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Culture

Culture / Cette Amérique un peu paumée qui nous ressemble étrangement


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Après un premier recueil de nouvelles mémorables dans la lignée de Tchekhov et Raymond Carver ou John Cheever, intitulé «Le Paradis des animaux», l’auteur «sudiste» David John Poissant nous revient en force douce avec «Un bel esprit de famille», son premier roman analysant les tenants cruels et les aboutissants plus tendres d’une certaine déglingue familiale hautement représentative des errances individuelles, professionnelles ou affectives, de nos sociétés dites évoluées.



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Ils seraient au paradis ou presque, revenus à la maison du lac de leur enfance; les deux fils trentenaires et leurs conjoints fille et garçon auraient oublié momentanément leurs problèmes de couples pour entourer leurs parents – anciens hippies bien en place aujourd’hui dans la hiérarchie universitaire qu’ils s’apprêteraient à quitter, de même qu’ils auraient décidé de vendre la maison pour repartir à zéro en Floride après leur retraite; ils se retrouveraient tous les six en ce lieu plein de souvenirs heureux pour quatre d’entre eux, bref cela «baignerait» apparemment ce jour-là quand tout basculerait comme cela arrive, parfois, même en plein rêve américain…

Encore un roman familial? On voit la moue des lettreux à la page! Enfin quoi, plus de 60 ans après L’ère du soupçon de Nathalie Sarraute et les conclusions du club chic du Nouveau Roman: plus d’histoire, plus de personnages, plus de construction mais de la déconstruction, du texte réduit à sa textualité et, mieux encore: à son inter-textualité…

A ceux-là qui, dans les années 70-80 du siècle passé, concluaient ainsi à la mort du roman, un Soljenitsyne répondit tranquillement que le roman ne saurait mourir tant que les hommes vivent, et Milan Kundera le dit autrement dans L’Art du roman, quitte à illustrer dans la foulée, et à son corps défendant, le fait que le roman se réinvente à l’apparition de chaque nouveau vrai romancier, comme on le voit aujourd’hui même, aux States, avec les deux romans récents de Bret Easton Ellis, Les éclats, et de son cadet David James Poissant – deux ouvrages qui sondent le corps social et les cœurs humains avec des qualités de perception et d’expression aussi valables pour l’un que pour l’autre mais dans des optiques diverses sinon opposées.

La filière Tchekhov

Qu’entendent les critiques quand ils parlent, à propos d’un John Cheever, d’un Raymond Carver, d’une Alice Munro, et maintenant d’un David James Poissant, d’auteurs «tchekhoviens»? Disons que ces quatre écrivains, à l’instar du grand écrivain russe, se caractérisent par une égale indifférence à quelque idéologie que ce soit – sauf dans les affects personnels dépendant de la politique ou de la religion – et une égale attention, qu’on pourrait dire à la fois clinique et pleine d’empathie, aux destinées individuelles et aux conditions objectives de ce qui fait le bonheur ou la détresse des gens, à cela s’ajoutant une forme d’expression qu’on a dit, justement, le réalisme poétique.

Plus que dans son théâtre, modulant une géniale musique de chambre des sentiments, Tchekhov aura représenté, pour la Russie du début du XXème siècle, un formidable observateur de la société, dont l’humour allait de pair avec le dessein d’un témoin de la misère physique et morale de ses concitoyens – d’où son reportage au bagne de Sakhaline et son action concrète de bâtisseur d’écoles, qui se fichait pas mal des théories de cafés ou de salons.

Entre autres scènes de la vie des gens

Dans la première nouvelle du Paradis des animaux de David James Poissant, l’on voit un père, fou de rage, jeter par la fenêtre son jeune fils osant prétendre qu’il est homosexuel, et le blessant au point d’être condamné à une peine de prison, et l’on retrouve, dans la douzième et dernière nouvelle de ce recueil aux récits saisissants, le même père lancé sur les routes après avoir appris la fin prochaine de son garçon atteint du sida, en quête éplorée de son pardon.

Ce n’est là qu’une des nombreuses situations humaines significatives, mais jamais moralisantes, illustrées par les nouvelles de Poissant, autant que par Un bel esprit de famille qui, entre un vendredi après-midi et un dimanche soir, expose et démêle les conflits latents illustrant, dans un microcosme familial, «ce qui ne tourne pas rond en Amérique».

Le hasard m’a fait découvrir ce livre en même temps que je suivais, sur Netflix, les péripéties non moins familiales de la série Bloodline, dont le père est campé par l’emblématique Sam Shepard, figure à la Carver s’il en est, donc de la filière Tchekhov. Mais un roman permet, mieux que la plupart des séries, de nous immerger dans les eaux profondes de la psychologie humaine et de «construire», ou «déconstruire» aussi bien, chaque personnage engagé dans le drame en cours; le roman va plus vite en dépit des apparences, sans les stéréotypes et les rebondissements à n’en plus finir des séries qui diluent l’action et forcent le trait pour «scotcher» l’attention…  

Sans user d’adjectifs inutiles, mais parce qu’il «vit» en quelque sorte tous ses personnages, Poissant nous attache immédiatement à chacun des protagonistes de la famille Starling réunis une semaine avant la vente de la maison du lac qu’ils appelaient leur «cabane au fond des bois», à savoir: les parents Liza et Richard, vieux intellos démocrates affligés par l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et qui ont décidé de passer leur retraite en Floride au scandale de leurs deux fils,  Michael et Thad, dont les vécus respectifs sont assez chancelants, et Diane la compagne de l’aîné, prof d’arts plastiques faute de mieux et enceinte alors qu’elle avait promis à son jules de lui épargner ça –, enfin Jake le plus jeune et le plus sexy de tous, échappé d’une famille de baptistes hyper-puritains qui ont voulu lui imposer une thérapie de conversion et s’est retrouvé au top de l’art contemporain new yorkais, riche au point de pouvoir entretenir son boyfriend – autant de personnages apparemment «à la coule» alors qu’ils sont tous en état de malaise personnel et plus encore interpersonnel, au bord d’autant de ruptures. Ainsi, c’est en espérant «repartir à zéro» que Liza, qui a deviné une liaison secrète passagère de Richard avec une collègue, a décidé de vendre le grand mobilhome du bord du lac Christopher en train de se transformer en haut-lieu de spéculation pour nouveaux riches.

Un miroir à multiples facettes

Stendhal disait qu’un roman est un miroir que l’auteur promène le long des allées de l’Histoire, laquelle avait une grande hache à l’époque napoléonienne, alors que les romanciers de nos jours se focalisent plutôt sur les petits écrans de nos existences atomisées, entre autres feuilletons plus ou moins misérables à la Kardashian & Co.

Or David James Poissant est de ceux qui redonnent un sens à ce que René Girard appelait la vérité romanesque, en impliquant la lectrice et le lecteur avec une empathie partagée. De fait, non seulement il aime tous ses personnages, mais à chacun il donne une chance comme pour avérer la sentence d’un Henry James, géant du roman anglo-américain, affirmant que dans un grand roman tous les personnages ont raison, fût-ce au dam de la morale courante. 

Michael Starling se considère lui-même, et son jeune frère autant que lui, comme un raté. Son médiocre statut professionnel et sa fuite dans l’alcool à l’insu de sa conjointe, pourraient faire croire à ce jugement, comme les tentatives de suicide, les dépressions chroniques et autres addictions pourraient réduire Thad, le poète délicat sans «surface» littéraire crédible, à un youngster aussi paumé que le semble Jake, obsédé par le sexe et pas vraiment sûr d’être le super artiste qu’on acclame dans le New Yorker. Mais quels personnages attachants!       

Or il se passe quelque chose d’étrange, et comme en crescendo, à la lecture d’Un bel esprit de famille, qui relève de l’identification et de la compassion. Dès l’accident des premières pages à fonction de déclencheur externe (un gosse qui se noie dans l’insouciance générale du bonheur balnéaire), l’ombre portée de la mort, qui se confond avec celle d’un secret de famille, cristallise l’intensité émotionnelle du roman qui nous fait voir alors, dans nos propres vies, de multiples situations plus ou moins analogues, et tant de traits et de de gestes qui nous renvoient à telle ou tel de nos proches, ou à nous-mêmes évidemment.

Aperçu de l’ouverture progressive à la compréhension réciproque, au sursaut de recul salvateur au bord des gouffres du ressentiment, à la résilience et au pardon non lénifiant, Un bel esprit de famille n’a rien de ce que ce titre pourrait suggérer de convenu: juste un roman choral de la «seconde chance» affectueuse, dans un monde perdu…


«Un bel esprit de famille», David James Poissant, traduit de  l’anglais (américain) par Stéphane Roques, Editions Albin Michel, Terres d’Amérique, 370 pages.

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