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Culture / Le «Sursis» de Pierre De Grandi est aussi celui de nous tous


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Récit clinique et poétique à la fois, mêlant témoignage au jour le jour et réflexions de haute volée, inquiétude et colère, reconnaissance déclarée à la vie et questions éternelles de l’humain confronté à ses fins, le livre du médecin octogénaire rattrapé par le cancer est d’un humaniste éclairé dont la lucidité stoïque, frottée d’humour et de tendresse, devrait parler à tout un chacun.



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Ce que l’on aimerait dire évidemment, histoire de rassurer le club des bien-portants, c’est que le nouveau livre de Pierre De Grandi ne concerne ni les trentenaires fringants de tous genres, ni les quadras en forme rutilante, ni même les quinquas ou les sexas qui ont échappé jusque-là aux atteintes diverses de la maladie ou de l’accident, et pourtant non: cela ne serait pas du jeu, vu que le seul fait de naître, la seule condition de mortels qui nous caractérise, djeunes ou vioques, nous place, à brève ou plus longue échéance, dans la situation de vivants en sursis qu’un seul examen suffirait à placer au pied du mur. 

La situation n’est pas nouvelle, maintes fois évoquée en littérature ou au cinéma, notamment avec  La Mort d’Ivan Illitch de Tolstoï, avant le chef-d’œuvre cinématographique que représente Vivre d’Akira Kurosawa, qui expriment le saisissement, la stupeur de qui apprend soudain que ses jours sont comptés. Et que dire alors, que faire avec «ça»?

Mais déjà vous vous récriez: la barbe! Encore un récit de vie! Et quoi: un vieux médecin qui raconte son cancer? Plus banal tu meurs, même si le sarcome en question est du genre rarissime, au point de faire du patient De Grandi un sujet de recherche thérapeutique, pour ainsi dire un cobaye. Or la curiosité médicale à valeur scientifique ajoutée justifie-t-elle la lecture de Sursis? Absolument pas. Car ce livre vous prend à la gorge pour d’autres raisons plus profondes ou confuses et plus persos:  vous tient par la gueule en vous ramenant à votre miroir, toi et moi, vous et elles et toute la bande!

Le cancer, rien que le mot, puis la chose…

Pierre De Grandi raconte qu’il a eu un cancer une première fois, traité et en rémission depuis des années. Ce qui tombe bien, parce que vous aussi: nous sommes des tas, comme ça, avoir passé par là – moi c’est la radiothérapie à l’accélérateur linéaire qui m’a tiré d’affaire, toi ce sera par le scalpel ou la chimio, en tout cas il y a désormais une vie avec le cancer, même si le mot terrifie – et la chose est toujours «plus compliquée», comme on dit aujourd’hui, vu que la Bête a parfois des élans de retour, comme il en va pour l’auteur de Sursis.

Premier paradoxe alors: que ce soit à l’autre bout de la vie que celle-ci lui ramène ce foutoir cellulaire. Mourir vieux? Non mais des fois! Alors le patient de s’impatienter: mais que vous arrive-t-il salopes de cellules? Ne vous rendez-vous pas compte qu’en m’attaquant vous signez votre propre arrêt de mort? 

On se rappelle le lieu commun redécouvert au temps parano de la pandémie marquée Covid-19: que la vie même contient la mort, que nous mourons tous les jours un peu plus et que, deuxième paradoxe, ça nous angoisse même en pleine santé et que, sans voix, cela nous fait parler «à mort» avec la certitude, note Pierre de Grandi en grain de sel, que «tout finira bien»… Et cette «pointe», autre paradoxe en apparence, mérite réflexion en cela qu’elle désigne un parcours intérieur bel et bien vécu par l’auteur de Sursis, qui conclut, plus qu’à la résignation impuissante: à l’intuition d’un possible dernier accord joyeux.

Reste alors à prendre connaissance, dans le temps ressaisi par Pierre De Grandi, des inappréciables «détails de la vie» modulés en deux temps selon les chapitres pairs (le présent de ce qui est vécu) et impairs (les projections imaginaires de la réflexion) de son récit mimant les mouvements d’inspiration et d’expiration du souffle vital.

Après Mars de Fritz Zorn, qui a pour ainsi dire inauguré le genre du «récit de cancer» enrichi  par maints autres témoignages plus ou moins bouleversants et autres essais, dont je ne citerai qu’Une cuillerée de bleu d’Anne Cuneo et La maladie comme métaphore de Susan Sontag – trois ouvrages impliquant les connotations sociales et même politiques de la maladie –, l’originalité de ce livre me semble tenir en cela que s’y exprime un grand spécialiste de la chose médicale qui connaît donc la musique (même si l’un des regrets de sa vie est de n’avoir pas pu développer la pratique d’un instrument…) et une personne en désarroi comme nous tous, devant la maladie, dont le «regard» m’a rappelé, personnellement, celui qu’on remarque aux patients des services d’oncologie dans leurs salles d’attente – regard à vrai dire incomparable, inoubliable…

L’esprit d’Animus et le cœur d’Anima

L’ancien «patron», qui fut notamment directeur médical de notre CHUV cantonal, sait à peu près ce qui lui arrive quand une première biopsie lui apprend le retour d’un sournois «sarcome histiocytaire», dix-huit ans après un premier lymphome dûment traité et sous contrôle de «Sainte Rémission», et c’est en connaissance de cause qu’il va suivre, au fil des mois et d’un scanner à l’autre, l’évolution de la maladie; mais savoir une chose et la vivre n’est pas du pareil au même, et cela va se lire dans le transit de l’écriture elle-même, tantôt factuelle à vocabulaire scientifique et tantôt beaucoup plus sensible, poreuse, humorale ou lyrique.

     «J’ai souvent eu la suspicion que la vie n’avait ni queue ni tête», écrit Pierre De Grandi au début de son récit, alors qu’il s’imagine déjà de l’autre côté du miroir: «Quand mon sarcome m’en a finalement donné la certitude, j’ai à mon tour rendu mon dernier souffle en me demandant si la mort, elle, aurait un sens». 

Le hic, c’est que la vie continue bel et bien et qu’un livre ne sera pas de trop pour s’interroger sur son sens, le sens de notre présence sur terre (et c’est parti pour un chapitre sur l’évolution du vivant dès l’avènement de l’hémoglobine…) et l’inquiétant devenir de notre espèce à la fois géniale et vouée à l’autodestruction, la merveille inappréciable que constitue la mémoire humaine et notre capacité imaginative sans bornes, inspirant alors au praticien pragmatique des envolées poétiques de tous côtés – au jeu des réincarnations ils se verrait ainsi oiseau migrateur de préférence…

Fils du merveilleux artiste que fut Italo de Grandi, l’auteur de Sursis évoque le souvenir de celui-ci avec la même tendresse qui imprègne ses allusions, discrètes, à son épouse et à ses enfants ou à ses amis – comme à tout ce qui le rattache à la bonne vie, au dam de toute croyance en un ailleurs fantasmé ou «dogmatisé» par les théologies diverses. Agnostique déclaré, il y a chez lui du philosophe dansant à la Sénèque ou du roseau pensant à la Pascal ou à la Spinoza, mais Animus reste très libre dans le jardin d’Anima, et le psychanalyste François Ansermet a raison de voir en son récit une «prescription de liberté»…


«Sursis», Pierre De Grandi, préface de François Ansermet, postface de Jacques Poget, Editions Slatkine, 220 pages.

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