Actuel / Conversation avec une femme invisible
Publicité pour des services d'escort-girls. Nadia, qui s'exprime dans cet entretien, ne figure pas sur cet échantillon. © DR
Lors d'une série de discussions sans fausse pudeur, une jeune escort-girl russe de 22 ans explique la réalité cachée de milliers de ses consœurs et compatriotes en Europe, que la guerre en Ukraine a piégées hors de chez elles.
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Quelques heures, un jour entier, ça dépend.</p> <p><strong>Quand et pourquoi est-ce que tu es partie en Europe?</strong></p> <p>Après environ une année, la pandémie a commencé. Je ne faisais rien, assise à attendre chez moi. Et c'est à ce moment qu'un ami m'a présentée à un agent qui m'a proposé de partir en Europe. Pour moi c'était un rêve, je n'avais jamais quitté la Russie. L'agent m'a tout arrangé, le billet d'avion, l'appartement, tout. Et je suis partie en Italie. Mais c'était très compliqué à cause du Covid-19. Donc le vol a fait Moscou-Istanbul-Athènes-Vienne, et puis j'ai fait le reste en train. Dans le train les douaniers ont pensé que j'étais étudiante, et je n'ai pas nié.</p> <hr /> <h3 style="text-align: center;"><em>«L'agent nous dit: "Aujourd'hui, tu dois être vierge". 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En gros c'était des Italiens et presque pas d'étrangers parce qu'on était en plein <em>lockdown</em>. Quelques fois des jeunes mais en général des hommes plus âgés et assez riches.<br /><br /><strong>Comment se comportent les clients italiens?</strong></p> <p>Je ne les aime pas du tout. La plupart se fendent de grandes déclarations, «tu es l'amour de ma vie», «je suis fou de toi«, «je t'aime», «je veux t'épouser» et toutes ces bêtises, alors que nous savons tous les deux pourquoi je suis venue chez lui. Et vraiment, tous les Italiens se comportent comme ça, comme des grands enfants. J'ai passé trois mois à Milan et j'en suis revenue avec 3'000 euros épargnés.</p> <p><strong>Tu as dû expliquer ce voyage à tes parents?</strong></p> <p>Non, j'ai juste dit que j'avais trouvé un boyfriend qui m'avait emmenée en voyage, ils n'ont jamais posé de questions. Mais j'ai eu une mauvaise expérience à Milan. Je suis tombée sur un sale type, le propriétaire de l'appartement. Après quelques jours, il s'est pointé à ma porte et a essayé de me faire dire que je l'avais payé en fausse monnaie, ce qui était faux. Comme il voyait que ça ne marchait pas, il m'a fait comprendre qu'il savait ce que je faisais et qu'il pouvait me dénoncer à la police. J'ai éclaté en sanglots, j'étais hors de moi, terrorisée. S'il allait à la police, ça voulait dire que je serais expulsée de l'UE et que je ne pourrais pas revenir pendant des années. Il a appelé mon agent, et mon agent m'a dit de lui donner 500 euros, juste pour le faire taire. Mais ça n'a pas suffi. Il est souvent revenu me voir et me demandait de le sucer, et sans le dire à mon agent, ce que j'ai toujours réussi à éviter. Il a souvent essayé ce petit manège. Ça me plongeait dans des dépressions sévères.</p> <p><strong>Et après ce retour à Moscou, où es-tu allée?</strong></p> <p>Une amie m'a encouragée à la rejoindre à Tbilissi en Géorgie. J'ai dit que ça ne m'intéressait pas, que je voulais aller en France. Je ne sais pas pourquoi, j'avais un mauvais pressentiment à propos de ce pays. Et j'ai eu du flair. Un jour avant mon arrivée prévue en Géorgie, un client est venu chez mon amie. Ils ont eu un rapport sexuel, puis il lui a montré sa plaque de policier. Il ne l'a évidemment pas payée et lui a également volé tout le liquide qu'elle avait. Et puis il a ouvert la porte et ses collègues sont arrivés pour arrêter mon amie et l'emmener en prison, où elle est restée environ deux mois, sans téléphone, sans rien, à devoir attendre une décision de justice. Et encore elle a eu une chance relative. Je connais une autre fille qui est restée deux ans en prison en Géorgie. Cela ne m'est jamais arrivé, je touche du bois, ni en Russie où les clients sont assez riches pour acheter la police, ni en France ou ailleurs. Mais j'ai toujours peur, je fais toujours très attention, je vérifie tout plusieurs fois.</p> <p><strong>Donc tu es allée en France. </strong></p> <p>Oui, j'ai commencé par Bordeaux, où le business était très bon, puis Toulouse, où c'était totalement mort, puis Marseille, également très faible, puis Montpellier, sans aucun intérêt, peuplé de gens très bizarres et malsains, et puis Lyon, où ça marchait assez bien. On faisait le tour des grandes villes pour voir où le marché était preneur. A Bordeaux par exemple, je peux travailler quelques jours mais ensuite je suis connue, j'ai fait le tour des clients. Alors je dois repartir et trouver un autre marché. Quand ça marchait bien, je faisais environ deux clients par jour, c'était comparable à l'Italie, donc je gagnais environ 6 ou 7'000 euros par mois avant dépenses. Et puis je montée à Paris.</p> <hr /> <h3 style="text-align: center;"><em>«En Italie les types comptent les minutes et les secondes comme des épiciers, mais à Paris ils s'en fichent complètement.»</em></h3> <hr /> <p><strong>Comment est Paris par rapport au reste de la France?</strong><br /><br />Evidemment je gagnais beaucoup mieux. Mais je devais constamment changer d'appartement, c'était un enfer, parce que je voulais payer en liquide mais la compétition était trop forte. Et puis la ville est tellement chère, chaque trajet en taxi coûte 30 euros. En plus je devais faire très attention, ne jamais faire monter quelqu'un mais descendre d'abord voir le client dans la rue, s'assurer que tout est en ordre. D'autre part à Paris tout dépend du quartier. Si je vis dans un quartier riche, j'ai de bons clients, propres et convenables. Mais si je vis dans un quartier pauvre, c'est bien plus risqué. Parce qu'à Paris, contrairement à la France, mes clients venaient du monde entier. A Bordeaux ce n'était que des Français, à Paris beaucoup d'étrangers. Mais le business était très bon, alors je suis restée quatre mois à Paris.</p> <p><strong>Et comment sont les clients français?</strong></p> <p>Les meilleurs! Ils ne pensent pas qu'à eux-mêmes. Ils pensent à la fille. Ils arrivent et te disent: «Tu n'as besoin de rien faire, allonge-toi là, je vais te lécher la chatte, je vais t'embrasser, tu te laisses faire». Ils arrivent avec une bouteille de vin et des fleurs et paient pour une heure mais peuvent partir après vingt minutes s'ils ont terminé. En Italie les types comptent les minutes et les secondes comme des épiciers, mais à Paris ils s'en fichent complètement.</p> <p><strong>Quatre mois à Paris, c'est long. Tu as eu le temps de voir la ville?</strong></p> <p>Je m'arrangeais avec mon agent, je lui disais que je serais disponible de telle à telle heure, et je prenais mon temps pour me balader et découvrir la ville. Et je n'ai eu aucun problème avec la police, alors même que c'était le confinement et que je n'avais pas les permis pour me déplacer au milieu de la nuit. J'ai eu de la chance et personne ne m'a jamais arrêtée. Et puis j'ai eu assez souvent des clients qui payaient pour la nuit, c'était 1'200 euros. Mais j'étais trop seule, j'étais souvent déprimée. Mon agent me disait que c'était bien pour moi d'être seule, que ça me permettait de me concentrer sur mon travail.</p> <p><strong>Combien as-tu réussi à épargner à Paris? </strong></p> <p>Presque rien, à peu près 1'000 euros. J'étais furieuse. J'avais eu environ 170 clients pendant quatre mois, donc j'avais en tout gagné plus de 40'000 euros en liquide! Et malgré tout, tout mon argent était parti, d'abord dans la commission de 50% de mon agent mais aussi en factures, loyer, taxi, repas, des bêtises. Beaucoup de filles travaillent pour aider leurs familles restées au pays. Quand je travaillais à Paris, je ne savais tout simplement pas quoi faire de ma vie. Je n’ai donc pas économisé, et c’était mon problème. Si j'avais économisé, je serais riche maintenant. Mais j'ai juste tout dépensé, j'ai acheté des trucs et j'ai voyagé et pendant tout ce temps, je pensais, c'est bon, je dois juste travailler encore un peu pour tout récupérer. Parce que ce travail est une drogue. C'est de l'argent facile. En Russie, je gagnais 200 euros par mois. Et avec ce métier, je gagnais 6 ou 7'000 par mois. C'est donc très difficile d'arrêter. Et ça m'a fait comprendre que je devais travailler en indépendante, sans agent.</p> <p><strong>Après la France, quel autre pays as-tu visité?</strong></p> <p>Je suis allée à Vienne, c'était très bien. Les clients étaient souvent étrangers mais en gros très sympas, respectueux. Il y avait beaucoup de clients suisses, qui se comportaient toujours très bien. Et puis j'aimais beaucoup Vienne, j'étais dans un joli hôtel, je travaillais à mon rythme, c'était agréable. J'ai également travaillé à Madrid et Barcelone. A Madrid c'était la mort, aucun client, à Barcelone un petit peu plus. Les Espagnols n'ont pas d'argent je crois. Ils préfèrent les Colombiennes et les Brésiliennes, qui sont vraiment beaucoup moins chères. J'ai malheureusement dû éviter la Suisse parce que je connais pas mal de gens à Zurich et je voulais éviter les rencontres désagréables.</p> <p><strong>As-tu également travaillé en dehors de l'Europe?</strong></p> <p>Uniquement à Dubai. C'était très, très bizarre. J'ai été payée pendant des semaines par deux cheikh différents, environ 300 euros pas jour, pour vivre dans une villa avec une dizaine d'autres filles et sans jamais coucher avec qui que ce soit. On passait nos journées au bord de la piscine, à faire du shopping et à aller au restaurant. J'ai tenté avec une copine de travailler en privé, mais sans aucun succès, et ça m'a beaucoup déplu. C'était dégradant, on se retrouvait derrière des restaurants avec des types qui me disaient que c'était trop cher, ça ne menait à rien.</p> <p><strong>Pourquoi as-tu décidé d'aller à Belgrade?</strong></p> <p>A cette époque, il y a un peu moins de trois ans, j'avais une amie qui était déjà à Belgrade. Elle m'a dit que c'était très bien, alors j'ai essayé. On était trois filles dans un appartement, c'était sympa.</p> <p><strong>Puisque ta profession est illégale, tu es ici avec un visa touristique, comment procèdes-tu?</strong></p> <p>Chaque mois, je dois traverser la frontière, obtenir le tampon et revenir.</p> <p><strong>Tu étais ici avant le début de la guerre en Ukraine. Combien d’escorts y avait-il ici avant la guerre, et combien depuis le début de la guerre? Et combien parmi elles sont des Russes?</strong></p> <p>Avant la guerre, il y avait un peu de concurrence, mais pas trop. Depuis le début de la guerre, il n'y a presque plus d'emplois tellement la concurrence est forte. Et je ne suis pas sûr qu’il reste beaucoup de filles serbes. On peut vérifier (elle sort son téléphone et va sur un site d'escort populaire). Si je sélectionne la Serbie ici, je vois qu'il y a maintenant 1'447 escorts qui opèrent à Belgrade. Mais beaucoup de ces comptes sont inactifs, ou faux, disons environ 50%. Cela laisse donc environ 750 filles, pour la plupart russes. Ce qui est bien trop pour Belgrade, il n'y a pas de marché pour autant d'escorts. Et du coup les prix baissent. Certaines filles sont désormais prêtes à travailler pour 150 euros, et alors toutes les filles se sentent obligées de baisser leurs prix. Et c'est pareil partout en Europe, les Russes sont coincées en-dehors de Russie et inondent le marché, ce qui fait sombrer les prix et qui pousse un grand nombre d'entre elles à prendre des emplois réels et à ne faire ce métier que de manière complémentaire, pour s'en sortir.</p> <p><strong>Je dois te poser cette question, mais à quel point ce travail est-il agréable?</strong></p> <p>Cela dépend. Parfois, j'ai juste besoin d'argent, je dois travailler. Alors je deviens une personne différente. Je ferme mon esprit et je fais ce que je dois faire, d'une façon automatique, même si je ne veux pas le faire. Mais d'autres fois, j'ai vraiment envie de faire l'amour et comme c'est mon métier, ça peut être agréable. Dans ces situations, si l'homme sait s'y prendre je peux jouir, mais s'il est mauvais, alors je ne jouis pas. C'est exactement comme la vie normale.</p> <hr /> <h3 style="text-align: center;"><em>«C'est pareil partout en Europe, les Russes sont coincées en-dehors de Russie et inondent le marché, ce qui fait sombrer les prix et qui pousse un grand nombre d'entre elles à prendre des emplois réels et à ne faire ce métier que de manière complémentaire, pour s'en sortir.»</em></h3> <hr /> <p><strong>Y a-t-il des histoires d'abus, de violence?</strong></p> <p>Bien sûr. Quand j’ai commencé, je ne savais pas à quoi m’attendre. Parfois, un homme me frappait, alors j'appelais l'agence et ils me disaient: «Non, c'est impossible, c'est un bon client, il n'y a jamais eu de plainte le concernant». Vous savez donc que vous ne pouvez pas être protégée. Un jour un Ukrainien m'a appelée dans un restaurant et nous nous sommes retrouvés chez lui. Il m'a payée en dollars. Mais quand je suis rentrée chez moi, j’ai réalisé qu’il s’agissait de fausse monnaie. Chaque fois que quelque chose de vraiment grave arrive, c'est soit un client russe, soit un client ukrainien. Mais une de mes amies, une jolie blonde, a été appelée par un client serbe, qui n'aime pas les blondes. Il l'a appelée et l'a battue jusqu'à ce qu'elle soit réduite en bouillie, elle était couverte de sang. A tel point qu’elle a quitté le pays par la suite. Une autre copine a été trompée par un client qui ne lui a pas dit qu'il était policier, qui lui a pris tout son argent et l'a expulsée de Serbie. Or j'ai appris par la suite que ce flic travaillait en réalité pour une agence concurrente, pour laquelle il nettoyait le marché en se servant grassement au passage.</p> <p><strong>Quel type de service te demande-t-on habituellement de pratiquer?</strong></p> <p>Je ne travaille jamais avec des sextoys ou des uniformes. Parfois, les clients me demandent de me présenter en lingerie ou en talons, mais ce n'est pas vraiment un uniforme. En général, c'est du sexe assez régulier. Je refuse la sodomie, mais beaucoup de filles acceptent avec un supplément. Certains clients demandent à coucher sans préservatif, ce que je refuse également.</p> <p><strong>Comment juges-tu le regard de la société et des médias sur ton métier?</strong></p> <p>Les médias et la société en général ne comprennent pas du tout la différence entre escort et prostituée. Escort, c'est un métier, quand bien même c'est illégal. Je choisis mes clients, je dois savoir m'y prendre techniquement sur le plan sexuel, savoir envisager mes clients sur des tas de fantasmes et de scénarios. Une prostituée ne travaille que sur le court terme, et uniquement pour l'argent. Une escort doit savoir discuter, passer la soirée avec des hommes très différents, de cultures très variées. C'est un métier difficile, qui exige un engagement complet, du corps mais aussi de l'esprit. Oui, c'est vraiment un métier. Le mot le plus adapté, c'est geisha, c'est-à-dire une femme qui doit savoir faire plaisir à un homme, pour de l'argent, en réalisant tout un éventail de tâches complexes et délicates. Et évidemment que la société condamne ce métier. La chose est simple: qui serait d'accord de savoir que sa propre épouse fait ce métier? Les hommes sont obsédés par la pureté des femmes. De savoir que telle ou telle femme a vu des centaines de bites, ça les dégoûte en général. En ce qui me concerne, je reste très discrète, je ne montre jamais ma photo sur les sites Internet, et je sais que cette partie de ma vie restera toujours un secret si je veux trouver un mari ou fonder une famille.</p> <p><strong>Combien de temps penses-tu pouvoir continuer ce métier?</strong></p> <p>Encore quelques mois, le temps pour que je puisse mettre de l'argent de côté. Comme je l'ai dit, avant, je gaspillais tout, maintenant j'essaie de le mettre de côté et d'en faire quelque chose de significatif.</p> <p><strong>Quel est ton rapport à ton travail?</strong></p> <p>Je voudrais ne pas devoir le faire. Je suis souvent déprimée. Quand j'ai des relations sexuelles régulières avec un petit ami, je suis très confuse: est-ce que c'est pour le travail, ou pour le plaisir? Je me sens perdue avec moi-même. Je voudrais aussi ressentir quelque chose, pas seulement parce que je dois le faire pour un homme. Et la plupart des autres filles ressentent la même chose, nous parlons beaucoup ensemble.</p> <p><strong><span>Y a-t-il quelque chose que tu as appris en faisant ce métier?</span></strong></p> <p>Oui, beaucoup de choses. Par exemple, je sais très bien faire l'amour. Cela peut paraître dégradant, mais je suis devenue une professionnelle, je sais comment réaliser la pipe parfaite. Et plus important encore, je connais les hommes maintenant. Je ne suis plus timide avec les hommes, je sais de quoi je peux parler. Je sais à qui je peux accorder ma confiance, ou pas. Cela m'a souvent aidée, je vois tout de suite qui est la personne, de quoi on doit parler, comment les choses vont se passer. 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Et toutes les filles qui font ça le font pour les mêmes raisons.</p> <p><strong>En Russie, comment les gens considèrent-ils ce métier?</strong></p> <p>Les clients, en Russie, sont la plupart du temps des millionnaires, qui consomment énormément de filles, chaque jour une fille différente. Ils nous traitent comme des putes. Et beaucoup cherchent surtout à se procurer des vierges. Alors l'agent nous dit: «Aujourd'hui, tu dois être vierge». Ce qui signifie qu'on doit se mettre du faux sang à l'intérieur du vagin, dans des petites capsules de plastique, pour simuler la virginité.</p> <p><strong>Quel était le rythme de travail à Moscou?</strong></p> <p>C'était irrégulier. On ne fonctionne pas comme en Serbie ou en Europe, avec des tarifs horaires. On peut se faire 1'000 euros, ou 500 euros, mais sans limite de temps. On vient, le client nous dit la somme d'argent et c'est lui qui décide du temps. 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Ce qui signifie qu'on doit se mettre du faux sang à l'intérieur du vagin, dans des petites capsules de plastique, pour simuler la virginité.»</em></h3> <hr /> <p><strong>Comment s'est déroulé ce premier séjour en Europe?</strong></p> <p>J'avais toujours mon agent, c'est lui dirigeait mes contacts et s'occupait de ma page sur Internet. Je lui devais 50% de mes gains et je chargeais, comme je continue aujourd'hui, 250 euros de l'heure. Mais l'appartement coûtait 800 euros par semaine, même si l'agent payait 50% du loyer. Donc en gros, par mois, je pouvais espérer gagner environ 15'000 euros, dont je devais retirer la moitié pour l'agent, plus le loyer. Je me retrouvais avec à peu près 6'000 euros par mois dans la poche pour toutes mes dépenses et pour l'épargne. Au début j'étais à Milan et le business était bon. Je travaillais beaucoup. Ensuite j'ai essayé Naples, pendant deux semaines, mais ça ne marchait pas du tout alors je suis retournée à Milan. En gros c'était des Italiens et presque pas d'étrangers parce qu'on était en plein <em>lockdown</em>. Quelques fois des jeunes mais en général des hommes plus âgés et assez riches.<br /><br /><strong>Comment se comportent les clients italiens?</strong></p> <p>Je ne les aime pas du tout. La plupart se fendent de grandes déclarations, «tu es l'amour de ma vie», «je suis fou de toi«, «je t'aime», «je veux t'épouser» et toutes ces bêtises, alors que nous savons tous les deux pourquoi je suis venue chez lui. Et vraiment, tous les Italiens se comportent comme ça, comme des grands enfants. J'ai passé trois mois à Milan et j'en suis revenue avec 3'000 euros épargnés.</p> <p><strong>Tu as dû expliquer ce voyage à tes parents?</strong></p> <p>Non, j'ai juste dit que j'avais trouvé un boyfriend qui m'avait emmenée en voyage, ils n'ont jamais posé de questions. Mais j'ai eu une mauvaise expérience à Milan. Je suis tombée sur un sale type, le propriétaire de l'appartement. Après quelques jours, il s'est pointé à ma porte et a essayé de me faire dire que je l'avais payé en fausse monnaie, ce qui était faux. Comme il voyait que ça ne marchait pas, il m'a fait comprendre qu'il savait ce que je faisais et qu'il pouvait me dénoncer à la police. J'ai éclaté en sanglots, j'étais hors de moi, terrorisée. S'il allait à la police, ça voulait dire que je serais expulsée de l'UE et que je ne pourrais pas revenir pendant des années. Il a appelé mon agent, et mon agent m'a dit de lui donner 500 euros, juste pour le faire taire. Mais ça n'a pas suffi. Il est souvent revenu me voir et me demandait de le sucer, et sans le dire à mon agent, ce que j'ai toujours réussi à éviter. Il a souvent essayé ce petit manège. Ça me plongeait dans des dépressions sévères.</p> <p><strong>Et après ce retour à Moscou, où es-tu allée?</strong></p> <p>Une amie m'a encouragée à la rejoindre à Tbilissi en Géorgie. J'ai dit que ça ne m'intéressait pas, que je voulais aller en France. Je ne sais pas pourquoi, j'avais un mauvais pressentiment à propos de ce pays. Et j'ai eu du flair. Un jour avant mon arrivée prévue en Géorgie, un client est venu chez mon amie. Ils ont eu un rapport sexuel, puis il lui a montré sa plaque de policier. Il ne l'a évidemment pas payée et lui a également volé tout le liquide qu'elle avait. Et puis il a ouvert la porte et ses collègues sont arrivés pour arrêter mon amie et l'emmener en prison, où elle est restée environ deux mois, sans téléphone, sans rien, à devoir attendre une décision de justice. Et encore elle a eu une chance relative. Je connais une autre fille qui est restée deux ans en prison en Géorgie. Cela ne m'est jamais arrivé, je touche du bois, ni en Russie où les clients sont assez riches pour acheter la police, ni en France ou ailleurs. Mais j'ai toujours peur, je fais toujours très attention, je vérifie tout plusieurs fois.</p> <p><strong>Donc tu es allée en France. </strong></p> <p>Oui, j'ai commencé par Bordeaux, où le business était très bon, puis Toulouse, où c'était totalement mort, puis Marseille, également très faible, puis Montpellier, sans aucun intérêt, peuplé de gens très bizarres et malsains, et puis Lyon, où ça marchait assez bien. On faisait le tour des grandes villes pour voir où le marché était preneur. A Bordeaux par exemple, je peux travailler quelques jours mais ensuite je suis connue, j'ai fait le tour des clients. Alors je dois repartir et trouver un autre marché. Quand ça marchait bien, je faisais environ deux clients par jour, c'était comparable à l'Italie, donc je gagnais environ 6 ou 7'000 euros par mois avant dépenses. Et puis je montée à Paris.</p> <hr /> <h3 style="text-align: center;"><em>«En Italie les types comptent les minutes et les secondes comme des épiciers, mais à Paris ils s'en fichent complètement.»</em></h3> <hr /> <p><strong>Comment est Paris par rapport au reste de la France?</strong><br /><br />Evidemment je gagnais beaucoup mieux. Mais je devais constamment changer d'appartement, c'était un enfer, parce que je voulais payer en liquide mais la compétition était trop forte. Et puis la ville est tellement chère, chaque trajet en taxi coûte 30 euros. En plus je devais faire très attention, ne jamais faire monter quelqu'un mais descendre d'abord voir le client dans la rue, s'assurer que tout est en ordre. D'autre part à Paris tout dépend du quartier. Si je vis dans un quartier riche, j'ai de bons clients, propres et convenables. Mais si je vis dans un quartier pauvre, c'est bien plus risqué. Parce qu'à Paris, contrairement à la France, mes clients venaient du monde entier. A Bordeaux ce n'était que des Français, à Paris beaucoup d'étrangers. Mais le business était très bon, alors je suis restée quatre mois à Paris.</p> <p><strong>Et comment sont les clients français?</strong></p> <p>Les meilleurs! Ils ne pensent pas qu'à eux-mêmes. Ils pensent à la fille. Ils arrivent et te disent: «Tu n'as besoin de rien faire, allonge-toi là, je vais te lécher la chatte, je vais t'embrasser, tu te laisses faire». Ils arrivent avec une bouteille de vin et des fleurs et paient pour une heure mais peuvent partir après vingt minutes s'ils ont terminé. En Italie les types comptent les minutes et les secondes comme des épiciers, mais à Paris ils s'en fichent complètement.</p> <p><strong>Quatre mois à Paris, c'est long. Tu as eu le temps de voir la ville?</strong></p> <p>Je m'arrangeais avec mon agent, je lui disais que je serais disponible de telle à telle heure, et je prenais mon temps pour me balader et découvrir la ville. Et je n'ai eu aucun problème avec la police, alors même que c'était le confinement et que je n'avais pas les permis pour me déplacer au milieu de la nuit. J'ai eu de la chance et personne ne m'a jamais arrêtée. Et puis j'ai eu assez souvent des clients qui payaient pour la nuit, c'était 1'200 euros. Mais j'étais trop seule, j'étais souvent déprimée. Mon agent me disait que c'était bien pour moi d'être seule, que ça me permettait de me concentrer sur mon travail.</p> <p><strong>Combien as-tu réussi à épargner à Paris? </strong></p> <p>Presque rien, à peu près 1'000 euros. J'étais furieuse. J'avais eu environ 170 clients pendant quatre mois, donc j'avais en tout gagné plus de 40'000 euros en liquide! Et malgré tout, tout mon argent était parti, d'abord dans la commission de 50% de mon agent mais aussi en factures, loyer, taxi, repas, des bêtises. Beaucoup de filles travaillent pour aider leurs familles restées au pays. Quand je travaillais à Paris, je ne savais tout simplement pas quoi faire de ma vie. Je n’ai donc pas économisé, et c’était mon problème. Si j'avais économisé, je serais riche maintenant. Mais j'ai juste tout dépensé, j'ai acheté des trucs et j'ai voyagé et pendant tout ce temps, je pensais, c'est bon, je dois juste travailler encore un peu pour tout récupérer. Parce que ce travail est une drogue. C'est de l'argent facile. En Russie, je gagnais 200 euros par mois. Et avec ce métier, je gagnais 6 ou 7'000 par mois. C'est donc très difficile d'arrêter. Et ça m'a fait comprendre que je devais travailler en indépendante, sans agent.</p> <p><strong>Après la France, quel autre pays as-tu visité?</strong></p> <p>Je suis allée à Vienne, c'était très bien. Les clients étaient souvent étrangers mais en gros très sympas, respectueux. Il y avait beaucoup de clients suisses, qui se comportaient toujours très bien. Et puis j'aimais beaucoup Vienne, j'étais dans un joli hôtel, je travaillais à mon rythme, c'était agréable. J'ai également travaillé à Madrid et Barcelone. A Madrid c'était la mort, aucun client, à Barcelone un petit peu plus. Les Espagnols n'ont pas d'argent je crois. Ils préfèrent les Colombiennes et les Brésiliennes, qui sont vraiment beaucoup moins chères. J'ai malheureusement dû éviter la Suisse parce que je connais pas mal de gens à Zurich et je voulais éviter les rencontres désagréables.</p> <p><strong>As-tu également travaillé en dehors de l'Europe?</strong></p> <p>Uniquement à Dubai. C'était très, très bizarre. J'ai été payée pendant des semaines par deux cheikh différents, environ 300 euros pas jour, pour vivre dans une villa avec une dizaine d'autres filles et sans jamais coucher avec qui que ce soit. On passait nos journées au bord de la piscine, à faire du shopping et à aller au restaurant. J'ai tenté avec une copine de travailler en privé, mais sans aucun succès, et ça m'a beaucoup déplu. C'était dégradant, on se retrouvait derrière des restaurants avec des types qui me disaient que c'était trop cher, ça ne menait à rien.</p> <p><strong>Pourquoi as-tu décidé d'aller à Belgrade?</strong></p> <p>A cette époque, il y a un peu moins de trois ans, j'avais une amie qui était déjà à Belgrade. Elle m'a dit que c'était très bien, alors j'ai essayé. On était trois filles dans un appartement, c'était sympa.</p> <p><strong>Puisque ta profession est illégale, tu es ici avec un visa touristique, comment procèdes-tu?</strong></p> <p>Chaque mois, je dois traverser la frontière, obtenir le tampon et revenir.</p> <p><strong>Tu étais ici avant le début de la guerre en Ukraine. Combien d’escorts y avait-il ici avant la guerre, et combien depuis le début de la guerre? Et combien parmi elles sont des Russes?</strong></p> <p>Avant la guerre, il y avait un peu de concurrence, mais pas trop. Depuis le début de la guerre, il n'y a presque plus d'emplois tellement la concurrence est forte. Et je ne suis pas sûr qu’il reste beaucoup de filles serbes. On peut vérifier (elle sort son téléphone et va sur un site d'escort populaire). Si je sélectionne la Serbie ici, je vois qu'il y a maintenant 1'447 escorts qui opèrent à Belgrade. Mais beaucoup de ces comptes sont inactifs, ou faux, disons environ 50%. Cela laisse donc environ 750 filles, pour la plupart russes. Ce qui est bien trop pour Belgrade, il n'y a pas de marché pour autant d'escorts. Et du coup les prix baissent. Certaines filles sont désormais prêtes à travailler pour 150 euros, et alors toutes les filles se sentent obligées de baisser leurs prix. Et c'est pareil partout en Europe, les Russes sont coincées en-dehors de Russie et inondent le marché, ce qui fait sombrer les prix et qui pousse un grand nombre d'entre elles à prendre des emplois réels et à ne faire ce métier que de manière complémentaire, pour s'en sortir.</p> <p><strong>Je dois te poser cette question, mais à quel point ce travail est-il agréable?</strong></p> <p>Cela dépend. Parfois, j'ai juste besoin d'argent, je dois travailler. Alors je deviens une personne différente. Je ferme mon esprit et je fais ce que je dois faire, d'une façon automatique, même si je ne veux pas le faire. Mais d'autres fois, j'ai vraiment envie de faire l'amour et comme c'est mon métier, ça peut être agréable. Dans ces situations, si l'homme sait s'y prendre je peux jouir, mais s'il est mauvais, alors je ne jouis pas. C'est exactement comme la vie normale.</p> <hr /> <h3 style="text-align: center;"><em>«C'est pareil partout en Europe, les Russes sont coincées en-dehors de Russie et inondent le marché, ce qui fait sombrer les prix et qui pousse un grand nombre d'entre elles à prendre des emplois réels et à ne faire ce métier que de manière complémentaire, pour s'en sortir.»</em></h3> <hr /> <p><strong>Y a-t-il des histoires d'abus, de violence?</strong></p> <p>Bien sûr. Quand j’ai commencé, je ne savais pas à quoi m’attendre. Parfois, un homme me frappait, alors j'appelais l'agence et ils me disaient: «Non, c'est impossible, c'est un bon client, il n'y a jamais eu de plainte le concernant». Vous savez donc que vous ne pouvez pas être protégée. Un jour un Ukrainien m'a appelée dans un restaurant et nous nous sommes retrouvés chez lui. Il m'a payée en dollars. Mais quand je suis rentrée chez moi, j’ai réalisé qu’il s’agissait de fausse monnaie. Chaque fois que quelque chose de vraiment grave arrive, c'est soit un client russe, soit un client ukrainien. Mais une de mes amies, une jolie blonde, a été appelée par un client serbe, qui n'aime pas les blondes. Il l'a appelée et l'a battue jusqu'à ce qu'elle soit réduite en bouillie, elle était couverte de sang. A tel point qu’elle a quitté le pays par la suite. Une autre copine a été trompée par un client qui ne lui a pas dit qu'il était policier, qui lui a pris tout son argent et l'a expulsée de Serbie. Or j'ai appris par la suite que ce flic travaillait en réalité pour une agence concurrente, pour laquelle il nettoyait le marché en se servant grassement au passage.</p> <p><strong>Quel type de service te demande-t-on habituellement de pratiquer?</strong></p> <p>Je ne travaille jamais avec des sextoys ou des uniformes. Parfois, les clients me demandent de me présenter en lingerie ou en talons, mais ce n'est pas vraiment un uniforme. En général, c'est du sexe assez régulier. Je refuse la sodomie, mais beaucoup de filles acceptent avec un supplément. Certains clients demandent à coucher sans préservatif, ce que je refuse également.</p> <p><strong>Comment juges-tu le regard de la société et des médias sur ton métier?</strong></p> <p>Les médias et la société en général ne comprennent pas du tout la différence entre escort et prostituée. Escort, c'est un métier, quand bien même c'est illégal. Je choisis mes clients, je dois savoir m'y prendre techniquement sur le plan sexuel, savoir envisager mes clients sur des tas de fantasmes et de scénarios. Une prostituée ne travaille que sur le court terme, et uniquement pour l'argent. Une escort doit savoir discuter, passer la soirée avec des hommes très différents, de cultures très variées. C'est un métier difficile, qui exige un engagement complet, du corps mais aussi de l'esprit. Oui, c'est vraiment un métier. Le mot le plus adapté, c'est geisha, c'est-à-dire une femme qui doit savoir faire plaisir à un homme, pour de l'argent, en réalisant tout un éventail de tâches complexes et délicates. Et évidemment que la société condamne ce métier. La chose est simple: qui serait d'accord de savoir que sa propre épouse fait ce métier? Les hommes sont obsédés par la pureté des femmes. De savoir que telle ou telle femme a vu des centaines de bites, ça les dégoûte en général. En ce qui me concerne, je reste très discrète, je ne montre jamais ma photo sur les sites Internet, et je sais que cette partie de ma vie restera toujours un secret si je veux trouver un mari ou fonder une famille.</p> <p><strong>Combien de temps penses-tu pouvoir continuer ce métier?</strong></p> <p>Encore quelques mois, le temps pour que je puisse mettre de l'argent de côté. Comme je l'ai dit, avant, je gaspillais tout, maintenant j'essaie de le mettre de côté et d'en faire quelque chose de significatif.</p> <p><strong>Quel est ton rapport à ton travail?</strong></p> <p>Je voudrais ne pas devoir le faire. Je suis souvent déprimée. Quand j'ai des relations sexuelles régulières avec un petit ami, je suis très confuse: est-ce que c'est pour le travail, ou pour le plaisir? Je me sens perdue avec moi-même. Je voudrais aussi ressentir quelque chose, pas seulement parce que je dois le faire pour un homme. Et la plupart des autres filles ressentent la même chose, nous parlons beaucoup ensemble.</p> <p><strong><span>Y a-t-il quelque chose que tu as appris en faisant ce métier?</span></strong></p> <p>Oui, beaucoup de choses. Par exemple, je sais très bien faire l'amour. Cela peut paraître dégradant, mais je suis devenue une professionnelle, je sais comment réaliser la pipe parfaite. Et plus important encore, je connais les hommes maintenant. Je ne suis plus timide avec les hommes, je sais de quoi je peux parler. Je sais à qui je peux accorder ma confiance, ou pas. Cela m'a souvent aidée, je vois tout de suite qui est la personne, de quoi on doit parler, comment les choses vont se passer. D’une certaine manière, on peut dire que j’ai plus de pouvoir maintenant.</p>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'conversation-avec-une-femme-invisible', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 230, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 5, 'person_id' => (int) 13781, 'post_type_id' => (int) 1, 'poster_attachment' => null, 'editions' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Edition) {} ], 'tags' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 2 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 3 => object(App\Model\Entity\Tag) {} ], 'locations' => [], 'attachment_images' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'attachments' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'comments' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Comment) {} ], 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ '*' => true, 'id' => false ], '[dirty]' => [], '[original]' => [], '[virtual]' => [], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [], '[invalid]' => [], '[repository]' => 'Posts' } $relatives = [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 5266, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => 'Pourquoi notre orthographe est si terriblement compliquée', 'subtitle' => 'Il y a quelques années, j'ai découvert que la dictée n'était pas un exercice scolaire universel. 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En 2009, lors d'une dictée imposée à 1'348 enfants français de seconde, deux tiers d'entre eux ont obtenu un zéro. 14% seulement ont eu la moyenne. Dit autrement, les francophones dans leur majorité ne maîtrisent pas leur langue à l'écrit. Pourtant la dictée est un véritable sport national: on en a organisé une en 2018 au stade de France.</p> <p>Les enfants de 2024 savent parfaitement parler mais font, en moyenne, deux fois plus de fautes que ceux de 1985. On se demande toujours comment améliorer la situation, trop rarement comment on est arrivé à ce lamentable état des choses. Pourtant un constat avait été fait en 1783 déjà, sous la plume de Rivarol dans son <em>Discours sur l'universalité de la langue française</em>: «On se fit une langue écrite et une langue parlée, et ce divorce de l'orthographe et de la prononciation dure encore». Il existe donc un divorce au cœur même de notre langue. On en apprend deux: une langue parlée et une langue une écrite, tout à fait distinctes l'une de l'autre. Ce qui explique <em>pourquoi </em>la dictée est un enfer, mais pas <em>comment</em> elle l'est devenue.</p> <p>Comment est-il possible que nous soyons incapables de maîtriser notre propre langue à l'écrit? Pour commencer, il faut remonter un peu le cours du temps. Langue latine, le français a évolué du bas-latin et s'est ensuite mâtiné de langues germaniques pour parvenir à ce langage qu'on parlait dans le bassin parisien à la fin du Moyen-Age. On le parlait, on ne l'écrivait presque pas. Pour l'écriture on se servait d'un latin bâtardisé et déjà criblé de mots français. Le français n'était rien d'autre que le patois parisien, c'était par conséquent la langue du roi. On l'écrivait phonétiquement, presque sans règle. Dans la chanson de Roland, écrite il y a mille ans, on écrit <em>fer</em> ou <em>fere</em> pour faire, <em>ki</em> pour qui, <em>e</em> pour et, <em>hom</em> pour hommes. Sous François Ier, premier roi de la Renaissance, on compte que moins de 10% de la population parle le français, et qu'une poignée d'entre eux seulement savent l'écrire. L'immense diversité des langues fait que le pouvoir du roi est mal compris et peu, ou mal, appliqué. D'où ce premier acte fondateur: l'ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, qui décrète que le français seul sera la langue de l'administration et de la justice. Cette ordonnance crée le premier rapprochement entre langue et pouvoir. Preuve de son importance capitale, l'ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne loi citée encore de nos jours dans les tribunaux français.</p> <p>Cette loi crée toutefois autant de problèmes qu'elle en résout. Car s'il est décidé que le français seul exprimera la volonté royale, on ne sait pas de quel français il s'agit. C'est ainsi que va naître une querelle acharnée, qui dure encore de nos jours, sur la forme que doit adopter notre langue. Dès le XVIème siècle, les savants se divisent en deux camps opposés: les phonétistes, et les étymologistes. Pour les premiers, il faut continuer comme on l'a fait jusqu’alors et écrire comme on parle. C'est la pratique dominante, autrefois comme aujourd'hui, et notamment la pratique des latins et des grecs. Mais les étymologistes adoptent un point de vue très différent et, disons-le, bizarre.</p> <p>Ce sont les poètes tels que du Bellay et sa <em>Défense et illustration de la langue française</em> qui vont former notre orthographe. A cette époque, la France redécouvre son passé gréco-romain, une appellation fautive mais qui s'est imposée. A bien des aspects, la Renaissance est un retour à un passé fantasmé. Délaissant le style gothique, on met soudain des colonnes doriques et des statues du panthéon partout. De leur côté les intellectuels soumettent la langue au même exercice. Ils vont appeler leur invention «orthographe ancienne», comme si celle-ci était fidèle à l'orthographe romaine quand bien même elle est imaginée de toutes pièces. Le k est remplacé par qu pour tous les mots supposés venir du latin – <em>Kan</em> devient quand, <em>kel</em> devient quel, etc; on transforme les f en ph et les t en th lorsque le mot est supposé venir du grec, jusque dans nénuphar qui pourtant nous vient du persan; on écrit <em>ils faisaient</em>, car il vient de <em>fecerunt</em>, un mot qui désormais compte neuf lettres pour quatre sons, et deux fois le doublon <em>ai</em> – car il se fonde sur verbe <em>facere</em> – se trouve prononcé différemment.</p> <p>L'une des clés de cette orthographe consistant à imaginer une continuité entre le français et le latin, la décision a été prise de ne rajouter aucune lettre. Pourtant les sons avaient beaucoup évolué depuis l'empire romain. Les apports germaniques nous ont par exemple donné les <em>on</em>, <em>an</em>, <em>un</em>, <em>oin</em>, etc. Tous ces sons auraient pu être transcrits par une seule lettre. Au lieu de cela, les poètes de la Renaissance créent des doublons, qui n'ont même pas tous la même valeur. Ainsi les sons <em>an</em> et <em>un</em> vont s'écrire de plusieurs façons, selon l'origine du mot: on écrit <em>lundi</em> à cause de la lune, mais <em>main</em> à cause de <em>manus</em>.</p> <p>Il faut donc bien s'imprégner de cette réalité: notre orthographe n'est pas compliquée à cause de son âge, elle est compliquée parce que certains l'ont voulue ainsi. Ce divorce entre langue orale et écrite était prévu. Rivarol avait raison.</p> <p>A la question de savoir si une réforme profonde de l'orthographe était nécessaire, 98% des répondants à un sondage récent s'y opposaient vivement. Et c'est ce paradoxe qui est le plus étonnant: tout le monde ou presque rencontre des difficultés importantes avec l'orthographe, on gaspille des milliers d'heures précieuses dans les écoles presque en pure perte, mais personne ou presque ne souhaite y apporter de solutions. La difficulté de l'orthographe française ne relève pas du hasard. Elle révèle des phénomènes beaucoup plus profonds.</p> <p>L'orthographe étymologique a donc fini par s'imposer contre le français phonétique de la «pauvre orthographe», comme le raillait du Bellay. Encore faut-il s'assurer de l'uniformité de la langue à travers le royaume. L'initiative est prise par le cardinal de Richelieu en 1635, avec la création de l'Académie française. Etonnante institution linguistique qui, depuis bientôt quatre siècles, ne compte pas un seul linguiste dans ses rangs. Car la volonté de Richelieu n'est pas linguistique, mais politique. Il s'agit de s'assurer que la langue du roi soit respectée autant que ses lois, et que les intellectuels du royaume soient les obligés du monarque. Dès le début, l'Académie remplace son absence de but précis par du prestige. Sans aucun pouvoir réel, elle n'en a pas moins une grande puissance. On raille volontiers les Immortels, leurs privilèges ou leur âge. Pourtant, de la même manière que l'ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne loi encore citée en France aujourd'hui, l'Académie est la plus ancienne institution à avoir survécu – intacte! – à la Révolution. Son rôle n'a jamais été prévu pour être cette supposée police de la langue qu'on a souvent moquée. Elle a été placée sous la protection du roi, des empereurs et désormais des présidents. Comme un Vatican ou une antique dynastie monarchique, l'Académie est pleine de vieilles traditions obscures, de costumes étranges, de mystères et de pompe. Dans la France du XXIème siècle, elle est la dernière expression physique d'une forme de continuité entre la France de l'Ancien régime et la République. C'est précisément son inutilité pratique qui lui confère sa dignité. En tant que temple de la langue, l'Académie est la gardienne de l'unité française.</p> <p>Lentement mais sûrement, la langue devient ainsi un des dénominateurs de la nation et l'un des piliers de l'absolutisme. Le roi en personne se manifeste à travers sa politique linguistique que couronne l'Académie, revêtue de sa toute-puissance pour unifier l'usage de la langue, de <em>sa </em>langue. A l'unification <em>par</em> la langue, décidée à Villers-Cotterêts, succède l'unification <em>de</em> la langue, décidée par l'établissement de l'Académie. Ces unifications successives permettent plus qu'elles ne reflètent l'unification de la nation même.</p> <p>A la cour de Versailles, les poètes et les dramaturges, souvent académiciens eux-mêmes, donc obligés du roi, vont se charger de donner à la langue tout son prestige. C'est de cette époque que date la transformation définitive du vieux français en notre français actuel, notamment depuis la publication du dictionnaire de 1740. Cette époque aura donc fixé les canons de l'architecture, des arts et de la langue. On peut difficilement lire Ronsard dans le texte, mais pour Molière ou Diderot on ne rencontre pas un problème.</p> <p>La cour des Bourbons, avec ses codes particulièrement rigides, même pour l'époque, contribue lentement à inscrire dans la langue une dimension qui, elle aussi, n'a fait que se renforcer avec l'âge: celle de sélection sociale. On n'est pas accepté si on ne parle pas correctement le français, un accent provincial vous exclut de toute fonction sérieuse, et la maîtrise de la langue assure la gloire même aux roturiers. La difficulté qu'avaient inscrite dans l'orthographe les linguistes du XVIème siècle se transforme alors presque en code secret. La langue sert à la fois à répandre le prestige royal, mais également à restreindre l'accès au roi et à la cour. Cette fonction sélective ne connaît pas la crise. Les élites françaises sont encore largement choisies de nos jours selon des critères linguistiques.</p> <p>Nous voilà juste avant la Révolution. On compte qu'alors environ 3 millions de Français sur 26 parlent le français. Le XVIIIème siècle a consacré le règne des hommes de lettres et des philosophes, les publications se sont multipliées à un rythme sidérant, la cour s'enivre de lectures et de bons mots et de poésie. Mais nous sommes sous l'Ancien régime et la nation, même si elle est déjà en train de changer en profondeur, reste définie par deux critères: le corps du roi, et Dieu qui l'a nommé. En dépit des grands troubles qui émaillent la fin du règne de Louis XV et celui du jeune Louis XVI, ces deux critères sont incontestés sur l'ensemble du territoire.</p> <p>Pour reprendre l'expression de l'historien Jean-Clément Martin, 1789 est «l'histoire d'un échec», en ce que les changements nécessaires et désormais prévisibles de la société auraient encore pu s'effectuer dans une relative douceur. Les éclats de 1789 ont réduit à néant ces espoirs et jeté la société entière dans une guerre fratricide, dont les conséquences sont encore visibles.</p> <p>Ainsi, en deux ans à peine, les deux piliers de la nation disparaissent. Le roi est décapité, la royauté est abolie, l'Eglise est dépossédée et écartée du pouvoir.</p> <p>Armés d'une légitimité toute relative et sans cesse combattue, les révolutionnaires vont rapidement s'intéresser à la question de la langue. Ils ont en effet constaté, comme François Ier avant eux, que pour être obéi, il fallait d'abord être compris. Et comme il n'existe plus ni roi, ni dieu pour se faire respecter, les législateurs vont considérablement accentuer la notion de la langue en tant qu'expression du pouvoir, jusqu'à en faire un pouvoir en tant que tel.</p> <p>Cette nouvelle politique est résumée dans le <em>Rapport et projet de décret sur l'organisation des écoles primaires </em>de 1791 qui stipule «que la langue française devienne en peu de temps la langue familière de toutes les parties de la République». A une époque où seuls 15 ou 20% de la population parle cette langue, il faut imaginer la violence de cette ambition. Talleyrand, dans son <em>Rapport sur l'instruction publique</em>, propose de «chasser cette foule de dialectes corrompus, derniers vestiges de la féodalité». En 1794, Barère de Vieuzac rédige un <em>Rapport du Comité de salut public sur les idiomes</em>: «L'idiome appelé bas-breton, l'idiome basque, les langues allemande et italienne ont perpétué le règne du fanatisme et de la superstition, assuré la domination des prêtres, des nobles et des praticiens, empêché la révolution de pénétrer dans neuf départements importants, et peuvent favoriser les ennemis de la France». Et de conclure: «Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton; l'émigration et la haine de la République parlent allemand; la contre-révolution parle l'italien, et le fanatisme parle le basque. Cassons ces instruments de dommage et d'erreur». En 1794, l'Abbé Grégoire publie son <em>Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française</em>: «On peut uniformer le langage d’une grande nation… Cette entreprise qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l’organisation sociale et qui doit être jaloux de consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté.»</p> <p>Il ne s'agit pas seulement d'une langue, il s'agit aussi du peuple qui s'en sert et dont on désire l'uniformisation, par la force si nécessaire. Et les équivalences entre français et République, patois et Ancien régime ont été suffisamment martelées pour devenir des règles.</p> <p>C'est donc pendant la Révolution que naît la politique linguistique moderne, elle-même héritière de la politique royale. La langue devient ainsi la nouvelle incarnation de la nation, en remplacement des incarnations précédentes désormais disparues. D'un royaume encore pleinement plurilingue, on entre dans l'ère du monolinguisme français. En 1994, il sera inscrit dans la Constitution que le français est la seule langue de la République. Les autres langues qui existent encore en France, malgré tout, le corse, le breton ou le provençal, n'ont simplement pas droit de cité. Bourdieu a longuement critiqué cet «impérialisme de l'universel» au nom duquel, depuis la Révolution et surtout depuis la République, on a sciemment anéanti les cultures, les langues et les identités locales pour les fondre dans une république plus uniformisante qu'unifiante.</p> <p>En dépit de ces aspects, peu connus mais établis, il reste que la langue française est devenue, bon gré malgré, un facteur d'unité et probablement bien plus que cela. Les deux siècles qui ont succédé à la Révolution ont vu les Français se lancer dans une telle quantité de coups d'Etat, de révolutions, de guerres, de révoltes et dans une telle variété de régimes qu'on est en droit de se demander comment il est possible que la France existe encore.</p> <p>Que reste-t-il aux Français pour affirmer leur unité, pour incarner leur nation? Le roi est mort, Dieu est mort, et la République est constamment remise en question. Il reste la langue. C'est tout ce qui reste, et c'est immense.</p> <hr /> <h3 style="text-align: center;"><em>«Langue: se prend aussi quelquefois pour Nation.»</em></h3> <h3 style="text-align: center;"><em>Dictionnaire de l'Académie française, cinquième édition, 1798</em></h3> <hr /> <p>La langue qui, depuis cinq siècles, s'est d'abord constituée, puis s'est structurée, a survécu à tout et s'est lentement imposée à un territoire gigantesque, écrasant toutes les autres sur son passage et unifiant les citoyens derrière elle, malgré tout. La langue est le seul monument qui reste pour affirmer, non seulement l'unité, mais la continuité de la nation française. A travers le prisme de la langue, la Révolution elle-même change de nature et devient, non plus une rupture, mais un accélérateur: en quelques années, la langue va parvenir à unifier et à structurer ce que des siècles de monarchie s'étaient montrés incapables d'achever. La langue française est unique au monde. Elle opprime autant qu'elle unifie, elle terrifie les écoliers autant qu'elle leur donne un sens d'identité, elle est impossible à écrire et néanmoins irréformable. Elle est, à elle seule, non pas l'incarnation de la nation: elle EST la nation. Je terminerai donc par les mots de mon compatriote C.-F. 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Pour bien marquer son intention, il avait également souhaité que la mise en terre soit faite avant le culte, et non après. Le résultat fut tout à fait original. Plus de deux cent personnes avaient fait le voyage, certains des coins les plus reculés du continent, pour assister à l'enterrement d'un homme dont ils ne verraient pas le cercueil, et pour lequel aucune évocation ne serait servie par l'officiant. Cette vaste assistance, que l'amour pour mon père et sa famille avaient déplacée jusque dans cette église, n'a eu droit au final qu'à un culte ordinaire. Un culte excellent, grâce à un pasteur inspiré et une organiste hors pair. Mais un culte ordinaire.</p> <p>Lorsque j'ai pris connaissance des exigences de mon père, j'ai été moins surpris qu'inquiet. Face à une cérémonie si radicalement sobre, certains risqueraient de rester sur leur faim. Au bout de l'expérience, je me suis demandé si mon père n'avait pas eu là une intuition aussi dissidente que salvatrice. Car nos enterrements, libérés des obligations rituelles, semblent s'être quelque peu dispersés en une infinité de variations, aussi stressantes pour les proches que confondantes pour l'assistance. Comme pour les mariages, la disparition de la transcendance ritualisée a pour effet immédiat de reporter toute la cérémonie sur les individus qui se prêtent à l'exercice, jeunes mariés ou défunts. On assiste donc à une surenchère d'arrangements floraux, de chansons, de portraits, de discours et de performances dont le but est de souligner l'individualité humaine et non plus le divin. J'ai par exemple assisté à des funérailles où toute parole avait été bannie au profit d'une suite de chansons choisies par celui qui, dans son cercueil, n'en profiterait même pas. Comme personne ne parlait et que rien d'autre ne nous unissait que d'être assis à écouter des chansons en regardant un cercueil, la chose ressemblait plus à un salle d'attente d'aéroport qu'aux derniers adieux à un être cher. 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L'Eglise y réaffirmait son magistère, les cercles sociaux et familiaux y étaient représentés selon leurs hiérarchies et dans l'ordre de succession, et tout cela se passait sans aucune originalité, dans le cadre strict d'une liturgie connue de tous et sans surprise aucune. Sauf exception, la personnalité du défunt importait peu, seul le rite, la société constituée et la continuité de la tradition comptaient. Cela nous semble à bien des égards étouffant et inhumain. Nous sommes devenus allergiques à toute forme de ritualisation formatée. Célébrer un être disparu sans se poser de questions et en ne faisant que suivre le rite liturgique nous semble ainsi presque barbare. Or le service funèbre de mon père m'a appris que cela n'est pas si évident.</p> <p>Il n'y a pas que cela. Je vis en Serbie, où les enterrements n'ont pas encore – mais ça vient – connu ces tendances. Dans un pays où l'Eglise orthodoxe a encore un pouvoir non négligeable et où identité nationale et religion ne font qu'un, les sacrements sont d'une surprenante uniformité. Lors de mon mariage, le pope ne nous avait posé qu'une seule question: voulez-vous la liturgie longue ou courte. Le reste allait de soi et ne nécessitait aucune instruction ou même d'opinion de notre part. Les enterrements sont à la même enseigne. Pour un occidental, la chose peut sembler brutale. Ainsi dans la plupart des cas, on enterre les morts le lendemain du décès. Et comme les gens sont généralement pris de court, on ne s'étend pas trop. En moins de trente minutes, le mort est sous terre ou consumé par le four crématoire. Le pope récite sa liturgie devant la tombe, tandis que des ouvriers en bleu de travail attendent, pelle en main, de la refermer. On ne passe pas une heure sur un banc d'église à essuyer ses larmes, à conforter ses voisins et à écouter les éloges de celui-ci ou de celle-là. 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Les derniers fêtards de Halloween, hagards et le maquillage défait, déambulaient sans but dans les couloirs. J'attendais le premier train en direction de l'aéroport de Genève. Une jeune femme s'est approchée de moi et m'a demandé dans un anglais hésitant si c'était le bon train. Dans la trentaine, elle avait une longue chevelure blond platine, un maquillage impeccable, une bouche refaite, des bottines à talons, une robe en laine moulante, un chapeau de cow-boy et de longs ongles peints. Cette apparence détonnait avec la fillette de cinq ans qui l'accompagnait, et avec son ventre rebondi de femme enceinte de plusieurs mois. J'en ai rapidement déduit qu'elle se rendait, comme moi, à Belgrade.</p> <p>Durant le trajet qui nous menait à Cointrin, comme le train était vide, nous avons fait connaissance. Cette jeune mère vit dans une grande ville au sud de Belgrade et vient de rendre visite à sa mère qui vit depuis plusieurs années près de Lausanne. Elle a longtemps pensé émigrer en Suisse mais depuis qu'elle est mère, son avis a changé. Elle ne veut pas que ses enfants aient les cheveux bleus et des piercings et des problèmes d'identité sexuelle. De plus, et je lui donne raison, la Serbie est particulièrement sûre, on y vit très bien, et même si le coût de la vie a considérablement augmenté, on est encore très, très loin des prix suisses. Et puis elle ne se fait aucun souci. Les offres de travail bien payé, elle en a autant qu'elle en veut. Car elle est officier supérieur d'infanterie dans l'armée serbe. Et le monde est plein de femmes très riches qui paient très chers les services d'un garde du corps féminin et surentraîné, sans compter qu'elle est également ceinture noire de karaté.</p> <p>Ma vie en Serbie est pleine de rencontres de ce type. C'est-à-dire de gens qui ne vivent pas encore dans la matrice idéologique et médiatique tellement contrainte du monde occidental. Je dis pas encore, mais peut-être devrait-on dire déjà plus, l'avenir nous le dira. Quoiqu'il en soit, ces mondes sont géographiquement proches, mais distants de plusieurs galaxies pour ce qui concerne la manière de penser.</p> <p>Pour ce qui concerne l'élection américaine, mes amis belgradois indiquent par leurs choix une indépendance d'esprit vivifiante. A Belgrade, on peut parler de cette élection librement. En Europe occidentale, dire qu'on est trumpiste est suicidaire d'une part, et prévisible d'autre part. Cela signifie que l'on est soit vieux, soit chrétien, soit conservateur, soit tous les trois. A Belgrade, un nombre considérable de mes amis, et surtout de mes amies, professent plus d'attachement pour Trump que pour Harris. Des jeunes femmes urbaines, sexuellement libérées, éduquées supérieures et athées qui non seulement pensent, mais disent que Trump serait leur choix si elles pouvaient voter. A Lausanne ou à Paris, si l'on fait partie des catégories jeunes, éduquées et urbaines, Kamala n'est pas une évidence, c'est une obligation.</p> <p>Ainsi qu'il s'agisse de Poutine ou de Trump, de la politique des genres, de changement climatique, d'immobilier, de culture pop ou de progrès technologiques, les Serbes ont leur façon de réfléchir et de se positionner sur chaque problème. Ce n'est donc pas massivement pour Trump que les Belgradois se déclarent, mais substantiellement plus qu'à Londres ou Zurich. Autrement dit il n'y a pas dans le comportement belgradois une opposition parfaite ou une symétrie prévisible: il y a une forme d'indépendance et de méfiance vis-à-vis de tout système narratif officiel. Il y a des raisons concrètes à cela, outre les évidences slaves et orthodoxes, qui sont un peu tarte-à-la-crème. Même pour ceux qui sont nés après les années 90, le souvenir de l'éclatement de la Yougoslavie est encore très vif. On ne peut pas sous-estimer l'impact de ce souvenir sur une population. D'une année à l'autre, tout l'univers dans lequel ils avaient été éduqués et formés s'était volatilisé dans le sang et dans les larmes. Sans rentrer ici dans les questions de responsabilité, ces bouleversements ont modifié et formé la manière de penser des générations successives. Une idéologie, renforcée par des décennies d'endoctrinement, un univers de 22 millions d'habitants à la fois très réel et imaginaire, tout cela a été détruit et discrédité en quelques mois seulement. Des millions de gens se retrouvaient soudain exilés dans leur propre pays, entourés de frontières incertaines et de compatriotes désormais étrangers et ennemis. Pis, ils étaient instantanément interdits à la fois de souvenir et d'avenir, le premier étant honteux, le second trop indéfini pour être rêvé. Ceux-là même qui les avaient dirigés depuis des années leur déclaraient maintenant que rien ne pouvait plus être fait pour eux. Qu'après l'échec du Grand Soir et de l'idéologie officielle de Fraternité et Unité, on ne pouvait plus compter que sur soi-même.</p> <p>Depuis donc plus d'un quart de siècle tout ce qui est déclaré, par un gouvernement serbe ou étranger, par un média dominant, par un personnage élu, tout est pris avec un recul <em>a</em> <em>priori</em>. On ne croit rien, en Serbie, avant d'en avoir au moins le début d'une preuve. Les Serbes se sont fait avoir et s'en souviennent. Avant de suivre toutes les modes et d'accepter tous les discours, on prend un peu de recul et on décide pour soi-même et pour ses propres intérêts de ce qui est acceptable ou pas. Toute militaire qu'elle soit, ma compagne de voyage n'en a pas délaissé son jugement. A force de se faire mobiliser des dizaines de fois par le gouvernement serbe en vue d'un affrontement inévitable et décisif avec les forces du Kosovo – qui n'est jamais venu bien sûr – elle a fini par perdre patience et foi. 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Comme si je rendais un chauffeur de taxi coupable de ne pas être Ayrton Senna, ou la bistrotière du coin de la rue de ne pas être Alain Ducasse.</p> <p>Le temps moyen de visite du Louvre est d'environ une heure, snack et achats à la boutique compris. Ce qui signifie que l'écrasante majorité des visiteurs fonce tout droit vers la Joconde, bifurque pour faire coucou à la Vénus de Milo, puis fait une photo, de loin, de la Victoire de Samothrace avant de terminer au magasin de souvenirs pour y acheter des reproductions des bijoux portés par le modèle d'un portrait que l'on n'a pas eu le temps d'admirer. Spotify, l'application de streaming musical suédoise, propose une sélection à la fois gigantesque et minuscule à ses abonnés, dont je suis. Car comme le Louvre, Spotify aspire à l'universel et propose absolument tous les catalogues, de Palestrina au plus jeune rappeur de la côte est. Et comme le Louvre, Spotify ne vend effectivement qu'une partie infinitésimale de son catalogue. Le reste est jugé mauvais.</p> <p>Les jeunes acteurs belgradois, les confrères inconnus de van Eyck, les tableaux qui ne sont pas la Joconde et les musiciens qui ne sont pas Taylor Swift sont petit à petit rendus invisibles et inexistants. Notre époque glorifie l'individu et la diversité. Les mots de Picasso selon lesquels tous les humains sont des artistes nous sont ressassés dans tous les musées. Nous éduquons nos enfants, plus que jamais, à tous les arts imaginables et même à ceux qui ne le sont pas. Pourtant, de manière croissante, nous assistons à l'uniformisation stylistique et à la domination absolue d'une poignée d'artistes sur leur média. Il y a les génies d'un côté, qui sont ainsi qualifiés essentiellement sur des critères financiers et non artistiques, et de l'autre côté la masse immense de celles et ceux qui ne le sont pas. Il y a les bons artistes, et il y a les mauvais artistes. Ainsi parla le marché.</p> <p>Les résultats de notre monomanie et de notre monoculture sont là, en dépit de toutes nos protestations du contraire. Lors des grandes années de la parution de la série Harry Potter, son éditeur français Flammarion avait deux lignes comptables: une pour Harry Potter, une autre pour tout le reste du catalogue, qui compte 14'000 titres parmi lesquels Zola, Maupassant, Colette, Mauriac, et même Michel Houellebecq. Hollywood ne produit pratiquement plus que des resucées d'histoires de super-héros, ou des versions 0% matière grasse de films pour enfants. Le reste de la production a été pris en charge par les plateformes de streaming, Netflix en tête. Lors de la remise des Golden Globes en 2023, le comédien Ricky Gervais avait interpellé le patron de Netflix en s'amusant du fait que la cérémonie pourrait se résumer à décerner à ce dernier la totalité des prix dans toutes les catégories. La blague n'en était pas vraiment une. L'industrie du cinéma français est dans une situation comparable, si ce n'est pire, comme l'est celle de l'édition, mais aussi les galeries d'art, les théâtres, en bref, tout ce qui offre du contenu culturel est en chute libre. Tout, c'est-à-dire, plus de 90% de l'offre disponible, produite par des millions de musiciens, de peintres, d'écrivains, de poètes et d'acteurs. Ceci en dépit d'une population qui n'a jamais été aussi éduquée et demandeuse de contenus culturels, et qui pourtant finit par consommer partout exactement la même chose.</p> <p>Le choc esthétique qui m'a été offert lorsque j'ai entendu la chanson <em>Kiss</em> de Prince pour la première fois, que j'ai découvert <em>Matrix</em>, lu <em>American</em> <em>Psycho</em> ou visité la foire d'art de Bâle en 1992, rien de tout cela n'eût été possible si, derrière ces grands noms, n'étaient pas également valorisés et appréciés des millions d'autres artistes. On se souvient des Beatles, mais les Beatles n'auraient jamais existé si, à la même époque, des dizaines d'autres groupes de musiciens n'avaient pas également rencontré un succès commercial substantiel qui justifiait des rivalités féroces entre fans, se distinguant les uns des autres par leurs habits ou leur coiffure. La plupart de ces groupes ont vite disparu et leurs noms ont souvent été oubliés, on ne se souviendra bientôt plus que des quatre garçons de Liverpool. Mais tant que ces autres groupes oubliés furent actifs, ils ont permis à des centaines ou des milliers de gens de vivre de leur art, de susciter des vocations, d'enthousiasmer un large public et de permettre à d'autres styles musicaux d'émerger.</p> <p>Rembrandt est impensable sans les centaines de peintres du Grand Siècle hollandais qui se faisaient une compétition féroce à Amsterdam. Caillebotte n'aurait jamais atteint ces hauteurs sans les milliers de peintres impressionnistes qui coexistaient à Montmartre à la fin du XIXème siècle. Personne ne devient un ou une grande artiste dans une solitude complète. Tous les grands noms de l'art sont entourés de myriades d'inconnus qui ont directement contribué à fertiliser ces quelques individus. Et tous les artistes qui ont acquis une renommée universelle font partie de vastes mouvements ou d'écoles qui ont été nourris par des milliers d'artistes anonymes, le plus souvent oubliés – et néanmoins absolument nécessaires.</p> <p>Comme nous ne valorisons plus que les artistes qui sont valorisés par le marché, les autres disparaissent avant même d'avoir livré bataille. Aujourd'hui, aucun peintre ne peut vivre de son art s'il n'est pas entouré par une galerie importante et par des institutions qui justifient des commandes et des subventions conséquentes. Aucun musicien ne peut vivre de son art sans un label puissant qui lui assure des tournées internationales. Aucun écrivain ne peut vivre de son art sans le soutien d'un éditeur réputé qui lui assure des campagnes de promotion dignes de celles que l'on réserve à des marques de vêtements. Les autres, les millions d'autres, sont très vite contraints à l'abandon en rase campagne, avant même d'avoir atteint leurs trente ans. Les conditions économiques de la production artistique sont devenues tellement exigeantes que même le rêve poussiéreux de l'artiste bohème est désormais inaccessible. On voudrait bien crever la faim dans un studio mal chauffé, mais même cela, on ne le peut plus. Alors on devient prof, ou publiciste, ou n'importe quoi pourvu qu'on puisse en vivre.</p> <p>Alors, bien sûr, le talent est une condition nécessaire et les collègues moins talentueux que Paul McCartney ont été oubliés. Mais Matisse, au début de sa carrière, était un mauvais peintre, un artiste sans talent. Autant que Brett Easton Ellis était un mauvais écrivain ou qu'Olafur Arnalds était un mauvais musicien. Les mauvais artistes sont souvent de bons artistes qui n'ont pas assez travaillé. Comme le rappelait Brassens, «sans technique, un don n'est rien qu'une sale manie». Encore faut-il permettre à ces mauvais artistes de devenir meilleurs. Ce qui signifie qu'il faut aimer et apprécier les mauvais artistes, et surtout ceux-ci. Les autres sont comme le frère du Fils Prodigue: ils n'ont pas besoin d'être sauvés. Je pensais à tout cela en voyant transpirer sur cette petite scène mes quatre acteurs belgradois. Je faisais le compte mental de leurs sacrifices, de leurs nuits sans sommeil, de leurs fins de mois compliquées, de la passion aveuglante qui les unissait et de l'incroyable générosité de leur démarche, ne désirant rien de mieux que nous distraire pour quelques courts instants. 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Nous savons tous que Nadia existe. Nous choisissons simplement de l’ignorer, elle et ses collègues, ainsi que les raisons pour lesquelles ces travailleuses du sexe sont à la fois vilipendées et utiles. Nadia n'est que l'une des milliers d'escorts russes qui vivent et travaillent en Europe. Parce que la prostitution demeure souvent illégale, sa véritable identité est protégée. Et comme la prostitution est illégale, des milliers de femmes comme Nadia peuvent être brutalisées ou battues par leurs clients. La plupart sont impitoyablement exploitées par leurs agents et des propriétaires d'appartements véreux. Et les polices corrompues les harcèlent et les maltraitent, avec le pouvoir de les expulser du territoire. Mais Nadia ne se pose pas en victime, elle ne rejette pas la faute sur les autres. Elle a choisi son chemin. Comme la plupart des gens, elle travaille pour gagner sa vie et déteste souvent son travail. Mais il y a des moments où elle y trouve aussi du plaisir. Derrière son corps élancé, son maquillage épais, ses faux cils, ses ongles démesurés et son sourire timide, se cache une jeune femme déterminée et brutalement honnête qui s'est ouverte pour raconter son histoire aussi clairement qu'on pourrait le souhaiter.
David Laufer: Depuis combien de temps exerces-tu ce métier?
Nadia: Cela fait cinq ans maintenant. Au début c'était uniquement à Moscou, mais après quelque temps je me suis aventurée en Europe.
Au début, quelle était ta motivation pour te lancer dans ce métier?
J'avais besoin d'argent. Ma famille n'a pas d'argent et ne m'aide pas. J'avais un emploi mais je gagnais 200 euros par mois à Moscou, la ville la plus chère d'Europe ou du monde à cette époque. Et puis j'ai rencontré un homme qui m'a parlé de cette possibilité. Alors j'ai trouvé un agent, qui me trouvait des clients. Et toutes les filles qui font ça le font pour les mêmes raisons.
En Russie, comment les gens considèrent-ils ce métier?
Les clients, en Russie, sont la plupart du temps des millionnaires, qui consomment énormément de filles, chaque jour une fille différente. Ils nous traitent comme des putes. Et beaucoup cherchent surtout à se procurer des vierges. Alors l'agent nous dit: «Aujourd'hui, tu dois être vierge». Ce qui signifie qu'on doit se mettre du faux sang à l'intérieur du vagin, dans des petites capsules de plastique, pour simuler la virginité.
Quel était le rythme de travail à Moscou?
C'était irrégulier. On ne fonctionne pas comme en Serbie ou en Europe, avec des tarifs horaires. On peut se faire 1'000 euros, ou 500 euros, mais sans limite de temps. On vient, le client nous dit la somme d'argent et c'est lui qui décide du temps. Quelques heures, un jour entier, ça dépend.
Quand et pourquoi est-ce que tu es partie en Europe?
Après environ une année, la pandémie a commencé. Je ne faisais rien, assise à attendre chez moi. Et c'est à ce moment qu'un ami m'a présentée à un agent qui m'a proposé de partir en Europe. Pour moi c'était un rêve, je n'avais jamais quitté la Russie. L'agent m'a tout arrangé, le billet d'avion, l'appartement, tout. Et je suis partie en Italie. Mais c'était très compliqué à cause du Covid-19. Donc le vol a fait Moscou-Istanbul-Athènes-Vienne, et puis j'ai fait le reste en train. Dans le train les douaniers ont pensé que j'étais étudiante, et je n'ai pas nié.
«L'agent nous dit: "Aujourd'hui, tu dois être vierge". Ce qui signifie qu'on doit se mettre du faux sang à l'intérieur du vagin, dans des petites capsules de plastique, pour simuler la virginité.»
Comment s'est déroulé ce premier séjour en Europe?
J'avais toujours mon agent, c'est lui dirigeait mes contacts et s'occupait de ma page sur Internet. Je lui devais 50% de mes gains et je chargeais, comme je continue aujourd'hui, 250 euros de l'heure. Mais l'appartement coûtait 800 euros par semaine, même si l'agent payait 50% du loyer. Donc en gros, par mois, je pouvais espérer gagner environ 15'000 euros, dont je devais retirer la moitié pour l'agent, plus le loyer. Je me retrouvais avec à peu près 6'000 euros par mois dans la poche pour toutes mes dépenses et pour l'épargne. Au début j'étais à Milan et le business était bon. Je travaillais beaucoup. Ensuite j'ai essayé Naples, pendant deux semaines, mais ça ne marchait pas du tout alors je suis retournée à Milan. En gros c'était des Italiens et presque pas d'étrangers parce qu'on était en plein lockdown. Quelques fois des jeunes mais en général des hommes plus âgés et assez riches.
Comment se comportent les clients italiens?
Je ne les aime pas du tout. La plupart se fendent de grandes déclarations, «tu es l'amour de ma vie», «je suis fou de toi«, «je t'aime», «je veux t'épouser» et toutes ces bêtises, alors que nous savons tous les deux pourquoi je suis venue chez lui. Et vraiment, tous les Italiens se comportent comme ça, comme des grands enfants. J'ai passé trois mois à Milan et j'en suis revenue avec 3'000 euros épargnés.
Tu as dû expliquer ce voyage à tes parents?
Non, j'ai juste dit que j'avais trouvé un boyfriend qui m'avait emmenée en voyage, ils n'ont jamais posé de questions. Mais j'ai eu une mauvaise expérience à Milan. Je suis tombée sur un sale type, le propriétaire de l'appartement. Après quelques jours, il s'est pointé à ma porte et a essayé de me faire dire que je l'avais payé en fausse monnaie, ce qui était faux. Comme il voyait que ça ne marchait pas, il m'a fait comprendre qu'il savait ce que je faisais et qu'il pouvait me dénoncer à la police. J'ai éclaté en sanglots, j'étais hors de moi, terrorisée. S'il allait à la police, ça voulait dire que je serais expulsée de l'UE et que je ne pourrais pas revenir pendant des années. Il a appelé mon agent, et mon agent m'a dit de lui donner 500 euros, juste pour le faire taire. Mais ça n'a pas suffi. Il est souvent revenu me voir et me demandait de le sucer, et sans le dire à mon agent, ce que j'ai toujours réussi à éviter. Il a souvent essayé ce petit manège. Ça me plongeait dans des dépressions sévères.
Et après ce retour à Moscou, où es-tu allée?
Une amie m'a encouragée à la rejoindre à Tbilissi en Géorgie. J'ai dit que ça ne m'intéressait pas, que je voulais aller en France. Je ne sais pas pourquoi, j'avais un mauvais pressentiment à propos de ce pays. Et j'ai eu du flair. Un jour avant mon arrivée prévue en Géorgie, un client est venu chez mon amie. Ils ont eu un rapport sexuel, puis il lui a montré sa plaque de policier. Il ne l'a évidemment pas payée et lui a également volé tout le liquide qu'elle avait. Et puis il a ouvert la porte et ses collègues sont arrivés pour arrêter mon amie et l'emmener en prison, où elle est restée environ deux mois, sans téléphone, sans rien, à devoir attendre une décision de justice. Et encore elle a eu une chance relative. Je connais une autre fille qui est restée deux ans en prison en Géorgie. Cela ne m'est jamais arrivé, je touche du bois, ni en Russie où les clients sont assez riches pour acheter la police, ni en France ou ailleurs. Mais j'ai toujours peur, je fais toujours très attention, je vérifie tout plusieurs fois.
Donc tu es allée en France.
Oui, j'ai commencé par Bordeaux, où le business était très bon, puis Toulouse, où c'était totalement mort, puis Marseille, également très faible, puis Montpellier, sans aucun intérêt, peuplé de gens très bizarres et malsains, et puis Lyon, où ça marchait assez bien. On faisait le tour des grandes villes pour voir où le marché était preneur. A Bordeaux par exemple, je peux travailler quelques jours mais ensuite je suis connue, j'ai fait le tour des clients. Alors je dois repartir et trouver un autre marché. Quand ça marchait bien, je faisais environ deux clients par jour, c'était comparable à l'Italie, donc je gagnais environ 6 ou 7'000 euros par mois avant dépenses. Et puis je montée à Paris.
«En Italie les types comptent les minutes et les secondes comme des épiciers, mais à Paris ils s'en fichent complètement.»
Comment est Paris par rapport au reste de la France?
Evidemment je gagnais beaucoup mieux. Mais je devais constamment changer d'appartement, c'était un enfer, parce que je voulais payer en liquide mais la compétition était trop forte. Et puis la ville est tellement chère, chaque trajet en taxi coûte 30 euros. En plus je devais faire très attention, ne jamais faire monter quelqu'un mais descendre d'abord voir le client dans la rue, s'assurer que tout est en ordre. D'autre part à Paris tout dépend du quartier. Si je vis dans un quartier riche, j'ai de bons clients, propres et convenables. Mais si je vis dans un quartier pauvre, c'est bien plus risqué. Parce qu'à Paris, contrairement à la France, mes clients venaient du monde entier. A Bordeaux ce n'était que des Français, à Paris beaucoup d'étrangers. Mais le business était très bon, alors je suis restée quatre mois à Paris.
Et comment sont les clients français?
Les meilleurs! Ils ne pensent pas qu'à eux-mêmes. Ils pensent à la fille. Ils arrivent et te disent: «Tu n'as besoin de rien faire, allonge-toi là, je vais te lécher la chatte, je vais t'embrasser, tu te laisses faire». Ils arrivent avec une bouteille de vin et des fleurs et paient pour une heure mais peuvent partir après vingt minutes s'ils ont terminé. En Italie les types comptent les minutes et les secondes comme des épiciers, mais à Paris ils s'en fichent complètement.
Quatre mois à Paris, c'est long. Tu as eu le temps de voir la ville?
Je m'arrangeais avec mon agent, je lui disais que je serais disponible de telle à telle heure, et je prenais mon temps pour me balader et découvrir la ville. Et je n'ai eu aucun problème avec la police, alors même que c'était le confinement et que je n'avais pas les permis pour me déplacer au milieu de la nuit. J'ai eu de la chance et personne ne m'a jamais arrêtée. Et puis j'ai eu assez souvent des clients qui payaient pour la nuit, c'était 1'200 euros. Mais j'étais trop seule, j'étais souvent déprimée. Mon agent me disait que c'était bien pour moi d'être seule, que ça me permettait de me concentrer sur mon travail.
Combien as-tu réussi à épargner à Paris?
Presque rien, à peu près 1'000 euros. J'étais furieuse. J'avais eu environ 170 clients pendant quatre mois, donc j'avais en tout gagné plus de 40'000 euros en liquide! Et malgré tout, tout mon argent était parti, d'abord dans la commission de 50% de mon agent mais aussi en factures, loyer, taxi, repas, des bêtises. Beaucoup de filles travaillent pour aider leurs familles restées au pays. Quand je travaillais à Paris, je ne savais tout simplement pas quoi faire de ma vie. Je n’ai donc pas économisé, et c’était mon problème. Si j'avais économisé, je serais riche maintenant. Mais j'ai juste tout dépensé, j'ai acheté des trucs et j'ai voyagé et pendant tout ce temps, je pensais, c'est bon, je dois juste travailler encore un peu pour tout récupérer. Parce que ce travail est une drogue. C'est de l'argent facile. En Russie, je gagnais 200 euros par mois. Et avec ce métier, je gagnais 6 ou 7'000 par mois. C'est donc très difficile d'arrêter. Et ça m'a fait comprendre que je devais travailler en indépendante, sans agent.
Après la France, quel autre pays as-tu visité?
Je suis allée à Vienne, c'était très bien. Les clients étaient souvent étrangers mais en gros très sympas, respectueux. Il y avait beaucoup de clients suisses, qui se comportaient toujours très bien. Et puis j'aimais beaucoup Vienne, j'étais dans un joli hôtel, je travaillais à mon rythme, c'était agréable. J'ai également travaillé à Madrid et Barcelone. A Madrid c'était la mort, aucun client, à Barcelone un petit peu plus. Les Espagnols n'ont pas d'argent je crois. Ils préfèrent les Colombiennes et les Brésiliennes, qui sont vraiment beaucoup moins chères. J'ai malheureusement dû éviter la Suisse parce que je connais pas mal de gens à Zurich et je voulais éviter les rencontres désagréables.
As-tu également travaillé en dehors de l'Europe?
Uniquement à Dubai. C'était très, très bizarre. J'ai été payée pendant des semaines par deux cheikh différents, environ 300 euros pas jour, pour vivre dans une villa avec une dizaine d'autres filles et sans jamais coucher avec qui que ce soit. On passait nos journées au bord de la piscine, à faire du shopping et à aller au restaurant. J'ai tenté avec une copine de travailler en privé, mais sans aucun succès, et ça m'a beaucoup déplu. C'était dégradant, on se retrouvait derrière des restaurants avec des types qui me disaient que c'était trop cher, ça ne menait à rien.
Pourquoi as-tu décidé d'aller à Belgrade?
A cette époque, il y a un peu moins de trois ans, j'avais une amie qui était déjà à Belgrade. Elle m'a dit que c'était très bien, alors j'ai essayé. On était trois filles dans un appartement, c'était sympa.
Puisque ta profession est illégale, tu es ici avec un visa touristique, comment procèdes-tu?
Chaque mois, je dois traverser la frontière, obtenir le tampon et revenir.
Tu étais ici avant le début de la guerre en Ukraine. Combien d’escorts y avait-il ici avant la guerre, et combien depuis le début de la guerre? Et combien parmi elles sont des Russes?
Avant la guerre, il y avait un peu de concurrence, mais pas trop. Depuis le début de la guerre, il n'y a presque plus d'emplois tellement la concurrence est forte. Et je ne suis pas sûr qu’il reste beaucoup de filles serbes. On peut vérifier (elle sort son téléphone et va sur un site d'escort populaire). Si je sélectionne la Serbie ici, je vois qu'il y a maintenant 1'447 escorts qui opèrent à Belgrade. Mais beaucoup de ces comptes sont inactifs, ou faux, disons environ 50%. Cela laisse donc environ 750 filles, pour la plupart russes. Ce qui est bien trop pour Belgrade, il n'y a pas de marché pour autant d'escorts. Et du coup les prix baissent. Certaines filles sont désormais prêtes à travailler pour 150 euros, et alors toutes les filles se sentent obligées de baisser leurs prix. Et c'est pareil partout en Europe, les Russes sont coincées en-dehors de Russie et inondent le marché, ce qui fait sombrer les prix et qui pousse un grand nombre d'entre elles à prendre des emplois réels et à ne faire ce métier que de manière complémentaire, pour s'en sortir.
Je dois te poser cette question, mais à quel point ce travail est-il agréable?
Cela dépend. Parfois, j'ai juste besoin d'argent, je dois travailler. Alors je deviens une personne différente. Je ferme mon esprit et je fais ce que je dois faire, d'une façon automatique, même si je ne veux pas le faire. Mais d'autres fois, j'ai vraiment envie de faire l'amour et comme c'est mon métier, ça peut être agréable. Dans ces situations, si l'homme sait s'y prendre je peux jouir, mais s'il est mauvais, alors je ne jouis pas. C'est exactement comme la vie normale.
«C'est pareil partout en Europe, les Russes sont coincées en-dehors de Russie et inondent le marché, ce qui fait sombrer les prix et qui pousse un grand nombre d'entre elles à prendre des emplois réels et à ne faire ce métier que de manière complémentaire, pour s'en sortir.»
Y a-t-il des histoires d'abus, de violence?
Bien sûr. Quand j’ai commencé, je ne savais pas à quoi m’attendre. Parfois, un homme me frappait, alors j'appelais l'agence et ils me disaient: «Non, c'est impossible, c'est un bon client, il n'y a jamais eu de plainte le concernant». Vous savez donc que vous ne pouvez pas être protégée. Un jour un Ukrainien m'a appelée dans un restaurant et nous nous sommes retrouvés chez lui. Il m'a payée en dollars. Mais quand je suis rentrée chez moi, j’ai réalisé qu’il s’agissait de fausse monnaie. Chaque fois que quelque chose de vraiment grave arrive, c'est soit un client russe, soit un client ukrainien. Mais une de mes amies, une jolie blonde, a été appelée par un client serbe, qui n'aime pas les blondes. Il l'a appelée et l'a battue jusqu'à ce qu'elle soit réduite en bouillie, elle était couverte de sang. A tel point qu’elle a quitté le pays par la suite. Une autre copine a été trompée par un client qui ne lui a pas dit qu'il était policier, qui lui a pris tout son argent et l'a expulsée de Serbie. Or j'ai appris par la suite que ce flic travaillait en réalité pour une agence concurrente, pour laquelle il nettoyait le marché en se servant grassement au passage.
Quel type de service te demande-t-on habituellement de pratiquer?
Je ne travaille jamais avec des sextoys ou des uniformes. Parfois, les clients me demandent de me présenter en lingerie ou en talons, mais ce n'est pas vraiment un uniforme. En général, c'est du sexe assez régulier. Je refuse la sodomie, mais beaucoup de filles acceptent avec un supplément. Certains clients demandent à coucher sans préservatif, ce que je refuse également.
Comment juges-tu le regard de la société et des médias sur ton métier?
Les médias et la société en général ne comprennent pas du tout la différence entre escort et prostituée. Escort, c'est un métier, quand bien même c'est illégal. Je choisis mes clients, je dois savoir m'y prendre techniquement sur le plan sexuel, savoir envisager mes clients sur des tas de fantasmes et de scénarios. Une prostituée ne travaille que sur le court terme, et uniquement pour l'argent. Une escort doit savoir discuter, passer la soirée avec des hommes très différents, de cultures très variées. C'est un métier difficile, qui exige un engagement complet, du corps mais aussi de l'esprit. Oui, c'est vraiment un métier. Le mot le plus adapté, c'est geisha, c'est-à-dire une femme qui doit savoir faire plaisir à un homme, pour de l'argent, en réalisant tout un éventail de tâches complexes et délicates. Et évidemment que la société condamne ce métier. La chose est simple: qui serait d'accord de savoir que sa propre épouse fait ce métier? Les hommes sont obsédés par la pureté des femmes. De savoir que telle ou telle femme a vu des centaines de bites, ça les dégoûte en général. En ce qui me concerne, je reste très discrète, je ne montre jamais ma photo sur les sites Internet, et je sais que cette partie de ma vie restera toujours un secret si je veux trouver un mari ou fonder une famille.
Combien de temps penses-tu pouvoir continuer ce métier?
Encore quelques mois, le temps pour que je puisse mettre de l'argent de côté. Comme je l'ai dit, avant, je gaspillais tout, maintenant j'essaie de le mettre de côté et d'en faire quelque chose de significatif.
Quel est ton rapport à ton travail?
Je voudrais ne pas devoir le faire. Je suis souvent déprimée. Quand j'ai des relations sexuelles régulières avec un petit ami, je suis très confuse: est-ce que c'est pour le travail, ou pour le plaisir? Je me sens perdue avec moi-même. Je voudrais aussi ressentir quelque chose, pas seulement parce que je dois le faire pour un homme. Et la plupart des autres filles ressentent la même chose, nous parlons beaucoup ensemble.
Y a-t-il quelque chose que tu as appris en faisant ce métier?
Oui, beaucoup de choses. Par exemple, je sais très bien faire l'amour. Cela peut paraître dégradant, mais je suis devenue une professionnelle, je sais comment réaliser la pipe parfaite. Et plus important encore, je connais les hommes maintenant. Je ne suis plus timide avec les hommes, je sais de quoi je peux parler. Je sais à qui je peux accorder ma confiance, ou pas. Cela m'a souvent aidée, je vois tout de suite qui est la personne, de quoi on doit parler, comment les choses vont se passer. D’une certaine manière, on peut dire que j’ai plus de pouvoir maintenant.
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Et toutes les filles qui font ça le font pour les mêmes raisons.</p> <p><strong>En Russie, comment les gens considèrent-ils ce métier?</strong></p> <p>Les clients, en Russie, sont la plupart du temps des millionnaires, qui consomment énormément de filles, chaque jour une fille différente. Ils nous traitent comme des putes. Et beaucoup cherchent surtout à se procurer des vierges. Alors l'agent nous dit: «Aujourd'hui, tu dois être vierge». Ce qui signifie qu'on doit se mettre du faux sang à l'intérieur du vagin, dans des petites capsules de plastique, pour simuler la virginité.</p> <p><strong>Quel était le rythme de travail à Moscou?</strong></p> <p>C'était irrégulier. On ne fonctionne pas comme en Serbie ou en Europe, avec des tarifs horaires. On peut se faire 1'000 euros, ou 500 euros, mais sans limite de temps. On vient, le client nous dit la somme d'argent et c'est lui qui décide du temps. Quelques heures, un jour entier, ça dépend.</p> <p><strong>Quand et pourquoi est-ce que tu es partie en Europe?</strong></p> <p>Après environ une année, la pandémie a commencé. Je ne faisais rien, assise à attendre chez moi. Et c'est à ce moment qu'un ami m'a présentée à un agent qui m'a proposé de partir en Europe. Pour moi c'était un rêve, je n'avais jamais quitté la Russie. L'agent m'a tout arrangé, le billet d'avion, l'appartement, tout. Et je suis partie en Italie. Mais c'était très compliqué à cause du Covid-19. Donc le vol a fait Moscou-Istanbul-Athènes-Vienne, et puis j'ai fait le reste en train. Dans le train les douaniers ont pensé que j'étais étudiante, et je n'ai pas nié.</p> <hr /> <h3 style="text-align: center;"><em>«L'agent nous dit: "Aujourd'hui, tu dois être vierge". Ce qui signifie qu'on doit se mettre du faux sang à l'intérieur du vagin, dans des petites capsules de plastique, pour simuler la virginité.»</em></h3> <hr /> <p><strong>Comment s'est déroulé ce premier séjour en Europe?</strong></p> <p>J'avais toujours mon agent, c'est lui dirigeait mes contacts et s'occupait de ma page sur Internet. Je lui devais 50% de mes gains et je chargeais, comme je continue aujourd'hui, 250 euros de l'heure. Mais l'appartement coûtait 800 euros par semaine, même si l'agent payait 50% du loyer. Donc en gros, par mois, je pouvais espérer gagner environ 15'000 euros, dont je devais retirer la moitié pour l'agent, plus le loyer. Je me retrouvais avec à peu près 6'000 euros par mois dans la poche pour toutes mes dépenses et pour l'épargne. Au début j'étais à Milan et le business était bon. Je travaillais beaucoup. Ensuite j'ai essayé Naples, pendant deux semaines, mais ça ne marchait pas du tout alors je suis retournée à Milan. En gros c'était des Italiens et presque pas d'étrangers parce qu'on était en plein <em>lockdown</em>. Quelques fois des jeunes mais en général des hommes plus âgés et assez riches.<br /><br /><strong>Comment se comportent les clients italiens?</strong></p> <p>Je ne les aime pas du tout. La plupart se fendent de grandes déclarations, «tu es l'amour de ma vie», «je suis fou de toi«, «je t'aime», «je veux t'épouser» et toutes ces bêtises, alors que nous savons tous les deux pourquoi je suis venue chez lui. Et vraiment, tous les Italiens se comportent comme ça, comme des grands enfants. J'ai passé trois mois à Milan et j'en suis revenue avec 3'000 euros épargnés.</p> <p><strong>Tu as dû expliquer ce voyage à tes parents?</strong></p> <p>Non, j'ai juste dit que j'avais trouvé un boyfriend qui m'avait emmenée en voyage, ils n'ont jamais posé de questions. Mais j'ai eu une mauvaise expérience à Milan. Je suis tombée sur un sale type, le propriétaire de l'appartement. Après quelques jours, il s'est pointé à ma porte et a essayé de me faire dire que je l'avais payé en fausse monnaie, ce qui était faux. Comme il voyait que ça ne marchait pas, il m'a fait comprendre qu'il savait ce que je faisais et qu'il pouvait me dénoncer à la police. J'ai éclaté en sanglots, j'étais hors de moi, terrorisée. S'il allait à la police, ça voulait dire que je serais expulsée de l'UE et que je ne pourrais pas revenir pendant des années. Il a appelé mon agent, et mon agent m'a dit de lui donner 500 euros, juste pour le faire taire. Mais ça n'a pas suffi. Il est souvent revenu me voir et me demandait de le sucer, et sans le dire à mon agent, ce que j'ai toujours réussi à éviter. Il a souvent essayé ce petit manège. Ça me plongeait dans des dépressions sévères.</p> <p><strong>Et après ce retour à Moscou, où es-tu allée?</strong></p> <p>Une amie m'a encouragée à la rejoindre à Tbilissi en Géorgie. J'ai dit que ça ne m'intéressait pas, que je voulais aller en France. Je ne sais pas pourquoi, j'avais un mauvais pressentiment à propos de ce pays. Et j'ai eu du flair. Un jour avant mon arrivée prévue en Géorgie, un client est venu chez mon amie. Ils ont eu un rapport sexuel, puis il lui a montré sa plaque de policier. Il ne l'a évidemment pas payée et lui a également volé tout le liquide qu'elle avait. Et puis il a ouvert la porte et ses collègues sont arrivés pour arrêter mon amie et l'emmener en prison, où elle est restée environ deux mois, sans téléphone, sans rien, à devoir attendre une décision de justice. Et encore elle a eu une chance relative. Je connais une autre fille qui est restée deux ans en prison en Géorgie. Cela ne m'est jamais arrivé, je touche du bois, ni en Russie où les clients sont assez riches pour acheter la police, ni en France ou ailleurs. Mais j'ai toujours peur, je fais toujours très attention, je vérifie tout plusieurs fois.</p> <p><strong>Donc tu es allée en France. </strong></p> <p>Oui, j'ai commencé par Bordeaux, où le business était très bon, puis Toulouse, où c'était totalement mort, puis Marseille, également très faible, puis Montpellier, sans aucun intérêt, peuplé de gens très bizarres et malsains, et puis Lyon, où ça marchait assez bien. On faisait le tour des grandes villes pour voir où le marché était preneur. A Bordeaux par exemple, je peux travailler quelques jours mais ensuite je suis connue, j'ai fait le tour des clients. Alors je dois repartir et trouver un autre marché. Quand ça marchait bien, je faisais environ deux clients par jour, c'était comparable à l'Italie, donc je gagnais environ 6 ou 7'000 euros par mois avant dépenses. Et puis je montée à Paris.</p> <hr /> <h3 style="text-align: center;"><em>«En Italie les types comptent les minutes et les secondes comme des épiciers, mais à Paris ils s'en fichent complètement.»</em></h3> <hr /> <p><strong>Comment est Paris par rapport au reste de la France?</strong><br /><br />Evidemment je gagnais beaucoup mieux. Mais je devais constamment changer d'appartement, c'était un enfer, parce que je voulais payer en liquide mais la compétition était trop forte. Et puis la ville est tellement chère, chaque trajet en taxi coûte 30 euros. En plus je devais faire très attention, ne jamais faire monter quelqu'un mais descendre d'abord voir le client dans la rue, s'assurer que tout est en ordre. D'autre part à Paris tout dépend du quartier. Si je vis dans un quartier riche, j'ai de bons clients, propres et convenables. Mais si je vis dans un quartier pauvre, c'est bien plus risqué. Parce qu'à Paris, contrairement à la France, mes clients venaient du monde entier. A Bordeaux ce n'était que des Français, à Paris beaucoup d'étrangers. Mais le business était très bon, alors je suis restée quatre mois à Paris.</p> <p><strong>Et comment sont les clients français?</strong></p> <p>Les meilleurs! Ils ne pensent pas qu'à eux-mêmes. Ils pensent à la fille. Ils arrivent et te disent: «Tu n'as besoin de rien faire, allonge-toi là, je vais te lécher la chatte, je vais t'embrasser, tu te laisses faire». Ils arrivent avec une bouteille de vin et des fleurs et paient pour une heure mais peuvent partir après vingt minutes s'ils ont terminé. En Italie les types comptent les minutes et les secondes comme des épiciers, mais à Paris ils s'en fichent complètement.</p> <p><strong>Quatre mois à Paris, c'est long. Tu as eu le temps de voir la ville?</strong></p> <p>Je m'arrangeais avec mon agent, je lui disais que je serais disponible de telle à telle heure, et je prenais mon temps pour me balader et découvrir la ville. Et je n'ai eu aucun problème avec la police, alors même que c'était le confinement et que je n'avais pas les permis pour me déplacer au milieu de la nuit. J'ai eu de la chance et personne ne m'a jamais arrêtée. Et puis j'ai eu assez souvent des clients qui payaient pour la nuit, c'était 1'200 euros. Mais j'étais trop seule, j'étais souvent déprimée. Mon agent me disait que c'était bien pour moi d'être seule, que ça me permettait de me concentrer sur mon travail.</p> <p><strong>Combien as-tu réussi à épargner à Paris? </strong></p> <p>Presque rien, à peu près 1'000 euros. J'étais furieuse. J'avais eu environ 170 clients pendant quatre mois, donc j'avais en tout gagné plus de 40'000 euros en liquide! Et malgré tout, tout mon argent était parti, d'abord dans la commission de 50% de mon agent mais aussi en factures, loyer, taxi, repas, des bêtises. Beaucoup de filles travaillent pour aider leurs familles restées au pays. 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Je refuse la sodomie, mais beaucoup de filles acceptent avec un supplément. Certains clients demandent à coucher sans préservatif, ce que je refuse également.</p> <p><strong>Comment juges-tu le regard de la société et des médias sur ton métier?</strong></p> <p>Les médias et la société en général ne comprennent pas du tout la différence entre escort et prostituée. Escort, c'est un métier, quand bien même c'est illégal. Je choisis mes clients, je dois savoir m'y prendre techniquement sur le plan sexuel, savoir envisager mes clients sur des tas de fantasmes et de scénarios. Une prostituée ne travaille que sur le court terme, et uniquement pour l'argent. Une escort doit savoir discuter, passer la soirée avec des hommes très différents, de cultures très variées. C'est un métier difficile, qui exige un engagement complet, du corps mais aussi de l'esprit. Oui, c'est vraiment un métier. 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Mais j'ai toujours peur, je fais toujours très attention, je vérifie tout plusieurs fois.</p> <p><strong>Donc tu es allée en France. </strong></p> <p>Oui, j'ai commencé par Bordeaux, où le business était très bon, puis Toulouse, où c'était totalement mort, puis Marseille, également très faible, puis Montpellier, sans aucun intérêt, peuplé de gens très bizarres et malsains, et puis Lyon, où ça marchait assez bien. On faisait le tour des grandes villes pour voir où le marché était preneur. A Bordeaux par exemple, je peux travailler quelques jours mais ensuite je suis connue, j'ai fait le tour des clients. Alors je dois repartir et trouver un autre marché. Quand ça marchait bien, je faisais environ deux clients par jour, c'était comparable à l'Italie, donc je gagnais environ 6 ou 7'000 euros par mois avant dépenses. Et puis je montée à Paris.</p> <hr /> <h3 style="text-align: center;"><em>«En Italie les types comptent les minutes et les secondes comme des épiciers, mais à Paris ils s'en fichent complètement.»</em></h3> <hr /> <p><strong>Comment est Paris par rapport au reste de la France?</strong><br /><br />Evidemment je gagnais beaucoup mieux. Mais je devais constamment changer d'appartement, c'était un enfer, parce que je voulais payer en liquide mais la compétition était trop forte. Et puis la ville est tellement chère, chaque trajet en taxi coûte 30 euros. En plus je devais faire très attention, ne jamais faire monter quelqu'un mais descendre d'abord voir le client dans la rue, s'assurer que tout est en ordre. D'autre part à Paris tout dépend du quartier. Si je vis dans un quartier riche, j'ai de bons clients, propres et convenables. Mais si je vis dans un quartier pauvre, c'est bien plus risqué. Parce qu'à Paris, contrairement à la France, mes clients venaient du monde entier. A Bordeaux ce n'était que des Français, à Paris beaucoup d'étrangers. Mais le business était très bon, alors je suis restée quatre mois à Paris.</p> <p><strong>Et comment sont les clients français?</strong></p> <p>Les meilleurs! Ils ne pensent pas qu'à eux-mêmes. Ils pensent à la fille. Ils arrivent et te disent: «Tu n'as besoin de rien faire, allonge-toi là, je vais te lécher la chatte, je vais t'embrasser, tu te laisses faire». Ils arrivent avec une bouteille de vin et des fleurs et paient pour une heure mais peuvent partir après vingt minutes s'ils ont terminé. En Italie les types comptent les minutes et les secondes comme des épiciers, mais à Paris ils s'en fichent complètement.</p> <p><strong>Quatre mois à Paris, c'est long. Tu as eu le temps de voir la ville?</strong></p> <p>Je m'arrangeais avec mon agent, je lui disais que je serais disponible de telle à telle heure, et je prenais mon temps pour me balader et découvrir la ville. 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C'est exactement comme la vie normale.</p> <hr /> <h3 style="text-align: center;"><em>«C'est pareil partout en Europe, les Russes sont coincées en-dehors de Russie et inondent le marché, ce qui fait sombrer les prix et qui pousse un grand nombre d'entre elles à prendre des emplois réels et à ne faire ce métier que de manière complémentaire, pour s'en sortir.»</em></h3> <hr /> <p><strong>Y a-t-il des histoires d'abus, de violence?</strong></p> <p>Bien sûr. Quand j’ai commencé, je ne savais pas à quoi m’attendre. Parfois, un homme me frappait, alors j'appelais l'agence et ils me disaient: «Non, c'est impossible, c'est un bon client, il n'y a jamais eu de plainte le concernant». Vous savez donc que vous ne pouvez pas être protégée. Un jour un Ukrainien m'a appelée dans un restaurant et nous nous sommes retrouvés chez lui. Il m'a payée en dollars. Mais quand je suis rentrée chez moi, j’ai réalisé qu’il s’agissait de fausse monnaie. Chaque fois que quelque chose de vraiment grave arrive, c'est soit un client russe, soit un client ukrainien. Mais une de mes amies, une jolie blonde, a été appelée par un client serbe, qui n'aime pas les blondes. Il l'a appelée et l'a battue jusqu'à ce qu'elle soit réduite en bouillie, elle était couverte de sang. A tel point qu’elle a quitté le pays par la suite. Une autre copine a été trompée par un client qui ne lui a pas dit qu'il était policier, qui lui a pris tout son argent et l'a expulsée de Serbie. Or j'ai appris par la suite que ce flic travaillait en réalité pour une agence concurrente, pour laquelle il nettoyait le marché en se servant grassement au passage.</p> <p><strong>Quel type de service te demande-t-on habituellement de pratiquer?</strong></p> <p>Je ne travaille jamais avec des sextoys ou des uniformes. Parfois, les clients me demandent de me présenter en lingerie ou en talons, mais ce n'est pas vraiment un uniforme. En général, c'est du sexe assez régulier. Je refuse la sodomie, mais beaucoup de filles acceptent avec un supplément. Certains clients demandent à coucher sans préservatif, ce que je refuse également.</p> <p><strong>Comment juges-tu le regard de la société et des médias sur ton métier?</strong></p> <p>Les médias et la société en général ne comprennent pas du tout la différence entre escort et prostituée. Escort, c'est un métier, quand bien même c'est illégal. Je choisis mes clients, je dois savoir m'y prendre techniquement sur le plan sexuel, savoir envisager mes clients sur des tas de fantasmes et de scénarios. Une prostituée ne travaille que sur le court terme, et uniquement pour l'argent. Une escort doit savoir discuter, passer la soirée avec des hommes très différents, de cultures très variées. C'est un métier difficile, qui exige un engagement complet, du corps mais aussi de l'esprit. Oui, c'est vraiment un métier. 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Comme je l'ai dit, avant, je gaspillais tout, maintenant j'essaie de le mettre de côté et d'en faire quelque chose de significatif.</p> <p><strong>Quel est ton rapport à ton travail?</strong></p> <p>Je voudrais ne pas devoir le faire. Je suis souvent déprimée. Quand j'ai des relations sexuelles régulières avec un petit ami, je suis très confuse: est-ce que c'est pour le travail, ou pour le plaisir? Je me sens perdue avec moi-même. Je voudrais aussi ressentir quelque chose, pas seulement parce que je dois le faire pour un homme. Et la plupart des autres filles ressentent la même chose, nous parlons beaucoup ensemble.</p> <p><strong><span>Y a-t-il quelque chose que tu as appris en faisant ce métier?</span></strong></p> <p>Oui, beaucoup de choses. Par exemple, je sais très bien faire l'amour. Cela peut paraître dégradant, mais je suis devenue une professionnelle, je sais comment réaliser la pipe parfaite. Et plus important encore, je connais les hommes maintenant. 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En 2009, lors d'une dictée imposée à 1'348 enfants français de seconde, deux tiers d'entre eux ont obtenu un zéro. 14% seulement ont eu la moyenne. Dit autrement, les francophones dans leur majorité ne maîtrisent pas leur langue à l'écrit. Pourtant la dictée est un véritable sport national: on en a organisé une en 2018 au stade de France.</p> <p>Les enfants de 2024 savent parfaitement parler mais font, en moyenne, deux fois plus de fautes que ceux de 1985. On se demande toujours comment améliorer la situation, trop rarement comment on est arrivé à ce lamentable état des choses. Pourtant un constat avait été fait en 1783 déjà, sous la plume de Rivarol dans son <em>Discours sur l'universalité de la langue française</em>: «On se fit une langue écrite et une langue parlée, et ce divorce de l'orthographe et de la prononciation dure encore». Il existe donc un divorce au cœur même de notre langue. On en apprend deux: une langue parlée et une langue une écrite, tout à fait distinctes l'une de l'autre. Ce qui explique <em>pourquoi </em>la dictée est un enfer, mais pas <em>comment</em> elle l'est devenue.</p> <p>Comment est-il possible que nous soyons incapables de maîtriser notre propre langue à l'écrit? Pour commencer, il faut remonter un peu le cours du temps. Langue latine, le français a évolué du bas-latin et s'est ensuite mâtiné de langues germaniques pour parvenir à ce langage qu'on parlait dans le bassin parisien à la fin du Moyen-Age. On le parlait, on ne l'écrivait presque pas. Pour l'écriture on se servait d'un latin bâtardisé et déjà criblé de mots français. Le français n'était rien d'autre que le patois parisien, c'était par conséquent la langue du roi. On l'écrivait phonétiquement, presque sans règle. Dans la chanson de Roland, écrite il y a mille ans, on écrit <em>fer</em> ou <em>fere</em> pour faire, <em>ki</em> pour qui, <em>e</em> pour et, <em>hom</em> pour hommes. Sous François Ier, premier roi de la Renaissance, on compte que moins de 10% de la population parle le français, et qu'une poignée d'entre eux seulement savent l'écrire. L'immense diversité des langues fait que le pouvoir du roi est mal compris et peu, ou mal, appliqué. D'où ce premier acte fondateur: l'ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, qui décrète que le français seul sera la langue de l'administration et de la justice. Cette ordonnance crée le premier rapprochement entre langue et pouvoir. Preuve de son importance capitale, l'ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne loi citée encore de nos jours dans les tribunaux français.</p> <p>Cette loi crée toutefois autant de problèmes qu'elle en résout. Car s'il est décidé que le français seul exprimera la volonté royale, on ne sait pas de quel français il s'agit. C'est ainsi que va naître une querelle acharnée, qui dure encore de nos jours, sur la forme que doit adopter notre langue. Dès le XVIème siècle, les savants se divisent en deux camps opposés: les phonétistes, et les étymologistes. Pour les premiers, il faut continuer comme on l'a fait jusqu’alors et écrire comme on parle. C'est la pratique dominante, autrefois comme aujourd'hui, et notamment la pratique des latins et des grecs. Mais les étymologistes adoptent un point de vue très différent et, disons-le, bizarre.</p> <p>Ce sont les poètes tels que du Bellay et sa <em>Défense et illustration de la langue française</em> qui vont former notre orthographe. A cette époque, la France redécouvre son passé gréco-romain, une appellation fautive mais qui s'est imposée. A bien des aspects, la Renaissance est un retour à un passé fantasmé. Délaissant le style gothique, on met soudain des colonnes doriques et des statues du panthéon partout. De leur côté les intellectuels soumettent la langue au même exercice. Ils vont appeler leur invention «orthographe ancienne», comme si celle-ci était fidèle à l'orthographe romaine quand bien même elle est imaginée de toutes pièces. Le k est remplacé par qu pour tous les mots supposés venir du latin – <em>Kan</em> devient quand, <em>kel</em> devient quel, etc; on transforme les f en ph et les t en th lorsque le mot est supposé venir du grec, jusque dans nénuphar qui pourtant nous vient du persan; on écrit <em>ils faisaient</em>, car il vient de <em>fecerunt</em>, un mot qui désormais compte neuf lettres pour quatre sons, et deux fois le doublon <em>ai</em> – car il se fonde sur verbe <em>facere</em> – se trouve prononcé différemment.</p> <p>L'une des clés de cette orthographe consistant à imaginer une continuité entre le français et le latin, la décision a été prise de ne rajouter aucune lettre. Pourtant les sons avaient beaucoup évolué depuis l'empire romain. Les apports germaniques nous ont par exemple donné les <em>on</em>, <em>an</em>, <em>un</em>, <em>oin</em>, etc. Tous ces sons auraient pu être transcrits par une seule lettre. 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La difficulté de l'orthographe française ne relève pas du hasard. Elle révèle des phénomènes beaucoup plus profonds.</p> <p>L'orthographe étymologique a donc fini par s'imposer contre le français phonétique de la «pauvre orthographe», comme le raillait du Bellay. Encore faut-il s'assurer de l'uniformité de la langue à travers le royaume. L'initiative est prise par le cardinal de Richelieu en 1635, avec la création de l'Académie française. Etonnante institution linguistique qui, depuis bientôt quatre siècles, ne compte pas un seul linguiste dans ses rangs. Car la volonté de Richelieu n'est pas linguistique, mais politique. Il s'agit de s'assurer que la langue du roi soit respectée autant que ses lois, et que les intellectuels du royaume soient les obligés du monarque. Dès le début, l'Académie remplace son absence de but précis par du prestige. Sans aucun pouvoir réel, elle n'en a pas moins une grande puissance. On raille volontiers les Immortels, leurs privilèges ou leur âge. Pourtant, de la même manière que l'ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne loi encore citée en France aujourd'hui, l'Académie est la plus ancienne institution à avoir survécu – intacte! – à la Révolution. Son rôle n'a jamais été prévu pour être cette supposée police de la langue qu'on a souvent moquée. Elle a été placée sous la protection du roi, des empereurs et désormais des présidents. Comme un Vatican ou une antique dynastie monarchique, l'Académie est pleine de vieilles traditions obscures, de costumes étranges, de mystères et de pompe. Dans la France du XXIème siècle, elle est la dernière expression physique d'une forme de continuité entre la France de l'Ancien régime et la République. C'est précisément son inutilité pratique qui lui confère sa dignité. En tant que temple de la langue, l'Académie est la gardienne de l'unité française.</p> <p>Lentement mais sûrement, la langue devient ainsi un des dénominateurs de la nation et l'un des piliers de l'absolutisme. Le roi en personne se manifeste à travers sa politique linguistique que couronne l'Académie, revêtue de sa toute-puissance pour unifier l'usage de la langue, de <em>sa </em>langue. A l'unification <em>par</em> la langue, décidée à Villers-Cotterêts, succède l'unification <em>de</em> la langue, décidée par l'établissement de l'Académie. Ces unifications successives permettent plus qu'elles ne reflètent l'unification de la nation même.</p> <p>A la cour de Versailles, les poètes et les dramaturges, souvent académiciens eux-mêmes, donc obligés du roi, vont se charger de donner à la langue tout son prestige. C'est de cette époque que date la transformation définitive du vieux français en notre français actuel, notamment depuis la publication du dictionnaire de 1740. Cette époque aura donc fixé les canons de l'architecture, des arts et de la langue. On peut difficilement lire Ronsard dans le texte, mais pour Molière ou Diderot on ne rencontre pas un problème.</p> <p>La cour des Bourbons, avec ses codes particulièrement rigides, même pour l'époque, contribue lentement à inscrire dans la langue une dimension qui, elle aussi, n'a fait que se renforcer avec l'âge: celle de sélection sociale. On n'est pas accepté si on ne parle pas correctement le français, un accent provincial vous exclut de toute fonction sérieuse, et la maîtrise de la langue assure la gloire même aux roturiers. La difficulté qu'avaient inscrite dans l'orthographe les linguistes du XVIème siècle se transforme alors presque en code secret. La langue sert à la fois à répandre le prestige royal, mais également à restreindre l'accès au roi et à la cour. Cette fonction sélective ne connaît pas la crise. Les élites françaises sont encore largement choisies de nos jours selon des critères linguistiques.</p> <p>Nous voilà juste avant la Révolution. 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Et comme il n'existe plus ni roi, ni dieu pour se faire respecter, les législateurs vont considérablement accentuer la notion de la langue en tant qu'expression du pouvoir, jusqu'à en faire un pouvoir en tant que tel.</p> <p>Cette nouvelle politique est résumée dans le <em>Rapport et projet de décret sur l'organisation des écoles primaires </em>de 1791 qui stipule «que la langue française devienne en peu de temps la langue familière de toutes les parties de la République». A une époque où seuls 15 ou 20% de la population parle cette langue, il faut imaginer la violence de cette ambition. Talleyrand, dans son <em>Rapport sur l'instruction publique</em>, propose de «chasser cette foule de dialectes corrompus, derniers vestiges de la féodalité». En 1794, Barère de Vieuzac rédige un <em>Rapport du Comité de salut public sur les idiomes</em>: «L'idiome appelé bas-breton, l'idiome basque, les langues allemande et italienne ont perpétué le règne du fanatisme et de la superstition, assuré la domination des prêtres, des nobles et des praticiens, empêché la révolution de pénétrer dans neuf départements importants, et peuvent favoriser les ennemis de la France». Et de conclure: «Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton; l'émigration et la haine de la République parlent allemand; la contre-révolution parle l'italien, et le fanatisme parle le basque. Cassons ces instruments de dommage et d'erreur». 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Pour bien marquer son intention, il avait également souhaité que la mise en terre soit faite avant le culte, et non après. Le résultat fut tout à fait original. Plus de deux cent personnes avaient fait le voyage, certains des coins les plus reculés du continent, pour assister à l'enterrement d'un homme dont ils ne verraient pas le cercueil, et pour lequel aucune évocation ne serait servie par l'officiant. Cette vaste assistance, que l'amour pour mon père et sa famille avaient déplacée jusque dans cette église, n'a eu droit au final qu'à un culte ordinaire. Un culte excellent, grâce à un pasteur inspiré et une organiste hors pair. Mais un culte ordinaire.</p> <p>Lorsque j'ai pris connaissance des exigences de mon père, j'ai été moins surpris qu'inquiet. Face à une cérémonie si radicalement sobre, certains risqueraient de rester sur leur faim. Au bout de l'expérience, je me suis demandé si mon père n'avait pas eu là une intuition aussi dissidente que salvatrice. Car nos enterrements, libérés des obligations rituelles, semblent s'être quelque peu dispersés en une infinité de variations, aussi stressantes pour les proches que confondantes pour l'assistance. Comme pour les mariages, la disparition de la transcendance ritualisée a pour effet immédiat de reporter toute la cérémonie sur les individus qui se prêtent à l'exercice, jeunes mariés ou défunts. On assiste donc à une surenchère d'arrangements floraux, de chansons, de portraits, de discours et de performances dont le but est de souligner l'individualité humaine et non plus le divin. J'ai par exemple assisté à des funérailles où toute parole avait été bannie au profit d'une suite de chansons choisies par celui qui, dans son cercueil, n'en profiterait même pas. Comme personne ne parlait et que rien d'autre ne nous unissait que d'être assis à écouter des chansons en regardant un cercueil, la chose ressemblait plus à un salle d'attente d'aéroport qu'aux derniers adieux à un être cher. Une autre fois, nous avons dû endurer plus de 45 minutes de discours divers et larmoyants, menant la célébration à presque deux heures dans une église comble. Une double peine en quelque sorte.</p> <p>Notre époque exprime le désir de rompre les usages passés, de rendre la mort plus humaine et d'en chasser toute dimension transcendantale ou rituelle. Lorsqu'on fait appel à lui, le pasteur ou le curé, autrefois président d'une assemblée aux ordres, est désormais soumis aux désirs précis et susceptibles des proches qui le considèrent plus comme un agent de la circulation que comme le représentant de dieu sur terre. On célèbre à grands frais et le plus singulièrement possible le souvenir d'un être disparu, et on ne célèbre vraiment plus que cela. Jusque dans un passé relativement récent, un enterrement avait des rôles multiples. L'Eglise y réaffirmait son magistère, les cercles sociaux et familiaux y étaient représentés selon leurs hiérarchies et dans l'ordre de succession, et tout cela se passait sans aucune originalité, dans le cadre strict d'une liturgie connue de tous et sans surprise aucune. Sauf exception, la personnalité du défunt importait peu, seul le rite, la société constituée et la continuité de la tradition comptaient. Cela nous semble à bien des égards étouffant et inhumain. Nous sommes devenus allergiques à toute forme de ritualisation formatée. Célébrer un être disparu sans se poser de questions et en ne faisant que suivre le rite liturgique nous semble ainsi presque barbare. Or le service funèbre de mon père m'a appris que cela n'est pas si évident.</p> <p>Il n'y a pas que cela. Je vis en Serbie, où les enterrements n'ont pas encore – mais ça vient – connu ces tendances. Dans un pays où l'Eglise orthodoxe a encore un pouvoir non négligeable et où identité nationale et religion ne font qu'un, les sacrements sont d'une surprenante uniformité. Lors de mon mariage, le pope ne nous avait posé qu'une seule question: voulez-vous la liturgie longue ou courte. Le reste allait de soi et ne nécessitait aucune instruction ou même d'opinion de notre part. Les enterrements sont à la même enseigne. Pour un occidental, la chose peut sembler brutale. Ainsi dans la plupart des cas, on enterre les morts le lendemain du décès. Et comme les gens sont généralement pris de court, on ne s'étend pas trop. En moins de trente minutes, le mort est sous terre ou consumé par le four crématoire. Le pope récite sa liturgie devant la tombe, tandis que des ouvriers en bleu de travail attendent, pelle en main, de la refermer. On ne passe pas une heure sur un banc d'église à essuyer ses larmes, à conforter ses voisins et à écouter les éloges de celui-ci ou de celle-là. Riche ou pauvre, on se retrouve dans une chapelle, on pleure un bon coup, on enterre vite le mort et on sort dans le désordre pour aller boire une bière et manger du porc grillé.</p> <p>En Suisse et en Occident d'une manière générale, la mort est devenue insupportable, alors on l'escamote. En Serbie comme dans beaucoup des pays anciennement communistes, la mort est encore présente dans le quotidien des gens. On imprime des petites annonces bordées de noir que l'on colle sur les portes des immeubles où vivait la personne décédée. C'est ainsi que j'ai appris qu'une de mes voisines avait atteint l'âge de 109 ans. Les personnes épinglent souvent un badge rectangulaire noir sur leur chemise pour indiquer qu'elles portent le deuil d'un être cher. Quarante jours après le décès, on se retrouve à nouveau pour une célébration et une collation animée. Et les collations qui suivent un enterrement ne se réduisent pas à quelques cacahuètes et un verre de vin, ce sont de véritables festins où l'on se lâche tout à fait. Ici la mort et l'amour sont encore tout à fait ritualisés. Cette apparente banalité et cette uniformité permettent aux proches de se libérer d'une quantité de questions impossibles et de décisions complexes. Que survienne un décès et tout le monde passe en pilote automatique et peut ainsi se concentrer sur l'essentiel et non sur les détails.</p> <p>Mon père aurait probablement apprécié ces manières simples et répétitives. N'étant pas du tout d'un naturel timide, son choix d'une ritualisation stricte aurait pu surprendre. On aurait pu attendre de lui qu'il fasse éclater l'ouverture de Tannhäuser ou qu'il ait convié un orchestre philharmonique pour nous offrir l'Adagietto de Mahler sur l'esplanade. Mais en sortant de la cérémonie il m'est apparu que, peut-être, il visait bien plus haut que quelques flatteries post-mortem. En nous imposant un culte ordinaire et en s'effaçant complètement derrière le rite funéraire, mon père suggérait – je ne peux pas prétendre le savoir – qu'en escamotant son individualité, il participait à quelque chose de bien plus conséquent, qui lui offrait sa place dans la continuité d'une tradition et le sublimait très au-dessus des contingences immédiates de sa vie concrète. Cette attitude met l'accent sur les institutions et les traditions humaines et relègue les questions métaphysiques au second plan. On ne s'intéressait pas, ni à l'enterrement de mon père, ni dans les enterrements serbes, à l'existence de dieu ou à la vie après la mort. L'important, c'est d'en entendre les récits d'usage, selon les rites.</p> <p>Peut-être qu'une épure serait bienvenue dans nos enterrements. Pas un retour au passé systématique, pas non plus d'approches froides et administratives. Mais devoir tout réinventer et dépenser son énergie et ses nerfs à savoir comment on enterrera l'être aimé, est-ce vraiment la meilleure façon de vivre un deuil. 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Les derniers fêtards de Halloween, hagards et le maquillage défait, déambulaient sans but dans les couloirs. J'attendais le premier train en direction de l'aéroport de Genève. Une jeune femme s'est approchée de moi et m'a demandé dans un anglais hésitant si c'était le bon train. Dans la trentaine, elle avait une longue chevelure blond platine, un maquillage impeccable, une bouche refaite, des bottines à talons, une robe en laine moulante, un chapeau de cow-boy et de longs ongles peints. Cette apparence détonnait avec la fillette de cinq ans qui l'accompagnait, et avec son ventre rebondi de femme enceinte de plusieurs mois. J'en ai rapidement déduit qu'elle se rendait, comme moi, à Belgrade.</p> <p>Durant le trajet qui nous menait à Cointrin, comme le train était vide, nous avons fait connaissance. Cette jeune mère vit dans une grande ville au sud de Belgrade et vient de rendre visite à sa mère qui vit depuis plusieurs années près de Lausanne. Elle a longtemps pensé émigrer en Suisse mais depuis qu'elle est mère, son avis a changé. Elle ne veut pas que ses enfants aient les cheveux bleus et des piercings et des problèmes d'identité sexuelle. De plus, et je lui donne raison, la Serbie est particulièrement sûre, on y vit très bien, et même si le coût de la vie a considérablement augmenté, on est encore très, très loin des prix suisses. Et puis elle ne se fait aucun souci. Les offres de travail bien payé, elle en a autant qu'elle en veut. Car elle est officier supérieur d'infanterie dans l'armée serbe. Et le monde est plein de femmes très riches qui paient très chers les services d'un garde du corps féminin et surentraîné, sans compter qu'elle est également ceinture noire de karaté.</p> <p>Ma vie en Serbie est pleine de rencontres de ce type. C'est-à-dire de gens qui ne vivent pas encore dans la matrice idéologique et médiatique tellement contrainte du monde occidental. Je dis pas encore, mais peut-être devrait-on dire déjà plus, l'avenir nous le dira. Quoiqu'il en soit, ces mondes sont géographiquement proches, mais distants de plusieurs galaxies pour ce qui concerne la manière de penser.</p> <p>Pour ce qui concerne l'élection américaine, mes amis belgradois indiquent par leurs choix une indépendance d'esprit vivifiante. A Belgrade, on peut parler de cette élection librement. En Europe occidentale, dire qu'on est trumpiste est suicidaire d'une part, et prévisible d'autre part. Cela signifie que l'on est soit vieux, soit chrétien, soit conservateur, soit tous les trois. A Belgrade, un nombre considérable de mes amis, et surtout de mes amies, professent plus d'attachement pour Trump que pour Harris. Des jeunes femmes urbaines, sexuellement libérées, éduquées supérieures et athées qui non seulement pensent, mais disent que Trump serait leur choix si elles pouvaient voter. A Lausanne ou à Paris, si l'on fait partie des catégories jeunes, éduquées et urbaines, Kamala n'est pas une évidence, c'est une obligation.</p> <p>Ainsi qu'il s'agisse de Poutine ou de Trump, de la politique des genres, de changement climatique, d'immobilier, de culture pop ou de progrès technologiques, les Serbes ont leur façon de réfléchir et de se positionner sur chaque problème. Ce n'est donc pas massivement pour Trump que les Belgradois se déclarent, mais substantiellement plus qu'à Londres ou Zurich. Autrement dit il n'y a pas dans le comportement belgradois une opposition parfaite ou une symétrie prévisible: il y a une forme d'indépendance et de méfiance vis-à-vis de tout système narratif officiel. Il y a des raisons concrètes à cela, outre les évidences slaves et orthodoxes, qui sont un peu tarte-à-la-crème. Même pour ceux qui sont nés après les années 90, le souvenir de l'éclatement de la Yougoslavie est encore très vif. On ne peut pas sous-estimer l'impact de ce souvenir sur une population. D'une année à l'autre, tout l'univers dans lequel ils avaient été éduqués et formés s'était volatilisé dans le sang et dans les larmes. Sans rentrer ici dans les questions de responsabilité, ces bouleversements ont modifié et formé la manière de penser des générations successives. Une idéologie, renforcée par des décennies d'endoctrinement, un univers de 22 millions d'habitants à la fois très réel et imaginaire, tout cela a été détruit et discrédité en quelques mois seulement. Des millions de gens se retrouvaient soudain exilés dans leur propre pays, entourés de frontières incertaines et de compatriotes désormais étrangers et ennemis. Pis, ils étaient instantanément interdits à la fois de souvenir et d'avenir, le premier étant honteux, le second trop indéfini pour être rêvé. Ceux-là même qui les avaient dirigés depuis des années leur déclaraient maintenant que rien ne pouvait plus être fait pour eux. Qu'après l'échec du Grand Soir et de l'idéologie officielle de Fraternité et Unité, on ne pouvait plus compter que sur soi-même.</p> <p>Depuis donc plus d'un quart de siècle tout ce qui est déclaré, par un gouvernement serbe ou étranger, par un média dominant, par un personnage élu, tout est pris avec un recul <em>a</em> <em>priori</em>. On ne croit rien, en Serbie, avant d'en avoir au moins le début d'une preuve. Les Serbes se sont fait avoir et s'en souviennent. Avant de suivre toutes les modes et d'accepter tous les discours, on prend un peu de recul et on décide pour soi-même et pour ses propres intérêts de ce qui est acceptable ou pas. Toute militaire qu'elle soit, ma compagne de voyage n'en a pas délaissé son jugement. A force de se faire mobiliser des dizaines de fois par le gouvernement serbe en vue d'un affrontement inévitable et décisif avec les forces du Kosovo – qui n'est jamais venu bien sûr – elle a fini par perdre patience et foi. 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Comme si je rendais un chauffeur de taxi coupable de ne pas être Ayrton Senna, ou la bistrotière du coin de la rue de ne pas être Alain Ducasse.</p> <p>Le temps moyen de visite du Louvre est d'environ une heure, snack et achats à la boutique compris. Ce qui signifie que l'écrasante majorité des visiteurs fonce tout droit vers la Joconde, bifurque pour faire coucou à la Vénus de Milo, puis fait une photo, de loin, de la Victoire de Samothrace avant de terminer au magasin de souvenirs pour y acheter des reproductions des bijoux portés par le modèle d'un portrait que l'on n'a pas eu le temps d'admirer. Spotify, l'application de streaming musical suédoise, propose une sélection à la fois gigantesque et minuscule à ses abonnés, dont je suis. Car comme le Louvre, Spotify aspire à l'universel et propose absolument tous les catalogues, de Palestrina au plus jeune rappeur de la côte est. Et comme le Louvre, Spotify ne vend effectivement qu'une partie infinitésimale de son catalogue. 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Caillebotte n'aurait jamais atteint ces hauteurs sans les milliers de peintres impressionnistes qui coexistaient à Montmartre à la fin du XIXème siècle. Personne ne devient un ou une grande artiste dans une solitude complète. Tous les grands noms de l'art sont entourés de myriades d'inconnus qui ont directement contribué à fertiliser ces quelques individus. Et tous les artistes qui ont acquis une renommée universelle font partie de vastes mouvements ou d'écoles qui ont été nourris par des milliers d'artistes anonymes, le plus souvent oubliés – et néanmoins absolument nécessaires.</p> <p>Comme nous ne valorisons plus que les artistes qui sont valorisés par le marché, les autres disparaissent avant même d'avoir livré bataille. Aujourd'hui, aucun peintre ne peut vivre de son art s'il n'est pas entouré par une galerie importante et par des institutions qui justifient des commandes et des subventions conséquentes. Aucun musicien ne peut vivre de son art sans un label puissant qui lui assure des tournées internationales. Aucun écrivain ne peut vivre de son art sans le soutien d'un éditeur réputé qui lui assure des campagnes de promotion dignes de celles que l'on réserve à des marques de vêtements. Les autres, les millions d'autres, sont très vite contraints à l'abandon en rase campagne, avant même d'avoir atteint leurs trente ans. Les conditions économiques de la production artistique sont devenues tellement exigeantes que même le rêve poussiéreux de l'artiste bohème est désormais inaccessible. On voudrait bien crever la faim dans un studio mal chauffé, mais même cela, on ne le peut plus. Alors on devient prof, ou publiciste, ou n'importe quoi pourvu qu'on puisse en vivre.</p> <p>Alors, bien sûr, le talent est une condition nécessaire et les collègues moins talentueux que Paul McCartney ont été oubliés. Mais Matisse, au début de sa carrière, était un mauvais peintre, un artiste sans talent. 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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@Chan clear 21.10.2023 | 09h14
«22 ans quel bel âge tout est possible encore, difficile de revenir dans la vraie vie ou les salaires sont nettement inférieurs et déclarés. Bon courage !
De la à se comparer à une geisha……sourire…
« Oui, c'est vraiment un métier. Le mot le plus adapté, c'est geisha, c'est-à-dire une femme qui doit savoir faire plaisir à un homme, pour de l'argent, en réalisant tout un éventail de tâches complexes et délicates »»