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Actuel / Fièvres en Turquie. Ce pays-clé entre deux mondes mérite plus d’attention


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Bombardements sur les Kurdes de Syrie. Pressions sur la Suède. Loi en vue sur le voile. Menaces sur la Grèce. L'autoritaire Président turc fait parler de lui tous les jours. Il vient de faire condamner le maire d’Istanbul pour écarter ce rival avant les élections. Un danger pour les Européens, ébahis devant l’action tous azimuts d'Erdogan? Sujet compliqué qui mérite l’attention. Hors des stéréotypes. Le livre d’une personnalité romande, Zeynep Ersan Berdoz, nous aide à mieux comprendre.



La grande question: la Turquie a-t-elle des volontés expansionnistes, portée par la nostalgie de l’Empire ottoman, démantelé en 1923 par le Traité Lausanne? Zeynep Ersan Berdoz ne le croit pas. La plupart des diplomates sur place non plus. Mais le fait est qu’elle occupe une part non négligeable de la Syrie, à sa frontière. Et qu’elle vise les poches kurdes au nord, en réponse aux visées nationalistes du PKK que ne partagent pas une grande partie des Kurdes de Turquie et d’ailleurs. L’attentat terroriste du 13 novembre à Istanbul (6 morts, 80 blessés) a exacerbé les tensions. L’ambition d’Erdogan est de poser la Turquie comme une puissance régionale, libre de ses alliances et de ses agissements. Membre de l’OTAN, soutien de l’Ukraine… et dans les meilleurs termes avec la Russie. Présente et fort active dans tout son voisinage, dans le Caucase (elle appuie l’Azerbaïdjan dans son grignotage de l’Arménie), dans les Balkans et même en Afrique où son influence, peu connue, ne fait que croître. Elle est une pièce centrale de la carte géopolitique mondiale en phase de transformation. A preuve, la Suède a cédé à ses demandes d’extradition de réfugiés kurdes accusés de terrorisme afin de débloquer le veto à son adhésion à l’Alliance atlantique.

Ses relations avec la Grèce? Traditionnellement plus que houleuses. Avec une nouvelle donne: la découverte de pétrole dans la mer Egée. Or des îles grecques sont à immédiate proximité de la Turquie. La limite des eaux territoriales est de 12 miles et privent donc la Turquie de ces ressources. Même pétrin autour de Chypre. Mais les gesticulations d'Erdogan sont encore loin d’une pluie de missiles sur Athènes. A quand une négociation et un accord?

Ce président qui concentre tous les pouvoirs est-il un dictateur? Pas tout à fait. Il fait face à six partis d’opposition (250 sièges sur 600 au Parlement), qui détiennent les mairies d'Istanbul et Ankara. Les débats sont chauds, de plus en plus tendus. Des manifestations se préparent en protestation contre la condamnation de la figure phare des opposants. Car Erdogan vise le renouvellement de son mandat l’an prochain. A ce jour personne n’a mis en doute la conformité des processus électoraux. Jusqu’à quand? Les libertés d’expression en prennent un méchant coup. La justice et les médias sont aux ordres. Des sites d’information sont bloqués, les internautes espionnés. Ce qui n’empêche pas les réfractaires de se faire entendre… jusqu’à un certain point. Car en profondeur, les opinions et les sensibilités sont multiples. Aux plans politiques, religieux et sociaux.

C’est là que le livre de Zeynep Ersan Berdoz est précieux. Il illustre, avec une documentation historique à la fois synthétique et approfondie, l’extraordinaire diversité de ce grand pays (7'000 km de côtes sur la mer Egée et la mer Noire!), dessiné sur les restes de l’Empire ottoman raboté, ratatiné, il y a un siècle. Ses nombreuses minorités – sacrifiées par le Traité de Lausanne de 1923 – en ont été chassées mais elles subsistent en petit nombre. Outre les Kurdes, les uns intégrés, d’autres sur la défensive (24% de la population), qui polarisent l’attention, il faut mentionner les Alevis (environ 20%), issus d’une très ancienne tradition religieuse, pratiquant un islam particulier, attachés à la séparation de l’Etat et de la sphère spirituelle. Quant aux chrétiens, de plusieurs Eglises distinctes, fort nombreux autrefois, ils ne sont plus que quelques milliers, maintenant respectés. Leurs belles églises historiques sont même rénovées par l’Etat. Et surtout la division est grande entre les populations campagnardes d’Anatolie, attachées au conservatisme musulman, et celles des villes, où l’on tient à la laïcité prônée par Kemal Atatürk dans la république de l’entre-deux-guerres. Ces élites, fort instruites, peu croyantes, sont le moteur de la Turquie d’aujourd’hui. Les diverses régions diffèrent au point que l’historien et théologien Jean-François Colosimo, interrogé dans ce livre, va jusqu’à dire: «Compte tenu des minorités ethniques et surtout religieuses, je suis convaincu que l’avenir de la Turquie passera par un Etat fédéral, à l’image de la Suisse.»

Et le voile? Et les femmes? Erdogan est un conservateur qui défend la tradition, surtout au plan familial. Il a horreur des LGBT et compagnie. Mais sa vision de la société est loin de celle des monarques du Golfe. Le voile, depuis la république d’Atatürk, était interdit jusqu’à peu dans les lieux officiels, les écoles, les universités. Tous les partis, y compris d’opposition, admettent maintenant le libre choix. Il n’est pas rare, dans les villes, de voir des amies se promener joyeusement, l’une en tenue légère, cheveux au vent, l’autre voilée et en longue robe. Les unes et les autres occupent nombreuses de hautes responsabilités dans l’économie, l’université, la culture. La psychologue et sociologue Aysegül Yaraman d’Istanbul, présente aussi dans ces pages, dénonce l’affirmation grandissante sous Erdogan du patriarcat. Dans ce pays où les femmes bénéficient du droit de vote depuis 1934! Celles-ci n’ont pas dit leur dernier mot. Et demandent d’abord le libre choix de l’habillement, la dignité, la liberté d’opinion. 

Metin Arditi, auteur de deux romans tournés vers ce pays, Le Turquetto (2011) et Rachel et les siens (2020), conclut l’ouvrage en soulignant la permanence culturelle millénaire de ce peuple et sa puissance industrielle et militaire d’aujourd’hui. «Le traiter avec méfiance et condescendance, comme l’ont fait, au fil des ans, plusieurs pays européens, n’est pas de nature à construire une confiance, sentiment qui, part nature, ne peut être que réciproque». 

Alors la Turquie est-elle, comme le suggère le sous-titre du livre, «un pont entre deux mondes», Orient et Occident? Ou le point d’abcès? Notons que celles et ceux qui la connaissent le mieux, sans s’aligner sur les idéologies et les préjugés communs, penchent pour la formule optimiste.


«Turquie. Un pont entre deux mondes», Zeynep Ersan Berdoz. Editions Nevicata, collection «L’âme des peuples», 96 pages.

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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

3 Commentaires

@rogeroge 16.12.2022 | 10h00

«"Un pont entre deux mondes"... Erdogan sait en jouer habilement: dans un communiqué, 103 amiraux en retraite de la marine turque avaient défendu la laïcité et appelé au respect par la Turquie du traité de Montreux, qui régit la navigation sur le Bosphore. Le 5 avril à l’aube, dix d’entre eux ont été arrêtés à leur domicile.
»


@markefrem 17.12.2022 | 15h54

«Ne pas confondre la population et son dictateur... Erdogan est clairement un disciple du barbare Poutine, expansioniste et nostalgique des grandeurs passées. Ne nous laissons pas abuser ! A quand leur remplacement ?»


@Spark 19.12.2022 | 17h08

«Cette parenthèse contrenature de la laïcité, instaurée par Moustafa Kemal, est terminée à tout jamais. La religion des peuples du Moyen-Orient est identitaire, ce qui ne veut pas dire que c'est mal et que les gens sont des extrémistes. Il plaît aux musulmans d'être gouvernés par des musulmans attachés à l'Islam, c'est simple et assez logique. Le problème est qu'ils vont appliqués les mêmes convictions dans les 25 à 35 ans à venir en Europe quand ils seront majoritaires en Belgique, France, Allemagne, etc. Ils voteront tous comme un seul homme en faveur du premier musulman qui se présente à une élection sans regarder ses qualités. Car il serait de leurs perspectives préférable qu'un musulman soit gouverné par un musulman. A mon avis Erdogan sera élu et après lui quelqu'un de son bord le remplacera et ainsi de suite. Cette histoire de "pays-pont" est folklorique et vide de tout sens politique. Jean-Paul II a dit que le Liban est un pays qui porte un message. Or, en réalité il en est rien. Pire, dans ledit pays les gens se détestent à mort et ne font pas confiance les uns aux autres. Notre civilisation occidentale va connaître des bouleversements importants à cause de la naïveté de la masse et de ses dirigeants arrivistes, légers et "courtermistes". Il ne faudra pas dire plus tard "si on savait" parce que l'on sait.»


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