Culture / Des regards plus douloureux que des coups de scalpel
© Joanne Francis via Unspash
Floretta Gerster voit le jour en Roumanie en septembre 1944. Victime d’un terrible accident peu après sa naissance, cette femme impressionnante de résilience a passé sa vie à se reconstruire un visage. Après plus de quarante opérations, elle porte encore les stigmates de l’incendie qui l’a brûlée au troisième degré. Rencontre.
BPLT: Vous avez grandi derrière le Rideau de fer sans vraiment comprendre pourquoi votre mère se faisait tant de souci pour vous, ni pourquoi les autres enfants se montraient parfois si cruels à votre égard. L’explication viendra six ou sept ans plus tard, lors d’une visite médicale. Qu’avez-vous appris à ce moment-là?
Floretta Gerster: J’ai entendu ma mère raconter à la doctoresse ce qui m’était arrivé. Elle était partie trouver sa sœur au village et nous avait confiés à la garde d’une voisine. On se tenait tous dans la même pièce autour du fourneau. La dame était en train de carder le lin quand ma sœur a lâché un tison dans le lin. Le feu a pris très rapidement. Dans sa panique, la dame a jeté le lin en feu dans le berceau où je reposais. Elle est sortie avec mon frère, en nous laissant à l’intérieur. Ma sœur courait dans tous les sens avec les cheveux en flammes. C’est là que ma mère est rentrée et m’a trouvée avec la moitié du visage carbonisé.
Dans votre récit autobiographique paru aux éditions de l’Aire sous le titre Au-delà des regards, vous écrivez qu’il n’y avait pas de miroir chez vous. Quand avez-vous été confrontée pour la première fois à votre image?
C’est dans le regard des gens que j’ai réalisé comment j’étais. Plus tard, on a fait une photo de classe et j’ai eu un choc en me voyant.
Quand avez-vous pu commencer les opérations de chirurgie reconstructive?
Dès l’âge de sept ou huit ans, on m’a greffé un bout de peau de ma mère pour combler ce qu’on m’a prélevé sur la cuisse. Mais la greffe n’a pas pris. Nous avons consulté un autre médecin qui a expliqué qu’il fallait attendre la fin de la croissance. J’ai donc commencé les opérations vers 17 ans.
Pourquoi certaines opérations impliquent-elles des mois d’hospitalisation?
On ne peut pas refaire un nez, une joue, avec des greffes libres. Il faut transférer des lambeaux de la peau du ventre et des cuisses au visage, parce que la peau doit être toujours irriguée. Je suis restée huit mois et demi d’abord en chirurgie plastique, puis en stomatologie.
Comment êtes-vous entrée en contact avec les meilleurs chirurgiens du monde?
Ma sœur qui travaillait dans le domaine m’avait parlé de ce fameux chirurgien qui m’a opérée à Bucarest. Fraichement sortie de plus de huit mois d’hospitalisation, j’ai rencontré Victor, mon premier amoureux, dans une salle d’attente. C’est lui qui m’a conseillé de faire l’école d’infirmière. J’ai commencé à travailler dans un grand hôpital universitaire. Un médecin avec qui je m’étais liée d’amitié m’a parlé d’une collègue qui travaillait à Paris chez le professeur Dufour-Mantel. Je lui ai envoyé une lettre accompagnée de photos. Deux mois plus tard, j’ai reçu une réponse du professeur qui me demandait de venir en consultation et de voir avec l’assistance sociale française pour une éventuelle prise en charge des coûts. Par la suite, l’ambassade de France à Bucarest m’a informée que j’étais attendue à l’aéroport à Paris.
En quoi le régime de Ceausescu a-t-il entravé vos projets?
Je n’ai pas pu me rendre à Paris à temps, parce que la bureaucratie roumaine tardait à me délivrer un passeport. Il a fallu l’intervention de mon beau-frère qui travaillait comme ingénieur agronome au comité central du régime pour que j’obtienne le fameux sésame. Heureusement, mon rendez-vous médical a pu être reporté.
Trois rencontres amoureuses ont déterminé le cours de votre vie. Vos compagnons successifs vont ont-ils aidée à vous accepter telle que vous étiez?
Oui, Victor, le premier, n’avait pas honte de sortir avec moi, mais il m’a conseillé de porter des lunettes. Le deuxième m’a acceptée telle que j’étais et demandée en mariage en 72. Quand au père de ma fille que j’ai connu en 74, il estimait que je n’avais pas besoin de continuer mes opérations. Bien des années plus tard, il m’a soutenue dans mon projet de partir à Rio me faire opérer par le professeur Pitanguy.
Qu’est-ce qui a mis fin à votre premier mariage?
J’ai interrompu mon séjour hospitalier à Paris pour aller me marier à Moutier avec la ferme intention d’y retourner ensuite. Après la cérémonie, mon mari m’a conduite à la gare pour Paris en sachant que j’y allais pour rien, car il était intervenu derrière mon dos auprès du chirurgien pour annuler l’opération. Je l’ai quitté suite à cette trahison.
Vous vous êtes donc retrouvée seule et sans argent dans un pays étranger. Comment avez-vous pu subvenir à vos besoins?
Ça a été très dur, mais par chance, mon métier était très recherché. Je suis arrivée à la gare de Porrentruy avec cent francs en poche. Je me suis acheté une baguette et un pâté, puis j’ai téléphoné à l’hôpital. Le directeur m’a convoquée pour le lendemain et m’a tout de suite engagée. Il m’a aussi trouvé une chambre dans la maison du personnel où j’ai pu m’installer le soir-même, car je n’avais pas les moyens de me loger.
Au vu de tout ce que vous avez subi, vous n’avez jamais été tentée d’arrêter ces interventions et d’accepter votre visage comme il était?
Non, même aujourd’hui, à l’âge de 77 ans, je ne l’accepte toujours pas. Je suis prête à endurer encore des coups de scalpel et de longues périodes de cicatrisation pour que les gens cessent de me dévisager partout où je vais.
La moitié préservée de votre visage est celui d’une très belle femme. Est-ce que cela a contribué à votre incroyable détermination à vouloir effacer autant que possible les séquelles de l’accident?
Oui, après le décès de mon second mari, j’ai continué ici. Ce n’étaient plus des greffes, seulement des retouches. Je n’ai pas tout noté, je voulais effacer toute cette souffrance.
Vous avez subi plus de quarante opérations et d’innombrables greffes de peau. Pas seulement vous réparer votre visage. Que vous est-il encore arrivé plus récemment?
Voici trois ans, un camion m’a passé sur les jambes. Mon pronostic vital a été engagé, j’ai fait deux mois et demi d’hôpital et a failli perdre l'usage de mes jambes, mais maintenant, je marche à nouveau.
Qu’est-ce qui vous a incitée à coucher votre histoire sur le papier?
J’avais envie que les gens comprennent le mal qu’ils font en dévisageant ainsi les personnes différentes. J’en ai souffert toute ma vie. C’est plus terrible que tout ce que j’ai subi. Par moments, j’ai pensé à me suicider. Ce travail d’écriture a été réparateur.
Et pourquoi l’avoir fait en français?
J’avais déjà raconté mon histoire en français, en roumain, je n’en ai parlé à personne.
«Au-delà des regards», Floretta Gerster, Editions de l'Aire, 214 pages.
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Il m’est finalement apparu que les autres personnages étaient plus intéressants en creux. Parce que c’est clairement autour d’un personnage que je construis ma narration pour un roman: en l’occurrence autour de Noah, dit le puceron, avec la problématique du mensonge et de la prison. La nouvelle en revanche s’articule plutôt autour d’une thématique, parce qu’on a moins de temps pour développer les personnages. Il faut les rendre très clairs en peu de lignes.</p> <p><strong>Qu’est-ce qui vous a inspiré l’envie de parler de la situation des proches de délinquants?</strong></p> <p>Une émission à la radio où Viviane Schekter de la fondation REPR (Relai Enfant Parents Romands) parlait des familles de détenus. La prison m’intéresse depuis longtemps, mais je n’avais jamais pensé à ce que la détention pouvait impliquer pour les familles. J’ai ensuite été bénévole pour Repère pendant des années au Bois-Mermet. 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