Actuel / Serbie: élections dans une démocratie à deux vitesses
Le président serbe Aleksandar Vučić à la frontière avec la Macédoine du Nord, lors d'une livraison de vaccins anti-Covid, en février 2021. © Влада на Република Северна Македонија - source officielle
Alors que 55% des Serbes ont voté ce dimanche 17 décembre, les résultats semblent excessivement favoriser le Président Vučić et son parti SNS. Une réalité historique et sociologique plus profonde permet de mieux comprendre d'où viennent ces résultats, et ce qu'ils dessinent à l'horizon.
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Voici son histoire en quelques mots.</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1715863573_mimara.jpg" class="img-responsive img-fluid center " width="568" height="422" /></p> <h4 style="text-align: center;"><em>Ante Topić Mimara. © Mimara.hr</em></h4> <p>On sait très peu de choses sur ses débuts, sa date et son lieu de naissance, voire sa véritable identité. Il est probablement né en Dalmatie au tournant du siècle, et a reçu une éducation artistique, tant en tant que copiste qu'en tant qu'historien de l'art, à Rome, après la Première Guerre mondiale. Il a commencé sa brillante carrière criminelle en volant le trésor le plus précieux de la cathédrale de Zagreb, un diptyque du XIème siècle. Il l'a vendu en 1927 au Cleveland Museum aux Etats-Unis, qui l'a restitué à la Yougoslavie en 1936. Cela n'avait d'abord pas été remarqué car le voleur avait habilement remplacé l'original par une copie, un commerce sur lequel il baserait finalement toute sa fortune. Pour entrer dans le trésor de la cathédrale, un homme l'a aidé à forcer la serrure, un jeune serrurier communiste connu sous le nom de Josip Broz Tito. Ce serait le début d'une longue association criminelle.</p> <p>Pendant la Seconde Guerre mondiale, il vivait dans une luxueuse villa dans la banlieue de Berlin, à Schlachtensee. Il se vantait souvent d'avoir fréquenté Hitler et Göring depuis 1927, servant de conseiller artistique à ces derniers et allant même jusqu'à proposer de peindre le portrait d'Hitler. Cette douteuse vantardise n'est confirmée par aucun document d'archives. Il est cependant très probable qu'il se soit livré au pillage pendant cette période en contraignant des collectionneurs juifs à lui vendre des œuvres à bas prix, à l'origine de sa vaste collection. Il le faisait avec la protection de son copain Göring, pour qui il trafiquait également des œuvres pillées. Mimara se vantait en effet d'avoir été très proche du Reichsmarschall, même à la télévision vers la fin de sa vie.</p> <p>Après la guerre, il a fui l'Allemagne et – bien sûr – a prétendu avoir été un combattant de la résistance et même emprisonné dans un camp de concentration depuis 1942. Il s'est ensuite présenté en 1946 au Point de collecte central de Munich. C'est là que les Américains collectaient et cataloguaient toutes les œuvres d'art pillées par le régime nazi. Il s'est présenté comme le représentant officiel de la Yougoslavie – ce qu'aucun registre ne peut confirmer –, portant l'uniforme de colonel, bien qu'il n'ait aucun grade dans l'armée.</p> <p>Alors qu'il était au Point de collecte, il a rencontré une certaine Wiltrud Mersmann, une jeune conservatrice allemande employée par les Américains. Il l'a séduite et l'a épousée en 1957. Ensemble, ils ont systématiquement pillé autant d'œuvres d'art qu'ils le pouvaient, Wiltrud étant capable de produire de faux certificats pour des œuvres qu'ils savaient tous deux ne pas figurer sur la liste des biens pillés en Yougoslavie. Le chiffre de 166 œuvres volées est souvent mentionné, les Américains comprenant la supercherie beaucoup trop tard. En 1963, Mimara a réussi, pour des raisons entièrement inconnues, à vendre pour 600'000 dollars la célèbre «Cloisters Cross» (la Croix des Cloîtres), un chef-d'œuvre en ivoire de morse roman anglais du XIIème siècle, désormais exposée au Metropolitan Museum de New York. Le Metropolitan, représenté par Thomas Hoving, futur directeur, effectue cet achat malgré les avertissements de la police suisse sur la nature suspecte des transactions de Mimara, et l'absence flagrante d'une provenance régulière. Evoquant cet achat hautement irrégulier et le passage du crucifix en contrebande de l'Italie vers New York en passant par la Suisse, Hoving parle dans ses mémoires avec candeur de cet achat «illicite et clandestin»: «C'était la grande époque de la piraterie dans le business des musées. Ce n'est plus cas, mais c'était comme ça. Cela a pris fin au début des années 70 avec le traité de l'UNESCO». Et même cela n'est pas vrai, puisque l'on sait que des tableaux et des objets d'art sont encore aujourd'hui acquis par des musées sans vérification, et parfois même en ignorant sciemment la provenance douteuse de l'objet. Qu'importe, cette vente permet à Mimara d'acquérir le château de Neuhaus près de Salzbourg, où il s'installe avec sa femme et son fils. Le crime ne paie pas?</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1715863955_800pxthe_cloisters_cross_met_dp102901.jpg" class="img-responsive img-fluid center " width="520" height="520" /></p> <h4 style="text-align: center;"><em>La Croix des Cloîtres, en ivoire du XIIème siècle, 57,5x36,2cm, aujourd'hui conservée au Metropolitan Museum of Art à New York. © DR</em></h4> <p>En 1948, il a fait don d'un premier lot de 148 œuvres au Musée Strossmeyer de Zagreb. Et en 1972, il a fait don d'une partie importante de sa collection à la République fédérale socialiste de Croatie: 3'700 œuvres d'art, objets et antiquités, en échange de trois engagements de la part de la République yougoslave. Premièrement, que cette collection serait abritée dans un musée portant son nom, qui se trouve toujours au centre de la ville. Deuxièmement, qu'il recevrait un appartement à Zagreb et une maison sur la côte. Et enfin, qu'il recevrait une pension viagère, initialement de 100'000 dollars par an, puis de 50'000 dollars pour sa veuve Wiltrud après sa mort. Il semble que cette promesse ait été tenue par la République de Croatie jusqu'en 2022, année du décès, à l'âge de 104 ans, de la veuve de ce formidable escroc. Les ministres de la Culture croates successifs et tous les responsables artistiques de Zagreb sont toujours unis sur cette question aujourd'hui. Malgré de nombreux articles dans la presse professionnelle internationale et des opinions désastreuses d'experts, le musée a célébré son 30ème anniversaire en 2017 avec beaucoup de faste, comme si personne ne pouvait douter de l'excellente réputation du «Louvre de Zagreb». Face à une tempête juridique et politique internationale et risquant le ridicule, la Croatie préfère ne rien dire, ne rien entendre et ne rien voir. En 2019, un tremblement de terre a frappé la région de Zagreb. Le musée Mimara a été touché et sa fermeture temporaire a été décidée. Cinq ans plus tard, le devenir de cet héritage embarrassant reste inconnu.</p> <p>Mais Mimara n'a pas seulement accordé des faveurs artistiques à sa Croatie natale. Il s'est également assuré de récompenser les musées de Belgrade et de Ljubljana, ainsi que les fonctionnaires du Parti ou les dignitaires étrangers utiles au régime de Tito. C'est ainsi que certains tableaux particulièrement remarquables ont atterri au Musée national de Belgrade. Trois d'entre eux, attribués à Titien, Tintoretto et Carpaccio, appartenaient à Göring qui les avait achetés au comte Contini Bonacossi, un suflureux marchand de Florence connu pour vendre des faux. Un Canaletto et un Guardi ont ainsi appartenu à Martin Bormann, secrétaire particulier d'Hitler. Un tableau attribué à Hubert Robert et un autre à Albert Cuyp avaient appartenu au baron de Rothschild à Paris. Avant que Mimara ne les prenne, les deux avaient été pillés par les Allemands, encore une fois pour Göring. D'autres tableaux à Belgrade pillés par Mimara incluent des œuvres attribuées à Rubens, à l'Ecole de Poussin, un grand paysage de Corot et un autre attribué au Caravage, qui avait été volé par les Allemands en Tchécoslovaquie.</p> <p style="text-align: center;"><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1715864657_portrait_of_catherine_of_austria_with_a_globe_and_a_compass.jpeg" class="img-responsive img-fluid center " width="565" height="745" /></p> <h4>Portrait de Christine du Danemark<em>, attribué au Titien, 1548, au Musée national de Serbie, Belgrade.</em></h4> <p>Pendant des décennies après la guerre, les œuvres apportées par Mimara n'ont pas été incluses dans l'inventaire du Musée national et n'ont jamais été exposées. Les responsables du musée étaient parfaitement conscients de leur passé sombre. Lorsque je travaillais au Musée national, il y a une vingtaine d'années, les conservateurs me disaient que ces œuvres avaient été acquises de manière plus que douteuse, que leur provenance posait problème et que le secret restait le <em>modus operandi</em> imposé. Rien n'a été fait depuis, le silence et le déni restent la politique préférée. Cela n'a pas empêché le système judiciaire italien de montrer un intérêt marqué pour les peintures italiennes, affirmant qu'elles n'appartiennent pas à Belgrade. Et fidèle à son habitude, la direction du Musée national insiste sur le fait qu'il n'y a absolument aucun problème avec leur provenance. Combien de temps encore durera cette obstination à ne pas affronter des vérités évidentes, on l'ignore. 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Comme si l'optimisme était considéré comme un péché mortel, la totalité de ces auteurs, dont certains sont des géants de la littérature mondiale, ont en commun de nous imaginer un avenir épouvantable, où l'univers concentrationnaire allemand est utilisé comme mètre-étalon de ce que le cerveau humain peut engendrer à son nadir. Le <em>Problème à trois corps</em> n'échappe pas à cette règle.</p> <p>On pourrait s'arrêter sur trois éléments centraux du <em>Problème à trois corps</em>, réunis sous un dénominateur commun. Le premier élément, c'est la nature même de l'ennemi. Le second élément, ce sont ceux parmi les êtres humains dont on attend la solution. Et le troisième élément, c'est le genre de monde dans lequel on nous promet la victoire sur l'Ennemi. 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Mais il est également probable que ce mépris pour l'organisation politique traditionnelle soit le fruit même des craintes qui nous hantent. Que ce soit le démiurge aux poches sans fond qui finance les jeunes scientifiques, ou la décision des Nations Unies de confier le sort de l'humanité à trois personnes, sans aucun droit de regard, tout cela illustre notre désarroi face à des instances politiques qui se perdent en des débats interminables qui accouchent de souris.</p> <p>La guerre qui oppose l'Occident à la Russie en Ukraine fait apparaître que le pouvoir direct d'un seul, même plus faible et plus petit, offre des avantages considérables lorsque l'on est soi-même soumis à des contrôles et des élections interminables. « <em>Je veux que vous paniquiez</em> », criait d'une voix étouffée Greta Thunberg. La panique est incompatible avec la démocratie, avec la discussion et le consensus. Elle exige une action immédiate et irréfléchie. 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En survolant la presse occidentale qui couvre l'événement, on comprend que les élections parlementaires anticipées qui se sont déroulées en Serbie cimentent l'autocratique Aleksandar Vučić et son parti SNS. On parle de subversion, d'électeurs de province amenés par bus dans la capitale pour déposer des bulletins en faveur du SNS, d'intimidations des observateurs indépendants, parfois même de violences à l'encontre d'opposants.
Associé à la victoire écrasante du SNS avec 47% des votes contre 23% pour «La Serbie sans violence» à la deuxième place, le narratif est facile à dérouler: en Serbie la démocratie parlementaire est sous le contrôle d'un dictateur, l'opposition est muselée, rien ne fonctionne hors du parti au pouvoir. Ce qui est à la fois exact, et faux. C'est exact car il est indéniable que Vučić est assis sur le pouvoir comme aucun leader politique serbe ne l'a jamais été, peut-être même plus que Milosevic, voire que Tito. Il est exact aussi que l'opposition est privée de plateforme, qu'elle est continuellement vilipendée, que son temps de parole est limité – Vučić a selon certaines estimations 40% du temps médiatique pour lui – que toutes les municipalités, les institutions et les entreprises d'Etat sont dans sa poche, bref, que le processus démocratique ne fonctionne pas.
Pourtant, le calendrier électoral ainsi que les résultats de ce dimanche racontent une histoire bien différente. Premier ministre depuis 2014 puis Président depuis 2017, un visage poupin, lippu, mal à l'aise dans son 1,99 mètre, la tête toujours penchée de côté comme un diacre, ce Belgradois de 53 ans est un animal politique de notre temps. Comme beaucoup de leaders politiques actuels, Macron ou Orbán, et avant eux David Cameron ou le hollandais Rutte, il compense son absence de charisme et d'idéologie par une soif inextinguible du pouvoir, qui justifie tous les compromis. Il est parvenu au sommet en opérant un revirement complet d'orientation politique, passant de l'ultra-droite nationaliste à un centrisme européiste bon teint, économiquement libéral et politiquement conservateur. Puis il fausse les pistes en nommant une femme (la première) gay (la première) au poste de Cheffe du gouvernement. Comme son homologue français, il est l'homme du «en même temps»: la Serbie a pour destin d'entrer dans l'UE, en même temps nous ne céderons jamais le Kosovo; nous condamnons fermement l'invasion de l'Ukraine, en même temps nous ne couperons pas nos liens avec la Russie; la Serbie est l'élément stabilisateur des Balkans, en même temps nous n'abandonnerons jamais nos «frères» en République Serbe de Bosnie et au Kosovo; je protège le processus démocratique et la liberté de presse en Serbie, en même temps ceux qui votent contre moi ou écrivent des articles contre moi sont des traîtres à la solde de l'étranger.
Ce jeu d'équilibriste permanent s'adresse à tous les publics, aux Européens comme aux Russes et aux Chinois, aux urbains libéraux comme aux paysans de Serbie centrale, aux hommes d'affaires comme aux retraités. Et ce jeu est vital car, contrairement aux apparences, le pouvoir politique en Serbie est un emploi mortel et l'a toujours été. L'assassinat des rois, des ministres et des présidents est un sport national, on en décompte environ 8 en deux siècles, le dernier en 2003, lorsque le Premier ministre Đinđić se faisait abattre en plein Belgrade.
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Sur la base d'un roman écrit par un auteur chinois à succès, cette fable apocalyptique nous raconte énormément de choses sur nous et notre société.', 'subtitle_edition' => 'Diffusée par Netflix depuis mars, la première saison du "Problème à trois corps" a pris le monde d'assaut. Sur la base d'un roman écrit par un auteur chinois à succès, cette fable apocalyptique nous raconte énormément de choses sur nous et notre société.', 'content' => '<p>Le philosophe slovène Slavoj Zizek étaye souvent ses théories sociales et politiques de blagues, mais surtout d'exemples de la culture de masse et populaire. En illustrant son propos avec des séries télévisées ou la politique marketing de Starbucks, il nous permet de distinguer le discours, ou disons la petite musique de fond de notre époque, avec bien plus d'acuité que toutes les œuvres dites de haute culture. Ainsi la série Netflix <em>Le</em> <em>Problème à trois corps </em>offre un résumé saisissant des passions qui nous agitent depuis quelques années. On pourrait presque y voir un évangile tant son scénario est lisible comme un résumé de toutes nos craintes, de nos désirs et de nos croyances.</p> <p>Cette <a href="https://www.netflix.com/title/81024821" target="_blank" rel="noopener">série</a> en neuf épisodes, pour lequel nous attendons la seconde saison, est un morceau de bravoure télévisuelle incontestable. On s'amuse bien en la regardant, la production est léchée, les acteurs sont crédibles et les dialogues sont prenants. Lorsque l'on sait que l'auteur des livres qui ont inspiré cette série est chinois, on est également prié de comprendre que la domination absolue de l'Amérique sur la culture de masse ne sera bientôt plus qu'un lointain d'un souvenir. Ce que "Squid Game", la série coréenne, nous avait déjà permis d'entrevoir.</p> <p>La science-fiction permet à un auteur de projeter dans une œuvre sa vision de la société et de son avenir. L'éclosion de ce genre a eu lieu sous l'effet combiné de notre soudaine connaissance de l'histoire à partir du XIXe siècle, puis des idéologies et des massacres de masse du XXe siècle, qui nous ont fait perdre notre innocence. Dans un monde devenu dangereux et mouvant, l'artiste avait soudain reçu le commandement d'imaginer l'issue de ce chaos.</p> <p>Après les débuts fabuleux et enfantins de Jules Verne, les boucheries de Verdun puis du Troisième Reich ont définitivement assombri le genre vers les dystopies orwelliennes, mais aussi celles de Huxley, de Clarke, de Bradbury en passant par Philippe K. Dick, jusqu'à Liu Cixin, auteur du <em>Problème à trois corps</em>. Comme si l'optimisme était considéré comme un péché mortel, la totalité de ces auteurs, dont certains sont des géants de la littérature mondiale, ont en commun de nous imaginer un avenir épouvantable, où l'univers concentrationnaire allemand est utilisé comme mètre-étalon de ce que le cerveau humain peut engendrer à son nadir. Le <em>Problème à trois corps</em> n'échappe pas à cette règle.</p> <p>On pourrait s'arrêter sur trois éléments centraux du <em>Problème à trois corps</em>, réunis sous un dénominateur commun. Le premier élément, c'est la nature même de l'ennemi. Le second élément, ce sont ceux parmi les êtres humains dont on attend la solution. Et le troisième élément, c'est le genre de monde dans lequel on nous promet la victoire sur l'Ennemi. Le dénominateur commun, celui qui résume et englobe tous les autres, c'est ce désir de guerre, central dans un nombre incalculable de productions culturelles de masse depuis des années déjà.<br /><br />Le premier élément, l'Ennemi, est un miroir parfait des craintes combinées de nos sociétés depuis quelques années. Dans la série, l'Ennemi est une espèce intelligente, lointaine, dont il semble possible qu'elle soit animée des pires intentions concernant la race humaine. Condamnée à des cataclysmes sans fin dans son système planétaire à trois corps, origine du titre, cette espèce a pour projet de conquérir la terre et d'en déloger l'humanité. Les intentions exactes de cette espèce restent floues, mais potentiellement néfastes. Ce qui correspond exactement aux ennemis que nos sociétés affrontent ou croient devoir affronter depuis plusieurs années. Nous ne craignons plus l'invasion de l'Allemagne ou une armée régulière quelconque. Nous craignons désormais le changement climatique ou les pandémies. Comme dans le <em>Problème à trois corps</em>, ces ennemis menacent l'humanité dans son ensemble, n'ont pas de nom ou de visage et semblent invincibles.</p> <p>Le second élément concerne ceux parmi les humains dont on doit attendre une solution contre l'Ennemi. La série concentre son récit sur un aréopage de jeunes scientifiques, surdoués et nécessairement multiethniques. Torturés par des dilemmes éthiques de façade, ceux-ci vont néanmoins diligemment offrir leurs compétences à un pouvoir qui n'est plus politique, mais financier, sorte de démiurge à la Elon Musk qui prend des décisions discrétionnaires pour la planète entière. La pandémie de COVID nous l'avait déjà appris, comme le discours climatique. Ce ne sont plus de nos jours les papes, les princes et les généraux dont on doit attendre la parole et l'ordre, mais les scientifiques. « <em>Il faut croire les docteurs !</em> » s'époumonait une cliente âgée d'un restaurant lémanique la semaine dernière. Durant toute la pandémie de COVID, cette antienne nous a été répétée sur tous les plateaux de télévision et dans tous les journaux : il faut croire en la science. Sans jamais relever que cette injonction est en soi contradictoire, puisque la science n'est pas affaire de foi. 2 + 2 font 4, qu'on y croie ou non.</p> <p>Le troisième élément, déjà visible dans le second, c'est le monde dans lequel on nous annonce que se trouve la victoire contre l'Ennemi. Il serait facile de pointer le fait que l'auteur du livre est chinois, que cela explique pourquoi le problème à trois corps est traversé par un tel dédain de la démocratie. Mais il est également probable que ce mépris pour l'organisation politique traditionnelle soit le fruit même des craintes qui nous hantent. Que ce soit le démiurge aux poches sans fond qui finance les jeunes scientifiques, ou la décision des Nations Unies de confier le sort de l'humanité à trois personnes, sans aucun droit de regard, tout cela illustre notre désarroi face à des instances politiques qui se perdent en des débats interminables qui accouchent de souris.</p> <p>La guerre qui oppose l'Occident à la Russie en Ukraine fait apparaître que le pouvoir direct d'un seul, même plus faible et plus petit, offre des avantages considérables lorsque l'on est soi-même soumis à des contrôles et des élections interminables. « <em>Je veux que vous paniquiez</em> », criait d'une voix étouffée Greta Thunberg. La panique est incompatible avec la démocratie, avec la discussion et le consensus. Elle exige une action immédiate et irréfléchie. Et pourtant, alors même que cette série se veut une sorte de miroir du début de la Seconde Guerre mondiale, elle ignore complètement que, précisément, c'est la solidité du système démocratique anglo-saxon qui a permis la victoire sur l'Allemagne dictatoriale.</p> <p>Enfin, parlons du dénominateur commun. Que ce soit dans le <em>Problème à trois corps</em> ou dans les myriades de séries et de films que Netflix nous propose depuis des années au sujet de la Seconde Guerre mondiale, que ce soit dans l'hystérie collective délirante au sujet de la Russie en Ukraine, que ce soit dans les décisions martiales et apocalyptiques prises au début de la pandémie, il est difficile d'échapper à l'omniprésence de ce désir de guerre, du moins en Occident.</p> <p>La guerre, que l'on assimile inconsciemment toujours à la Seconde Guerre mondiale, mais jamais à la Première, ou à celle de Crimée ou d'Irak, représente ce moment d'union absolue contre le mal absolu, cet instant magique où sont suspendus les divisions et les doutes abyssaux d'une société en perte de sens et de motivation. Enfin, chacun peut se sacrifier pour la collectivité, trouver un sens à sa vie, échapper à l'anémie de la société de consommation, aux exigences de bonheur des médias sociaux, et se jeter dans la fournaise du combat des Justes contre la Bête immonde. 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Que l'on soit chrétien ou athée, cette phrase conserve toute sa pertinence si l'on remplace le mot religion par idéologie. Et l'idéologie est le personnage principal d'<em>Anatomie d'une chute</em>. L'histoire se résume une seule phrase: Un homme meurt, comment est-il mort? C'est le genre classique du «<em>whodunnit</em>» américain, contraction de «<em>who's done it</em>», ou qui l'a fait. Et comme dans tous les <em>whodunnit</em>, le spectateur est délibérément entraîné sur de fausses pistes les unes après les autres. Agatha Christie était maître du genre et parvenait à maintenir le mystère complet jusqu'à la révélation du coupable par l'inébranlable et moustachu Hercule Poirot. Ce <em>whodunnit</em> échappe hélas à cette règle tant son dénouement est prévisible.</p> <p>Dans un chalet isolé de haute montagne, non loin de Grenoble, un couple vit avec un enfant d'une dizaine d'années et presque aveugle. 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Nous ne voyons même pas le mari, nous ne faisons qu'entendre la musique qu'il fait jouer beaucoup trop fort dans son grenier, afin de rendre impossible un entretien que sa femme donne à une jeune étudiante. Toute la personnalité du mari est contenue dans cette scène. Il est volontairement absent, manipulateur et passif-agressif. A mesure qu'avance l'enquête, l'épouse multiplie les maladresses à sa propre décharge. Nous ne savons encore rien du mari, sinon qu'il traîne un lourd sentiment de culpabilité envers son fils, rendu aveugle à la suite d'un accident dont il se sent responsable.</p> <p>Lors du procès nous découvrons comment fonctionne le couple. Il ressort que l'épouse est une écrivaine à succès. Tandis que le mari, lui-même aspirant écrivain, ne parvient pas à écrire quoi que ce soit. Il est donc rongé à parts égales de frustration et de jalousie envers sa femme. A cela s'ajoute la jalousie sexuelle qu'il éprouve pour elle qui, bisexuelle, l'a trompé avec une autre femme. 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En sortant du tribunal, tout le monde jubile, la femme est innocente, le mari suicidé n'était qu'un salaud et le fils est un génie juridique qui a sauvé sa mère d'un père indigne.</p> <p>Revenons à Weinberg et à son «pour que des gens bien agissent mal, il faut la religion». A travers 2h31 de film, Justine Triet nous propose des personnages féminins uniformément vertueux et des personnages masculins uniformément mauvais, ou douteux. Même l'avocat, qui a pourtant fait preuve de courage et d'ingéniosité, se livre à deux reprises à des approches sexuelles envers sa cliente. Il est lui-même secondé d'une consœur qui, elle, n'a rien à se reprocher. Le procureur est d'une cruauté sarcastique insoutenable. La présidente du tribunal est juste et sage. La mère est maladroite, ce qui est toujours retenu contre elle, mais c'est une femme forte qui a du succès. Comme épilogue, le spectateur est convié à se réjouir de la mort tragique d'un homme malheureux. 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Parti de Stockholm le matin même, pendant cinq heures et sur plus de 500 kilomètres, le train avait longé des toundras détrempées, des milliers de lacs, des forêts d'avant l'apparition d'<em>homo sapiens</em> et des petites maisons couleur vanille, pistache ou framboise.</p> <p>Notre hôtel se trouvait au cœur du quartier le plus excitant de la capitale danoise. Retranché du centre historique par une gare centrale héritière d'un temps où le transport en commun était grandiose, Kødbyen, les anciens abattoirs, n'est que la version danoise d'une réalité désormais ubiquitaire: les zones industrielles et les docks rhabillés en centres gastronomiques et culturels. Là où des hommes souffraient pour gagner une misère avant de s'en aller sans bruit vers une mort hâtive, on boit et on s'amuse aujourd'hui. Dans ce bar à cocktails baigné d'une lumière rosâtre, le sol de pavés éraflés par les machine-outils et les murs de briques constellés de trous de vis racontent une autre histoire: les tâches monotones et dures, les ordres glapis, les pauses furtives, le vacarme incessant. Dans toutes les villes du monde occidental, surtout les centres portuaires, ces quartiers exhibent les mêmes hangars de briques et de béton aux mêmes fenêtres quadrillées, aux mêmes luminaires zingués. Et la même foule vespérale, vêtue de cuir, de laine et de jean, maigre, tatouée, piercée.</p> <p>Post-industriel est le nom que l'on donne à ces hangars et ces docks et à leur esthétique. C'était industriel, l'usage premier était productif, et ne l'est plus. Ces lieux ne sont plus fréquentés de jour, mais de nuit. Et la grande majorité de ceux qu'on y rencontre n'y produisent rien. Ils y dépensent leur argent. Comme moi d'ailleurs, et sans bouder mon plaisir.</p> <p>Tous les jours, comme tous les touristes besogneux, je me rendais dans le centre historique de Copenhague pour y écumer les musées, les restaurants et les lieux célèbres comme le Nyhaven ou le château de Rosenborg. En descendant Købmagergade, la grande rue commerçante, on passe devant les enseignes que l'on croise désormais dans le monde entier, des marques américaines et européennes, géants du luxe ou du vêtement de masse qui souvent se confondent. Et le soir je rentrais dans Kødbyen pour manger et dormir.</p> <p>Voilà ce que l'on fait lorsqu'on visite une grande ville. Avant Copenhague, nous avions passé quelques jours à Stockholm où nous avons fait exactement la même chose, avec autant de plaisir. Nous avons visité, admiré, acheté, mangé, bu et dormi. Et puis marché, plus de 14'000 pas par jour, tous les jours. Dans toutes ces villes, surtout les villes d'Europe, on visite les mêmes centres historiques léchés, les mêmes musées remplis jusqu'aux cimaises de peintres français, les mêmes châteaux, les mêmes rues commerçantes et les mêmes restaurants impeccables. Et les mêmes halles post-industrielles garnies de bars à cocktails et de galeries.</p> <p>Car tout est post, en réalité. Le centre historique est post-féodal, ou post-pauvre. Une seule chose est certaine, il n'est plus ce qu'il fut et n'a plus les mêmes fonctions. Ce que l'on en voit n'est plus qu'une façade, ce qui est sa raison d'être, elle n'existe que pour paraître. Dans les magasins de fripes fabriquées au Vietnam, les solives au plafond sont décorées de gentils dragons du XXème siècle. Dans un bar à burgers, on passe les plats par une élégante fenêtre à meneaux d'où pendent des néons bleu électrique. Les zones post-industrielles ne sont que les dernières, dans le temps, à avoir été muséifiées. Elles sont les seules à être officiellement post-quelque chose, mais elles trahissent la réalité économique et sociale de toute une ville, ou peut-être même, de notre continent, tout entier post-productif.</p> <p>Mais pourquoi regretter le temps où des hommes presque illettrés travaillaient 80 heures par semaine à se rompre les os, laissant derrière eux des épouses débordées de tâches éreintantes, les deux mourant à moins de 60 ans. Plutôt que de croupir dans les cachots de la Conciergerie, ou du Château de Chillon, ou Palais ducal de Mantoue, il est plus agréable de les visiter avant de déguster le plat du jour dans une jolie brasserie de la place. Les tourments et les souffrances de nos lointains devanciers ne feront qu'augmenter notre satisfaction de pouvoir apprécier un si bon déjeuner sans contrainte ni douleur. Et c'est tout, absolument tout, ce que nous en retirerons: une <em>expérience</em>, comme on dit désormais. Ces décors du passé n'existent plus que pour notre plaisir, presque pour nous désennuyer. Qui s'inquiète vraiment de savoir ce qui se passait dans le château de Rosenborg de Copenhague, dans les Invalides ou dans la Ca' d'Oro de Venise. On passe devant, on s'extasie, on prend une ou deux photos et on continue.</p> <p>Ces lieux ne sont plus productifs. Tout au moins ne remplissent-ils plus leurs fonctions premières. Le tourisme est pourtant une industrie. Celle-ci compte pour presque 10% du PIB de l'UE. Cela va de la Croatie, qui doit un quart de son économie (en réalité pas loin de la moitié si l'on prend en compte les acteurs indirects) au tourisme, tandis que l'Irlande ne lui doit que 3%. On estime qu'un emploi sur onze dans le monde est aujourd'hui lié au tourisme. Et l'Europe, avec son histoire, sa géographie et son infinie richesse architecturale et artistique, peut se réjouir d'un avenir brillant de ce point de vue. Les projections sont d'ailleurs exponentielles. 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