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'content' => '<p style="text-align: center;"><strong>Rachida El Azzouzi</strong>, article publié sur <a href="https://www.mediapart.fr/journal/international/191123/henry-laurens-est-sur-la-voie-d-un-processus-de-destruction-de-masse-gaza" target="_blank" rel="noopener"><em>Mediapart</em></a> le 19 novembre 2023</p>
<hr />
<p>L’historien et universitaire Henry Laurens est l’un des plus grands spécialistes du Moyen-Orient. Professeur au Collège de France où il est titulaire de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe, il a mis la question palestinienne au cœur de son travail. Il est l’auteur de très nombreux livres dont cinq tomes sans équivalent publiés entre 1999 et 2015, consacrés à <a href="https://www.fayard.fr/livre/la-question-de-palestine-tome-1-linvention-de-la-terre-sainte-1799-1922-9782213603490/"><em>La question de Palestine</em></a> (Fayard). </p>
<p>Dans un entretien à Mediapart, il éclaire de sa connaissance l’exceptionnalité du conflit israélo-palestinien et le <em>« corps à corps que même l’émotion n’arrive pas à séparer » </em>dans lesquels les deux peuples sont pris depuis des décennies. Il dit son pessimisme quant à la résolution du conflit qui peut durer <em>« des siècles » </em>:<em> « Vous ne pouvez espérer de sortie possible que par une décolonisation, mais à horizon immédiat, cette décolonisation n’est pas faisable. Dans les années 1990, elle l’était. Il y avait 30 000 colons. Aujourd’hui, ils sont 500 000 dont quelques dizaines de milliers qui sont des colons ultrareligieux et armés. »</em></p>
<p><strong>Rachida El Azzouzi: Plus d’une vingtaine de rapporteurs de l’organisation des Nations unies (ONU) s’inquiètent d’« un génocide en cours » à Gaza. Est-ce que vous employez ce terme ? </strong></p>
<p><strong>Henry Laurens</strong>: Il y a deux sens au terme de « génocide ». Il y a le génocide tel que défini par l’avocat polonais Raphael Lemkin en 1948, la seule définition juridique existante, aujourd’hui intégrée au protocole de Rome créant la CPI <em>[Cour pénale internationale – ndlr]</em>. Lemkin a été obligé, pour que ce soit voté par les Soviétiques et par le bloc de l’Est, d’éliminer les causes politiques du génocide – massacrer des gens dans le but de détruire une classe sociale –, parce qu’il aurait fallu reconnaître le massacre des <em>koulaks</em> par les Soviétiques.</p>
<p>La définition de Lemkin implique que ceux qui commettent un génocide appartiennent à un autre peuple que celui des victimes. D’où le problème aussi qu’on a eu avec le Cambodge, qu’on ne pouvait pas appeler un génocide parce que c’étaient des Cambodgiens qui avaient tué des Cambodgiens. Là, on est dans une définition étroite. C’était le prix à payer pour obtenir un accord entre les deux Blocs dans le contexte du début de la guerre froide.</p>
<p>Vous avez ensuite une définition plus large du terme, celui d’une destruction massive et intentionnelle de populations quelles qu’en soient les motivations.</p>
<p>Il existe donc deux choses distinctes : la première, ce sont les actes, et la seconde, c’est l’intention qui est derrière ces actes. Ainsi le tribunal international pour l’ex-Yougoslavie a posé la différence entre les nettoyages ethniques dont la motivation n’est pas génocidaire parce que l’extermination n’était pas recherchée, même si le nombre de victimes était important, et les actes de génocide comme celui de Srebrenica, où l’intention était claire.</p>
<p>On voit ainsi que le nombre de victimes est secondaire. Pour Srebrenica, il est de l’ordre de 8 000 personnes.</p>
<p>L’inconvénient de cette logique judiciaire est de conduire à une casuistique de l’intentionnalité, ce qui ne change rien pour les victimes. </p>
<p>Au moment où nous parlons, le nombre de victimes dans la bande de Gaza est supérieur à celui de Srebrenica. On a, semble-t-il, dépassé la proportion de 0,5 % de la population totale. Si on compare avec la France, cela donnerait 350 000 morts.</p>
<p>Le discours israélien évoque des victimes collatérales et des boucliers humains. Mais de nombreux responsables israéliens tiennent des discours qui peuvent être qualifiés de génocidaires. L’effondrement des conditions sanitaires et l’absence même de ravitaillement à destination des populations concernées peuvent indiquer que l’on est sur la voie d’un processus de destruction de masse avec des controverses à n’en plus finir sur les intentionnalités. </p>
<p>La solution à deux États n’est plus possible.</p>
<p><strong>La crainte d’une seconde « Nakba » (catastrophe), en référence à l’exil massif et forcé à l’issue de la guerre israélo-arabe de 1948, hante les Palestiniens. Peut-on faire le parallèle avec cette période ? </strong></p>
<p>La Nakba peut être considérée comme un nettoyage ethnique, en particulier dans les régions autour de l’actuelle bande de Gaza où l’intentionnalité d’expulsion est certaine. Des responsables israéliens appellent aujourd’hui à une expulsion de masse. C’est d’ailleurs pour cela que l’Égypte et la Jordanie ont fermé leurs frontières.</p>
<p>Dans l’affaire actuelle, les démons du passé hantent les acteurs. Les juifs voient dans le 7 octobre une réitération de la Shoah et les Palestiniens dans les événements suivants celle de la Nakba.</p>
<p><strong>Faut-il craindre une annexion de la bande de Gaza par Israël avec des militaires mais aussi des colons ? </strong></p>
<p>En fait, personne ne connaît la suite des événements. On ne voit personne de volontaire pour prendre la gestion de la bande de Gaza. Certains responsables israéliens parlent de <em>« dénazification » </em>et il y a une dimension de vengeance dans les actes israéliens actuels. Mais les vengeances n’engendrent que des cycles permanents de violence.</p>
<p><strong>Quelle est votre analyse des atrocités commises le 7 octobre 2023 par le Hamas ?</strong></p>
<p>Elles constituent un changement considérable, parce que la position de l’État d’Israël est profondément modifiée au moins sur deux plans : premièrement, le pays a subi une invasion pour quelques heures de son territoire, ce qui n’est pas arrivé depuis sa création ; deuxièmement, le 7 octobre marque l’échec du projet sioniste tel qu’il a été institué après la Seconde Guerre mondiale, un endroit dans le monde où les juifs seraient en position de sécurité. Aujourd’hui, non seulement l’État d’Israël est en danger, mais il met en danger les diasporas qui, dans le monde occidental, se trouvent menacées ou, en tout cas, éprouvent un sentiment de peur.</p>
<p><strong>Le dernier tome de votre série consacrée à « La question de Palestine » (Fayard) était intitulé « La paix impossible <em>»</em> et courait sur la période 1982-2001. Vous étiez déjà très pessimiste quant à la résolution de ce conflit, mais aussi concernant l’avenir de la région, comme si elle était condamnée à demeurer cette poudrière. Est-ce que vous êtes encore plus pessimiste aujourd’hui ? Ou est-ce que le conflit israélo-palestinien vous apparaît soluble, et si oui, quelle issue apercevez-vous ?</strong></p>
<p>La réelle solution théorique serait d’arriver à un système de gestion commune et équitable de l’ensemble du territoire. Mais un État unitaire est difficile à concevoir puisque les deux peuples ont maintenant plus d’un siècle d’affrontements.</p>
<p><strong>Qu’en est-il de la solution à deux États, dont le principe a été adopté en 1947 par l’ONU, après la fin du mandat britannique ? Est-elle possible ?</strong></p>
<p>La solution à deux États n’est plus possible dès lors que vous avez 500 000 colons, dont quelques dizaines de milliers qui sont des colons ultrareligieux et armés. Vous avez une violence quotidienne en Cisjordanie. La sécurité des colons ne peut se fonder que sur l’insécurité des Palestiniens. Et l’insécurité des Palestiniens provoque la violence qui engendre l’insécurité des colons.</p>
<p>C’est un cercle vicieux et vous ne pouvez espérer de sortie possible que par une décolonisation, mais à horizon immédiat, cette décolonisation n’est pas faisable. Dans les années 1990, elle l’était. Il y avait 30 000 colons. On pouvait, sans trop de dégâts, faire une décolonisation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. </p>
<p>Aujourd’hui, nous sommes dans une position de domination, et cette solution peut prendre des siècles parce qu’il y a l’exceptionnalité juive qui crée une exceptionnalité israélienne qui elle-même crée une exceptionnalité palestinienne. C’est-à-dire que sans être péjoratif, les Palestiniens deviennent des juifs bis.</p>
<p><strong>Qu’entendez-vous par là ?</strong></p>
<p>Nous sommes depuis le 7 octobre devant un grand nombre de victimes. Mais ces dernières années, nous en avons eu bien plus en Irak, en Syrie, au Soudan et en Éthiopie. Cela n’a pas provoqué l’émoi mondial que nous connaissons aujourd’hui. L’émotion a été suscitée parce que les victimes étaient juives, puis elle s’est déplacée sur les victimes palestiniennes. Les deux peuples sont dans un corps à corps que même l’émotion n’arrive pas à séparer.</p>
<p><strong>Les années 1990 ont été marquées par les accords d’Oslo en 1993. Relèvent-ils du mirage aujourd’hui ? </strong></p>
<p>Non, on pouvait gérer une décolonisation. Mais déjà à la fin des accords d’Oslo, il n’y a pas eu décolonisation mais doublement de la colonisation sous le gouvernement socialiste et ensuite sous le premier gouvernement Nétanyahou. Ce sont l’occupation, la colonisation, qui ont amené l’échec des processus. Il n’existe pas d’occupation, de colonisation pacifique et démocratique.</p>
<p>Aujourd’hui, c’est infiniment plus difficile à l’aune de la violence, des passions, des derniers événements, des chocs identitaires, de la haine tout simplement. Qui plus est, depuis une trentaine d’années, vous avez une évolution commune vers une vision religieuse et extrémiste, aussi bien chez les juifs que chez les Palestiniens.</p>
<p>La Palestine fonctionne en jeu à somme nulle, le progrès de l’un se fait au détriment de l’autre.</p>
<p><strong>Vous voulez dire que le conflit territorial est devenu un conflit religieux ?</strong></p>
<p>Il a toujours été religieux. Dès l’origine, le mouvement sioniste ne pouvait fonctionner qu’en utilisant des références religieuses, même si ses patrons étaient laïcs. La blague de l’époque disait que les sionistes ne croyaient pas en Dieu mais croyaient que Dieu leur avait promis la Terre promise.</p>
<p>Le projet sioniste, même s’il se présentait comme un mouvement de sauvetage du peuple juif, ne pouvait fonctionner qu’en manipulant les affects. Il était de nature religieuse puisqu’il renvoyait à la Terre sainte. Vous avez une myriade d’endroits qui sont des symboles religieux, mais qui sont aussi des symboles nationaux, aussi bien pour les juifs que pour les musulmans : l’esplanade des Mosquées, le tombeau des Patriarches, le mur des Lamentations. Et puis il y a les gens qui se sentent mandatés par Dieu.</p>
<p>De même, les musulmans ont cherché des alliés en jouant sur la solidarité islamique. Dès les années 1930, la défense de la mosquée Al-Aqsa est devenue un thème fédérateur.</p>
<p><strong>Pourquoi est-il devenu difficile d’invoquer une lecture coloniale du conflit depuis les massacres du Hamas du 7 octobre ?</strong></p>
<p>Le sionisme est à l’origine un corps étranger dans la région. Pour arriver à ses fins, il a eu besoin d’un soutien européen avant 1914, puis britannique et finalement américain. Israël s’est posé comme citadelle de l’Occident dans la région et conserve le discours colonial de la supériorité civilisatrice et démocratique. Cet anachronisme est douloureusement ressenti par les autres parties prenantes.</p>
<p>Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les responsables sionistes n’hésitaient pas à se comparer à la colonisation britannique en Afrique noire avec la nécessité de mater les protestations indigènes. </p>
<p>La Palestine fonctionne en jeu à somme nulle, le progrès de l’un se fait au détriment de l’autre. La constitution de l’État juif impliquait un « transfert » de la population arabe à l’extérieur, terme poli pour « expulsion ». La confiscation des terres détenues par les Arabes en est le corollaire. Les régions où ont eu lieu les atrocités du 7 octobre étaient peuplées d’Arabes qui ont été expulsés en 1948-1950.</p>
<p>Dire cela, c’est se faire accuser de trouver des excuses au terrorisme. Dès que vous essayez de donner des éléments de compréhension, vous vous confrontez à l’accusation : <em>« Comprendre, c’est excuser. »</em> Il faut bien admettre que le Hamas dans la bande de Gaza recrute majoritairement chez les descendants des expulsés. Cela ne veut pas dire approuver ce qui s’est passé.</p>
<p><strong>Le slogan « From the river to the sea, Palestine will be free » (« De la rivière à la mer, la Palestine sera libre ») utilisé par les soutiens de la Palestine fait polémique. Est-ce vouloir rayer de la carte Israël ou une revendication légitime d’un État palestinien ?</strong></p>
<p>Il a été utilisé par les deux parties et dans le même sens. Les mouvements sionistes, en particulier la droite sioniste, ont toujours dit que cette terre devait être juive et israélienne au moins jusqu’au fleuve. Le parti de l’ancêtre du Likoud voulait même annexer l’ensemble de la Jordanie.</p>
<p>Chez certains Palestiniens, on a une vision <em>soft</em> qui consiste à dire que <em>« si nous réclamons un État palestinien réunissant la bande de Gaza et la Cisjordanie, nous considérons l’ensemble de la terre comme la Palestine historique, comme partie de notre histoire, mais nous ne la revendiquons pas dans sa totalité »</em>.</p>
<p>Israël depuis sa fondation n’a pas de frontières définies internationalement. Il a toujours revendiqué la totalité de la Palestine mandataire, voire plus. Il a ainsi rejeté l’avis de la Cour internationale de justice qui faisait des lignes d’armistice de 1949 ses frontières permanentes.</p>
<p>Cette indétermination se retrouve de l’autre côté. La libération de la Palestine renvoie à la totalité du territoire. D’autres exigeaient la carte du plan de partage de 1947. Pour l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), faire l’État palestinien sur les territoires occupés en 1968 était la concession ultime.</p>
<p>Les Arabes en général ont reçu sans grand problème les réfugiés arméniens durant la Grande Guerre et les années suivantes. Ces Arméniens ont pu conserver l’essentiel de leur culture. Mais il n’y avait pas de question politique. Il n’était pas question de créer un État arménien au Levant.</p>
<p>Dès le départ, les Arabes de Palestine ont vu dans le projet sioniste une menace de dépossession et d’expulsion. On ne peut pas dire qu’ils ont eu tort…</p>
<p>Le meilleur moyen de contrer le Hamas est d’offrir aux Palestiniens une vraie perspective politique et non de bonnes paroles et quelques aides économiques qui sont des emplâtres sur des jambes de bois.</p>
<p><strong>Le mouvement islamiste palestinien, le Hamas, classé terroriste par l’Union européenne et les États-Unis, est aujourd’hui le principal acteur de la guerre avec Israël…</strong></p>
<p>Définir l’ennemi comme terroriste, c’est le placer hors la loi. Bien des épisodes de décolonisation ont vu des « terroristes » devenir du jour au lendemain des interlocuteurs valables. </p>
<p>Bien sûr, il existe des actes terroristes et les atrocités du 7 octobre le sont. Mais c’est plus une méthodologie qu’une idéologie. C’est une forme de guerre qui s’en prend aux civils selon les définitions les plus courantes. Jamais un terroriste ne s’est défini comme tel. Il se voit comme un combattant légitime et généralement son but est d’être considéré comme tel. Avec l’État islamique et le 7 octobre, on se trouve clairement devant un usage volontaire de la cruauté.</p>
<p>La rhétorique habituelle est de dire que l’on fait la guerre à un régime politique et non à un peuple. Mais si on n’offre pas une perspective politique à ce peuple, il a le sentiment que c’est lui que l’on a mis hors la loi. Il le voit bien quand on dit <em>« les Israéliens ont le droit de se défendre »</em>, mais apparemment pas quand il s’agit de Palestiniens.</p>
<p><strong>D’aucuns expliquent qu’Israël a favorisé l’ascension du Hamas pour qu’un vrai État palestinien indépendant ne voie jamais le jour au détriment de l’autorité palestinienne qui n’administre aujourd’hui plus que la Cisjordanie. Est-ce que le Hamas est le meilleur ennemi des Palestiniens ? </strong></p>
<p>Incontestablement,<strong> </strong>les Israéliens ont favorisé les Frères musulmans de la bande de Gaza dans les années 1970 et 1980 pour contrer les activités du Fatah. De même, après 2007, ils voulaient faire du Hamas un sous-traitant chargé de la bande de Gaza, comme l’Autorité palestinienne l’est pour la Cisjordanie. </p>
<p>Le meilleur moyen de contrer le Hamas est d’offrir aux Palestiniens une vraie perspective politique et non de bonnes paroles et quelques aides économiques qui sont des emplâtres sur des jambes de bois. </p>
<p><strong>Quel peut être l’avenir de l’Autorité palestinienne, aujourd’hui déconsidérée ? Et du Fatah, le parti du président Mahmoud Abbas, pressé par la base de renouer avec la lutte armée et le Hamas ? </strong></p>
<p>Le seul acquis de l’Autorité palestinienne, ou plus précisément de l’OLP, c’est sa légitimité diplomatique. Sur le terrain, elle est perçue comme un sous-traitant de l’occupation israélienne incapable de contrer un régime d’occupation de plus en plus dur. Elle est dans l’incapacité de protéger ses administrés. Le risque majeur pour elle est tout simplement de s’effondrer.</p>
<p><strong>Le Hamas appelle les Palestiniens de Cisjordanie à se soulever. Un soulèvement généralisé des Palestiniens peut-il advenir ? </strong></p>
<p>En Cisjordanie, on a surtout de petits groupes de jeunes armés totalement désorganisés. Mais la violence et la répression sont devenues quotidiennes et les violences permanentes. À l’extérieur, l’Occident apparaît complice de l’occupation et de la répression israéliennes. L’Iran, la Chine et la Russie en profitent.</p>
<p>Ben Gourion disait que la victoire du sionisme était d’avoir transformé la question juive en problème arabe. Les derniers événements semblent montrer que le problème arabe est en train de redevenir une question juive.</p>
<p><strong>Le premier tome de votre monumentale « Question de Palestine » s’ouvre sur 1799, lorsque l’armée de Napoléon Bonaparte entre en Palestine, il court jusqu’en 1922. Avec cette accroche : l’invention de la Terre sainte. En quoi cette année est-elle fondatrice ? </strong></p>
<p>En 1799, l’armée de Bonaparte parcourt le littoral palestinien jusqu’à Tyr. En Europe, certains y voient la possibilité de créer un État juif en Palestine. Mais l’ouverture de la Terre sainte aux Occidentaux est aussi l’occasion d’une lutte d’influences entre puissances chrétiennes. </p>
<p><strong>Dans le tome 4, « Le rameau d’olivier et le fusil du combattant » (1967-1982), vous revenez sur ce qui a été un conflit israélo-arabe, puis un conflit israélo-palestinien. Est-ce que cela peut le redevenir ? </strong></p>
<p>Jusqu’en 1948, c’est un conflit israélo-palestinien avant tout. En 1948, cela devient un conflit israélo-arabe avec une dimension palestinienne. À partir de la fin des années 1970, la dimension palestinienne redevient essentielle.</p>
<p>Ben Gourion disait que la victoire du sionisme était d’avoir transformé la question juive en problème arabe. Les derniers événements semblent montrer que le problème arabe est en train de redevenir une question juive.</p>
<p><strong>Le rôle des États-Unis a toujours été déterminant dans ce conflit. Que nous dit leur position aujourd’hui ? </strong></p>
<p>La question de Palestine est en même temps une question intérieure pour les pays occidentaux du fait de l’histoire de la Shoah et de la colonisation. Il s’y ajoute aux États-Unis une dimension religieuse du fait du biblisme protestant et du « pionniérisme ». Les Palestiniens leur semblent être quelque part entre les Indiens et les Mexicains…</p>
<p>La « République impériale » vient encore de montrer son impressionnante capacité de projection militaire dans la région, mais aussi son incapacité à obtenir un règlement politique satisfaisant.</p>
<p><strong>Pourquoi ce conflit déclenche-t-il autant de passions et clive-t-il autant dans le monde entier, où comme en France, le président appelle à « ne pas importer le conflit » ?</strong></p>
<p>C’est un conflit gorgé d’histoire. La Terre sainte est celle des trois religions monothéistes. Le conflit lui-même porte avec lui la mémoire de la Shoah et de la colonisation, d’où l’extraordinaire position d’exceptionnalité des acteurs.</p>
<p><strong>Vous avez écrit cinq tomes sur la question de Palestine. Après l’ultime « La Paix impossible », quel pourrait être le sixième ? </strong></p>
<p>Peut-être le retour de la question juive, mais c’est loin d’être une perspective encourageante.</p>',
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<hr />
<p>L’historien et universitaire Henry Laurens est l’un des plus grands spécialistes du Moyen-Orient. Professeur au Collège de France où il est titulaire de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe, il a mis la question palestinienne au cœur de son travail. Il est l’auteur de très nombreux livres dont cinq tomes sans équivalent publiés entre 1999 et 2015, consacrés à <a href="https://www.fayard.fr/livre/la-question-de-palestine-tome-1-linvention-de-la-terre-sainte-1799-1922-9782213603490/"><em>La question de Palestine</em></a> (Fayard). </p>
<p>Dans un entretien à Mediapart, il éclaire de sa connaissance l’exceptionnalité du conflit israélo-palestinien et le <em>« corps à corps que même l’émotion n’arrive pas à séparer » </em>dans lesquels les deux peuples sont pris depuis des décennies. Il dit son pessimisme quant à la résolution du conflit qui peut durer <em>« des siècles » </em>:<em> « Vous ne pouvez espérer de sortie possible que par une décolonisation, mais à horizon immédiat, cette décolonisation n’est pas faisable. Dans les années 1990, elle l’était. Il y avait 30 000 colons. Aujourd’hui, ils sont 500 000 dont quelques dizaines de milliers qui sont des colons ultrareligieux et armés. »</em></p>
<p><strong>Rachida El Azzouzi: Plus d’une vingtaine de rapporteurs de l’organisation des Nations unies (ONU) s’inquiètent d’« un génocide en cours » à Gaza. Est-ce que vous employez ce terme ? </strong></p>
<p><strong>Henry Laurens</strong>: Il y a deux sens au terme de « génocide ». Il y a le génocide tel que défini par l’avocat polonais Raphael Lemkin en 1948, la seule définition juridique existante, aujourd’hui intégrée au protocole de Rome créant la CPI <em>[Cour pénale internationale – ndlr]</em>. Lemkin a été obligé, pour que ce soit voté par les Soviétiques et par le bloc de l’Est, d’éliminer les causes politiques du génocide – massacrer des gens dans le but de détruire une classe sociale –, parce qu’il aurait fallu reconnaître le massacre des <em>koulaks</em> par les Soviétiques.</p>
<p>La définition de Lemkin implique que ceux qui commettent un génocide appartiennent à un autre peuple que celui des victimes. D’où le problème aussi qu’on a eu avec le Cambodge, qu’on ne pouvait pas appeler un génocide parce que c’étaient des Cambodgiens qui avaient tué des Cambodgiens. Là, on est dans une définition étroite. C’était le prix à payer pour obtenir un accord entre les deux Blocs dans le contexte du début de la guerre froide.</p>
<p>Vous avez ensuite une définition plus large du terme, celui d’une destruction massive et intentionnelle de populations quelles qu’en soient les motivations.</p>
<p>Il existe donc deux choses distinctes : la première, ce sont les actes, et la seconde, c’est l’intention qui est derrière ces actes. Ainsi le tribunal international pour l’ex-Yougoslavie a posé la différence entre les nettoyages ethniques dont la motivation n’est pas génocidaire parce que l’extermination n’était pas recherchée, même si le nombre de victimes était important, et les actes de génocide comme celui de Srebrenica, où l’intention était claire.</p>
<p>On voit ainsi que le nombre de victimes est secondaire. Pour Srebrenica, il est de l’ordre de 8 000 personnes.</p>
<p>L’inconvénient de cette logique judiciaire est de conduire à une casuistique de l’intentionnalité, ce qui ne change rien pour les victimes. </p>
<p>Au moment où nous parlons, le nombre de victimes dans la bande de Gaza est supérieur à celui de Srebrenica. On a, semble-t-il, dépassé la proportion de 0,5 % de la population totale. Si on compare avec la France, cela donnerait 350 000 morts.</p>
<p>Le discours israélien évoque des victimes collatérales et des boucliers humains. Mais de nombreux responsables israéliens tiennent des discours qui peuvent être qualifiés de génocidaires. L’effondrement des conditions sanitaires et l’absence même de ravitaillement à destination des populations concernées peuvent indiquer que l’on est sur la voie d’un processus de destruction de masse avec des controverses à n’en plus finir sur les intentionnalités. </p>
<p>La solution à deux États n’est plus possible.</p>
<p><strong>La crainte d’une seconde « Nakba » (catastrophe), en référence à l’exil massif et forcé à l’issue de la guerre israélo-arabe de 1948, hante les Palestiniens. Peut-on faire le parallèle avec cette période ? </strong></p>
<p>La Nakba peut être considérée comme un nettoyage ethnique, en particulier dans les régions autour de l’actuelle bande de Gaza où l’intentionnalité d’expulsion est certaine. Des responsables israéliens appellent aujourd’hui à une expulsion de masse. C’est d’ailleurs pour cela que l’Égypte et la Jordanie ont fermé leurs frontières.</p>
<p>Dans l’affaire actuelle, les démons du passé hantent les acteurs. Les juifs voient dans le 7 octobre une réitération de la Shoah et les Palestiniens dans les événements suivants celle de la Nakba.</p>
<p><strong>Faut-il craindre une annexion de la bande de Gaza par Israël avec des militaires mais aussi des colons ? </strong></p>
<p>En fait, personne ne connaît la suite des événements. On ne voit personne de volontaire pour prendre la gestion de la bande de Gaza. Certains responsables israéliens parlent de <em>« dénazification » </em>et il y a une dimension de vengeance dans les actes israéliens actuels. Mais les vengeances n’engendrent que des cycles permanents de violence.</p>
<p><strong>Quelle est votre analyse des atrocités commises le 7 octobre 2023 par le Hamas ?</strong></p>
<p>Elles constituent un changement considérable, parce que la position de l’État d’Israël est profondément modifiée au moins sur deux plans : premièrement, le pays a subi une invasion pour quelques heures de son territoire, ce qui n’est pas arrivé depuis sa création ; deuxièmement, le 7 octobre marque l’échec du projet sioniste tel qu’il a été institué après la Seconde Guerre mondiale, un endroit dans le monde où les juifs seraient en position de sécurité. Aujourd’hui, non seulement l’État d’Israël est en danger, mais il met en danger les diasporas qui, dans le monde occidental, se trouvent menacées ou, en tout cas, éprouvent un sentiment de peur.</p>
<p><strong>Le dernier tome de votre série consacrée à « La question de Palestine » (Fayard) était intitulé « La paix impossible <em>»</em> et courait sur la période 1982-2001. Vous étiez déjà très pessimiste quant à la résolution de ce conflit, mais aussi concernant l’avenir de la région, comme si elle était condamnée à demeurer cette poudrière. Est-ce que vous êtes encore plus pessimiste aujourd’hui ? Ou est-ce que le conflit israélo-palestinien vous apparaît soluble, et si oui, quelle issue apercevez-vous ?</strong></p>
<p>La réelle solution théorique serait d’arriver à un système de gestion commune et équitable de l’ensemble du territoire. Mais un État unitaire est difficile à concevoir puisque les deux peuples ont maintenant plus d’un siècle d’affrontements.</p>
<p><strong>Qu’en est-il de la solution à deux États, dont le principe a été adopté en 1947 par l’ONU, après la fin du mandat britannique ? Est-elle possible ?</strong></p>
<p>La solution à deux États n’est plus possible dès lors que vous avez 500 000 colons, dont quelques dizaines de milliers qui sont des colons ultrareligieux et armés. Vous avez une violence quotidienne en Cisjordanie. La sécurité des colons ne peut se fonder que sur l’insécurité des Palestiniens. Et l’insécurité des Palestiniens provoque la violence qui engendre l’insécurité des colons.</p>
<p>C’est un cercle vicieux et vous ne pouvez espérer de sortie possible que par une décolonisation, mais à horizon immédiat, cette décolonisation n’est pas faisable. Dans les années 1990, elle l’était. Il y avait 30 000 colons. On pouvait, sans trop de dégâts, faire une décolonisation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. </p>
<p>Aujourd’hui, nous sommes dans une position de domination, et cette solution peut prendre des siècles parce qu’il y a l’exceptionnalité juive qui crée une exceptionnalité israélienne qui elle-même crée une exceptionnalité palestinienne. C’est-à-dire que sans être péjoratif, les Palestiniens deviennent des juifs bis.</p>
<p><strong>Qu’entendez-vous par là ?</strong></p>
<p>Nous sommes depuis le 7 octobre devant un grand nombre de victimes. Mais ces dernières années, nous en avons eu bien plus en Irak, en Syrie, au Soudan et en Éthiopie. Cela n’a pas provoqué l’émoi mondial que nous connaissons aujourd’hui. L’émotion a été suscitée parce que les victimes étaient juives, puis elle s’est déplacée sur les victimes palestiniennes. Les deux peuples sont dans un corps à corps que même l’émotion n’arrive pas à séparer.</p>
<p><strong>Les années 1990 ont été marquées par les accords d’Oslo en 1993. Relèvent-ils du mirage aujourd’hui ? </strong></p>
<p>Non, on pouvait gérer une décolonisation. Mais déjà à la fin des accords d’Oslo, il n’y a pas eu décolonisation mais doublement de la colonisation sous le gouvernement socialiste et ensuite sous le premier gouvernement Nétanyahou. Ce sont l’occupation, la colonisation, qui ont amené l’échec des processus. Il n’existe pas d’occupation, de colonisation pacifique et démocratique.</p>
<p>Aujourd’hui, c’est infiniment plus difficile à l’aune de la violence, des passions, des derniers événements, des chocs identitaires, de la haine tout simplement. Qui plus est, depuis une trentaine d’années, vous avez une évolution commune vers une vision religieuse et extrémiste, aussi bien chez les juifs que chez les Palestiniens.</p>
<p>La Palestine fonctionne en jeu à somme nulle, le progrès de l’un se fait au détriment de l’autre.</p>
<p><strong>Vous voulez dire que le conflit territorial est devenu un conflit religieux ?</strong></p>
<p>Il a toujours été religieux. Dès l’origine, le mouvement sioniste ne pouvait fonctionner qu’en utilisant des références religieuses, même si ses patrons étaient laïcs. La blague de l’époque disait que les sionistes ne croyaient pas en Dieu mais croyaient que Dieu leur avait promis la Terre promise.</p>
<p>Le projet sioniste, même s’il se présentait comme un mouvement de sauvetage du peuple juif, ne pouvait fonctionner qu’en manipulant les affects. Il était de nature religieuse puisqu’il renvoyait à la Terre sainte. Vous avez une myriade d’endroits qui sont des symboles religieux, mais qui sont aussi des symboles nationaux, aussi bien pour les juifs que pour les musulmans : l’esplanade des Mosquées, le tombeau des Patriarches, le mur des Lamentations. Et puis il y a les gens qui se sentent mandatés par Dieu.</p>
<p>De même, les musulmans ont cherché des alliés en jouant sur la solidarité islamique. Dès les années 1930, la défense de la mosquée Al-Aqsa est devenue un thème fédérateur.</p>
<p><strong>Pourquoi est-il devenu difficile d’invoquer une lecture coloniale du conflit depuis les massacres du Hamas du 7 octobre ?</strong></p>
<p>Le sionisme est à l’origine un corps étranger dans la région. Pour arriver à ses fins, il a eu besoin d’un soutien européen avant 1914, puis britannique et finalement américain. Israël s’est posé comme citadelle de l’Occident dans la région et conserve le discours colonial de la supériorité civilisatrice et démocratique. Cet anachronisme est douloureusement ressenti par les autres parties prenantes.</p>
<p>Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les responsables sionistes n’hésitaient pas à se comparer à la colonisation britannique en Afrique noire avec la nécessité de mater les protestations indigènes. </p>
<p>La Palestine fonctionne en jeu à somme nulle, le progrès de l’un se fait au détriment de l’autre. La constitution de l’État juif impliquait un « transfert » de la population arabe à l’extérieur, terme poli pour « expulsion ». La confiscation des terres détenues par les Arabes en est le corollaire. Les régions où ont eu lieu les atrocités du 7 octobre étaient peuplées d’Arabes qui ont été expulsés en 1948-1950.</p>
<p>Dire cela, c’est se faire accuser de trouver des excuses au terrorisme. Dès que vous essayez de donner des éléments de compréhension, vous vous confrontez à l’accusation : <em>« Comprendre, c’est excuser. »</em> Il faut bien admettre que le Hamas dans la bande de Gaza recrute majoritairement chez les descendants des expulsés. Cela ne veut pas dire approuver ce qui s’est passé.</p>
<p><strong>Le slogan « From the river to the sea, Palestine will be free » (« De la rivière à la mer, la Palestine sera libre ») utilisé par les soutiens de la Palestine fait polémique. Est-ce vouloir rayer de la carte Israël ou une revendication légitime d’un État palestinien ?</strong></p>
<p>Il a été utilisé par les deux parties et dans le même sens. Les mouvements sionistes, en particulier la droite sioniste, ont toujours dit que cette terre devait être juive et israélienne au moins jusqu’au fleuve. Le parti de l’ancêtre du Likoud voulait même annexer l’ensemble de la Jordanie.</p>
<p>Chez certains Palestiniens, on a une vision <em>soft</em> qui consiste à dire que <em>« si nous réclamons un État palestinien réunissant la bande de Gaza et la Cisjordanie, nous considérons l’ensemble de la terre comme la Palestine historique, comme partie de notre histoire, mais nous ne la revendiquons pas dans sa totalité »</em>.</p>
<p>Israël depuis sa fondation n’a pas de frontières définies internationalement. Il a toujours revendiqué la totalité de la Palestine mandataire, voire plus. Il a ainsi rejeté l’avis de la Cour internationale de justice qui faisait des lignes d’armistice de 1949 ses frontières permanentes.</p>
<p>Cette indétermination se retrouve de l’autre côté. La libération de la Palestine renvoie à la totalité du territoire. D’autres exigeaient la carte du plan de partage de 1947. Pour l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), faire l’État palestinien sur les territoires occupés en 1968 était la concession ultime.</p>
<p>Les Arabes en général ont reçu sans grand problème les réfugiés arméniens durant la Grande Guerre et les années suivantes. Ces Arméniens ont pu conserver l’essentiel de leur culture. Mais il n’y avait pas de question politique. Il n’était pas question de créer un État arménien au Levant.</p>
<p>Dès le départ, les Arabes de Palestine ont vu dans le projet sioniste une menace de dépossession et d’expulsion. On ne peut pas dire qu’ils ont eu tort…</p>
<p>Le meilleur moyen de contrer le Hamas est d’offrir aux Palestiniens une vraie perspective politique et non de bonnes paroles et quelques aides économiques qui sont des emplâtres sur des jambes de bois.</p>
<p><strong>Le mouvement islamiste palestinien, le Hamas, classé terroriste par l’Union européenne et les États-Unis, est aujourd’hui le principal acteur de la guerre avec Israël…</strong></p>
<p>Définir l’ennemi comme terroriste, c’est le placer hors la loi. Bien des épisodes de décolonisation ont vu des « terroristes » devenir du jour au lendemain des interlocuteurs valables. </p>
<p>Bien sûr, il existe des actes terroristes et les atrocités du 7 octobre le sont. Mais c’est plus une méthodologie qu’une idéologie. C’est une forme de guerre qui s’en prend aux civils selon les définitions les plus courantes. Jamais un terroriste ne s’est défini comme tel. Il se voit comme un combattant légitime et généralement son but est d’être considéré comme tel. Avec l’État islamique et le 7 octobre, on se trouve clairement devant un usage volontaire de la cruauté.</p>
<p>La rhétorique habituelle est de dire que l’on fait la guerre à un régime politique et non à un peuple. Mais si on n’offre pas une perspective politique à ce peuple, il a le sentiment que c’est lui que l’on a mis hors la loi. Il le voit bien quand on dit <em>« les Israéliens ont le droit de se défendre »</em>, mais apparemment pas quand il s’agit de Palestiniens.</p>
<p><strong>D’aucuns expliquent qu’Israël a favorisé l’ascension du Hamas pour qu’un vrai État palestinien indépendant ne voie jamais le jour au détriment de l’autorité palestinienne qui n’administre aujourd’hui plus que la Cisjordanie. Est-ce que le Hamas est le meilleur ennemi des Palestiniens ? </strong></p>
<p>Incontestablement,<strong> </strong>les Israéliens ont favorisé les Frères musulmans de la bande de Gaza dans les années 1970 et 1980 pour contrer les activités du Fatah. De même, après 2007, ils voulaient faire du Hamas un sous-traitant chargé de la bande de Gaza, comme l’Autorité palestinienne l’est pour la Cisjordanie. </p>
<p>Le meilleur moyen de contrer le Hamas est d’offrir aux Palestiniens une vraie perspective politique et non de bonnes paroles et quelques aides économiques qui sont des emplâtres sur des jambes de bois. </p>
<p><strong>Quel peut être l’avenir de l’Autorité palestinienne, aujourd’hui déconsidérée ? Et du Fatah, le parti du président Mahmoud Abbas, pressé par la base de renouer avec la lutte armée et le Hamas ? </strong></p>
<p>Le seul acquis de l’Autorité palestinienne, ou plus précisément de l’OLP, c’est sa légitimité diplomatique. Sur le terrain, elle est perçue comme un sous-traitant de l’occupation israélienne incapable de contrer un régime d’occupation de plus en plus dur. Elle est dans l’incapacité de protéger ses administrés. Le risque majeur pour elle est tout simplement de s’effondrer.</p>
<p><strong>Le Hamas appelle les Palestiniens de Cisjordanie à se soulever. Un soulèvement généralisé des Palestiniens peut-il advenir ? </strong></p>
<p>En Cisjordanie, on a surtout de petits groupes de jeunes armés totalement désorganisés. Mais la violence et la répression sont devenues quotidiennes et les violences permanentes. À l’extérieur, l’Occident apparaît complice de l’occupation et de la répression israéliennes. L’Iran, la Chine et la Russie en profitent.</p>
<p>Ben Gourion disait que la victoire du sionisme était d’avoir transformé la question juive en problème arabe. Les derniers événements semblent montrer que le problème arabe est en train de redevenir une question juive.</p>
<p><strong>Le premier tome de votre monumentale « Question de Palestine » s’ouvre sur 1799, lorsque l’armée de Napoléon Bonaparte entre en Palestine, il court jusqu’en 1922. Avec cette accroche : l’invention de la Terre sainte. En quoi cette année est-elle fondatrice ? </strong></p>
<p>En 1799, l’armée de Bonaparte parcourt le littoral palestinien jusqu’à Tyr. En Europe, certains y voient la possibilité de créer un État juif en Palestine. Mais l’ouverture de la Terre sainte aux Occidentaux est aussi l’occasion d’une lutte d’influences entre puissances chrétiennes. </p>
<p><strong>Dans le tome 4, « Le rameau d’olivier et le fusil du combattant » (1967-1982), vous revenez sur ce qui a été un conflit israélo-arabe, puis un conflit israélo-palestinien. Est-ce que cela peut le redevenir ? </strong></p>
<p>Jusqu’en 1948, c’est un conflit israélo-palestinien avant tout. En 1948, cela devient un conflit israélo-arabe avec une dimension palestinienne. À partir de la fin des années 1970, la dimension palestinienne redevient essentielle.</p>
<p>Ben Gourion disait que la victoire du sionisme était d’avoir transformé la question juive en problème arabe. Les derniers événements semblent montrer que le problème arabe est en train de redevenir une question juive.</p>
<p><strong>Le rôle des États-Unis a toujours été déterminant dans ce conflit. Que nous dit leur position aujourd’hui ? </strong></p>
<p>La question de Palestine est en même temps une question intérieure pour les pays occidentaux du fait de l’histoire de la Shoah et de la colonisation. Il s’y ajoute aux États-Unis une dimension religieuse du fait du biblisme protestant et du « pionniérisme ». Les Palestiniens leur semblent être quelque part entre les Indiens et les Mexicains…</p>
<p>La « République impériale » vient encore de montrer son impressionnante capacité de projection militaire dans la région, mais aussi son incapacité à obtenir un règlement politique satisfaisant.</p>
<p><strong>Pourquoi ce conflit déclenche-t-il autant de passions et clive-t-il autant dans le monde entier, où comme en France, le président appelle à « ne pas importer le conflit » ?</strong></p>
<p>C’est un conflit gorgé d’histoire. La Terre sainte est celle des trois religions monothéistes. Le conflit lui-même porte avec lui la mémoire de la Shoah et de la colonisation, d’où l’extraordinaire position d’exceptionnalité des acteurs.</p>
<p><strong>Vous avez écrit cinq tomes sur la question de Palestine. Après l’ultime « La Paix impossible », quel pourrait être le sixième ? </strong></p>
<p>Peut-être le retour de la question juive, mais c’est loin d’être une perspective encourageante.</p>',
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'content' => '<p><span>Entre d’une part le gouvernement et le Parlement qui préparent une loi sur les «interventions étrangères dans l’information», au modèle russe, d’autre part la Présidente, Salomé Zourabichvili (72 ans), francophone, qui fut même diplomate au service de la France. Elle milite pour le rattachement au camp occidental et compte de nombreux partisans. Ceux-ci ont vivement manifesté ces dernières semaines à Tbilissi. </span></p>
<p><span><em>Libération</em> brosse le portrait de l’homme qui tire les ficelles du parti majoritaire «Rêve géorgien», Bidzina Ivanichvil (68 ans). Il a bâti une fortune colossale dans les années 1999 et 2000 dans la métallurgie, l’immobilier, la pharma et l’agriculture. Selon Forbes, il pèse 4,9 milliards de dollars. Brièvement Premier ministre en 2012, il prônait le rapprochement avec l’UE et le «pragmatisme» avec Moscou. Officiellement retiré, il garde un réseau de sympathisants dans l’appareil d’Etat. Ses récentes déclarations contre le «militarisme occidental» le font clairement basculer dans le camp de la Russie. En dépit du traumatisme qu’a causé l’annexion par celle-ci de deux pans du pays, l’Ossétie du sud et l’Abkhazie en 2008.</span></p>
<hr />
<h4><a href="https://www.liberation.fr/international/europe/bidzina-ivanichvili-le-milliardaire-prorusse-derriere-le-reve-georgien-20240503_OV7M3N4FNZCWNDJWA2A4APTNUI/#:~:text=Apr%C3%A8s%20son%20retour%20inattendu%20en,de%20ses%20d%C3%A9tracteurs%2C%20ses%20all%C3%A9geances.&text=L'homme%20qui%20tire%20les,pouvoir%20R%C3%AAve%20g%C3%A9orgien%2C%20Bidzina%20Ivanichvili." target="_blank" rel="noopener">Lire l'article original</a></h4>',
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'content' => '<p><span>Ces appareils permettent de savoir à peu près tout ce qui entre et sort dans nos pays. L’inquiétude a gagné Bruxelles. Le 23 avril dernier, des fonctionnaires de la direction de la concurrence de la Commission européenne ont effectué des inspections surprises dans les bureaux de cette société, notamment aux Pays-Bas et en Pologne, dans le cadre d'une enquête au titre de la lutte contre les </span><span>subventions abusives. </span></p>
<p><span>Aux Etats-Unis aussi les préoccupations quant à la sécurité des infrastructures portuaires sont vives. Mêmes causes, mêmes effets: comme avec les machines à rayons X de Nuctech, l’industrie chinoise a raflé 80% du marché des grues de déchargement sur les docks américains (70% dans le monde) avec le groupe ZPMC. Des monstres d’acier bourrés de technologie connectée qui accèdent à toutes les données sur les mouvements de marchandises. </span></p>
<p><span>Le Congrès américain et le Parlement européen ont exigé, ces dernières semaines, une analyse de la situation et des mesures concrètes de «contre-surveillance». Les nouveaux outils de politique commerciale de l’UE, surtout dirigés contre la Chine, permettent des limitations dans l’importation d’équipements sensibles, dans d’autres domaines aussi, comme la santé. Comment réagit Pékin? Le président Macron croit le savoir. Il déclare dans une interview à <em>The Economist</em>: «L’argument de la réciprocité est compris. Les Chinois comprennent que l’on refuse ce qu’eux-mêmes n’accepteraient pas. Il y a de nombreux secteurs pour lesquels la Chine exige que les producteurs soient chinois parce qu’ils sont trop sensibles. Eh bien nous, Européens, nous devons pouvoir faire la même chose et dire qu’il y a des secteurs qui relèvent de la sécurité nationale européenne.»</span></p>
<hr />
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'content' => '<p style="text-align: center;"><strong>Josef Estermann<sup>1</sup></strong>, article publié sur <a href="https://www.infosperber.ch/politik/in-buenos-aires-grassiert-die-armut/" target="_blank" rel="noopener"><em>Infosperber</em></a> le 2 mai 2024, traduit par <em>BPLT</em></p>
<hr />
<p>La métropole de Buenos Aires, qui compte près de 17 millions d'habitants, ne porte plus si bien son nom. Les «bons airs» qui soufflent sur la ville depuis le Río de la Plata continuent certes à faire disparaître les gaz d'échappement le plus rapidement possible, mais Buenos Aires s'enfonce de plus en plus dans le chaos du trafic. Et l'Argentine attend.</p>
<h3>Un calme tendu</h3>
<p>A l'instar du tango, que l'on peut qualifier de passion contrôlée, la population argentine semble pour l'instant s'arrêter et attendre le prochain pas de côté. Les uns avec appréhension, les autres dans l'attente fébrile de ce que le président Javier Milei fera ensuite. La «tronçonneuse», comme il se définit lui-même, ayant déjà annoncé avant son entrée en fonction le 10 décembre dernier qu'il entendait mettre l'Etat argentin en pièces.</p>
<p>Milei est un partisan de l'école autrichienne d'un néolibéralisme extrême (Ludwig von Mises, Friedrich August von Hayek) et défend un anarcho-capitalisme couplé à une attitude populiste et conservatrice en matière de valeurs. Il s'inscrit parfaitement dans une galerie de chefs de gouvernement qui s'étend de Donald Trump à Jair Bolsonaro, Giorgia Meloni et Victor Orban, en passant par Nayib Bukele (Salvador) et Daniel Naboa (Equateur). Avec sa coalition ultra-droite et libertaire La Libertad Avanza (La Liberté avance), il promet de sortir l'Argentine de la crise économique qui la frappe depuis plus de vingt ans.</p>
<p>Pour cela, tous les moyens sont bons. Son mouvement étant en minorité au Congrès avec 38 députés sur 257, il souhaite faire passer par décret un ensemble de lois, la «Ley Ómnibus». Sur les 664 lois initiales, il n'en reste plus que 279 en raison de la résistance de l'opposition. Milei est tributaire du soutien d'autres partis, notamment du PRO (Propuesta Republicana) de l'ancien président Mauricio Macri. Les principales lois visent à affaiblir le Parlement et à privatiser les entreprises publiques, mais surtout à réduire la protection sociale, c'est-à-dire la pension de retraite déjà maigre, l'assurance maladie ou les salaires des employés du secteur public.</p>
<h3>Comment cacher un éléphant dans une pièce?</h3>
<p>A la question de savoir comment il évalue la situation politique actuelle et l'attitude de la majorité de la population face aux projets de Milei, Pepe Tasat, enseignant à l'université Trece de Febrero, me répond par une contre-question: «Comment cache-t-on un éléphant dans une pièce?» Il donne lui-même la réponse par retour du courrier: «En mettant 300 éléphants dans cette pièce».</p>
<p>Il fait ainsi allusion à la Ley Ómnibus, ce même paquet de lois par lequel le président Javier Milei veut transformer radicalement l'Etat argentin. La plupart de ces 300 lois semblent plutôt anodines et pourraient tout à fait trouver une majorité au Congrès et auprès de la population. Mais les plus importantes – l'éléphant dans la pièce – sont si radicales et d'une telle portée qu'elles n'ont une chance de passer que comme partie invisible d'un paquet.</p>
<p>Comme les dirigeants de l'Equateur ou le Salvador avant lui, Milei souhaite introduire le dollar américain comme monnaie nationale, réduire de moitié l'appareil d'Etat, privatiser la plupart des entreprises publiques (comme la compagnie aérienne Líneas Argentinas) et réduire au minimum les subventions et les assurances sociales. Et ce dans une situation de pauvreté croissante, de chômage et d'absence de perspectives. Milei espère que ce «coup de pouce» lui permettra d'éviter la faillite imminente de l'Etat, de maîtriser l'inflation galopante et de redevenir ainsi attractif pour la Banque mondiale, le Fonds monétaire et les investisseurs privés.</p>
<p>Milei a déjà taillé son gouvernement à la «tronçonneuse»: il a réduit de moitié le nombre de ministères, passant de 18 à 9, et ceux qui avaient une importance centrale pour l'opposition ont été supprimés ou transférés dans d'autres. Ainsi, les ministères de l'Environnement et du Développement durable, de la Culture, des Femmes, du Genre et de la Diversité ont notamment disparu. Fin mars, 70'000 fonctionnaires au total avaient été licenciés. La prestigieuse université de Buenos Aires (UBA) est menacée de coupes massives, les hôpitaux de coupes radicales dans leurs budgets.</p>
<h3>Mendiants et sans-abri</h3>
<p>L'Argentine a longtemps été considérée comme une lueur d'espoir en Amérique latine. De nombreux jeunes du Pérou, de Colombie, de Bolivie ou du Paraguay se sont installés au pays des <em>gaúchos</em> pour tenter leur chance, faire des études et se construire un avenir. Actuellement, le mouvement migratoire va dans l'autre sens: de nombreux étrangers quittent le pays, même les Vénézuéliens qui voulaient échapper au désespoir retournent dans leur pays d'origine, car ils ne voient pas d'avenir en Argentine.</p>
<p>Je n'ai jamais vu autant de mendiants et de sans-abri dans les rues de Buenos Aires qu'en ce moment. On me demande régulièrement si je n'ai pas de <em>moneda</em>. Alors que le terme «monnaie» est un vestige des temps anciens, car en ce moment, même les billets de cent francs ne suffisent pas pour s'acheter un petit pain. Le taux d'inflation annuel en Argentine a dépassé les 270% en mars et est l'un des plus élevés au monde. Le renchérissement ne cesse de dévorer les ajustements des salaires.</p>
<p>Cependant, de moins en moins de personnes perçoivent un salaire pour leur travail. On estime que plus de 70% travaillent dans l'économie souterraine, et la tendance est à la hausse. Le salaire minimum officiel est de 180 francs; un appartement moyen à Buenos Aires coûte 500 francs. Un vaccin contre la dengue coûte 130 francs, une situation bien sombre au vu de l'épidémie qui sévit actuellement avec 210'000 cas et 160 décès.</p>
<p>Au cours des quatre mois qui ont suivi l'entrée en fonction de Javier Milei, le nombre de pauvres a augmenté d'environ 15% et celui des chômeurs d'environ 30%. Aujourd'hui, trois Argentins et Argentines sur cinq sont «pauvres», et 15% d'entre eux sont même «sans ressources», c'est-à-dire qu'ils doivent vivre avec moins de deux dollars américains par jour. Parmi les chômeurs, la situation des jeunes est particulièrement dramatique: en l'espace d'un an, leur nombre a triplé, faisant de l'Argentine le dernier pays d'Amérique du Sud en la matière.</p>
<p>La monnaie nationale, le peso, a perdu deux tiers de sa valeur en un an. Une véritable jungle de taux de change s'est développée pour échanger des pesos; il existe au moins six taux différents, selon que l'on change dans la rue, dans un bureau de change, dans une banque ou via Western Union, selon que l'on a besoin de pesos en tant que touriste ou propriétaire d'un commerce.</p>
<h3>Attendre et boire du maté</h3>
<p>A la question de savoir pourquoi les gens ne sont pas descendus dans la rue face à cette situation, on entend toujours la réponse suivante: «Attendons de voir si Milei peut mettre son projet à exécution». Beaucoup de gens espèrent encore que les coupes budgétaires pourraient finalement mettre un terme, certes douloureux mais durable, à la crise sans fin des 20 dernières années. Beaucoup ont déjà oublié les ajustements structurels radicaux des années 1980 et voient en Milei le <em>mal menor</em>, le moindre mal. Ils en ont assez d'une élite – libérale de gauche ou conservatrice de droite, selon les cas – sans cesse éclaboussée par la corruption et qui n'a pas résolu les véritables problèmes du pays.</p>
<p>A l'instar de Trump aux Etats-Unis, Milei est même considéré comme porteur d'espoir par les pauvres et les démunis, même s'ils doivent lutter pour leur survie. La «tronçonneuse» devrait pourtant accomplir sa mission le plus rapidement et le plus efficacement possible, même si cela s'annonce douloureux à court terme. L'opposition, en revanche, voit la démocratie menacée et craint un déclin inexorable de la fière nation.</p>
<p>Mais il demeure des choses dont personne ne se prive en Argentine d'être fier: le football, le pape François et l'omniprésent maté, ce thé âpre que les Argentins sirotent avec délectation avec une paille métallique.</p>
<hr />
<h4><sup>1</sup>Le rédacteur en chef Josef Estermann, collaborateur régulier d<em>'Infosperber</em>, a vécu et travaillé pendant 17 ans au Pérou et en Bolivie. Il effectue actuellement une tournée de conférences en Argentine, en Bolivie et au Chili.</h4>',
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<p>En effet, on retrouve dans les signaux de communication de ces espèces, des caractéristiques similaires à celle du langage parlé humain, telles que la notion de sémantique (un cri est porteur de sens), la variation d’un son qui change la signification du cri (ce qui se rapproche de la notion de phonème, unité minimale du langage parlé humain), ou la notion de morphologie (il existe dans les cris des éléments qui peuvent être combinés de manière variée au sein de différentes structures plus complexes). Mais rien ne permet d’abandonner l’idée que la parole reste « le propre de l’homme », c’est-à-dire la capacité à articuler avec sa bouche des sons distinctifs qui peuvent se combiner à l’infini pour donner une infinité de sens.</p>
<p>C’est sans doute à cette spécificité que la question de l’émergence de la parole dans l’évolution humaine doit d’être restée à travers les âges au cœur de recherches dans le domaine de la philosophie, de la linguistique et, plus récemment, de l’éthologie, de la psychologie et des neurosciences. Cette question renvoie à la fois à l’existence des capacités cognitives adaptées à l’émergence du langage, qu’il soit parlé ou non, et à l’existence de capacités physiques de la bouche et des lèvres pour structurer et articuler les unités sonores qui seront les vecteurs acoustiques du langage, via la parole.</p>
<p>Cognitivement, le <a href="https://royalsocietypublishing.org/doi/10.1098/rstb.2011.0295">langage renvoie fondamentalement à la capacité d’abstraction</a>. C’est la raison pour laquelle la fabrication d’outils, la maîtrise du feu, les peintures pariétales, la structuration de l’habitat sont autant d’étapes de l’évolution humaine qui ont fréquemment été utilisées comme des marqueurs potentiels de l’émergence de la capacité au langage. Il n’y a pas de consensus sur l’émergence de la parole. Nos travaux visent à contribuer à ces débats, en étudiant si les capacités des hominines fossiles (les Néandertaliens qui sont proches de nous comme leurs ancêtres, les H. heidelbergensis datant de 500 000 ans voire les Australopithèques qui sont beaucoup plus anciens et appartiennent à un autre genre) leur permettaient d’articuler suffisamment de sons distinctifs pour constituer la base du langage parlé.</p>
<h3>Depuis quand peut-on articuler ?</h3>
<p>Sur le plan physique, c’est l’usage de la bouche qui est au cœur de la capacité à parler. <a href="https://www.youtube.com/watch?v=XVE4B6TxlfM">Le célèbre ethnologue français André Leroi-Gourhan</a> (1911-1986) voyait dans le passage de la quadrupédie à la bipédie une étape essentielle dans l’émergence du langage parlé : permettant l’usage de la main pour des gestes de préhension jusqu’alors effectués par la bouche, la bipédie a « libéré » la mandibule, les lèvres et la langue pour leur permettre d’exécuter un répertoire gestuel riche et structuré, capable de transmettre le langage via le son.</p>
<p>Quand est apparue la capacité physique à articuler des sons distinctifs ? C’est lorsque l’ensemble de cartilages marqué par la pomme d’Adam, qu’on appelle le larynx, est suffisamment descendu dans le cou, répondit le <a href="https://www.science.org/doi/10.1126/science.164.3884.1185">chercheur américain Philip Lieberman</a> (1934-2022) dans le journal Science en 1969. Cette descente du larynx aurait, selon lui, offert à la langue un espace vertical nouveau, suffisamment large pour qu’elle puisse se déformer, se bomber ou s’aplatir pour générer une variété de formes et de sons appropriée à la richesse combinatoire du langage.</p>
<p>Cette hypothèse, qui a fonctionné pendant plusieurs décennies, en sclérosant quelque peu la recherche dans ce domaine, a depuis lors été fortement contestée. Le chercheur <a href="https://theconversation.com/la-parole-ne-serait-pas-apparue-avec-homo-sapiens-et-ce-sont-les-singes-qui-nous-le-disent-128708">Louis-Jean Boë et ses collègues</a> ont en effet montré que les cris de babouins, dont le larynx est élevé et la langue plate, contiennent des sons proches du « a », du « ou » et du « i », les trois voyelles qui constituent la base fondamentale des systèmes vocaliques des langues du monde.</p>
<p>De même, Fitch, pourtant disciple de Lieberman, et ses collègues, <a href="https://www.science.org/doi/10.1126/sciadv.1600723">dans un article paru dans <em>Science Advances</em> en 2016</a>, ont montré, à partir de radiographies de la gueule de macaques au cours de la déglutition, que malgré leur larynx élevé, ces primates pouvaient générer des formes de langue compatibles avec la production de voyelles suffisamment variées et distinctes pour constituer les bases sonores d’un langage parlé. La descente du larynx ne semble donc pas constituer un marqueur fiable de l’émergence de la capacité physique à parler au cours de l’évolution humaine, et le mystère reste entier.</p>
<p>Pour tenter de le percer, notre projet <a href="https://iscd.sorbonne-universite.fr/research/sponsored-junior-teams/origins-of-speech/">« Origins of Speech »</a>, s’est proposé d’élaborer des modèles biomécaniques de langue d’humains fossiles.</p>
<p>Un modèle biomécanique est un modèle numérique, sur ordinateur, qui représente une partie du corps humain, avec son anatomie, ses structures osseuses, ses tissus mous, ses muscles, et est capable de rendre compte des mécanismes physiques qui régissent leurs mouvements et leurs déformations sous l’action d’activations musculaires. Pour la langue, de tels modèles permettent d’étudier comment les muscles linguaux influencent la forme et la position de la langue dans la bouche. Ainsi, pour les fossiles, ces modèles offriraient la possibilité d’étudier, quantitativement et systématiquement, leur capacité à produire des sons de parole.</p>
<h3>Prédire la langue des humains fossiles à partir des os de la tête</h3>
<p>Mais sur quoi s’appuyer pour élaborer de tels modèles ? Aucune donnée anatomique n’existe. En effet, les tissus mous de langue, des parois de la bouche, et du visage ne fossilisent pas. Seuls restent les os, plus ou moins abîmés par les sévices du temps.</p>
<p>C’est l’idée originale de notre projet, présentée dans <a href="https://journals.plos.org/ploscompbiol/article?id=10.1371/journal.pcbi.1011808">notre article récent</a> publié dans le journal <em>PLoS Computational Biology</em> porté par les jeunes chercheurs de notre équipe, Pablo Alvarez, Marouane El Mouss et Maxime Calka.</p>
<h4><a href="https://images.theconversation.com/files/590916/original/file-20240429-20-zn36pe.png?ixlib=rb-4.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img src="https://images.theconversation.com/files/590916/original/file-20240429-20-zn36pe.png?ixlib=rb-4.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" alt="" /></a><em><span>Processus permettant la génération d’un modèle biomécanique de langue de babouin par la transformation d’un modèle de référence élaboré sur un humain actuel. Cette transformation s’appuie sur la modélisation mathématique des différences morphologiques entre les structures osseuses crâniennes de l’humain actuel et du babouin.</span> <span><span>Fourni par l'auteur</span></span></em></h4>
<p>Elle consiste à exploiter les structures osseuses fossilisées pour prédire la forme et l’anatomie de la langue de ces humains disparus. Pour cela, nous utilisons comme référence le modèle biomécanique de langue d’un humain vivant, que nous avons soigneusement conçu dans nos laboratoires grenoblois GIPSA-lab et TIMC au cours de près de 3 décennies de recherches coordonnées.</p>
<p>Ce modèle rend compte fidèlement de la morphologie de la langue, de ses structures musculaires, des caractéristiques mécaniques de ses tissus mous, et de ses interactions mécaniques avec la mandibule, le palais et l’os hyoïde, un petit os mobile qui relie la langue… au larynx.</p>
<h4 style="text-align: center;"><iframe frameborder="0" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/Pz0A5HTYFeM?wmode=transparent&start=0" width="440"></iframe><em><span>Modèle de langue TIMC et Gipsa lab Grenoble.</span></em></h4>
<p>C’est en modifiant la géométrie du modèle de référence que nous générerons des modèles biomécaniques pour les langues fossiles. Pour cela, en nous appuyant sur des outils mathématiques combinant des transformations géométriques complexes, nous déterminons tout d’abord la transformation géométrique optimale qui permet de passer de la géométrie du crâne et de la mandibule de l’humain actuel à celle du crâne et de la mandibule de l’humain fossile.</p>
<p>Puis nous appliquons cette transformation géométrique au modèle de langue du premier pour le déformer et en faire un modèle de langue pour le second, avec sa forme spécifique, ses structures musculaires, et ses interactions avec la mandibule, le palais et l’os hyoïde…</p>
<p>Mais dans quelle mesure peut-on faire confiance à une transformation géométrique basée sur les structures osseuses pour prédire les tissus mous de la langue ? Pour répondre à cette question, cruciale pour valider la méthode, nous avons choisi d’évaluer leur méthode sur la génération d’un modèle biomécanique de langue de babouin, un primate non-humain dont la morphologie de la tête est très différente de celle d’un Homo Sapiens.</p>
<p>Notre hypothèse en la matière consiste à dire que si cette méthode marche pour un tel primate, alors il est vraisemblable qu’elle sera fiable pour la prédiction de la langue de tous les humains fossiles dont les crânes sont moins différents de celui d’un Homo Sapiens, que ne l’est celui d’un babouin.Nous avons alors généré deux modèles de langue de babouin. Le premier a été conçu en utilisant une transformation géométrique optimale déterminée en prenant en compte les structures osseuses et les tissus mous de la tête. Comme on peut s’y attendre, la complétude des informations morphologiques prises en compte permet d’obtenir un modèle qui décrit avec une grande précision la morphologie de la langue du babouin.</p>
<p>Puis nous avons généré un second modèle, en déterminant la transformation géométrique optimale sur la seule base des informations sur les structures osseuses, ignorant celles sur les tissus mous. Ce second modèle s’est avéré être très proche du premier et la fiabilité de cette prédiction a été validée par des outils statistiques de quantification des incertitudes développés par Anca Belme à l’Institut Jean Le Rond d’Alembert de Sorbonne Université. Nous avons alors pu conclure que notre méthode est fiable pour générer, à partir des seules structures osseuses, des modèles biomécaniques réalistes pour les langues de primates, qu’ils soient humains ou non humains, qu’ils soient vivants ou (bientôt car les analyses sont en cours) fossiles.</p>
<p>C’est en exploitant cette méthode, que nous travaillons actuellement à la génération de modèles biomécaniques de la langue d’humains fossiles, tels que les <em>Homo Heidelbergensis</em> connus en Europe à partir de 600 000 ans ou les Néandertaliens de 70-50 000 ans, à partir respectivement des ossements d’Arago 21 (grotte à proximité de Perpignan) et de ceux de La Ferrassie 1 en Dordogne. Notre but est d’explorer systématiquement les conséquences des activations des muscles de la langue dans ces modèles, d’observer le spectre des formes de la bouche qui peuvent ainsi être générées et d’analyser les caractéristiques des sons qui seraient ainsi produits par les fossiles, en faisant l’hypothèse qu’ils possédaient des cordes vocales et des capacités pulmonaires similaires à celles des Homo Sapiens. Il sera aussi possible de tester quantitativement, en jouant sur la position de l’os hyoïde, connecté au larynx, dans quelle mesure la position, plus ou moins haute, du larynx est susceptible d’influencer la richesse des formes de bouches et des sons produits.</p>
<p>C’est la méthodologie de recherche que nous avons choisie pour percer le mystère de l’émergence au cours de l’évolution humaine de la capacité à produire avec la bouche des sons suffisamment variés pour constituer la base d’un langage utilisant l’acoustique pour véhiculer des idées entre congénères…<img src="https://counter.theconversation.com/content/226977/count.gif?distributor=republish-lightbox-basic" alt="The Conversation" width="1" height="1" /></p>
<hr />
<h4><span><a href="https://theconversation.com/profiles/pascal-perrier-1528361">Pascal Perrier</a>, Professeur en Mathématiques du Signal - Modèles biomécaniques orofociaux - Modèlisation du contrôle moteur de la production de la parole, <em><a href="https://theconversation.com/institutions/institut-polytechnique-de-grenoble-grenoble-inp-2428">Institut polytechnique de Grenoble (Grenoble INP)</a></em>; <a href="https://theconversation.com/profiles/amelie-vialet-1528373">Amélie Vialet</a>, Maître de conférences en paléoanthropologie, <em><a href="https://theconversation.com/institutions/museum-national-dhistoire-naturelle-mnhn-2191">Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)</a></em> et <a href="https://theconversation.com/profiles/yohan-payan-1528354">Yohan Payan</a>, Chercheur en biomécanique des tissus mous, laboratoire TIMC (CNRS, Univ. Grenoble Alpes), <em><a href="https://theconversation.com/institutions/universite-grenoble-alpes-uga-2279">Université Grenoble Alpes (UGA)</a></em></span></h4>
<h4>Cet article est republié à partir de <a href="https://theconversation.com">The Conversation</a> sous licence Creative Commons. Lire l’<a href="https://theconversation.com/emergence-du-langage-dans-levolution-humaine-des-chercheurs-font-parler-les-structures-osseuses-fossilisees-226977">article original</a>.</h4>
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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
4 Commentaires
@Bogner Shiva 212 24.11.2023 | 22h58
«Génocide ... ! Avec la bénédiction de gouvernements tenus par des engagements très très discutables .... je n'en dirais pas plus , quoique une piste de reflexion sérieuse, quel est le "retour sur investissement" de ce génocide ??? Allez au hasard ... un accès complet à la mer ? Je constate une chose que n'importe qui a des yeux peut voir ,le conflit Palestino-Israélien a fait plus de 14000 morts depuis 2000. 82% de ces morts sont Palestiniens, femmes et enfants compris ... le ratio est de combien ? Chiffres fournis par B'Tselem, organisation israélienne des droits de l'homme, je rajoute femmes et enfants . Je constate aussi que l'on a la mémoire très courte , à géométrie variable selon les intérêts, Sabra et Chatila...on a déjà oublié ? Bon chuuuuttt Big Brother veille ...»
@Bogner Shiva 212 24.11.2023 | 23h06
«Respect Monsieur Laurens , il y a heureusement des personnes qui voient clair, des faits vérifiables , des références indiscutables sur les exactions sanglantes d'Israël sur un peuple d'hommes de femmes d'enfants dont le seul tort c'est d'occuper une terre "promise"... à d'autres beaucoup plus légitimes...»
@simone 27.11.2023 | 18h52
«Merci de remettre l'histoire au centre. Cela permet de mieux comprendre le conflit sans juger et peut-être de chercher honnêtement des solutions. Mais qui, parmi les Etats impliqués, a intérêt à une solution? Ce sont peut-être les peuples, mais pas les chefs.»
@stef 31.12.2023 | 19h04
«Très bon papier, merci »