Culture / Keller et Walser ont toujours de la Suisse dans les idées…
Alexandre Calame, Paysage suisse, 1830. National Gallery of Art, Washington DC.
Coup double de fringante volée aux éditions Zoé, avec la parution d’une première édition complète des «Gens de Seldwyla», nouvelles emblématiques de Gottfried Keller, et la version originale des fameuses «Promenades avec Robert Walser» de Carl Seelig, dans une nouvelle traduction en français «fédéral» et une mise en perspective éclairante.
«La Suisse n’existe pas», proclamait le slogan culturel de Ben Vautier visant à prouver le contraire à l’expo de Séville, en 1992, dans un bel élan d’avant-garde béni par l’officialité et l’élite la plus chic, et l’on sourit au rappel de ce qui semble aujourd’hui une bravade «choc» passée de mode en lisant deux livres d’une totale fraîcheur qui sentent la Suisse à plein nez: la terre et l’herbe qui faisait rêver Nicolas Bouvier quand il se trouvait au Japon, la campagne et la ville qui se sont chamaillées pendant des siècles, les petites largeurs cantonales et l’appel du large qui a fait faire le tour du monde à l’institutrice Lina Bögli avant Cendrars et Ella Maillart, les cafés du Niederdorf zurichois et leur Keller Stube voisinant avec l’Odéon de Dada et de Joyce, ou l’arrière-pays des sublimes collines d’Appenzell où Robert Walser n’en finissait pas de promener son parapluie, etc.
Gottfried Keller et Robert Walser, tout différents qu’ils fussent, étaient en somme du même bois «suisse» qu’un Ramuz, et tous trois, en poètes «réalistes», auraient sans doute trouvé loufoque une formule telle que «la Suisse n’existe pas», malgré le «quelque chose» de vrai qu’il y a là-dedans, comme il y a du vrai dans l’affirmation de Ramuz selon laquelle la «littérature suisse n’existe pas» ou, balancée l’an dernier par un Michel Thévoz, celle que «l’art suisse n’existe pas»…
Arguties que tout ça? Paradoxes mondains ou contradictions bavardes? Plutôt: composantes d’une réalité riche et souvent contradictoire, bonnement présente dans la «conversation» de Walser.
Quand la marche est une démarche
Rousseau dit quelque part qu’il n’a jamais si bien pensé qu’en marchant, je ne sais plus qui affirmait que le meilleur de la littérature romande était sorti de la cinquième rêverie du solitaire en question, et c’est vrai que la promenade, de Jean-Jacques à Philippe Jaccottet, en passant par Gustave Roud célébrant la marche en plaine ou Charles-Albert Cingria le perpétuel itinérant, fait chez nous autres figure de véritable démarche poétique, avec quelque chose de spécifiquement suisse qu’on retrouve chez Walser autant que, cinquante ans plus tard dans les balades des deux compères Baur et Bindschedler de Gerhard Meier, ou plus récemment dans les longues trottes d’un Daniel de Roulet ou d’un Jean Prod'hom.
Mais quoi de «spécifiquement suisse» en cela? Disons que la constante proximité de la nature y va de pair avec un brassage de culture au sens le plus large, où le dialogue joue parfois un rôle majeur.
A cet égard, les Promenades avec Robert Walser, consignées dans un récit au charme savoureux, constituent un modèle du genre, autant par leur contenu littéraire et humain que par le «montage» très particulier élaboré par Carl Seelig.
Lucidité et mémoire d’un «zéro» social
Lorsque Carl Seelig, chroniqueur littéraire et poète zurichois dans la quarantaine, dont la fortune personnelle lui a déjà permis d’aider financièrement plusieurs auteurs, se pointe pour la première fois à la maison de santé cantonale d’Appenzell Rhodes-Extérieures, à Herisau, Robert Walser, âgé de 58 ans, au «visage enfantin tout rond, fendu comme par la foudre, les joues un peu rouges, les yeux bleus et une courte moustache dorée», lui apparaît avec sa cravate de travers et ses dents en mauvais état, et tout de suite un détail noté en dit long: alors que le médecin-chef Otto Hinrischen, qui a autorisé cette première promenade, fait mine, en bon paternaliste, de fermer le dernier bouton de la veste de son pensionnaire, celui-ci se rebiffe en dialecte bernois «mélodieux»: «Non, celui-ci doit rester ouvert!»
On voit le tableau. En outre Seelig a été averti par la sœur aînée de Walser: Robert est «extrêmement méfiant». Alors de préciser dans son premier récit que «le silence fut la passerelle étroite sur laquelle nous nous sommes rejoints». Mais dans une autre lettre la version sera un peu différente, selon laquelle Walser et lui se sont tout de suite parlé naturellement et beaucoup.
On voit ainsi illico que le récit de Carl Seelig est construit, fidèlement sans doute pour l’essentiel mais correspondant au regard – très intelligent, sensible et cultivé d’ailleurs – du compagnon de route qui s’implique lui-même et souvent pour le meilleur.
Le «montage» de Seelig brasse la matière de ces balades en détaillant à la fois les charmes du paysage, la beauté de telle vieille façade ou de telle servante bien fessue, le menu des repas toujours bien arrosés, engloutis après des dizaines de bornes à pied à ne cesser de parler, et le résumé très vivant voire dialogué de ces conversations où l’on parle de tout: des nuages («ils ont un air d’amitié, comme de bons camarades silencieux, tout de suite grâce à eux le ciel s’anime, s’humanise», de la tyrannie à l’époque de la montée du nazisme, de Staline juste après sa mort («J’ai toujours été dégoûté par l’encens qu’il exigeait qu’on répande autour de lui»…), de la beauté («la beauté vraie, la beauté du quotidien, se révèle plus subtilement dans la pauvreté et la simplicité», du tourisme croissant («On voyage beaucoup trop aujourd’hui. Les gens partent en troupeaux dans les pays étrangers et se comportent avec un sans-gêne absolu, comme s’ils étaient chez eux»), de l’intervention américaine en Corée («orgueil imbécile, arrogant, cupide, en quoi le combat pour la liberté d’un grand peuple d’ancienne culture concerne-t-il les Américains?»), de la souffrance parfois fertile pour l’écrivain («sans l’expérience de l’échafaud et de la Sibérie, Dostoïevski n’aurait pas pu écrire»), des écrivains et des livres qu’il a aimés (Keller et Goethe viennent en tête, Eichendorff ou Gotthelf quand il ne sermonne pas), etc.
La mémoire de Walser, que Seelig dit justement «prodigieuse», lui permet de raconter de nombreuses anecdotes significatives remontant à sa jeunesse et à ses innombrables rencontres et lectures, et le «ton» si particulier de l’écrivain se retrouve dans les observations du promeneur. Mais Carl Seelig n’est pas en reste, qui s’intègre parfaitement dans ce «tableau» avec des portraits de femmes d’exception, notamment.
Dès leur première promenade, Walser évoque ses débuts d’écrivain couronné d’insuccès, si l’on ose dire, qui doit beaucoup à sa méfiance instinctive envers les chapelles littéraires et la «lèche» qui lui donne la nausée. Du même coup, parlant de ses années les plus productives (sept ans à Berlin après sept ans à Zurich, et ensuite sept ans à Bienne, il critique les «années honteuses» vécues par «la plupart des écrivains» pétris de haine après la Première Guerre mondiale, alors que selon lui la littérature doit rayonner de bienveillance: «On décernait les prix littéraires à de faux sauveurs ou au premier maître d’école venu». Or son propre «déclin» est lié selon lui à son refus de s’aplatir ou de donner des leçons. Mais c’est sans aigreur qu’il reviendra, durant ces vingt ans de promenades, sur le fait qu’il se considère comme un raté social, et chaque fois que Carl Seelig proteste en lui rappelant la considération qu’il s’est acquise auprès des meilleurs auteurs (d’un Kafka ou d’un Hesse, notamment), Walser s’énerve comme l’impatientent les éloges et autres commémorations, nouvelles publications de ses œuvres et prix littéraires que Seelig cherche à lui obtenir.
Rejet de toute littérature qui rappellerait l’exil de Rimbaud? Non, le cas est tout différent. Humilié de toujours, mais à la fois résigné dans sa mélancolie; taxé de schizophrénie et se laissant en somme faire, Walser ne se plaint pas. Il est vrai qu’il n’écrit plus, alors qu’on lui a proposé un arrangement qui le lui permettrait, mais lui-même refuse tout privilège par rapport aux autres pensionnaires de l’institution: comme eux il s’astreint aux plus humbles travaux consistant à plier des bouts de carton et à trier des ficelles…
Un écrivain «à l’oral»
Cela étant, sa parole est bel et bien la prolongation de ses écrits, et ce qu’il dit recoupe souvent et prolonge ce qu’on a lu dans ses romans.
Le 28 janvier 1934, au cours d’une longue marche qui conduit les promeneurs de Saint-Gall à Rorschach, Walser raconte comment il a composé ses Rédactions de Fritz Kocher, à Zurich, dans la rue où Lénine a vécu, et pourquoi il n’a pas «réussi» à s’imposer comme écrivain: «D’emblée, mes débuts littéraires ont dû donner l’impression que je me moquais du bourgeois, comme si je ne le prenais pas tout à fait au sérieux. On ne me l’a jamais pardonné. Voilà pourquoi je suis toujours resté un zéro tout rond, un gibier de potence». Et dans L’Institut Benjamanta, le plus magique de ses romans - qu’il dit préférer d’ailleurs aux autres pour sa «fantaisie poétique» -, son double romanesque dira exactement la même chose. Mais Walser ne se flatte pas pour autant d’avoir été «une sorte de vagabond», n’écrivant jamais pour séduire le public et se «fichant du beau monde», buvant énormément durant ses années berlinoises et se rendant «assez impossible» au lieu d’imiter un auteur adulé à la Hermann Hesse.
Or le paradoxe est que c’est ce personnage d’inadapté qui lui a valu de devenir un «auteur culte» après sa mort – une figure clinquante qu’il aurait détestée -, du genre «perdant magnifique» complaisamment célébré par la jeunesse occidentale des années 60-80, alors qu’il estime que «rien de grand ni de durable n’est jamais sorti d’une existence vagabonde» et défend les petits-bourgeois en lesquels il voit les gardiens de la civilisation.
Les anarchistes de salon, ou les «fans» d’un Walser «rebelle» bondiront à la découverte de réflexions qui n’ont rien de «réactionnaire» pour autant: «Même si sa stupidité peut parfois énerver, le petit-bourgeois n’est pas pour autant, tant s’en faut, aussi insupportable que l’homme de lettres qui croit qu’il est de son devoir de donner des leçons de morale au monde entier»…
A préciser, enfin, que les Promenades avec Robert Walser ne sont pas forcément la meilleure introduction à l’œuvre de celui-ci, mais en constituent un complément inappréciable, auquel la postface d’un triumvir (Lukas Gloor, Reto Sorg et Peter Utz) ajoute des informations inédites révélatrices, notamment sur l’ambivalence de la prise en charge littéraire de Walser par Seelig, à la fois louable et abusive après la mort de l’écrivain, tant il est vrai qu’à l’inverse de Max Brod «sauvant» l’œuvre de Kafka contre la volonté de celui-ci, Carl Seelig a failli détruire les inédits de Walser qu’il s’était pour ainsi dire appropriés…
Walser renard, et Keller hérisson
La coïncidence de la parution des Promenades avec Robert Walser et des dix nouvelles réunies dans Les Gens de Seldwyla de Gottfried Keller offre une sorte de «multipack» suisse aux résonances multiples qu’il m’a paru intéressant de signaler ensemble à la lectrice et au lecteur.
L’essayiste anglais Isaiah Berlin faisait une distinction, valable pour les écrivains et les artistes autant que pour les savants (ainsi que le souligne le physicien Freeman Dyson) entre hérissons et renards. Les premiers, tout concentrés, «creusent» leur œuvre sur place, tels un Ramuz ou un Gottfried Keller, précisément; et les seconds, tels un Cingria, un Bouvier ou un Walser, grappillent avant de revenir au terrier avec leur prise.
Cela étant, le hérisson Keller a pas mal de points communs avec le renard Walser, à commencer par une «suissitude» à la fois centrale et périphérique, ou plus précisément un solide ancrage dans le «village» populaire, la nature et les usages d’une humanité vue d’un œil à la fois très réaliste et très sensible à la féerie.
Je ne parlerai ici que de la première des nouvelles de cette nouvelle édition complète des Gens de Seldwyla – intitulée Pancrace le boudeur et très walsérienne de tournure mais avec une verve «flamande» propre à Keller: l’histoire d’un garçon terriblement bougon foutant le camp de son trou de province pour courir les monde, comme tant de Suisses migrants, et revenant au pays avec la peau du lion qu’il a héroïquement affronté et occis…
En 1952, le grand passeur que fut Walter Weideli présentait un choix de nouvelles tirées des Gens de Seldwyla, traduit en bon français un peu lisse par Charly Clerc sous le titre de Trois justes, dans une préface qui situait bien l’œuvre de Gottfried Keller dans l’histoire politique et sociale de notre pays, en ces termes immédiatement sympathiques : «Nous sommes entre amis et il fait bon se trouver plusieurs à aimer les mêmes choses», avant de préciser que «si un poète nous parle plus précisément de notre pays et de nous-mêmes, gens de ce pays, de nos mœurs, de nos désirs et de nos limites, nous l’écoutons avec une attention toute particulière, je dirais presque avec reconnaissance».
Et de conclure comme on n’ose plus le faire aujourd’hui. «Je vous souhaite d’aimer Gottfried Keller». Ce qui vaut évidemment pour Robert Walser dont le même Weideli avait admirablement ressaisi le ton et la touche de l’écriture dans sa traduction de L’Homme à tout faire, peut-être la meilleure introduction à l’univers walsérien où se découvre bel et bien cette fameuse Suisse qui-n’existe-pas…
Carl Seelig, «Promenades avec Robert Walser», traduit par Marion Graf. Editions Zoé, 221 pages.
Robert Walser, «L'homme à tout faire», traduit par Walter Weideli. L’Âge d’Homme, Poche Suisse, 282 pages.
Gottfried Keller, «Les Gens de Seldwyla», traduit par Lional Felchlin. Zoé, 645 pages.
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Paradoxes mondains ou contradictions bavardes? Plutôt: composantes d’une réalité riche et souvent contradictoire, bonnement présente dans la «conversation» de Walser. </p> <h3>Quand la marche est une démarche</h3> <p>Rousseau dit quelque part qu’il n’a jamais si bien pensé qu’en marchant, je ne sais plus qui affirmait que le meilleur de la littérature romande était sorti de la cinquième rêverie du solitaire en question, et c’est vrai que la promenade, de Jean-Jacques à Philippe Jaccottet, en passant par Gustave Roud célébrant la marche en plaine ou Charles-Albert Cingria le perpétuel itinérant, fait chez nous autres figure de véritable démarche poétique, avec quelque chose de spécifiquement suisse qu’on retrouve chez Walser autant que, cinquante ans plus tard dans les balades des deux compères Baur et Bindschedler de Gerhard Meier, ou plus récemment dans les longues trottes d’un Daniel de Roulet ou d’un Jean Prod'hom. </p> <p>Mais quoi de «spécifiquement suisse» en cela? Disons que la constante proximité de la nature y va de pair avec un brassage de culture au sens le plus large, où le dialogue joue parfois un rôle majeur. </p> <p>A cet égard, les <i>Promenades avec Robert Walser,</i> consignées dans un récit au charme savoureux, constituent un modèle du genre, autant par leur contenu littéraire et humain que par le «montage» très particulier élaboré par Carl Seelig.</p> <h3>Lucidité et mémoire d’un «zéro» social</h3> <p>Lorsque Carl Seelig, chroniqueur littéraire et poète zurichois dans la quarantaine, dont la fortune personnelle lui a déjà permis d’aider financièrement plusieurs auteurs, se pointe pour la première fois à la maison de santé cantonale d’Appenzell Rhodes-Extérieures, à Herisau, Robert Walser, âgé de 58 ans, au «visage enfantin tout rond, fendu comme par la foudre, les joues un peu rouges, les yeux bleus et une courte moustache dorée», lui apparaît avec sa cravate de travers et ses dents en mauvais état, et tout de suite un détail noté en dit long: alors que le médecin-chef Otto Hinrischen, qui a autorisé cette première promenade, fait mine, en bon paternaliste, de fermer le dernier bouton de la veste de son pensionnaire, celui-ci se rebiffe en dialecte bernois «mélodieux»: «Non, celui-ci doit rester ouvert!» </p> <p>On voit le tableau. En outre Seelig a été averti par la sœur aînée de Walser: Robert est «extrêmement méfiant». Alors de préciser dans son premier récit que «le silence fut la passerelle étroite sur laquelle nous nous sommes rejoints». Mais dans une autre lettre la version sera un peu différente, selon laquelle Walser et lui se sont tout de suite parlé naturellement et beaucoup. </p> <p>On voit ainsi illico que le récit de Carl Seelig est construit, fidèlement sans doute pour l’essentiel mais correspondant au regard – très intelligent, sensible et cultivé d’ailleurs – du compagnon de route qui s’implique lui-même et souvent pour le meilleur. </p> <p>Le «montage» de Seelig brasse la matière de ces balades en détaillant à la fois les charmes du paysage, la beauté de telle vieille façade ou de telle servante bien fessue, le menu des repas toujours bien arrosés, engloutis après des dizaines de bornes à pied à ne cesser de parler, et le résumé très vivant voire dialogué de ces conversations où l’on parle de tout: des nuages («ils ont un air d’amitié, comme de bons camarades silencieux, tout de suite grâce à eux le ciel s’anime, s’humanise», de la tyrannie à l’époque de la montée du nazisme, de Staline juste après sa mort («J’ai toujours été dégoûté par l’encens qu’il exigeait qu’on répande autour de lui»…), de la beauté («la beauté vraie, la beauté du quotidien, se révèle plus subtilement dans la pauvreté et la simplicité», du tourisme croissant («On voyage beaucoup trop aujourd’hui. Les gens partent en troupeaux dans les pays étrangers et se comportent avec un sans-gêne absolu, comme s’ils étaient chez eux»), de l’intervention américaine en Corée («orgueil imbécile, arrogant, cupide, en quoi le combat pour la liberté d’un grand peuple d’ancienne culture concerne-t-il les Américains?»), de la souffrance parfois fertile pour l’écrivain («sans l’expérience de l’échafaud et de la Sibérie, Dostoïevski n’aurait pas pu écrire»), des écrivains et des livres qu’il a aimés (Keller et Goethe viennent en tête, Eichendorff ou Gotthelf quand il ne sermonne pas), etc.</p> <p>La mémoire de Walser, que Seelig dit justement «prodigieuse», lui permet de raconter de nombreuses anecdotes significatives remontant à sa jeunesse et à ses innombrables rencontres et lectures, et le «ton» si particulier de l’écrivain se retrouve dans les observations du promeneur. Mais Carl Seelig n’est pas en reste, qui s’intègre parfaitement dans ce «tableau» avec des portraits de femmes d’exception, notamment.</p> <p>Dès leur première promenade, Walser évoque ses débuts d’écrivain couronné d’insuccès, si l’on ose dire, qui doit beaucoup à sa méfiance instinctive envers les chapelles littéraires et la «lèche» qui lui donne la nausée. Du même coup, parlant de ses années les plus productives (sept ans à Berlin après sept ans à Zurich, et ensuite sept ans à Bienne, il critique les «années honteuses» vécues par «la plupart des écrivains» pétris de haine après la Première Guerre mondiale, alors que selon lui la littérature doit rayonner de bienveillance: «On décernait les prix littéraires à de faux sauveurs ou au premier maître d’école venu». Or son propre «déclin» est lié selon lui à son refus de s’aplatir ou de donner des leçons. Mais c’est sans aigreur qu’il reviendra, durant ces vingt ans de promenades, sur le fait qu’il se considère comme un raté social, et chaque fois que Carl Seelig proteste en lui rappelant la considération qu’il s’est acquise auprès des meilleurs auteurs (d’un Kafka ou d’un Hesse, notamment), Walser s’énerve comme l’impatientent les éloges et autres commémorations, nouvelles publications de ses œuvres et prix littéraires que Seelig cherche à lui obtenir. </p> <p>Rejet de toute littérature qui rappellerait l’exil de Rimbaud? Non, le cas est tout différent. Humilié de toujours, mais à la fois résigné dans sa mélancolie; taxé de schizophrénie et se laissant en somme faire, Walser ne se plaint pas. Il est vrai qu’il n’écrit plus, alors qu’on lui a proposé un arrangement qui le lui permettrait, mais lui-même refuse tout privilège par rapport aux autres pensionnaires de l’institution: comme eux il s’astreint aux plus humbles travaux consistant à plier des bouts de carton et à trier des ficelles…</p> <h3>Un écrivain «à l’oral»</h3> <p>Cela étant, sa parole est bel et bien la prolongation de ses écrits, et ce qu’il dit recoupe souvent et prolonge ce qu’on a lu dans ses romans. </p> <p>Le 28 janvier 1934, au cours d’une longue marche qui conduit les promeneurs de Saint-Gall à Rorschach, Walser raconte comment il a composé ses <i>Rédactions de Fritz Kocher</i>, à Zurich, dans la rue où Lénine a vécu, et pourquoi il n’a pas «réussi» à s’imposer comme écrivain: «D’emblée, mes débuts littéraires ont dû donner l’impression que je me moquais du bourgeois, comme si je ne le prenais pas tout à fait au sérieux. On ne me l’a jamais pardonné. Voilà pourquoi je suis toujours resté un zéro tout rond, un gibier de potence». Et dans <i>L’Institut Benjamanta</i>, le plus magique de ses romans - qu’il dit préférer d’ailleurs aux autres pour sa «fantaisie poétique» -, son double romanesque dira exactement la même chose. Mais Walser ne se flatte pas pour autant d’avoir été «une sorte de vagabond», n’écrivant jamais pour séduire le public et se «fichant du beau monde», buvant énormément durant ses années berlinoises et se rendant «assez impossible» au lieu d’imiter un auteur adulé à la Hermann Hesse.</p> <p>Or le paradoxe est que c’est ce personnage d’inadapté qui lui a valu de devenir un «auteur culte» après sa mort – une figure clinquante qu’il aurait détestée -, du genre «perdant magnifique» complaisamment célébré par la jeunesse occidentale des années 60-80, alors qu’il estime que «rien de grand ni de durable n’est jamais sorti d’une existence vagabonde» et défend les petits-bourgeois en lesquels il voit les gardiens de la civilisation. </p> <p>Les anarchistes de salon, ou les «fans» d’un Walser «rebelle» bondiront à la découverte de réflexions qui n’ont rien de «réactionnaire» pour autant: «Même si sa stupidité peut parfois énerver, le petit-bourgeois n’est pas pour autant, tant s’en faut, aussi insupportable que l’homme de lettres qui croit qu’il est de son devoir de donner des leçons de morale au monde entier»…</p> <p>A préciser, enfin, que les <i>Promenades avec Robert Walser</i> ne sont pas forcément la meilleure introduction à l’œuvre de celui-ci, mais en constituent un complément inappréciable, auquel la postface d’un triumvir (Lukas Gloor, Reto Sorg et Peter Utz) ajoute des informations inédites révélatrices, notamment sur l’ambivalence de la prise en charge littéraire de Walser par Seelig, à la fois louable et abusive après la mort de l’écrivain, tant il est vrai qu’à l’inverse de Max Brod «sauvant» l’œuvre de Kafka contre la volonté de celui-ci, Carl Seelig a failli détruire les inédits de Walser qu’il s’était pour ainsi dire appropriés…</p> <h3>Walser renard, et Keller hérisson</h3> <p>La coïncidence de la parution des <i>Promenades avec Robert Walser</i> et des dix nouvelles réunies dans <i>Les Gens de Seldwyla</i> de Gottfried Keller offre une sorte de «multipack» suisse aux résonances multiples qu’il m’a paru intéressant de signaler ensemble à la lectrice et au lecteur. </p> <p>L’essayiste anglais Isaiah Berlin faisait une distinction, valable pour les écrivains et les artistes autant que pour les savants (ainsi que le souligne le physicien Freeman Dyson) entre hérissons et renards. Les premiers, tout concentrés, «creusent» leur œuvre sur place, tels un Ramuz ou un Gottfried Keller, précisément; et les seconds, tels un Cingria, un Bouvier ou un Walser, grappillent avant de revenir au terrier avec leur prise.</p> <p>Cela étant, le hérisson Keller a pas mal de points communs avec le renard Walser, à commencer par une «suissitude» à la fois centrale et périphérique, ou plus précisément un solide ancrage dans le «village» populaire, la nature et les usages d’une humanité vue d’un œil à la fois très réaliste et très sensible à la féerie. </p> <p>Je ne parlerai ici que de la première des nouvelles de cette nouvelle édition complète des <i>Gens de Seldwyla</i> – intitulée <i>Pancrace le boudeur</i> et très walsérienne de tournure mais avec une verve «flamande» propre à Keller: l’histoire d’un garçon terriblement bougon foutant le camp de son trou de province pour courir les monde, comme tant de Suisses migrants, et revenant au pays avec la peau du lion qu’il a héroïquement affronté et occis… </p> <p>En 1952, le grand passeur que fut Walter Weideli présentait un choix de nouvelles tirées des <i>Gens de Seldwyla</i>, traduit en bon français un peu lisse par Charly Clerc sous le titre de <i>Trois justes,</i> dans une préface qui situait bien l’œuvre de Gottfried Keller dans l’histoire politique et sociale de notre pays, en ces termes immédiatement sympathiques : «Nous sommes entre amis et il fait bon se trouver plusieurs à aimer les mêmes choses», avant de préciser que «si un poète nous parle plus précisément de notre pays et de nous-mêmes, gens de ce pays, de nos mœurs, de nos désirs et de nos limites, nous l’écoutons avec une attention toute particulière, je dirais presque avec reconnaissance». </p> <p>Et de conclure comme on n’ose plus le faire aujourd’hui. «Je vous souhaite d’aimer Gottfried Keller». Ce qui vaut évidemment pour Robert Walser dont le même Weideli avait admirablement ressaisi le ton et la touche de l’écriture dans sa traduction de <i>L’Homme à tout faire</i>, peut-être la meilleure introduction à l’univers walsérien où se découvre bel et bien cette fameuse Suisse qui-n’existe-pas…</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1625048348_unknown3.jpeg" class="img-responsive img-fluid left " width="208" height="307" /></p> <h4>Carl Seelig, «Promenades avec Robert Walser», traduit par Marion Graf. Editions Zoé, 221 pages.</h4> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1625048389_unknown7.jpeg" class="img-responsive img-fluid left " width="206" height="332" /></p> <h4>Robert Walser, «L'homme à tout faire», traduit par Walter Weideli. L’Âge d’Homme, Poche Suisse, 282 pages.</h4> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1625048421_unknown2.jpeg" class="img-responsive img-fluid left " width="214" height="321" /></p> <h4>Gottfried Keller, «Les Gens de Seldwyla», traduit par Lional Felchlin. 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Paradoxes mondains ou contradictions bavardes? Plutôt: composantes d’une réalité riche et souvent contradictoire, bonnement présente dans la «conversation» de Walser. </p> <h3>Quand la marche est une démarche</h3> <p>Rousseau dit quelque part qu’il n’a jamais si bien pensé qu’en marchant, je ne sais plus qui affirmait que le meilleur de la littérature romande était sorti de la cinquième rêverie du solitaire en question, et c’est vrai que la promenade, de Jean-Jacques à Philippe Jaccottet, en passant par Gustave Roud célébrant la marche en plaine ou Charles-Albert Cingria le perpétuel itinérant, fait chez nous autres figure de véritable démarche poétique, avec quelque chose de spécifiquement suisse qu’on retrouve chez Walser autant que, cinquante ans plus tard dans les balades des deux compères Baur et Bindschedler de Gerhard Meier, ou plus récemment dans les longues trottes d’un Daniel de Roulet ou d’un Jean Prod'hom. </p> <p>Mais quoi de «spécifiquement suisse» en cela? 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Mais Carl Seelig n’est pas en reste, qui s’intègre parfaitement dans ce «tableau» avec des portraits de femmes d’exception, notamment.</p> <p>Dès leur première promenade, Walser évoque ses débuts d’écrivain couronné d’insuccès, si l’on ose dire, qui doit beaucoup à sa méfiance instinctive envers les chapelles littéraires et la «lèche» qui lui donne la nausée. Du même coup, parlant de ses années les plus productives (sept ans à Berlin après sept ans à Zurich, et ensuite sept ans à Bienne, il critique les «années honteuses» vécues par «la plupart des écrivains» pétris de haine après la Première Guerre mondiale, alors que selon lui la littérature doit rayonner de bienveillance: «On décernait les prix littéraires à de faux sauveurs ou au premier maître d’école venu». Or son propre «déclin» est lié selon lui à son refus de s’aplatir ou de donner des leçons. Mais c’est sans aigreur qu’il reviendra, durant ces vingt ans de promenades, sur le fait qu’il se considère comme un raté social, et chaque fois que Carl Seelig proteste en lui rappelant la considération qu’il s’est acquise auprès des meilleurs auteurs (d’un Kafka ou d’un Hesse, notamment), Walser s’énerve comme l’impatientent les éloges et autres commémorations, nouvelles publications de ses œuvres et prix littéraires que Seelig cherche à lui obtenir. </p> <p>Rejet de toute littérature qui rappellerait l’exil de Rimbaud? Non, le cas est tout différent. Humilié de toujours, mais à la fois résigné dans sa mélancolie; taxé de schizophrénie et se laissant en somme faire, Walser ne se plaint pas. 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Est-il vrai qu’il aurait apprécié le fait de ne pas être maltraité? Est-il vrai qu’il aurait affirmé ces derniers temps qu’il en avait assez de vivre? Et que voit-il par la fenêtre, si tant est que les murs qui l'enferment soient pourvus de la moindre ouverture? 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Vous allez vous retrouver en vos jeunes années, quand vous vous interrogiez, graves filles et garçons, sur la place de l’homme dans l’Univers, le mystère de son origine et de ses fins dernières, l’éventualité de présences cousines dans les galaxies poches ou lointaines, enfin tout le branlebas de questions relevant de la religion, de la philosophie, de la métaphysique ou de la science-fiction.</p> <p>Si celle-ci a été «votre truc» entre 13 et 33 ans, soit par les livres de Bradbury et d’Asimov, soit par le cinéma avec Spielberg et autres odyssées de l’espace, vous vous retrouverez en pays de connaissance avec la partie explicitement conjecturale et truffée de trouvailles épatantes de <em>Vivre</em>, schématique à souhait et «limite» naïve quoique frisant le comique burlesque à la Monty Python dans son arborescence «scientifique», avant que le roman, apparemment tout différent des autres ouvrages de Boualem Sansal, ne vous ramène au cœur des préoccupations actuelles de l’écrivain: inquiétudes sociétales (fanatisme religieux et wokisme au menu) et chocs entre cultures et continents, monde en pleine bascule géopolitique et troisième guerre mondiale redoutée, fin des haricots et fuite sur Mars dans la fusée des Musk Brothers & Co, etc.</p> <p>Or je lis plus précisément, dans <em>Vivre</em>, que «les gouvernements n’ont jamais d’autre but que de satisfaire l’appétit insatiable des oligarchies et des camarillas qui les constituent»; et tout à l’heure je lisais ces lignes qui sont comme le «pitch» de ce formidable récit se jouant des codes «populaires» de la SF pour développer une réflexion voltairienne sur l’état actuel de nos sociétés et les hantises et autres fantasmes de survie de nos semblables divers: «Une entité de l’espace vous contacte télépathiquement pour vous annoncer que la Terre va disparaître, frappée par un phénomène naturel, est-il précisé, et qu’il vous incombe personnellement de désigner ceux qui seront sauvés. 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Je m’y attendais, c’est un corps d’élite, les imams, toujours prêts à bondir et à rendre service, comme les scouts »...</p> <h3><strong>Un hymne insolent à la vie libre !</strong></h3> <p>Sacré Boualem, qui fait passer le salut des Terriens par le truchement de la connexion onirique – et quel régal panaché que la suite des réponses de l’imam, du rabbin, du curé et de l’hindouiste vegan, quelle fiesta d’ironie sagace et de lucidité débonnaire quoique sans illusion, aboutissant à une conclusion d’un surprenant optimisme, à savoir que «l’avenir appartient aux gens de bien», ce que Sansal commente tranquillement (je l’imagine plutôt tranquille, ce matin, dans sa réclusion), en ces termes: «Tiens, je crois que c’est ça la bonne définition de cet objet non identifié qu’est l’humanité, que je cherche depuis des années, L’humanité, ce sont ces gens de bien qui, vaille que vaille, assurent le service de la vie»…</p> <p>Aussi bien ne me fais-je pas trop de souci, malgré tout, pour ce cher homme dont la force morale, l’intelligence et l’immense savoir «humain», modulés dans ses livres si variés de forme – jusqu’à ce roman d’anticipation parodiant joyeusement la littérature conjecturale pour ados de tous les âges – me font penser qu’il vit son incarcération actuelle, par les morts-vivants du pouvoir, comme une péripétie parmi d’autres, mais combien révélatrice pour nous qui en découvrons les effets de solidarité massive autant que les retombées de haine et d’abjection.</p> <p>Vivre, oui, et d’abord lire ce livre tonique, hymne insolent et généreux à la vie libre (!) au lieu de radoter dans le vide des idéologies «divinement» meurtrières. Boualem Sansal sera-t-il libre à Noël? C’est évidemment à espérer, même si cette fête d’«infidèles» tourne au marché de pacotille. Et les Terriens méritent-ils d’ailleurs d’être sauvés! Salut le mystère!</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1733404354_g08284.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="161" height="235" /></p> <p><strong>Boualem Sansal. <em>Vivre. Le compte à rebours</em>. </strong><strong>Gallimard, 2024, 233p. </strong></p> <p><strong><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1733404445_laviedanslunivers.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="156" height="248" /></strong></p> <p><strong>Freeman J. Dyson. </strong><strong><em>La vie dans l’univers. Réflexions d’un physicien. </em></strong><strong>Gallimard, Bibliothèques des sciences humaines, 2009. 255p.</strong></p> <hr /> <h2><strong>Entretien avec Boualem Sansal, en 2006 </strong></h2> <p><strong> </strong><strong>(paru dans le quotidien <em>24 heures </em>le 9 mai 2006)</strong></p> <p>Boualem Sansal est l’une des grandes voix de la littérature algérienne francophone, dont les romans ressaisissent la tragique et complexe réalité contemporaine avec une porosité et une faconde sans pareilles. Après <em>Le serment des barbares</em> (1999), <em>L’enfant fou de l’arbre creux</em> (2000) et <em>Dis-moi le paradis</em> (2003), son quatrième roman, Harraga, s’attache à deux destinées de femmes avec autant d’empathie que de lucidité révoltée. Au printemps 2006, cet auteur qui a «mal à l’Algérie» adressait une lettre ouverte à ses compatriotes intitulée <em>Poste restante: Alger,</em> d’un courage civique impressionnant. Nous avions rencontré l’auteur après cette parution...</p> <p><strong>Comment, Boualem Sansal, vivez-vous aujourd’hui en Algérie?</strong></p> <p>Plutôt mal, après une amnistie marquant la réhabilitation des criminels d’hier, qui se retrouvent à plastronner en ville avec une arrogance extraordinaire. La chape d’un ordre moral intolérant se fait de nouveau ressentir, parallèlement à la réintroduction de l’enseignement religieux et à l’occupation des mosquées. Or la population semble l’accepter, tant elle est respectueuse de l’islam.</p> <p><strong>Quelle a été votre éducation personnelle?</strong></p> <p>Je suis né dans une famille où l’on pensait que l’instruction était essentielle. Ayant perdu mon père très tôt, j’ai été soumis, avec mes trois frères, à la discipline rigoureuse d’un grand-père chef de gare qui avait fait la guerre de 14-18, laïc et profondément attaché à la France et à sa culture. Après un début d’études classiques en latin-grec, j’ai cependant bifurqué sur une formation d’ingénieur, l’Algérie de l’indépendance ayant besoin de bâtisseurs et de techniciens plus que de «beaux parleurs», comme on disait alors. C’est pourquoi je me suis retrouvé, en 1992, au poste de Directeur de l’industrie, où m’avait appelé un condisciple devenu ministre.</p> <p><strong>Qu’avez-vous appris dans les allées du pouvoir?</strong></p> <p>Ce qui m’a le plus frappé, c’est la morgue, la corruption, les luttes entre clans et, d’une manière générale, le mépris de la population, ainsi qu’une formidable incompétence des apparatchiks du parti unique.</p> <p><strong>En avez-vous un exemple?</strong></p> <p>Le plus éloquent est ce rapport qu’un ministre m’a chargé d’établir, sur les relations entre l’endettement des pays du Sud méditerranéen et leur niveau de développement. Me fiant aux chiffres de la Banque mondiale et du FMI, j’ai constaté que les pays les plus endettés à régimes autoritaires, à commencer par l’Égypte, étaient aussi les plus déficients en matière de développement, alors qu’Israël, super-endetté, affichait un développement constant. Ce constat a mis le ministre en fureur, qui m’a prié de supprimer la mention d’Israël, ce que l’honnêteté m’interdisait. Je lui ai donc proposé ma démission immédiate, qui a été refusée en même temps qu’on enterrait le rapport. Par la suite, mes positions et mes livres m’ont valu d’être limogé.</p> <p><strong>Comment en êtes-vous venu au roman?</strong></p> <p>Cela s’est fait comme ça, pendant la terreur islamiste qui nous cloîtrait. Or que fait-on dans ces conditions ? On tourne en rond, on remâche les dernières horreurs du jour, on prend des notes sur ce qu’on observe, et tout à coup le « roman » est là, dicté par la vie. C’est ainsi qu’est né Le serment des barbares.</p> <p><strong>Décrire la réalité si fidèlement, comme l’a fait aussi votre ami Rachid Mimouni, ne représentait-il pas un risque?</strong></p> <p>Bien entendu, mais sortir dans la rue était déjà risqué. A propos de mon ami Rachid, la nuit suivant son enterrement en Algérie, des fanatiques ont exhumé son cadavre pour le livrer aux chiens. Ce n’est pas du roman : c’est la réalité, comme <em>Harraga </em>relève d’une réalité vécue.</p> <p><strong>Dans votre lettre ouverte aux Algériens, vous vous en prenez violemment à l’amnistie…</strong></p> <p>Pour aboutir à une vraie réconciliation, il fallait enquêter et rendre la justice. Je ne suis pas contre le pardon, au contraire, mais cette amnistie était une insulte aux victimes et un déni de justice.</p> <p><strong>Pensez-vous être entendu? Et menacé?</strong></p> <p>On m’a appris récemment que le livre faisait l’objet d’une mesure de censure, mais de nombreux compatriotes partagent mon point de vue, même si mes adversaires me font passer pour un « agent de la France » Menacé ? L’Algérie est un grand pays, dans lequel je reste à peu près invisible. Par ailleurs, comme Mimouni, je suis protégé par ma notoriété. 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Et pourtant non: grâce à la neige et au gel, aux avions cloués au sol et donc à l’imprévu illico salué par Tobie («accepte ce qui arrivera» lui chante-t-il au téléphone quand elle lui expose son retard de deux ou trois jours), et Sarah de se réjouir de l’imprévisible occasion de vivre elle ne sait encore quoi alors que, de la fenêtre du bus qui la ramène de l’aéroport en ville, elle voit sans le voir un grand camion blanc dont la cabine figure une petite maisonnette, prélude à un conte à dormir debout. 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Ainsi se met-elle bel et bien à écrire des fragments de sa «vraie vie» sur la table de la maisonnette roulante, tandis que la romancière module sa propre vision des choses, où la poésie se joue allègrement des règles de la théorie, autant que des conventions morales.</p> <h3>Au dam du «poulailler paroissial»</h3> <p>Comment une romancière d’aujourd’hui doit-elle parler de la violence faite aux femmes, ou des humiliations subies au nom de la morale courante? Le kidnappeur de Sarah Popp, comme les gens «adultes et responsables», croit avoir la réponse, enjoignant la romancière de témoigner comme au commissariat ou au tribunal – aujourd’hui aux assises des médias friands d’accusations – «on veut des noms!» </p> <p>Or ce n’est pas minimiser les souffrances que de les confronter à la complexité de la vie, jamais réductibles aux seules sentences morales. Dans le roman de Rose-Marie Pagnard, en tout cas, la morale des bien-pensants, de telle tante bigote ou de tels voisins malveillants dans un village «gonflé de méchanceté», pèse lourdement sur les jugements portés sur telle jeune fille libre ou, d’une génération antérieure, sur telle «fille-mère» passible de la prison. Mais Sarah Popp n’est pas du genre, en tant que romancière, à se contenter d’une «dénonciation» univoque. Est-ce dire qu’elle fuit dans l’équivoque? Pas non plus. Il faudrait alors, par manière de réponse, détailler le roman et ses rebondissements, les multiples facettes de ses personnages, «raconter» le vieil Anders et le pourquoi de sa révolte remontant au calvaire social de sa mère, raconter celle-ci et sa propre façon de se libérer voire de se fiche de son passé, raconter l’amour fou de Sarah et de Tobie en butte au qu’en dira-t-on, raconter la sensualité persistante de Sarah la quasi sexa, raconter Sarah et sa fille, Sarah et l’angoisse, Sarah et les maux - Sarah et les mots, Sarah et la magie des objets, Sarah et la fantaisie de la fée-sorcière Rose-Marie.</p> <p>Rose-Marie Pagnard est poète autant sinon plus qu’elle est romancière, à savoir que chez elle les mots et les images passent avant les «scènes à faire», qui tissent une sorte de tapisserie «musicale» aux détails reproduisant à foison la joyeuse profusion de la réalité.</p> <h3>Féerie kaléidoscopique</h3> <p>Et c’est alors qu’il faudrait citer à qui mieux mieux, quitte à tirer «la ficelle folie». Citer le «sac de tristesse» de l’ancien voisin bûcheron, «vieux mais propre» et fleurant le savon, le bois et le citron. Citer le syndrome des jambes de Sarah dont les cauchemars l’empêchent de dormir car «chaque nuit est un piège», telle étant la part d’ombre de ce tourbillon lumineux de neige comme produite par une usine à farine. Citer les vitrines, les concerts, les biscuits de Noël qui peut être «poussent les pensées vers la mélancolie». Citer la «tête osseuse» à «noblesse de cheval» du faux ogre estimant qu’on est tous des «maltraités de la vie». Citer le «cœur explosif» du passé de Sarah entrevu par Tobie, lequel inspire celle-ci quand il rage. Citer le souvenir pénible du «poulailler paroissial» de la mesquine petite ville. Citer les deux enfants morts emportés par le père dans un carton à chaussures – «il faut beaucoup de calme et de propreté pour que ces faits révèlent leur beauté». Citer la beauté partout quand on a l’âme clame et propre à l’écart des «bandits en soutanes», ou citer par la fenêtre du bus les bonds de dauphins que suggèrent les ondulations d’un pipeline russe violet sur fond de neige, citer la forêt qui «se serre autour de l’histoire» avec «cette petite histoire humaine à l’intérieur», etc.</p> <p>Rose-Marie Pagnard a l’âge des seniors et la grâce des enfants, ou plutôt de l’enfance en tant qu’instance de l’imagination sans âge, et c’est à l’enfance grave des contes que la fugue dans la neige lituanienne de <i>L’enlèvement de Sarah Popp</i> fait penser, à l’enfance tissée d’émerveillements primesautiers et d’effrois secrets, à ce qui nous reste de bonne rage vivace après les déceptions et les larmes, à ce qui relance notre joie. </p> <p>Dans ce conte foisonnant qui ressemble si fort à la vie, peut-être même plus réel qu’elle, il y aurait, au conditionnel de l’enfance, un poney cinquantenaire aux yeux bleus, un drôle de type nommé Robert Louis Stevenson comme le conteur fameux mort aux îles Samoa d’un AVC après avoir fait rêver les jeunesses du monde à son île au trésor, un beau garçon surnommé Chasseur qui se fait draguer «grave» par Sarah, laquelle n’est plus à la fin qu’une poussière géante ou qu’une araignée en chocolat sous le balai de la mémoire passée et future, avec les mots de Rose-Marie Pagnard, fée et sorcière-sourcière emmêlée dans ses pinceaux et autres stylos dans sa féerie évoquant «une danse de Lapons endormis», lapins d’Alice et compagnie, sous les étoiles dont les noms (Chevelure de Bérénice ou Petit Lion) «valent le coup de vivre cent ans», enfin Sarah, agitant son kaléidoscope, se dit comme ça, «qu’il ne lui est pas nécessaire de tout comprendre, seulement de vivre et d’être amie de l’imagination».</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1732184054_zoelenlevementdesarahpoppcopie.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="298" /></p> <h4>«L’enlèvement de 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tous ceux et celles qui, dans le monde, s’interrogent sur l’évolution de celui-ci, entre attachement et possible effroi.</p> <p>Comme Douglas Kennedy, sur un ton de quasi camaraderie, au fil d’une narration d’une lumineuse intelligence, mais sans pédantisme en dépit de ses richissimes observations en matière d’histoire contemporaine et de politique, de littérature et de création artistique (de superbes pages sur le jazz, notamment) s’implique très personnellement, et sa famille, et ses amis, dans cette traversée à valeur de témoignage intimiste et collectif, je me suis senti impliqué à mon tour, comme d’innombrables lectrices ou lecteurs le seront probablement, me rappelant plus précisément ma première découverte des States, en 1981 (les otages de l’Iran venaient d’être libérés) et mon escale à La Nouvelle Orléans où Kennedy, après une traversée du Texas me rappelant la sienne, voit une île de bonne vie «bohème» au milieu d’une Amérique névrosée soumise au stress et à l’obsession du 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Vladmir Volkoff, enseignant alors à Macon (Georgia) après la parution des <i>Humeurs de la mer</i>, peu de trace alors de l’agressivité opposant les tenants de telle ou telle position idéologique ou politique, alors que Kennedy affirme aujourd’hui que, désormais, «les discussions politiques aux Etats-Unis sont trop souvent réduites à deux individus s’affrontant de loin à grands cris haineux»… </p> <h3>Histoire d’une rupture</h3> <p>Le dépouillement des urnes de ces jours révèle, une fois de plus, la fracture profonde affectant les USA en 2024, dont l’histoire est retracée par Douglas Kennedy dès l’évocation de son enfance, marquée par un père violent, anticommuniste furieux, lui-même jamais guéri du traumatisme de la guerre (200'000 morts à Okinawa…) et partageant la frustration domestique de toute une génération, la mère de l’écrivain vivant de son côté l’humiliation des femmes. 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Ainsi Douglas Kennedy, compose-t-il un patchwork où la tendresse généreuse le dispute à la critique du «râleur-né» de l’East Village new yorkais. 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Et si vous pensez que le geste de prendre Pavese dans vos bras va vous en rapprocher en moite tendresse, déchantez car le mec est aussi distant, voire impossible avec ses semblables qu’avec les femmes, comme il le sous-entend dans ce fragment du <i>Métier de vivre</i> daté de ses vingt-sept ans: «Comme les grands amants, les grands poètes sont rares. Les velléités, les fureurs et les rêves ne suffisent pas; il faut ce qu’il y a de mieux: des couilles dures. Ce que l’on appelle également le regard olympien».</p> <p>Hélas le péremptoire jeune homme ne sera jamais un «grand amant», mais il pressent en lui le «grand poète» non sans raison, malgré le «vice absurde» qu’il nourrit déjà, et qu’il maudit en toute lucidité. Ainsi le note-t-il aussi en novembre 1937: «Le plus grand tort de celui qui se suicide est non de se tuer mais d’y penser et de ne pas le faire. Rien n’est plus abject que l’état de désintégration morale auquel amène l’idée – l’habitude de l’idée – du suicide. 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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@Michel Rossinelli 07.07.2021 | 00h18
«Merci à Jean-Louis Kuffer pour cette irrésistible invitation à la lecture de Gottfried Keller et de Robert Walser en ses promenades et en ses oeuvres !»