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Culture / Non, ce monde n’est vraiment pas pour nous autres enfants de chœur...


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Après «La Route» apocalyptique et autres romans d’une noirceur éblouissante, Cormac McCarthy nous entraîne, avec «Le Passager», au bout de la nuit du XXème siècle, dans la foulée d’un solitaire pleurant l’amour de sa vie, son double féminin aux cheveux d’or...



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Y a-t-il une vie après la mort, se demandent les présumés vivants qui traversent le désert encombré de ruines des lendemains de l’hiver nucléaire, dans La Route, mais la question que se pose Alicia est plutôt: y a-t-il une vie avant la mort? Et le paradoxe est applaudi à grandes nageoires par le Thalidomide Kid faisant les cent pas autour de son lit de schizo géniale, nabot chauve qui l’assomme de ses visites fantasmagoriques, qu’elle repousse aussi fraîchement qu’il la tarabuste à n’en plus finir, mais «rien à foutre, bordel de merde», pour le dire comme cet affreux-jojo sorti des coulisses du théâtre de marionnettes du psychisme humanoïde, à devenir fou si cela vous a été épargné jusque-là…

Or Alicia tient bon, même après sa mort constituant l’ouverture lyrique hivernale et comme auréolée par la magie de Noël: «Il avait un peu neigé dans la nuit et ses cheveux gelés étaient d’or et de cristal et ses yeux glacés durs comme de la pierre. Une de ses bottes jaunes avait glissé et se dressait dans la neige en dessous d’elle. Son manteau se dessinait saupoudré de neige là où elle l’avait abandonné et elle ne portait plus qu’une robe blanche et elle pendait parmi les arbres de l’hiver, poteaux nus et gris, la tête inclinée et les paumes légèrement ouvertes comme ces statues œcuméniques qui réclament par leur attitude qu’on prenne en compte leur histoire. Qu’on prenne en compte les fondations du monde qui puise son essence dans le chagrin de ses créatures.» 

De fait, Alicia, même défunte, reste infiniment présente dans le chagrin de son frère Bobby Western, protagoniste de ce premier élément d’un diptyque dont le second, Stella Maris, paraîtra cet automne…

Le mal au corps et à l'âme

Tous les livres de Cormac McCarthy, et les derniers comme en crescendo «pascalien», sont traversés par les ombres du Mal sous ses diverses formes, qui procède en somme de ce que les théologiens appellent le «péché originel», et que le romancier module à sa façon de puritain déjanté à l’américaine, dans la filiation des conteurs géniaux à la Nathanael Hawthorne ou Flannery  O’Connor, mais également proche des métaphysiques naturelles du «philosophe dans les bois» Thoreau, de son mentor Waldo Emerson ou de leur émule Annie Dillard.

Par ailleurs, la vision «christique» de l’auteur d’Un enfant de Dieu s’est trouvée enrichie, ces dernières décennies, par une réflexion nourrie des inquiétudes contemporaines et des réponses de la science, ici des mathématiques et de la physique.

Plus précisément, les deux jumeaux protagonistes du Passager, Alicia et Bobby, sont les enfants  représentatifs de ce qu’on pourrait dire le mal du siècle puisque leur père, en tant que physicien, a participé au projet Manhattan au côté de Robert Oppenheimer, matrice de la première bombe atomique.

Tout cela, cependant, n’est pas révélé de façon directe et linéaire, pas plus que le «roman noir» annoncé n’a d’intrigue ni de dénouement satisfaisants. A cet égard, les amateurs du genre seront probablement frustrés, alors que l’auteur «brasse» tout ailleurs. Le premier épisode dramatique vécu par Bobby, plongeur spécialisé dans la récupération d’épaves englouties, confronté au mystère d’un avion sinistré dont un des passagers et la boîte noire ont disparu, devrait constituer un départ d’enquête, mais non: pas de suite à l’énigme. Et pas d’explication certaine non plus au fait qu’il soit poursuivi, 500 pages durant, par on ne sait trop quels «fédéraux» comme il y en a dans toutes les séries…

Très curieusement, alors, comme s’il rejoignait à sa façon un courant «postmoderne», Cormac McCarthy semble jouer, en partie tout au moins, avec les codes de la culture populaire – bande-dessinées ou sous-produits de la télévision – dont le langage avarié fonde la jactance du Thalidomide Kid, multipliant les calembours débiles et les impasses de la communication sereine. Et pourtant, contre toute attente, les dialogues opposant Alicia et son «agent pathogène» sont d’autant plus déroutants qu’ils semblent gratuits sans l’être…

Un chant d'amour, d'amitié et de mélancolie

Le hasard a fait que, venant juste d’achever la lecture du Passager, aux dernières pages d’une rare pureté, je suis tombé, via Netflix, sur le documentaire consacré à la tragédie de Waco, en 1983, marquée par la mort de plus de 80 personnes, dont une vingtaine d’enfants brûlés vifs. Tous «morts pour Dieu», prétendait un rescapé des disciples de David Koresh, avatar autoproclamé d’un Christ narcissique et pervers à l’extrême, caricature d’une religiosité dévoyée à grande échelle.

Et c’était retrouver, dans sa trivialité, la réalité de ce pays dont Cormac Mc Carthy dit qu’il n’est «pas pour le vieil homme», alors même que celui-ci, à 96 ans, ne détourne pas le regard.

Ainsi sera-t-il question, au fil des multiples récits arborescents du Passager, des atrocités vécues au Vietnam par l’un des compères de Bobby Western – lequel le mitraille littéralement de questions –, ou, dans un bar de La Nouvelle Orléans où se trouve un mafieux de haut vol, des circonstances plus que probables de l’assassinat de JFK, que le même Bobby apprécie en connaisseur de la balistique, comme il l’est des techniques de plongée et de travail sous-marin, de la conduite des bolides de Formule 2 – il en a été un pilote éprouvé dans une vie antérieure – entre autres activités «manuelles» complétant son savoir, partagé avec Alicia, en matière de physique plus ou moins quantique et de mathématiques très spéciales...

De la même façon, l’on découvrira, en la sœur adorée de Bobby, non seulement un génie des maths à la précocité monstrueuse, mais également une experte en matière de confection des violons et une sorte de mystique inspirée en ses observations sur «la vie». 

Comme se le demanderont les amateurs de stéréotypes psychanalytiques et les moralistes à l’américaine, la question se posera de savoir si Western et sa jumelle ont passé «réellement» la ligne rouge de l’interdit de l’inceste, alors que nous apprenons ce qu’il en est de bien pire: qu’ils se sont passionnés pour les mêmes livres en échangistes spirituels – comble de l’amour n’est-ce pas?

Or Le Passager est, pour l’essentiel, un livre d’amour, sans une scène chaude «explicite», cela va sans dire, pas plus qu’on n’y trouve la moindre violence ou l’ombre d’un de ces serial killers à capuches devenus les figures de polars conventionnels par excellence, jusqu’en Suisse romande dont la classe moyenne se délecte des crimes sordides entre deux barbecues.

L’amour et la mort, l’amitié entre frères humains et le sens de ce que nous «foutons sur cette putain de terre», dixit le Thalidomide Kid, comme se le sont demandé Einstein sur son vélo ou Cioran et Schopenhauer entre deux apéros, et Shakespeare ou Dostoïevski avant eux: voilà de quoi il retourne dans la première moitié de ce roman à la fin plombée de mélancolie, notre sublime cow-boy solitaire se retrouvant dans le paradis pour femmes de ménage d’Ibiza, après quoi l’on présume que le film se rembobinera comme dans les séries «cultes» avec le récit d’Alicia vivante, donc vingt ou trente ans avant, au lieudit Stella Maris – titre précisément du second volume combien attendu de cet insondable diptyque…


«Le Passager», Cormac McCarthy, traduit de l’anglais (USA) par Serge Chauvin, Editions de l’Olivier, 536 pages.

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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@miwy 31.03.2023 | 05h41

«Mais quel plaissir de lire ce texte de JLK, parfois, mais pas toujours, meilleur en évoquant les ouvrages d'autres qu'en écrivant les siens... Par pudeur sans doute. J'avais acheté The Passenger et attendais la critique de JLK pour me mettre à la lecture. Il ne me reste donc qu'à espérer que CMC soit à la hauteur de JLK !»


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