Actuel / La peur, cette drogue douce
«Le désespéré», de Gustave Courbet, 1843-1845). © DR
La peur, dit-on, a le mérite de stimuler l’instinct défensif. Elle pousse la gazelle à courir vite devant le lion. Mais la rend-elle plus maline? Quant à nous, poursuivis par les médias, nous courons d’une peur à l’autre. Le virus et les prochains, le réchauffement climatique, l’eau empoisonnée, la malbouffe, les tiques et toutes ces sales bestioles venues d’ailleurs… Où nous mène ce festival des trouilles? On les agite. On joue avec elles. On les utilise pour telle ou telle cause politique.
Lors de l’émission alémanique Arena sur la loi COVID, le journaliste, fort incisif, taquinait Alain Berset: «Votre pouvoir, vous le trouvez dans la peur. A vous entendre, il faut craindre la maladie, maintenant craindre l’arrêt des aides à l’économie… Vous allez continuez ainsi?» Réponse: «Je ne veux pas faire peur, je donne des faits.» Sans doute, encore que certains de ces faits puissent être contestés. Mais à force de les monter en épingle, de les marteler sans cesse sous le jour le plus inquiétant, on aboutit bel et bien à ce que les germanophones appellent la «Panikmacherei». Est-ce bien intelligent? Peut-on poser la question sans se faire taxer de complotiste?
Nous connaissons tous la situation. Nous retrouvons un ami pas vu depuis longtemps, il s’approche, hésite… Trop près? S’embrasser comme autrefois? Main tendue ou pas? Juste se cogner le coude? Non pas que les retrouvailles fassent vraiment peur, mais les nouvelles habitudes s’installent. En signe de conformité sociale, de docilité au regard des uns, de responsabilité civique à celui des autres. Et ce n’est pas fini. Dès qu’arrivent de bonnes nouvelles, les doctes guides sanitaires s’empressent d’agiter de nouveaux périls: les variants aux étiquettes et perversités diverses, les vieilles grippes promises à revenir, les bactéries résistantes aux antibiotiques… «Gardez le masque sur le nez!»
Le nouveau code de politesse
«Vous êtes vaccinés? Ou vous allez le faire?» Nouveau code de politesse. A la question, Slobodan Despot répond: «Et comment vont vos hémorroïdes?». Mais c’est un affreux. Les gens convenables opinent du bonnet avec un air de complicité entendue. Ce sera moins souriant quand on nous demandera à tout bout de champ, et pas seulement au départ des voyages: «Vous avez votre passeport de santé?» La mise en place de cette discrimination ne se base pas sur la frousse réelle des individus mais résulte d’une machine emballée qui, elle, s’est nourrie de peurs exacerbées… et aussi d’intérêts divers.
La gazelle court, court mais finit par se faire bouffer. Nous pas. Mais quels effets produit le flux des discours alarmistes de toutes natures? La peur casse des élans, elle nous assoupit. Il faut une force d’exception pour entreprendre, se lancer dans des projets, imaginer les rebonds de sa vie lorsqu’on est submergé par le vacarme des trouilles.
Vieille recette des pouvoirs. Des plus affreux aux plus raisonnables, à peu près tous y recourent. Les Européens se sont massacrés entre eux de 1914 à 1918 en voyant tous dans la nation d’en face un ramassis de monstres. Puis un dictateur allumé a fait croire à un peuple pourtant cultivé que la menace du siècle, c’était les Juifs, et que le salut passait par l’agression des voisins.
Nos belles démocraties sont-elles à jamais inoculées contre de telles dérives? Pas sûr. Parce qu’elles commencent en douceur, sous des détours présentables et rassurants. Notre sage Helvétie ne veut-elle pas, misant sur la peur du terrorisme, donner des pouvoirs, toujours plus de pouvoirs à sa police pour cogner de façon préventive contre quiconque cherche, lex dixit, à «modifier ou influencer l’ordre étatique»? Aberration juridique qui ne heurte même pas les grands partis.
L'acide sagesse de Dürrenmatt
Faut-il rappeler l’immense Friedrich Dürrenmatt, fiché pendant cinquante ans par la police fédérale, qui comparait la Suisse «à une prison dans laquelle on ne sait plus si on est prisonnier ou gardien, parce que tout le monde se surveille mutuellement»? On l’imagine aujourd’hui confronté à la sempiternelle question «vous êtes vaccinés?». Sa sagesse acide nous manque.
Faute d’en parler avec lui, relisons Montaigne (1553-1592): «Ce dont j’ai le plus peur, c’est la peur… Je ne suis pas bon naturaliste (qu’ils disent), et ne sais guère par quels ressorts la peur agit en nous; mais tant il y a que c’est une étrange passion: et disent les médecins qu’il n’en est aucune qui emporte plutôt notre jugement hors de sa juste assiette. De vrai, j’ai vu beaucoup de gens devenus insensés de peur; et, au plus rassis, il est certain, pendant que son accès dure, qu’elle engendre de terribles éblouissements.»
Sommes-nous aveuglés? Pas forcément, mais résignés. On s’habitue si bien à la peur. Réelle, ou feinte, ou diluée. Elle nous donne des sujets de papotages. Elle flatte nos egos de «citoyens responsables»… ou de rebelles. Elle nous donne de vagues prétextes pour rester chez soi, ne plus faire ceci ou cela qui nous fatigue. Elle nous enfonce dans l’indifférence molle face aux vrais et grands défis du monde, face à nos libertés nullement gravées sur un socle éternel. Elle est devenue une drogue douce. De celles qui font somnoler et ne rendent guère futés.
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A l’initiative d’un infatigable, le Cheikh Khaled Bentounes, algérien, leader de la fraction minoritaire, humaniste et pacifiste de l’islam, le soufisme (300 millions de fidèles). Depuis quarante ans, explique-t-il, il parcourt le monde pour promouvoir le dialogue interreligieux, l’égalité hommes-femmes, la protection de l’environnement et la paix. Juste de beaux discours? </span></p> <p><span>Il a connu bien des échecs. Comme dans sa tentative de faire débattre des rabbins et des imams, comme dans ses espoirs de désamorcer l’interminable hostilité entre l’Algérie et le Maroc, ses deux patries. Il voit bien qu’un peu partout, c’est l’intérêt géopolitique qui l’emporte, camouflé ou pas sous des antagonismes religieux. Quelle patience! Mais la force de la pensée fait tourner la roue, pense-t-il. La reconnaissance de la dignité humaine, certes tant bafouée aujourd’hui, a aussi progressé au fil du temps. 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Informer les enfants sur la sexualité, d’accord, mais pourquoi pas aussi sur nos comportements individuels et collectifs entre tensions et rapprochements? Autrement dit, apprendre à se parler pour de bon. Se dire, pour citer le chef soufi, que «la paix, c’est plus que l’absence de guerre» ou «passer du je au nous». Mais évidemment il y a plusieurs façons d’interpréter le mot. Comme le faisait remarquer la vice-maire de Genève, Christina Kitsos: «Quand on prétend chercher la paix en prolongeant la guerre, c’est paradoxal!»</span></p> <p><span>Au Palais des Nations le débat volait haut. Mené par le cinéaste romand Philippe Nicolet, avec des intervenants et intervenantes d’horizons très divers. Entre autres Jakob Kellenberger, ex-diplomate et ex-président du CICR, fort de son expérience de négociateur («une négociation n’a de chance que si elle a le droit d’échouer»), penché sur la façon de «déradicaliser» un conflit, insistant sur la crédibilité des efforts dans la durée. En écho avec le propos de Bentounes: «faire de l’ennemi son partenaire». Voilà un homme qui en connaît un bout sur l’art de la médiation, autre thème largement traité lors de cette session. Un exercice qui va bien au-delà du champ politique, fort utile au quotidien. </span></p> <p><span>Témoignage fort aussi de la Palestinienne Hiba Qasas, directrice de l’ONG internationale «Principles for peace». Sans complaisances, dépassionnée, à la fois réaliste et idéaliste. Puisse-t-elle entrer un jour en politique au service de son pays en devenir! L’intervention fine de Bariza Khiari, ex-sénatrice de Paris (une déçue de Macron…), présidente de la Fondation Alphil, dédiée à la préservation et la valorisation du patrimoine mondial, sut rappeler l’importance de la mémoire. Qui paraît manquer chez tant de dirigeants va-t-en-guerre d’aujourd’hui. L’histoire des nations peut diviser mais aussi réunir quand elle s’écrit avec d’autres, quand elle met en lumière l’entrelacs des civilisations au fil du temps. La culture de la paix s’enracine dans la culture tout court. Sans les livres, sans les philosophes, sans les arts, on reste prisonnier des certitudes bornées et des passions du présent.</span></p> <p><span>A noter que cette fin de semaine, ces préoccupations font <a href="https://2024.16mai.org" target="_blank" rel="noopener">l’objet d’autres discussions</a>, en divers lieux du bout du lac. Beaucoup ricaneront. Ils traiteront Bentounes de «doux rêveur» comme le fait le <em>Nouvel Obs</em>. Ils renverront ses amis de tous poils aux réalités terre-à-terre, à la raison cynique ou aux discours standardisés. Tout ce baratin pacifiste, c’est du brassage d’air, diront-ils. 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Syndicats et autorités politiques ont pourtant tout fait pour sauver l’entreprise historique, aux mains d’une multinationale qui compare avantages et inconvénients de chaque lieu de production. Ici, hauts salaires, franc fort et dans ce cas, retard technologique. Donc, départ. Chapeau aux travailleurs qui cherchaient des solutions, des innovations. Les voilà licenciés. Les messages de solidarité font du bien mais n’assurent pas leur avenir. Qu’ils puissent être aidés à rebondir.</span></p> <p><span>Est-ce à dire que notre pays est menacé de désindustrialisation comme il en est beaucoup question chez nos voisins? Gare aux réponses trop simples. Les faits. Face au secteur des services comptant les banques et les assurances, le tourisme, le commerce de gros et de détail, l'administration publique et les assurances sociales, qui pèse pour 75% du PIB, l’industrie résiste, avec environ 24% (contre moins de 14% en France!). 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Le groupe pharmaceutique Lonza, dont le siège est à Bâle mais le site de production à Viège, y a investi plus d’un milliard de francs. Un nouveau complexe de production high-tech fournit des solutions adaptées pour le développement et la fabrication de nouveaux médicaments. Ce site et ses possibilités inédites dans la pharma ancrent Viège et le Valais au cœur des chaînes mondiales de création de valeur. Les investissements dans la recherche et la formation ont joué un rôle majeur pour le développement économique du canton. A la génération précédente, c’est la HES, la Haute école spécialisée, qui a formé des ingénieurs précieux pour alimenter une industrie en plein essor. Petit à petit tout un écosystème propice à l’émergence d’idées innovantes s’est installé en Valais. La Fondation The Ark favorise l’établissement et l’éclosion de start-ups dans les domaines de l’informatique, de l’énergie, des sciences de la vie et de l’environnement. 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Ou leur politique dite verte conduira-t-elle à la décroissance? La concentration des efforts sur la course aux armements et l’aide à l’Ukraine, telle qu’elle est brandie aujourd’hui, peut aider certains secteurs industriels mais coûtera extrêmement cher. On articule à Bruxelles le chiffre de 100 milliards à cette fin d’ici 2029. Ce sera forcément au détriment d’autres attentes, dans les infrastructures, l’éducation, la recherche, la cohésion sociale. Sans compter que la transition écologique, nous assure-t-on, nécessitera en plus une pluie de milliards. Quelles priorités fixera le nouveau Parlement? Selon les choix, les retombées sur l’économie suisse seront différentes. Le surarmement de l’Europe ne nous rapporte quasiment rien, sa santé économique et sociale nous est bien plus bien profitable.</span></p> <p><span>Deuxième point. Le fonctionnement même de l’Union. Deux tendances s’affrontent. 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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
6 Commentaires
@miwy 11.06.2021 | 06h03
«J'aime ce texte, auquel il ne me manque que l'évocation de notre peur de désobéir; une chose à réapprendre d'urgence ! Et à propos de la citation de Montaigne, "We have nothing to fear but fear itself", a dit le Président Franklin D. Roosevelt lors de son discours inaugural en 1933, phrase reprise plus tard aussi bien par Churchill que par Kennedy. Aucun d'entre eux n'a relevé qu'il s'agissait d'une paraphrase de Montaigne, dont ils ignoraient probablement l'existence... »
@Michel Finsterwald 11.06.2021 | 13h25
«Tout est là, c'est si vrai !
Éclairer le mécanisme permet de le désamorcer... un peu... le brouillard est si épais !
Merci Jacques Pilet d'être si bon acteur de ce combat sans fin.
Comme on ne peut plus avoir peur de la fin du monde ( elle a eu lieu le 21 décembre 2012 pour ceux qui ne serait pas au courant ! ), il faut bien bien en trouver de nouvelles, même si elles sont plutôt médiocres.
»
@Maryvon 11.06.2021 | 14h45
«Vous avez rédigé là un excellent article M. Pilet et je partage votre point de vue à 150% si c'est possible.
J'ajouterai un petit commentaire parce qu'il faut bien en ajouter un. Ce phénomène de peur constante ne date pas du Covid, il était déjà bien présent auparavant. Il est clair que le Covid a exacerbé ces craintes collectives. Toutefois, il est à relever que cet état d'esprit est beaucoup plus marqué en Suisse romande qu'en Suisse alémanique. Pas plus tard, qu'hier, alors que je me baladais dans la capitale, j'ai pu constater que les gens étaient beaucoup plus détendus qu'en Suisse romande. Il y a peut-être, une explication, nos médias en Suisse romande, notamment la RTS me manque pas une occasion de distiller la peur. Effectivement, comme vous le dites si bien, sitôt qu'une nouvelle positive est communiquée, on s'empresse de la relativiser par une information anxiogène. C'est maladif. Chantal»
@bouc 12.06.2021 | 01h17
«La peur a toujours mauvaise presse. Et pourtant ... En réalité, c'est la dose qui fait le poison, pour se référer à Paracelse: lorsque elle tourne à l'angoisse, elle devient délétère, quelquefois meurtrière. De même lorsqu'elle est instrumentalisée.
Luc Recordon»
@Reeves 14.06.2021 | 07h32
«La comparaison de Dürrenmatt est tjs d'actualité!»
@Pipo 14.06.2021 | 14h57
«Excellente analyse de la peur. Cela me rappelle un livre paru en 2016 intitulé : »Arrêtons d’avoir peur », d’un certain Pr Didier Raoult !
PS: je vous ai déjà adressé 2 fois ce bref commentaire qui reste toujours en attente ; y a-t-il un bug informatique ?»