par la vie. C’est ainsi qu’est né Le serment des barbares.</p> <p><strong>Décrire la réalité si fidèlement, comme l’a fait aussi votre ami Rachid Mimouni, ne représentait-il pas un risque?</strong></p> <p>Bien entendu, mais sortir dans la rue était déjà risqué. A propos de mon ami Rachid, la nuit suivant son enterrement en Algérie, des fanatiques ont exhumé son cadavre pour le livrer aux chiens. Ce n’est pas du roman : c’est la réalité, comme <em>Harraga </em>relève d’une réalité vécue.</p> <p><strong>Dans votre lettre ouverte aux Algériens, vous vous en prenez violemment à l’amnistie…</strong></p> <p>Pour aboutir à une vraie réconciliation, il fallait enquêter et rendre la justice. Je ne suis pas contre le pardon, au contraire, mais cette amnistie était une insulte aux victimes et un déni de justice.</p> <p><strong>Pensez-vous être entendu? Et menacé?</strong></p> <p>On m’a appris récemment que le livre faisait l’objet d’une mesure de censure, mais de nombreux compatriotes partagent mon point de vue, même si mes adversaires me font passer pour un « agent de la France » Menacé ? L’Algérie est un grand pays, dans lequel je reste à peu près invisible. Par ailleurs, comme Mimouni, je suis protégé par ma notoriété. 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Celle-ci l’éloigne-t-elle du réel, ou lui permet-elle au contraire de se libérer du «nombrilisme» et de mieux accéder à l’«universel»?</p> <p>De telles questions auront peut-être «fait débat», cet hiver-là, tandis qu’il neigeait sur Vilnius, à tel festival de littérature auquel venait de participer Sarah Popp (quel nom, n’est-ce pas? pour une auteure, autrice, auteuse ou autorelle en langage d’inclusion), qui se réjouissait de revenir en Suisse pour y retrouver, à la veille de son cinquante-neuvième anniversaire, son compagnon Tobie, aussi à l’aise à son piano que devant les fourneaux, et leur fille Matild associée à une mini-troupe d’animateurs de robots-marionnettes au goût dernier cri de la nouvelle génération théâtrale.</p> <p>Alors quoi, un roman de plus sur les «problèmes du roman»? Mais quelle barbe! Et pourtant non: grâce à la neige et au gel, aux avions cloués au sol et donc à l’imprévu illico salué par Tobie («accepte ce qui arrivera» lui chante-t-il au téléphone quand elle lui expose son retard de deux ou trois jours), et Sarah de se réjouir de l’imprévisible occasion de vivre elle ne sait encore quoi alors que, de la fenêtre du bus qui la ramène de l’aéroport en ville, elle voit sans le voir un grand camion blanc dont la cabine figure une petite maisonnette, prélude à un conte à dormir debout. 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Dans le roman de Rose-Marie Pagnard, en tout cas, la morale des bien-pensants, de telle tante bigote ou de tels voisins malveillants dans un village «gonflé de méchanceté», pèse lourdement sur les jugements portés sur telle jeune fille libre ou, d’une génération antérieure, sur telle «fille-mère» passible de la prison. Mais Sarah Popp n’est pas du genre, en tant que romancière, à se contenter d’une «dénonciation» univoque. Est-ce dire qu’elle fuit dans l’équivoque? Pas non plus. Il faudrait alors, par manière de réponse, détailler le roman et ses rebondissements, les multiples facettes de ses personnages, «raconter» le vieil Anders et le pourquoi de sa révolte remontant au calvaire social de sa mère, raconter celle-ci et sa propre façon de se libérer voire de se fiche de son passé, raconter l’amour fou de Sarah et de Tobie en butte au qu’en dira-t-on, raconter la sensualité persistante de Sarah la quasi sexa, raconter Sarah et sa fille, Sarah et l’angoisse, Sarah et les maux - Sarah et les mots, Sarah et la magie des objets, Sarah et la fantaisie de la fée-sorcière Rose-Marie.</p> <p>Rose-Marie Pagnard est poète autant sinon plus qu’elle est romancière, à savoir que chez elle les mots et les images passent avant les «scènes à faire», qui tissent une sorte de tapisserie «musicale» aux détails reproduisant à foison la joyeuse profusion de la réalité.</p> <h3>Féerie kaléidoscopique</h3> <p>Et c’est alors qu’il faudrait citer à qui mieux mieux, quitte à tirer «la ficelle folie». Citer le «sac de tristesse» de l’ancien voisin bûcheron, «vieux mais propre» et fleurant le savon, le bois et le citron. Citer le syndrome des jambes de Sarah dont les cauchemars l’empêchent de dormir car «chaque nuit est un piège», telle étant la part d’ombre de ce tourbillon lumineux de neige comme produite par une usine à farine. Citer les vitrines, les concerts, les biscuits de Noël qui peut être «poussent les pensées vers la mélancolie». Citer la «tête osseuse» à «noblesse de cheval» du faux ogre estimant qu’on est tous des «maltraités de la vie». Citer le «cœur explosif» du passé de Sarah entrevu par Tobie, lequel inspire celle-ci quand il rage. Citer le souvenir pénible du «poulailler paroissial» de la mesquine petite ville. Citer les deux enfants morts emportés par le père dans un carton à chaussures – «il faut beaucoup de calme et de propreté pour que ces faits révèlent leur beauté». Citer la beauté partout quand on a l’âme clame et propre à l’écart des «bandits en soutanes», ou citer par la fenêtre du bus les bonds de dauphins que suggèrent les ondulations d’un pipeline russe violet sur fond de neige, citer la forêt qui «se serre autour de l’histoire» avec «cette petite histoire humaine à l’intérieur», etc.</p> <p>Rose-Marie Pagnard a l’âge des seniors et la grâce des enfants, ou plutôt de l’enfance en tant qu’instance de l’imagination sans âge, et c’est à l’enfance grave des contes que la fugue dans la neige lituanienne de <i>L’enlèvement de Sarah Popp</i> fait penser, à l’enfance tissée d’émerveillements primesautiers et d’effrois secrets, à ce qui nous reste de bonne rage vivace après les déceptions et les larmes, à ce qui relance notre joie. </p> <p>Dans ce conte foisonnant qui ressemble si fort à la vie, peut-être même plus réel qu’elle, il y aurait, au conditionnel de l’enfance, un poney cinquantenaire aux yeux bleus, un drôle de type nommé Robert Louis Stevenson comme le conteur fameux mort aux îles Samoa d’un AVC après avoir fait rêver les jeunesses du monde à son île au trésor, un beau garçon surnommé Chasseur qui se fait draguer «grave» par Sarah, laquelle n’est plus à la fin qu’une poussière géante ou qu’une araignée en chocolat sous le balai de la mémoire passée et future, avec les mots de Rose-Marie Pagnard, fée et sorcière-sourcière emmêlée dans ses pinceaux et autres stylos dans sa féerie évoquant «une danse de Lapons endormis», lapins d’Alice et compagnie, sous les étoiles dont les noms (Chevelure de Bérénice ou Petit Lion) «valent le coup de vivre cent ans», enfin Sarah, agitant son kaléidoscope, se dit comme ça, «qu’il ne lui est pas nécessaire de tout comprendre, seulement de vivre et d’être amie de l’imagination».</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1732184054_zoelenlevementdesarahpoppcopie.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="298" /></p> <h4>«L’enlèvement de 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