Média indocile – nouvelle formule

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Culture / Le monde est un grand hôpital où l’on soigne toujours à tâtons


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«Tout dire sur la médecine vécue au quotidien, où cauchemar est plus fréquent que victoire, il y a un siècle comme ce matin»: c’est le propos de Vikenti Veressaïev dans ses Notes d’un médecin, prisées par le public russe (et Tolstoï et Tchékhov à l’unisson) mais suscitant la fureur de certains de ses confrères. Tantôt accusateur implacable, et tantôt défenseur des inévitables pratiques à risques de la médecine, incessamment déchiré par le doute et les limites de sa propre compétence, horrifié par le charlatanisme et la morgue de certains, tant que par l’omertà du milieu, l’auteur laisse, en écrivain sensible, un témoignage d’une exceptionnelle honnêteté, laquelle rime avec humanité…



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A en croire l’écrivain russe Dimitri Bortnikov, de mère «chirurgienne-née» et qui lui mit, la première, les Notes d’un médecin entre les mains, il y a deux espèces de médecins: «Ceux qui, comme les garagistes, veulent comprendre comment ce corps-voiture fonctionne. Ils se fichent de celui qui le conduit. Et puis ceux qui veulent soigner. Et ce sont d’eux que nous gardons la mémoire. Ce sont eux qui souvent deviennent écrivains. En soignant les pauvres… Amoureux de l’humanité, ces médecins soignent ceux qui n’ont rien à donner au médecin, rien, sinon la guérison. Ces médecins-là brûlent d’amour pour le vivant, deviennent fous d’amour pour l’humanité. Mais l’amour trop grand est exigeant, et comment! Plus l’amour est grand, plus la déception est immense…»

Et Bortnikov, écrivain largement reconnu et préfacier de ces Notes d’un médecin, de se rappeler qu’il a toujours voulu être médecin comme sa mère et son grand-père maternel et qu’il a travaillé en ses jeunes années dans une maternité où la première chose qu’on lui a dite se réduisait à cet ordre: «D’abord, tu laveras le sol». Comme Thérèse d’Avila aux novices de son couvent impatientes de flirter avec le Seigneur: «D’abord, vous laverez le sol»… 

«Soigner la nuit jusqu’à l’aube»

C’est aussi la première expérience pratique de la médecine vécue par Vikenti Veressaïev, après la théorie ressassée pendant des années d’études: assister à un premier accouchement sans y toucher , assister à sa première dissection sans y toucher, et ensuite mettre la main à la pâte vivante  et vivre la mort de son premier patient après une première erreur de diagnostic, vivre cette horreur de prendre une vie qu’on était supposé sauver, douter absolument de soi, et douter bientôt de la médecine même, avant de découvrir, par la grâce d’un aîné, que l’expérience et la compétence sont aussi de ce monde et que c’est à travailler, travailler et travailler à cette acquisition qu’il faut se consacrer – «soigner la nuit jusqu’à l’aube», dit encore Dimitri Bortnikov, qui rappelle dans la foulée les noms de ces médecins-écrivains amoureux de l’humanité qu’ont été Anton Tchékhov – lequel admirait Veressaïev «pour le courage de son écriture», mais aussi Mikhail Boulgakov, génial auteur du Maître et Marguerite à qui l’on doit également de fameux Carnets d’un jeune médecin, d’André Breton et de Louis Aragon et jusqu’à Rabelais…        

Un livre brûlant, et surtout éclairant…

«Lecteur, tu tiens dans les mains un livre brûlant», écrit encore Dimitri Bortnikov, qui souligne que «son auteur n’a jamais perdu confiance en l’homme ni son amour pour lui en dépit de ce qu’il ressentait: «Parfois, je voyais le monde comme un immense hôpital»…

Mais quoi de commun, objectera-t-on, entre l’«hôpital» des dernières années du XIXe siècle – les notes de Veressaïev courent entre 1895 et 1900 – et la médecine actuelle aux transformations vertigineuses, quoi de commun au temps où l’on inoculait la syphilis à des patients-victimes en bonne santé pour en observer «scientifiquement» les effets, et celui des protocoles sophistiqués de l’éthique médicale, en attendant les dernières avancées de l’intelligence artificielle!

Eh bien justement, à propos de l’IA: les débats actuels sur la nécessité de préserver le facteur humain et la relation personnelle du médecin et du patient sont au cœur, déjà, des observations et des mises en garde de Veressaïev, immédiatement en rupture d’omertà. Ah bon, le milieu médical de l’époque pratiquait déjà l’omertà? Pas que!

Plus on avance dans la lecture de ces Notes d’un médecin, plus on constate en effet l’actualité «brûlante» de ses observations, où il s’implique souvent lui-même. Cela commence par deux diagnostics erronés qu’il formule, étudiant en troisième année, en se croyant atteint d’un sarcome (un grain de beauté irrité par sa chemise), puis en croyant identifier les symptômes d’une «diabète insipide» en interprétant (mal) un ouvrage de référence du célèbre Adolf von Strümpeli – à relever alors  au passage que Veressaïev ne cesse de citer la pléthorique littérature médicale de l’époque dont il se gave comme un fou pour compléter son savoir.

Un ouvrage au caractère éminemment actuel

Or dès ses débuts de médecin «sur le terrain», le jeune diplômé constate le malentendu: qu’il est censé désormais faire partie des «augures», alors qu’il ne sait rien. Qu’il ne pourra progresser sans expérience, laquelle le confronte à des pratiques qui le choquent comme les autopsies automatiques, sans consentement des familles, ou l’inoculation de maladies vénériennes aux fins d’observation, et de constater que les femmes subissent un traitement particulièrement humiliant, autant que les patients démunis; après quoi le thème de la médecine «à deux vitesses» ressurgit – tout cela qui devrait rester «entre nous», relève un éminent patron, lequel aura de quoi fulminer contre ce fâcheux cassant «le morceau».

Là-dessus, pas besoin d’insister sur le caractère éminemment actuel de ce qui sépare la médecine «de parade», la «médecine-business», et celle qui vise essentiellement à soulager et guérir le patient. Plusieurs séries «médicales» sud-coréennes en donnent aujourd’hui une illustration critique éloquente, où des «hommes de l’art», qui sont souvent des femmes, résistent à la tentation du gain et de la rentabilité au profit de soins égaux pour tous.  

Au demeurant, s’il lui arrive de désigner explicitement des «bourreaux», Veressaïev n’en rend pas moins hommage aux vrais «héros» travaillant honnêtement, comme il s’y est lui-même employé.

Riche de nombreux épisodes émouvants, voire parfois déchirants, Notes d’un médecin aborde aussi la question de la vivisection animale, où l’auteur, après avoir «sacrifié» un adorable macaque sur l’autel de ses recherches, s’interroge sur la légitimité de cette pratique «au nom de quel droit»…

«L’hôpital» du début de XXe siècle

L’on a appris récemment que le sinistre Bachar al-Assad se réjouissait de bénéficier, à Moscou, des meilleurs soins, à l’enseigne d’une médecine de haute qualité, sans comparaisons avec celle des provinces russes.

Or la troisième partie du livre de Vikenti Veressaïev , où il parle de la survie difficile de beaucoup de ses confrères honnêtes pratiquant ce qu’on peut dire la «médecine des gens», à l’opposé des profiteurs, est un véritable tableau chiffré des conditions matérielles de la profession en Russie du début du XXe siècle, avec de forts contrastes entre capitales et campagnes – comme l’illustrent de leur côté tant de récits de Tchékhov – avec des aperçus latéraux sur la situation en Europe, nous renvoyant finalement à la situation de nos jours.

Pour conclure cependant, le bilan plutôt sombre qu’il tire des conditions de travail de ses confrères lui semble moins alarmant que l’état général de l’«hôpital» de l’époque: «Les honoraires des médecins sont minimes, et cependant ils restent trop élevés pour beaucoup trop de leurs patients», écrit-il en 1900, un lustre après avoir fait ce constat de jeune carabin déjà lucide: «Non aucun doute n’était permis. Un être humain normal, c’est un être humain malade! L’être humain en bonne santé n’est qu’une heureuse anomalie».

Alors santé, frères humains, un coup de vodka et prenez soin de vous…



«Notes d’un médecin», Vikenti Veressaïev, traduit du russe par Julie Bouvard, préface de Dimitri Bortnikov, Editions Noir sur Blanc, La Bibliothèque de Dimitri, 261 pages.

 

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