L'aéroport Franjo Tudjman à Zagreb (Croatie). © Tromber - CC BY-SA 4.0
La toponymie suisse reflète la neutralité et la prudence cultivées depuis des siècles par les Helvètes. De l'Ours, de Bellevue ou des Rosiers, on ne se résout à honorer par des noms de rue les généraux ou les élus qu'en cas d'extrême nécessité. En Serbie et en Croatie, la toponymie permet aux municipalités, presque trente ans après la fin de la guerre, de prolonger les haines fratricides qui minent depuis un siècle les relations de ces cousins balkaniques. Dût-on pour y parvenir nommer des rues après des assassins, des régicides et des chantres du génocide.
Le 10 avril 1957, à Buenos Aires, Blagoje Jovović, un Serbe du Monténégro âgé de 35 ans, abattait Ante Pavelić de deux balles dans le dos. C'est du moins ce que Jovović a toujours soutenu, il n'existe pas d'autres preuves que son témoignage. Il aura fallu deux ans d'agonie pour que Pavelić meure des suites de ses blessures. Ancien Poglavnik, ou dirigeant, de l'Etat Indépendant de Croatie (NDH, 1941-1945), Pavelić avait orchestré le meurtre, entre autres, des Serbes de Croatie par centaines de milliers. Quand on connaît le sort des Serbes en Croatie pendant la Seconde guerre mondiale, et quand on sait comment Pavelić a pu échapper à la justice et survivre pendant tant d'années, on ne peut réprimer un soupir de soulagement de savoir qu'il a finalement été rattrapé par le sort.
Le choc n'en a pas moins été considérable lorsque, en 2020, la ville de Belgrade a décidé de nommer une rue après Jovović. Un débat vif (mais finalement inutile) s'ensuivit entre historiens de diverses obédiences. On y aura même entendu le raisonnement selon lequel Claus von Stauffenberg, qui avait vainement tenté de tuer Hitler le 20 juillet 1944, avait été récompensé par des noms de rues en son honneur en Allemagne. Alors, soutenait-on, pourquoi ne pas récompenser Jovović de la même manière, puisque les deux hommes ont tué, ou tenté de tuer, des monstres absolus.
En 1957 cependant, Pavelić n'était le chef d'aucun Etat, et il n'était un danger pour personne. Alors que Claus von Stauffenberg a risqué et perdu la vie dans sa tentative de délivrer l'humanité d'un maniaque génocidaire actif. Les intentions des deux hommes ne peuvent et ne doivent pas être mises sur un même plan: von Stauffenberg voulait améliorer l'avenir, tandis que Jovović voulait corriger le passé. Et en nommant une rue en son honneur, la ville de Belgrade ne faisait que manifester cette maladie typiquement régionale d'utiliser la toponymie pour prolonger à l'infini la haine et le désir de vengeance. On pourrait appeler cela le complexe de Miloš Obilić, du nom du héros mythique de la bataille du Kosovo de 1389, qui vit s'affronter les empires serbe et ottoman.
Lorsqu'il était devenu clair que la bataille avait été gagnée par les Ottomans, l'histoire raconte qu'un soldat serbe, un certain Miloš Obilić, avait décidé que la guerre pouvait bien être perdue, mais que l'honneur devait être vengé. Et donc, sachant parfaitement que cela lui coûterait la vie, que cela ne changerait pas le cours de la guerre, il assassina le sultan Mourad et fut tué sur le coup par sa garde. Rien n'a été obtenu par cet assassinat/suicide, aucune vie n'a été épargnée, aucun gain politique n'a été remporté. La Serbie a été soumise par les Ottomans pendant environ un demi-millénaire, et pas un seul soldat suicidaire et vantard n'aurait pu changer cela. Obilić obtint cependant la garantie que son peuple saurait qu'il n'était pas mort en lâche. Pour dire les choses simplement, Obilić était prêt à tout pour prouver sa virilité, pas pour sauver son peuple. Jovović, dans sa confession à un prêtre du Monténégro en 1998, a ouvertement fait référence à Miloš Obilić. En tuant Pavelić, lui confia-t-il, il se réclamait de son héros.
De nombreux assassinats politiques et régicides ont eu lieu dans cette région depuis plusieurs siècles, jusqu'à l'assassinat du Premier ministre serbe Djindjić en 2003, et la plupart des assassins se réfèrent au mythe d'Obilić, cet homme qui craignait pour sa réputation bien plus que pour sa propre vie. Dans cette perspective il est donc logique, quoique tragiquement malavisé, de donner à une rue le nom d'un homme obsédé jusqu'à l'assassinat par le mythe national.
En Suisse, les rues portent souvent des noms de fleurs ou d'animaux, mais surtout d'anciens métiers ou de lieux-dits. Parfois, elles honorent la mémoire d'un individu, le plus souvent une personnalité locale, pour autant qu'elle ou il soit inoffensif – professeur, ingénieur, alpiniste. Et si ça doit être un soldat, ce n'est pas pour les guerres qu'il a gagnées mais pour celles qu'il est parvenu à éviter. En Amérique, les rues sont numérotées la plupart du temps, elles ne portent même pas de nom, transformant les cartes de la ville en gigantesques échiquiers. A Paris, rues et boulevards racontent la gloire de deux mille années, à travers des royaumes entiers, des empires et des républiques passés. Donnez votre adresse et vous serez probablement amenés à parler d'un maréchal ou d'une épique charge de cavalerie. Le général de Gaulle est honoré un peu partout, comme si son nom sacré pouvait par miracle expier les péchés de la collaboration. La toponymie britannique est aussi fade et sans éclat qu'un dimanche pluvieux dans le Hertfordshire. Les rues portent le nom de la prochaine ville ou de la colline qu'elles traversent. Comme toujours, les Anglais préfèrent parler du temps.
En Serbie comme en Croatie cependant, les noms de rues sont un monument sans fin à un passé sanglant et jamais vengé.
Jusqu'au plus petit des villages croates, vous trouverez généralement au moins trois noms de rues: Vukovar, Stjepan Radić et Dr Franjo Tudjman. De nombreux autres noms de rois, de scientifiques et de poètes sont récurrents, bien sûr, mais ces trois noms figureront presque certainement sur la carte du village croate où vous vous trouvez. Vukovar, à cause de la bataille de 1991 au cours de laquelle la Serbie, ou la Yougoslavie comme elle aimait à s'appeler à l'époque, a perdu toute crédibilité aux yeux du monde en prenant brutalement d'assaut la charmante petite ville danubienne. Stjepan Radić, à cause de l'homme d'Etat croate des années 1920, assassiné avec trois collègues par un nationaliste serbe d'origine monténégrine au parlement de Belgrade en 1928. Et le Dr Franjo Tudjman, à cause de l'homme qui a battu la Serbie de Slobodan Milošević à son propre jeu, et qui a offert à sa nation son premier Etat indépendant depuis des siècles. Ainsi, où que vous soyez en Croatie, il vous est suggéré de ne jamais oublier Belgrade et d'intérioriser le fait que la nation croate a été construite en opposition à son voisin oriental.
Voilà pour les rues principales. Sortez un peu des sentiers battus, et d'autres noms commencent à apparaître. A la périphérie de Zagreb ou dans des villes plus petites, à partir de 1992 environ, c'est-à-dire lorsque la guerre faisait rage avec la Serbie, de nouveaux héros nationalistes sont venus remplacer les anciens communistes. La plupart du temps, il s'agit de hauts dirigeants et d'officiers du cercle d'Ante Pavelić lui-même. Par exemple, Mile Budak, écrivain serbophobe virulent, principal propagandiste du régime, une sorte de Goebbels croate. Il fut capturé après la guerre et dûment jugé et pendu par les nouvelles autorités yougoslaves. Malgré ce CV peu reluisant, pas moins de treize rues portent son nom en Croatie à ce jour. Slavko Kvaternik, adjoint de Pavelić, fut celui qui proclama la NDH le 10 avril 1941. Tout aussi violent dans ses positions contre la minorité serbe, il finit également par être arrêté, jugé et pendu par la Yougoslavie à la fin de la guerre. Qu'à cela ne tienne, Kvaternik a aussi droit à quelques noms de rues, notamment à Zagreb. Il semble que tous les responsables de la NDH aient une rue à leur nom, à l'exception de Pavelić, qui est également le seul à être connu en dehors des frontières. Pourtant, à ce jour, des hauts fonctionnaires jusqu'aux obscurs rouages de la machine de mort fasciste, une longue liste de noms ornent les rues et les places à travers la Croatie, malgré une décision de la Cour constitutionnelle interdisant spécifiquement aux municipalités d'associer les noms de rues à la NDH. Un maire d'une petite localité a défendu le choix de nommer une rue après le 10 avril 1941, jour de la proclamation de la NDH, en disant qu'il s'agissait en fait de la date de naissance d'une éminente poétesse. La prétention de Mile Budak à la renommée littéraire sert également de justification pour séparer l'homme de son travail et maintenir ses rues. Les nostalgiques de la NDH ne font cependant plus le poids face à la pression combinée du Congrès juif mondial, de la Cour constitutionnelle et d'une partie toujours plus grande de l'opinion publique. En février de cette année, la décision de changer trois noms de rues liés au passé fasciste du pays a été prise à Zagreb, avec le plein soutien du maire de la ville. Seuls les aspects obscènes et indicibles de la haine anti-serbe ne seront plus tolérés en Croatie.
En Serbie, une telle évolution ne semble nulle part en vue. Gavrilo Princip, l'assassin de l'héritier du trône d'Autriche-Hongrie François-Ferdinand en 1914, mort dans une prison autrichienne en 1918, a non seulement conservé sa rue au centre-ville de Belgrade, il a même obtenu récemment un monument dans un parc du gouvernement. Puniša Račić, encore un Serbe du Monténégro, et encore un assassin qui se réclamait de Miloš Obilić pour se légitimer, a tué Stjepan Radić au Parlement en 1928, ainsi que trois autres députés croates. Il a été exécuté par les Partisans en 1945. Il a maintenant une petite rue à son nom dans un village du centre de la Serbie. Les appels à nommer une rue et à ériger des monuments à la mémoire de Dragoljub Mihaljlović, le chef chetnik serbe collaborationniste pendant la Seconde guerre mondiale, exécuté en 1945, gagnent du terrain année après année en Serbie. De manière semi-officielle, les clubs de fans des équipes de football Etoile Rouge et Partisan ont vandalisé presque toutes les villes de Serbie avec des peintures murales saluant Ratko Mladić, qui purge actuellement une peine à perpétuité pour génocide et crimes contre l'humanité à Srebrenica en 1995. Assistés d'une protection policière visible, ces voyous dégradent des centaines de murs à travers le pays en appelant à faire la guerre et récupérer le Kosovo, à assassiner les membres des minorités sexuelles et créer un nouvel ordre fasciste.
Tous ces héros obscènes, qu'ils soient croates ou serbes, ont un point commun: ils ont été exécutés à la fin de la guerre, ou purgent une peine de prison. Autrement dit, ils sont considérés comme des victimes et non comme des auteurs. Pour leurs thuriféraires, c'est sans doute leur principale qualité. Ceux qui ont fui en Amérique du Sud ou qui ont simplement survécu sous un faux nom ne sont pas l'objet d'une semblable admiration. Dans ces pays qui ont dû mener des guerres épouvantables contre de puissants empires pour gagner leur indépendance, mourir pour son pays est considéré comme un acte sacré. Célébrer des meurtriers assassinés permet aux gens de chaque côté du Danube de pleurer sur eux-mêmes et d'accuser le monde entier, sauf eux-mêmes, pour leurs problèmes. En Croatie, la Serbie est responsable de tous les maux. En Serbie, l'Amérique et l'OTAN ont le même rôle. Tout le monde est coupable, sauf nous, disent-ils tous. Et les noms de rues sont en première ligne de cette perpétuelle compétition pour départager la plus grande, la plus incontestable victime d'entre tous.
En outre les deux pays utilisent la toponymie pour atteindre encore un autre objectif, l'effacement de tout ce qui est yougoslave, c'est-à-dire tout ce qui rappelle qu'à un moment de leur histoire récente ces pays avaient un destin commun qui les arrangeait bien. Lorsque les communistes ont pris le pouvoir en 1945, ils ont immédiatement renommé chaque rue, chaque place, voire des villes entières, en l'honneur des héros partisans, vivants ou morts. La rue principale de chaque ville était la rue Tito. Après 1991, toutes ces rues ont été progressivement renommées. Alors que l'idée du gouvernement communiste était d'établir le règne de l'Homme Nouveau, leurs successeurs n'avaient pas des idées aussi grandioses. Ils voulaient juste balayer sous un tapis métaphorique toute trace de ce passé commun, désormais honni et honteux. En quelques années seulement, toutes les rues nommées d'après Tito ou ses généraux ont retrouvé leurs anciens noms d'avant-guerre. Lorsque vous vous promenez aujourd'hui dans Zagreb et Belgrade, les noms de rues explorent l'histoire du Moyen Age jusqu'aux années 1930, puis, après une longue et inexplicable interruption, on reprend vers 1990. A Belgrade, il ne reste qu'une petite rue Tito, dans la lointaine banlieue de Karaburma, au bord du Danube.
Outre l'évidente soif de sang et de vengeance, cette toponymie est l'expression du trait le plus dommageable des sociétés serbes et croates: l'absence de continuité. Chaque nouveau gouvernement ne se présente pas seulement comme meilleur que le précédent, il prétend que tous les problèmes auxquels il doit faire face viennent de ses prédécesseurs. Ainsi, chaque fois qu'un nouveau chef s'assied sur le trône, l'histoire récente doit être effacée et le calendrier recommence à l'année zéro. Vengez le passé, effacez l'histoire, l'avenir s'écrira tout seul, semblent-ils tous dire. Jusqu'à ce que ce vienne leur tour d'être effacé.
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Quand on connaît le sort des Serbes en Croatie pendant la Seconde guerre mondiale, et quand on sait comment Pavelić a pu échapper à la justice et survivre pendant tant d'années, on ne peut réprimer un soupir de soulagement de savoir qu'il a finalement été rattrapé par le sort.</p> <p>Le choc n'en a pas moins été considérable lorsque, en 2020, la ville de Belgrade a décidé de nommer une rue après Jovović. Un débat vif (mais finalement inutile) s'ensuivit entre historiens de diverses obédiences. On y aura même entendu le raisonnement selon lequel Claus von Stauffenberg, qui avait vainement tenté de tuer Hitler le 20 juillet 1944, avait été récompensé par des noms de rues en son honneur en Allemagne. Alors, soutenait-on, pourquoi ne pas récompenser Jovović de la même manière, puisque les deux hommes ont tué, ou tenté de tuer, des monstres absolus.</p> <p>En 1957 cependant, Pavelić n'était le chef d'aucun Etat, et il n'était un danger pour personne. 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Et donc, sachant parfaitement que cela lui coûterait la vie, que cela ne changerait pas le cours de la guerre, il assassina le sultan Mourad et fut tué sur le coup par sa garde. Rien n'a été obtenu par cet assassinat/suicide, aucune vie n'a été épargnée, aucun gain politique n'a été remporté. La Serbie a été soumise par les Ottomans pendant environ un demi-millénaire, et pas un seul soldat suicidaire et vantard n'aurait pu changer cela. Obilić obtint cependant la garantie que son peuple saurait qu'il n'était pas mort en lâche. Pour dire les choses simplement, Obilić était prêt à tout pour prouver sa virilité, pas pour sauver son peuple. Jovović, dans sa confession à un prêtre du Monténégro en 1998, a ouvertement fait référence à Miloš Obilić. 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En Amérique, les rues sont numérotées la plupart du temps, elles ne portent même pas de nom, transformant les cartes de la ville en gigantesques échiquiers. A Paris, rues et boulevards racontent la gloire de deux mille années, à travers des royaumes entiers, des empires et des républiques passés. Donnez votre adresse et vous serez probablement amenés à parler d'un maréchal ou d'une épique charge de cavalerie. Le général de Gaulle est honoré un peu partout, comme si son nom sacré pouvait par miracle expier les péchés de la collaboration. La toponymie britannique est aussi fade et sans éclat qu'un dimanche pluvieux dans le Hertfordshire. Les rues portent le nom de la prochaine ville ou de la colline qu'elles traversent. Comme toujours, les Anglais préfèrent parler du temps.</p> <p>En Serbie comme en Croatie cependant, les noms de rues sont un monument sans fin à un passé sanglant et jamais vengé.</p> <p>Jusqu'au plus petit des villages croates, vous trouverez généralement au moins trois noms de rues: Vukovar, Stjepan Radić et Dr Franjo Tudjman. De nombreux autres noms de rois, de scientifiques et de poètes sont récurrents, bien sûr, mais ces trois noms figureront presque certainement sur la carte du village croate où vous vous trouvez. Vukovar, à cause de la bataille de 1991 au cours de laquelle la Serbie, ou la Yougoslavie comme elle aimait à s'appeler à l'époque, a perdu toute crédibilité aux yeux du monde en prenant brutalement d'assaut la charmante petite ville danubienne. Stjepan Radić, à cause de l'homme d'Etat croate des années 1920, assassiné avec trois collègues par un nationaliste serbe d'origine monténégrine au parlement de Belgrade en 1928. Et le Dr Franjo Tudjman, à cause de l'homme qui a battu la Serbie de Slobodan Milošević à son propre jeu, et qui a offert à sa nation son premier Etat indépendant depuis des siècles. Ainsi, où que vous soyez en Croatie, il vous est suggéré de ne jamais oublier Belgrade et d'intérioriser le fait que la nation croate a été construite en opposition à son voisin oriental.</p> <p>Voilà pour les rues principales. Sortez un peu des sentiers battus, et d'autres noms commencent à apparaître. A la périphérie de Zagreb ou dans des villes plus petites, à partir de 1992 environ, c'est-à-dire lorsque la guerre faisait rage avec la Serbie, de nouveaux héros nationalistes sont venus remplacer les anciens communistes. La plupart du temps, il s'agit de hauts dirigeants et d'officiers du cercle d'Ante Pavelić lui-même. Par exemple, Mile Budak, écrivain serbophobe virulent, principal propagandiste du régime, une sorte de Goebbels croate. Il fut capturé après la guerre et dûment jugé et pendu par les nouvelles autorités yougoslaves. Malgré ce CV peu reluisant, pas moins de treize rues portent son nom en Croatie à ce jour. Slavko Kvaternik, adjoint de Pavelić, fut celui qui proclama la NDH le 10 avril 1941. Tout aussi violent dans ses positions contre la minorité serbe, il finit également par être arrêté, jugé et pendu par la Yougoslavie à la fin de la guerre. Qu'à cela ne tienne, Kvaternik a aussi droit à quelques noms de rues, notamment à Zagreb. Il semble que tous les responsables de la NDH aient une rue à leur nom, à l'exception de Pavelić, qui est également le seul à être connu en dehors des frontières. Pourtant, à ce jour, des hauts fonctionnaires jusqu'aux obscurs rouages de la machine de mort fasciste, une longue liste de noms ornent les rues et les places à travers la Croatie, malgré une décision de la Cour constitutionnelle interdisant spécifiquement aux municipalités d'associer les noms de rues à la NDH. Un maire d'une petite localité a défendu le choix de nommer une rue après le 10 avril 1941, jour de la proclamation de la NDH, en disant qu'il s'agissait en fait de la date de naissance d'une éminente poétesse. La prétention de Mile Budak à la renommée littéraire sert également de justification pour séparer l'homme de son travail et maintenir ses rues. Les nostalgiques de la NDH ne font cependant plus le poids face à la pression combinée du Congrès juif mondial, de la Cour constitutionnelle et d'une partie toujours plus grande de l'opinion publique. En février de cette année, la décision de changer trois noms de rues liés au passé fasciste du pays a été prise à Zagreb, avec le plein soutien du maire de la ville. Seuls les aspects obscènes et indicibles de la haine anti-serbe ne seront plus tolérés en Croatie.</p> <p>En Serbie, une telle évolution ne semble nulle part en vue. Gavrilo Princip, l'assassin de l'héritier du trône d'Autriche-Hongrie François-Ferdinand en 1914, mort dans une prison autrichienne en 1918, a non seulement conservé sa rue au centre-ville de Belgrade, il a même obtenu récemment un monument dans un parc du gouvernement. Puniša Račić, encore un Serbe du Monténégro, et encore un assassin qui se réclamait de Miloš Obilić pour se légitimer, a tué Stjepan Radić au Parlement en 1928, ainsi que trois autres députés croates. Il a été exécuté par les Partisans en 1945. Il a maintenant une petite rue à son nom dans un village du centre de la Serbie. Les appels à nommer une rue et à ériger des monuments à la mémoire de Dragoljub Mihaljlović, le chef chetnik serbe collaborationniste pendant la Seconde guerre mondiale, exécuté en 1945, gagnent du terrain année après année en Serbie. 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En 2009, lors d'une dictée imposée à 1'348 enfants français de seconde, deux tiers d'entre eux ont obtenu un zéro. 14% seulement ont eu la moyenne. Dit autrement, les francophones dans leur majorité ne maîtrisent pas leur langue à l'écrit. Pourtant la dictée est un véritable sport national: on en a organisé une en 2018 au stade de France.</p> <p>Les enfants de 2024 savent parfaitement parler mais font, en moyenne, deux fois plus de fautes que ceux de 1985. On se demande toujours comment améliorer la situation, trop rarement comment on est arrivé à ce lamentable état des choses. Pourtant un constat avait été fait en 1783 déjà, sous la plume de Rivarol dans son <em>Discours sur l'universalité de la langue française</em>: «On se fit une langue écrite et une langue parlée, et ce divorce de l'orthographe et de la prononciation dure encore». Il existe donc un divorce au cœur même de notre langue. On en apprend deux: une langue parlée et une langue une écrite, tout à fait distinctes l'une de l'autre. Ce qui explique <em>pourquoi </em>la dictée est un enfer, mais pas <em>comment</em> elle l'est devenue.</p> <p>Comment est-il possible que nous soyons incapables de maîtriser notre propre langue à l'écrit? Pour commencer, il faut remonter un peu le cours du temps. Langue latine, le français a évolué du bas-latin et s'est ensuite mâtiné de langues germaniques pour parvenir à ce langage qu'on parlait dans le bassin parisien à la fin du Moyen-Age. On le parlait, on ne l'écrivait presque pas. Pour l'écriture on se servait d'un latin bâtardisé et déjà criblé de mots français. Le français n'était rien d'autre que le patois parisien, c'était par conséquent la langue du roi. On l'écrivait phonétiquement, presque sans règle. Dans la chanson de Roland, écrite il y a mille ans, on écrit <em>fer</em> ou <em>fere</em> pour faire, <em>ki</em> pour qui, <em>e</em> pour et, <em>hom</em> pour hommes. Sous François Ier, premier roi de la Renaissance, on compte que moins de 10% de la population parle le français, et qu'une poignée d'entre eux seulement savent l'écrire. L'immense diversité des langues fait que le pouvoir du roi est mal compris et peu, ou mal, appliqué. D'où ce premier acte fondateur: l'ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, qui décrète que le français seul sera la langue de l'administration et de la justice. Cette ordonnance crée le premier rapprochement entre langue et pouvoir. Preuve de son importance capitale, l'ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne loi citée encore de nos jours dans les tribunaux français.</p> <p>Cette loi crée toutefois autant de problèmes qu'elle en résout. Car s'il est décidé que le français seul exprimera la volonté royale, on ne sait pas de quel français il s'agit. C'est ainsi que va naître une querelle acharnée, qui dure encore de nos jours, sur la forme que doit adopter notre langue. Dès le XVIème siècle, les savants se divisent en deux camps opposés: les phonétistes, et les étymologistes. Pour les premiers, il faut continuer comme on l'a fait jusqu’alors et écrire comme on parle. C'est la pratique dominante, autrefois comme aujourd'hui, et notamment la pratique des latins et des grecs. Mais les étymologistes adoptent un point de vue très différent et, disons-le, bizarre.</p> <p>Ce sont les poètes tels que du Bellay et sa <em>Défense et illustration de la langue française</em> qui vont former notre orthographe. A cette époque, la France redécouvre son passé gréco-romain, une appellation fautive mais qui s'est imposée. A bien des aspects, la Renaissance est un retour à un passé fantasmé. Délaissant le style gothique, on met soudain des colonnes doriques et des statues du panthéon partout. De leur côté les intellectuels soumettent la langue au même exercice. Ils vont appeler leur invention «orthographe ancienne», comme si celle-ci était fidèle à l'orthographe romaine quand bien même elle est imaginée de toutes pièces. Le k est remplacé par qu pour tous les mots supposés venir du latin – <em>Kan</em> devient quand, <em>kel</em> devient quel, etc; on transforme les f en ph et les t en th lorsque le mot est supposé venir du grec, jusque dans nénuphar qui pourtant nous vient du persan; on écrit <em>ils faisaient</em>, car il vient de <em>fecerunt</em>, un mot qui désormais compte neuf lettres pour quatre sons, et deux fois le doublon <em>ai</em> – car il se fonde sur verbe <em>facere</em> – se trouve prononcé différemment.</p> <p>L'une des clés de cette orthographe consistant à imaginer une continuité entre le français et le latin, la décision a été prise de ne rajouter aucune lettre. Pourtant les sons avaient beaucoup évolué depuis l'empire romain. Les apports germaniques nous ont par exemple donné les <em>on</em>, <em>an</em>, <em>un</em>, <em>oin</em>, etc. Tous ces sons auraient pu être transcrits par une seule lettre. 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La difficulté de l'orthographe française ne relève pas du hasard. Elle révèle des phénomènes beaucoup plus profonds.</p> <p>L'orthographe étymologique a donc fini par s'imposer contre le français phonétique de la «pauvre orthographe», comme le raillait du Bellay. Encore faut-il s'assurer de l'uniformité de la langue à travers le royaume. L'initiative est prise par le cardinal de Richelieu en 1635, avec la création de l'Académie française. Etonnante institution linguistique qui, depuis bientôt quatre siècles, ne compte pas un seul linguiste dans ses rangs. Car la volonté de Richelieu n'est pas linguistique, mais politique. Il s'agit de s'assurer que la langue du roi soit respectée autant que ses lois, et que les intellectuels du royaume soient les obligés du monarque. Dès le début, l'Académie remplace son absence de but précis par du prestige. Sans aucun pouvoir réel, elle n'en a pas moins une grande puissance. On raille volontiers les Immortels, leurs privilèges ou leur âge. Pourtant, de la même manière que l'ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne loi encore citée en France aujourd'hui, l'Académie est la plus ancienne institution à avoir survécu – intacte! – à la Révolution. Son rôle n'a jamais été prévu pour être cette supposée police de la langue qu'on a souvent moquée. Elle a été placée sous la protection du roi, des empereurs et désormais des présidents. Comme un Vatican ou une antique dynastie monarchique, l'Académie est pleine de vieilles traditions obscures, de costumes étranges, de mystères et de pompe. Dans la France du XXIème siècle, elle est la dernière expression physique d'une forme de continuité entre la France de l'Ancien régime et la République. C'est précisément son inutilité pratique qui lui confère sa dignité. En tant que temple de la langue, l'Académie est la gardienne de l'unité française.</p> <p>Lentement mais sûrement, la langue devient ainsi un des dénominateurs de la nation et l'un des piliers de l'absolutisme. 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On peut difficilement lire Ronsard dans le texte, mais pour Molière ou Diderot on ne rencontre pas un problème.</p> <p>La cour des Bourbons, avec ses codes particulièrement rigides, même pour l'époque, contribue lentement à inscrire dans la langue une dimension qui, elle aussi, n'a fait que se renforcer avec l'âge: celle de sélection sociale. On n'est pas accepté si on ne parle pas correctement le français, un accent provincial vous exclut de toute fonction sérieuse, et la maîtrise de la langue assure la gloire même aux roturiers. La difficulté qu'avaient inscrite dans l'orthographe les linguistes du XVIème siècle se transforme alors presque en code secret. La langue sert à la fois à répandre le prestige royal, mais également à restreindre l'accès au roi et à la cour. Cette fonction sélective ne connaît pas la crise. Les élites françaises sont encore largement choisies de nos jours selon des critères linguistiques.</p> <p>Nous voilà juste avant la Révolution. On compte qu'alors environ 3 millions de Français sur 26 parlent le français. Le XVIIIème siècle a consacré le règne des hommes de lettres et des philosophes, les publications se sont multipliées à un rythme sidérant, la cour s'enivre de lectures et de bons mots et de poésie. Mais nous sommes sous l'Ancien régime et la nation, même si elle est déjà en train de changer en profondeur, reste définie par deux critères: le corps du roi, et Dieu qui l'a nommé. En dépit des grands troubles qui émaillent la fin du règne de Louis XV et celui du jeune Louis XVI, ces deux critères sont incontestés sur l'ensemble du territoire.</p> <p>Pour reprendre l'expression de l'historien Jean-Clément Martin, 1789 est «l'histoire d'un échec», en ce que les changements nécessaires et désormais prévisibles de la société auraient encore pu s'effectuer dans une relative douceur. 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Et comme il n'existe plus ni roi, ni dieu pour se faire respecter, les législateurs vont considérablement accentuer la notion de la langue en tant qu'expression du pouvoir, jusqu'à en faire un pouvoir en tant que tel.</p> <p>Cette nouvelle politique est résumée dans le <em>Rapport et projet de décret sur l'organisation des écoles primaires </em>de 1791 qui stipule «que la langue française devienne en peu de temps la langue familière de toutes les parties de la République». A une époque où seuls 15 ou 20% de la population parle cette langue, il faut imaginer la violence de cette ambition. Talleyrand, dans son <em>Rapport sur l'instruction publique</em>, propose de «chasser cette foule de dialectes corrompus, derniers vestiges de la féodalité». En 1794, Barère de Vieuzac rédige un <em>Rapport du Comité de salut public sur les idiomes</em>: «L'idiome appelé bas-breton, l'idiome basque, les langues allemande et italienne ont perpétué le règne du fanatisme et de la superstition, assuré la domination des prêtres, des nobles et des praticiens, empêché la révolution de pénétrer dans neuf départements importants, et peuvent favoriser les ennemis de la France». Et de conclure: «Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton; l'émigration et la haine de la République parlent allemand; la contre-révolution parle l'italien, et le fanatisme parle le basque. Cassons ces instruments de dommage et d'erreur». En 1794, l'Abbé Grégoire publie son <em>Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française</em>: «On peut uniformer le langage d’une grande nation… Cette entreprise qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l’organisation sociale et qui doit être jaloux de consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté.»</p> <p>Il ne s'agit pas seulement d'une langue, il s'agit aussi du peuple qui s'en sert et dont on désire l'uniformisation, par la force si nécessaire. Et les équivalences entre français et République, patois et Ancien régime ont été suffisamment martelées pour devenir des règles.</p> <p>C'est donc pendant la Révolution que naît la politique linguistique moderne, elle-même héritière de la politique royale. La langue devient ainsi la nouvelle incarnation de la nation, en remplacement des incarnations précédentes désormais disparues. D'un royaume encore pleinement plurilingue, on entre dans l'ère du monolinguisme français. En 1994, il sera inscrit dans la Constitution que le français est la seule langue de la République. Les autres langues qui existent encore en France, malgré tout, le corse, le breton ou le provençal, n'ont simplement pas droit de cité. Bourdieu a longuement critiqué cet «impérialisme de l'universel» au nom duquel, depuis la Révolution et surtout depuis la République, on a sciemment anéanti les cultures, les langues et les identités locales pour les fondre dans une république plus uniformisante qu'unifiante.</p> <p>En dépit de ces aspects, peu connus mais établis, il reste que la langue française est devenue, bon gré malgré, un facteur d'unité et probablement bien plus que cela. Les deux siècles qui ont succédé à la Révolution ont vu les Français se lancer dans une telle quantité de coups d'Etat, de révolutions, de guerres, de révoltes et dans une telle variété de régimes qu'on est en droit de se demander comment il est possible que la France existe encore.</p> <p>Que reste-t-il aux Français pour affirmer leur unité, pour incarner leur nation? Le roi est mort, Dieu est mort, et la République est constamment remise en question. Il reste la langue. C'est tout ce qui reste, et c'est immense.</p> <hr /> <h3 style="text-align: center;"><em>«Langue: se prend aussi quelquefois pour Nation.»</em></h3> <h3 style="text-align: center;"><em>Dictionnaire de l'Académie française, cinquième édition, 1798</em></h3> <hr /> <p>La langue qui, depuis cinq siècles, s'est d'abord constituée, puis s'est structurée, a survécu à tout et s'est lentement imposée à un territoire gigantesque, écrasant toutes les autres sur son passage et unifiant les citoyens derrière elle, malgré tout. La langue est le seul monument qui reste pour affirmer, non seulement l'unité, mais la continuité de la nation française. A travers le prisme de la langue, la Révolution elle-même change de nature et devient, non plus une rupture, mais un accélérateur: en quelques années, la langue va parvenir à unifier et à structurer ce que des siècles de monarchie s'étaient montrés incapables d'achever. La langue française est unique au monde. Elle opprime autant qu'elle unifie, elle terrifie les écoliers autant qu'elle leur donne un sens d'identité, elle est impossible à écrire et néanmoins irréformable. Elle est, à elle seule, non pas l'incarnation de la nation: elle EST la nation. Je terminerai donc par les mots de mon compatriote C.-F. 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Pour bien marquer son intention, il avait également souhaité que la mise en terre soit faite avant le culte, et non après. Le résultat fut tout à fait original. Plus de deux cent personnes avaient fait le voyage, certains des coins les plus reculés du continent, pour assister à l'enterrement d'un homme dont ils ne verraient pas le cercueil, et pour lequel aucune évocation ne serait servie par l'officiant. Cette vaste assistance, que l'amour pour mon père et sa famille avaient déplacée jusque dans cette église, n'a eu droit au final qu'à un culte ordinaire. Un culte excellent, grâce à un pasteur inspiré et une organiste hors pair. Mais un culte ordinaire.</p> <p>Lorsque j'ai pris connaissance des exigences de mon père, j'ai été moins surpris qu'inquiet. Face à une cérémonie si radicalement sobre, certains risqueraient de rester sur leur faim. Au bout de l'expérience, je me suis demandé si mon père n'avait pas eu là une intuition aussi dissidente que salvatrice. Car nos enterrements, libérés des obligations rituelles, semblent s'être quelque peu dispersés en une infinité de variations, aussi stressantes pour les proches que confondantes pour l'assistance. Comme pour les mariages, la disparition de la transcendance ritualisée a pour effet immédiat de reporter toute la cérémonie sur les individus qui se prêtent à l'exercice, jeunes mariés ou défunts. On assiste donc à une surenchère d'arrangements floraux, de chansons, de portraits, de discours et de performances dont le but est de souligner l'individualité humaine et non plus le divin. J'ai par exemple assisté à des funérailles où toute parole avait été bannie au profit d'une suite de chansons choisies par celui qui, dans son cercueil, n'en profiterait même pas. Comme personne ne parlait et que rien d'autre ne nous unissait que d'être assis à écouter des chansons en regardant un cercueil, la chose ressemblait plus à un salle d'attente d'aéroport qu'aux derniers adieux à un être cher. 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Dans un pays où l'Eglise orthodoxe a encore un pouvoir non négligeable et où identité nationale et religion ne font qu'un, les sacrements sont d'une surprenante uniformité. Lors de mon mariage, le pope ne nous avait posé qu'une seule question: voulez-vous la liturgie longue ou courte. Le reste allait de soi et ne nécessitait aucune instruction ou même d'opinion de notre part. Les enterrements sont à la même enseigne. Pour un occidental, la chose peut sembler brutale. Ainsi dans la plupart des cas, on enterre les morts le lendemain du décès. Et comme les gens sont généralement pris de court, on ne s'étend pas trop. En moins de trente minutes, le mort est sous terre ou consumé par le four crématoire. Le pope récite sa liturgie devant la tombe, tandis que des ouvriers en bleu de travail attendent, pelle en main, de la refermer. On ne passe pas une heure sur un banc d'église à essuyer ses larmes, à conforter ses voisins et à écouter les éloges de celui-ci ou de celle-là. 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Les derniers fêtards de Halloween, hagards et le maquillage défait, déambulaient sans but dans les couloirs. J'attendais le premier train en direction de l'aéroport de Genève. Une jeune femme s'est approchée de moi et m'a demandé dans un anglais hésitant si c'était le bon train. Dans la trentaine, elle avait une longue chevelure blond platine, un maquillage impeccable, une bouche refaite, des bottines à talons, une robe en laine moulante, un chapeau de cow-boy et de longs ongles peints. Cette apparence détonnait avec la fillette de cinq ans qui l'accompagnait, et avec son ventre rebondi de femme enceinte de plusieurs mois. J'en ai rapidement déduit qu'elle se rendait, comme moi, à Belgrade.</p> <p>Durant le trajet qui nous menait à Cointrin, comme le train était vide, nous avons fait connaissance. Cette jeune mère vit dans une grande ville au sud de Belgrade et vient de rendre visite à sa mère qui vit depuis plusieurs années près de Lausanne. Elle a longtemps pensé émigrer en Suisse mais depuis qu'elle est mère, son avis a changé. Elle ne veut pas que ses enfants aient les cheveux bleus et des piercings et des problèmes d'identité sexuelle. De plus, et je lui donne raison, la Serbie est particulièrement sûre, on y vit très bien, et même si le coût de la vie a considérablement augmenté, on est encore très, très loin des prix suisses. Et puis elle ne se fait aucun souci. Les offres de travail bien payé, elle en a autant qu'elle en veut. Car elle est officier supérieur d'infanterie dans l'armée serbe. Et le monde est plein de femmes très riches qui paient très chers les services d'un garde du corps féminin et surentraîné, sans compter qu'elle est également ceinture noire de karaté.</p> <p>Ma vie en Serbie est pleine de rencontres de ce type. C'est-à-dire de gens qui ne vivent pas encore dans la matrice idéologique et médiatique tellement contrainte du monde occidental. Je dis pas encore, mais peut-être devrait-on dire déjà plus, l'avenir nous le dira. Quoiqu'il en soit, ces mondes sont géographiquement proches, mais distants de plusieurs galaxies pour ce qui concerne la manière de penser.</p> <p>Pour ce qui concerne l'élection américaine, mes amis belgradois indiquent par leurs choix une indépendance d'esprit vivifiante. A Belgrade, on peut parler de cette élection librement. En Europe occidentale, dire qu'on est trumpiste est suicidaire d'une part, et prévisible d'autre part. Cela signifie que l'on est soit vieux, soit chrétien, soit conservateur, soit tous les trois. A Belgrade, un nombre considérable de mes amis, et surtout de mes amies, professent plus d'attachement pour Trump que pour Harris. Des jeunes femmes urbaines, sexuellement libérées, éduquées supérieures et athées qui non seulement pensent, mais disent que Trump serait leur choix si elles pouvaient voter. 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Cela sentait l'improvisation, l'amateurisme même. On avait l'impression d'assister à une représentation d'étudiants et non pas, comme c'était le cas, de professionnels confirmés.</p> <p>A une époque pas si lointaine, je serais peut-être parti avant d'attendre la fin. Si j'avais attendu celle-ci, je serais sorti en disant à l'amie qui m'accompagnait tout le mal que je pensais de cette pièce, de ces acteurs et de cette mise en scène. J'aurais probablement affirmé que j'avais assisté à une mauvaise pièce jouée par de mauvais artistes. Et je ne me serais pas privé de faire référence à de grands acteurs, à Peter Brooke et pourquoi pas même à Michel Piccoli parce que ceux-là, au moins, ne m'ont jamais gâché une soirée. J'aurais donc jugé quelques acteurs enthousiastes à l'aune des géants indiscutables de leur art. Comme si je rendais un chauffeur de taxi coupable de ne pas être Ayrton Senna, ou la bistrotière du coin de la rue de ne pas être Alain Ducasse.</p> <p>Le temps moyen de visite du Louvre est d'environ une heure, snack et achats à la boutique compris. Ce qui signifie que l'écrasante majorité des visiteurs fonce tout droit vers la Joconde, bifurque pour faire coucou à la Vénus de Milo, puis fait une photo, de loin, de la Victoire de Samothrace avant de terminer au magasin de souvenirs pour y acheter des reproductions des bijoux portés par le modèle d'un portrait que l'on n'a pas eu le temps d'admirer. Spotify, l'application de streaming musical suédoise, propose une sélection à la fois gigantesque et minuscule à ses abonnés, dont je suis. Car comme le Louvre, Spotify aspire à l'universel et propose absolument tous les catalogues, de Palestrina au plus jeune rappeur de la côte est. Et comme le Louvre, Spotify ne vend effectivement qu'une partie infinitésimale de son catalogue. Le reste est jugé mauvais.</p> <p>Les jeunes acteurs belgradois, les confrères inconnus de van Eyck, les tableaux qui ne sont pas la Joconde et les musiciens qui ne sont pas Taylor Swift sont petit à petit rendus invisibles et inexistants. Notre époque glorifie l'individu et la diversité. Les mots de Picasso selon lesquels tous les humains sont des artistes nous sont ressassés dans tous les musées. Nous éduquons nos enfants, plus que jamais, à tous les arts imaginables et même à ceux qui ne le sont pas. Pourtant, de manière croissante, nous assistons à l'uniformisation stylistique et à la domination absolue d'une poignée d'artistes sur leur média. Il y a les génies d'un côté, qui sont ainsi qualifiés essentiellement sur des critères financiers et non artistiques, et de l'autre côté la masse immense de celles et ceux qui ne le sont pas. Il y a les bons artistes, et il y a les mauvais artistes. Ainsi parla le marché.</p> <p>Les résultats de notre monomanie et de notre monoculture sont là, en dépit de toutes nos protestations du contraire. Lors des grandes années de la parution de la série Harry Potter, son éditeur français Flammarion avait deux lignes comptables: une pour Harry Potter, une autre pour tout le reste du catalogue, qui compte 14'000 titres parmi lesquels Zola, Maupassant, Colette, Mauriac, et même Michel Houellebecq. Hollywood ne produit pratiquement plus que des resucées d'histoires de super-héros, ou des versions 0% matière grasse de films pour enfants. Le reste de la production a été pris en charge par les plateformes de streaming, Netflix en tête. Lors de la remise des Golden Globes en 2023, le comédien Ricky Gervais avait interpellé le patron de Netflix en s'amusant du fait que la cérémonie pourrait se résumer à décerner à ce dernier la totalité des prix dans toutes les catégories. La blague n'en était pas vraiment une. L'industrie du cinéma français est dans une situation comparable, si ce n'est pire, comme l'est celle de l'édition, mais aussi les galeries d'art, les théâtres, en bref, tout ce qui offre du contenu culturel est en chute libre. Tout, c'est-à-dire, plus de 90% de l'offre disponible, produite par des millions de musiciens, de peintres, d'écrivains, de poètes et d'acteurs. Ceci en dépit d'une population qui n'a jamais été aussi éduquée et demandeuse de contenus culturels, et qui pourtant finit par consommer partout exactement la même chose.</p> <p>Le choc esthétique qui m'a été offert lorsque j'ai entendu la chanson <em>Kiss</em> de Prince pour la première fois, que j'ai découvert <em>Matrix</em>, lu <em>American</em> <em>Psycho</em> ou visité la foire d'art de Bâle en 1992, rien de tout cela n'eût été possible si, derrière ces grands noms, n'étaient pas également valorisés et appréciés des millions d'autres artistes. On se souvient des Beatles, mais les Beatles n'auraient jamais existé si, à la même époque, des dizaines d'autres groupes de musiciens n'avaient pas également rencontré un succès commercial substantiel qui justifiait des rivalités féroces entre fans, se distinguant les uns des autres par leurs habits ou leur coiffure. La plupart de ces groupes ont vite disparu et leurs noms ont souvent été oubliés, on ne se souviendra bientôt plus que des quatre garçons de Liverpool. Mais tant que ces autres groupes oubliés furent actifs, ils ont permis à des centaines ou des milliers de gens de vivre de leur art, de susciter des vocations, d'enthousiasmer un large public et de permettre à d'autres styles musicaux d'émerger.</p> <p>Rembrandt est impensable sans les centaines de peintres du Grand Siècle hollandais qui se faisaient une compétition féroce à Amsterdam. Caillebotte n'aurait jamais atteint ces hauteurs sans les milliers de peintres impressionnistes qui coexistaient à Montmartre à la fin du XIXème siècle. Personne ne devient un ou une grande artiste dans une solitude complète. Tous les grands noms de l'art sont entourés de myriades d'inconnus qui ont directement contribué à fertiliser ces quelques individus. Et tous les artistes qui ont acquis une renommée universelle font partie de vastes mouvements ou d'écoles qui ont été nourris par des milliers d'artistes anonymes, le plus souvent oubliés – et néanmoins absolument nécessaires.</p> <p>Comme nous ne valorisons plus que les artistes qui sont valorisés par le marché, les autres disparaissent avant même d'avoir livré bataille. Aujourd'hui, aucun peintre ne peut vivre de son art s'il n'est pas entouré par une galerie importante et par des institutions qui justifient des commandes et des subventions conséquentes. Aucun musicien ne peut vivre de son art sans un label puissant qui lui assure des tournées internationales. Aucun écrivain ne peut vivre de son art sans le soutien d'un éditeur réputé qui lui assure des campagnes de promotion dignes de celles que l'on réserve à des marques de vêtements. Les autres, les millions d'autres, sont très vite contraints à l'abandon en rase campagne, avant même d'avoir atteint leurs trente ans. Les conditions économiques de la production artistique sont devenues tellement exigeantes que même le rêve poussiéreux de l'artiste bohème est désormais inaccessible. On voudrait bien crever la faim dans un studio mal chauffé, mais même cela, on ne le peut plus. Alors on devient prof, ou publiciste, ou n'importe quoi pourvu qu'on puisse en vivre.</p> <p>Alors, bien sûr, le talent est une condition nécessaire et les collègues moins talentueux que Paul McCartney ont été oubliés. Mais Matisse, au début de sa carrière, était un mauvais peintre, un artiste sans talent. Autant que Brett Easton Ellis était un mauvais écrivain ou qu'Olafur Arnalds était un mauvais musicien. Les mauvais artistes sont souvent de bons artistes qui n'ont pas assez travaillé. Comme le rappelait Brassens, «sans technique, un don n'est rien qu'une sale manie». Encore faut-il permettre à ces mauvais artistes de devenir meilleurs. Ce qui signifie qu'il faut aimer et apprécier les mauvais artistes, et surtout ceux-ci. Les autres sont comme le frère du Fils Prodigue: ils n'ont pas besoin d'être sauvés. Je pensais à tout cela en voyant transpirer sur cette petite scène mes quatre acteurs belgradois. Je faisais le compte mental de leurs sacrifices, de leurs nuits sans sommeil, de leurs fins de mois compliquées, de la passion aveuglante qui les unissait et de l'incroyable générosité de leur démarche, ne désirant rien de mieux que nous distraire pour quelques courts instants. 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1 Commentaire
@stef 21.05.2023 | 17h10
«Très intéressant »