Culture / Brassens baladin débonnaire de douce France
Georges Brassens en concert au Théâtre National Populaire (Lyon), 1966. © Roger Pic/BNF
En automne prochain seront commémorés, à quelques jours d’écart, le centenaire de la naissance de ce merveilleux serviteur de la chanson poétique française, né le 22 octobre 1921, et l’anniversaire de son décès, le 29 octobre 1981. Puisse sa mémoire être célébrée avec la bonhomie et la légèreté requises…
La plus sublime élégie couronne la mémoire du plus médiéval des baladins contemporains de douce France, sous le titre de Pensées des morts, et qui n’est de Georges Brassens que par sa litanie musicale, sur les mots d’Alphonse de Lamartine, le plus romantique des poètes.
Or il me plaît que le nom de simple roture de celui qui se disait lui-même indigne du titre de poète — d’ailleurs si souvent usurpé par moins inspirés que lui! — soit associé à celui d’un aristo du cœur bien plus encore que de la particule, pour évoquer en douceur nos adieux au monde.
De la mort, Brassens a parlé sur tous les tons, qui reflétaient chez lui les multiples couleurs de la vie bonne, ou plus ou moins bonne, qui n’est parfois qu’une jolie fleur dans une peau de vache — et j’entends Céline lancer comme une vanne que la vie est vache, en effet, mais que rien ne vaut la vie; et la danse des morts des chansons de Brassens nous ramène aux balades de Villon et aux jolis petits corbillards d’antan qui évoquaient encore la vie sans la morbide froideur des espaces funétiques d’aujourd’hui où le seul rite ne consiste plus, souvent, qu’en l’élimination du déchet humain…
Le très humain
L’humain, non pas le trop humain de l’hommerie, selon l’expression de Montaigne, mais le très humain marquait le regard et la voix, le tour d’esprit et le ton de celui que le populaire appelait volontiers tonton Georges, plus qu’un frère ou un père en effet: l’oncle de bon conseil, tantôt bienveillant et tantôt moqueur, jamais trop sérieux ni trop désinvolte non plus, jamais tout à fait le même et résolument lui-même à tout coup.
A l’école de la vie et à nos universités buissonnières des années 60 et suivantes, Brassens fut l’un des maîtres à ne pas penser en rond et à sentir, plus qu’à savoir, que nous retrouvions tous les soirs sur nos transistors ou nos microsillons, dans les bars ou à la maison, comme un des compagnons de prédilection de notre bohème juvénile, à l’écart des conventions familiales et sociales. A la ville, et d’abord à Paris, Georges Brassens avait hanté les caveaux de l’époque avant d’apparaître sur les scènes à sa façon toujours modeste et sans tapage, et nous n’étions pas mécontents de cette large affection du public, en nos carrées d’étudiants ou nos provinces, mais plus qu’aucun autre chanteur de ces années je me le serai pour ainsi dire approprié à l’intime, sachant beaucoup de ses chansons par cœur et revenant à certaines d’entre elles comme à des clairières de sensibilité que j’aurai rarement trouvées même dans la meilleure poésie. Nulle idolâtrie en cela, alors même qu’un nouveau culte s’instaurait à l’enseigne d’engouements frisant parfois l’hystérie, mais une véritable amitié où la tendresse bourrue d’une présence le disputait à une vivacité critique et poétique semblant couler de source – et ce que je note là à titre personnel aura sans doute été vécu par d’innombrables bonnes gens…
Cette notion de bonté pourrait sembler incongrue, à laquelle je tiens pourtant dans la double approche d’une personne (le personnage est autre chose) et d’un corpus poétique où la musique, la mélodie et les harmonies comptent autant que les mots, les images et les idées fondues en chansons-poèmes aux multiples couleurs et aux intensités non moins variables, dont la composante de bonté, ou la débonnaireté plus joviale, se retrouvent à tout moment en dépit de saillies joyeusement féroces ou polémiques.
De seize à vingt ans, quand Brassens nous est devenu familier, pas un instant nous n’avons pensé à ce qu’il avait été à notre âge, avec ou sans moustache, comme s’il était venu au monde tel qu’il serait toujours, avec sa guitare et sa simple dégaine, là encore absolument lui-même.
Du Gorille à la tombe imaginaire de la plage de Sète il y a cependant toute une vie filtrée, comme on l’a appris par la suite, mais la tonalité dominante de ses chansons, de ses premiers tâtons poétiques aux quelques vrais chefs-d’œuvre qu’il a ciselés, reste à peu près la même en dépit de son évolution et des mille variations de lumière captées au gré de son voyage autour des jardins et des cafés à terrasses ensoleillées du village du monde.
De fait c’est un village que le lieu poétique de Brassens le Sétois, Parigot d’adoption mais à la fois de toutes les régions, et d’abord par sa façon de faire chanter notre langue commune en troubadour du redoutable XXème siècle, contemporain de Ronsard et de La Fontaine, de Rabelais et de Verlaine, de Musset et de Paul Fort ou des flonflons de mirlitons...
La clarté et le plus simple n’excluent ni la finesse et les subtilités, et jusque dans l’apparente convention ou le cliché fleurent la malice complice et la jovialité de celui qui sait dans le populo —populaire qu’il est de fibre fine, mais jamais démago populiste —, autant de bonnes pâtes pétries de sagesse terrienne que d’imbéciles et de gredines. Quand on est con, etc.
S’il n’échappe pas à l’air du temps, qui est celui des vivants, Brassens n’en est tributaire par aucune posture ni aucune mode passagère sans se figer pour autant dans l’immobilité satisfaite. C’est en somme un libertaire par nature autant que par adhésion juvénile mais non doctrinaire, sa causticité n’est jamais acide comme peut l’être parfois celle de son ami Brel, et l’on ne le voit pas coller l’Affiche rouge de son ami Ferré. D’aucun parti ni d’aucune autre cause que celle de la liberté vécue et défendue par la pensée et la parole, on le suppose sympathisant des partisans à vingt ans, mais à nos vingt piges de soixante-huitards il se tient bonnement à distance, ou disons à côté, de cœur probablement mais sans manifester son opinion autrement qu’à sa façon régulière d’irrégulier, pas plus «engagé» au nouveau sens convenable que désengagé pour autant. Là encore avec Montaigne on pourrait parler, bien plus que du «juste milieu» des tièdes, du milieu juste de celui qui chemine en équilibre sur son arête personnelle.
Au-dessus de la mêlée ou claquemuré dans sa tour d’ivoire? Mais non puisqu’il s’inscrit, tranquillement, dans toute une filiation plus ou moins anarchisante à la française, que perpétuent les chansonniers insolents de Montmartre et de la Rive gauche autant que les pamphlétaires d’avant et après la Grande Guerre, pour lesquels les mots ne désarment pas sans tuer pour autant, toujours censurés ici et là… Ainsi l’adolescent lecteur du Canard enchaîné que j’ai été, dès l’âge de quatorze ans, se rappelle-t-il l’indignant opprobre qui valait au Gorille d’être interdit de diffusion sur les ondes de la Radio Suisse Romande, au début des années 60, comme le fut Le déserteur de Boris Vian par la France cocardière — mais quel surcroît de plaisir, alors, de se régaler de La mauvaise herbe, même si l’ortie lyrique du satyre satirique ne jaillit que sporadiquement dans le grand jardin de l’oncle Georges aux échappées multiples.
La poésie d'un trouvère de mots justes
Quant à la poésie, et sans le flatter à outrance ou pontifier, l’on peut dire que Brassens n’a cessé de l’honorer à merveille et sûrement plus, une fois encore, que maints versificateurs moulinant à la régulière ou déconstruisant tout au contraire, mais prenant les mêmes poses en confraternités graves et se payant en somme des mots souvent exsangues, abstraits ou inaudibles, évanescents ou juste faits pour les cénacles les plus confinés.
Pour mieux le situer par rapport au meilleur de la poésie, qui se réduit parfois à des moments de grâce même chez les plus grands — un détour par un recueil de ses textes peut être éclairant, tel que le propose, en livre de poche, l’ensemble de ses Poèmes et chansons renvoyant à une quinzaine de disques enregistrés et que complètent diverses pièces non interprétées et autres paroles sans musique. Or le meilleur des écrits de Brassens, me semble-t-il, est indissociable de la mélodie qu’ils portent et que le chant magnifie sur tous les tons, de la chansonnette à l’élégie.
A la lecture, vous trouverez probablement, amateurs vous piquant de Poésie avec un grand P, que le marbre du Cimetière marin de Paul Valéry «tient» la pente de la page avec une majesté esthétique incomparable; mais à l’écoute de la Supplique pour être enterré à la plage de Sète, c’est une grâce non moindre qui me semble offerte en partage par l’«humble troubadour», avec plus encore de douce émotion teintée d’humour.
La poésie de Georges Brassens est d’un conteur et d’un trouvère de mots justes, dont les bonheurs sont aussitôt partagés par tout un chacun et chacune; elle est d’une plasticité tour à tour délicate et charnue, elle ne craint pas de hanter les mauvais lieux sans en ressortir salie, elle réinvente à sa façon l’amour courtois et relance la verve vive des temps de jadis et naguère, elle reste urbaine en campagne et paysanne à la ville, elle est musique avant et avec la mélodie des chansons qui la portent, et puis il y a la poésie des autres que défend et illustre le passeur inspiré qu’est aussi l’interprète de La Prière de Francis Jammes ou d’Il n’y a pas d’amour heureux de Louis Aragon, du «Petit cheval blanc» de Paul Fort et enfin de ce Pensées des morts de Lamartine qui nous rappelle une fois de plus, grâce au baladin, que la mort n’existe pas en poésie…
(A la Maison bleue, ce dimanche 23 mai 2021)
Georges Brassens, Poèmes et chansons, Editions du Seuil, coll. Points, 403 pages.
Revue Instinct nomade, hors série: «Georges Brassens, La légende du siècle», Editions Germes de Barbarie, juin 2021.
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Nulle idolâtrie en cela, alors même qu’un nouveau culte s’instaurait à l’enseigne d’engouements frisant parfois l’hystérie, mais une véritable amitié où la tendresse bourrue d’une présence le disputait à une vivacité critique et poétique semblant couler de source – et ce que je note là à titre personnel aura sans doute été vécu par d’innombrables bonnes gens…</p> <p>Cette notion de bonté pourrait sembler incongrue, à laquelle je tiens pourtant dans la double approche d’une personne (le personnage est autre chose) et d’un <i>corpus </i>poétique où la musique, la mélodie et les harmonies comptent autant que les mots, les images et les idées fondues en chansons-poèmes aux multiples couleurs et aux intensités non moins variables, dont la composante de bonté, ou la débonnaireté plus joviale, se retrouvent à tout moment en dépit de saillies joyeusement féroces ou polémiques.</p> <p>De seize à vingt ans, quand Brassens nous est devenu familier, pas un instant nous n’avons pensé à ce qu’il avait été à notre âge, avec ou sans moustache, comme s’il était venu au monde tel qu’il serait toujours, avec sa guitare et sa simple dégaine, là encore absolument lui-même.</p> <p>Du <i>Gorille</i> à la tombe imaginaire de la plage de Sète il y a cependant toute une vie filtrée, comme on l’a appris par la suite, mais la tonalité dominante de ses chansons, de ses premiers tâtons poétiques aux quelques vrais chefs-d’œuvre qu’il a ciselés, reste à peu près la même en dépit de son évolution et des mille variations de lumière captées au gré de son voyage autour des jardins et des cafés à terrasses ensoleillées du village du monde.</p> <p>De fait c’est un village que le lieu poétique de Brassens le Sétois, Parigot d’adoption mais à la fois de toutes les régions, et d’abord par sa façon de faire chanter notre langue commune en troubadour du redoutable XXème siècle, contemporain de Ronsard et de La Fontaine, de Rabelais et de Verlaine, de Musset et de Paul Fort ou des flonflons de mirlitons...</p> <p>La clarté et le plus simple n’excluent ni la finesse et les subtilités, et jusque dans l’apparente convention ou le cliché fleurent la malice complice et la jovialité de celui qui sait dans le populo —populaire qu’il est de fibre fine, mais jamais démago populiste —, autant de bonnes pâtes pétries de sagesse terrienne que d’imbéciles et de gredines. Quand on est con, etc.</p> <p>S’il n’échappe pas à l’air du temps, qui est celui des vivants, Brassens n’en est tributaire par aucune posture ni aucune mode passagère sans se figer pour autant dans l’immobilité satisfaite. C’est en somme un libertaire par nature autant que par adhésion juvénile mais non doctrinaire, sa causticité n’est jamais acide comme peut l’être parfois celle de son ami Brel, et l’on ne le voit pas coller l’<i>Affiche rouge </i>de son ami Ferré. D’aucun parti ni d’aucune autre cause que celle de la liberté vécue et défendue par la pensée et la parole, on le suppose sympathisant des partisans à vingt ans, mais à nos vingt piges de soixante-huitards il se tient bonnement à distance, ou disons à côté, de cœur probablement mais sans manifester son opinion autrement qu’à sa façon régulière d’irrégulier, pas plus «engagé» au nouveau sens convenable que désengagé pour autant. Là encore avec Montaigne on pourrait parler, bien plus que du «juste milieu» des tièdes, du <i>milieu juste</i> de celui qui chemine en équilibre sur son arête personnelle.</p> <p>Au-dessus de la mêlée ou claquemuré dans sa tour d’ivoire? Mais non puisqu’il s’inscrit, tranquillement, dans toute une filiation plus ou moins anarchisante à la française, que perpétuent les chansonniers insolents de Montmartre et de la Rive gauche autant que les pamphlétaires d’avant et après la Grande Guerre, pour lesquels les mots ne désarment pas sans tuer pour autant, toujours censurés ici et là… Ainsi l’adolescent lecteur du <i>Canard enchaîné</i> que j’ai été, dès l’âge de quatorze ans, se rappelle-t-il l’indignant opprobre qui valait au <i>Gorille</i> d’être interdit de diffusion sur les ondes de la Radio Suisse Romande, au début des années 60, comme le fut <i>Le déserteur</i> de Boris Vian par la France cocardière — mais quel surcroît de plaisir, alors, de se régaler de <i>La mauvaise herbe, </i>même si l’ortie lyrique du satyre satirique ne jaillit que sporadiquement dans le grand jardin de l’oncle Georges aux échappées multiples.</p> <h3>La poésie d'un trouvère de mots justes</h3> <p>Quant à la poésie, et sans le flatter à outrance ou pontifier, l’on peut dire que Brassens n’a cessé de l’honorer à merveille et sûrement plus, une fois encore, que maints versificateurs moulinant à la régulière ou déconstruisant tout au contraire, mais prenant les mêmes poses en confraternités graves et se payant en somme des mots souvent exsangues, abstraits ou inaudibles, évanescents ou juste faits pour les cénacles les plus confinés.</p> <p>Pour mieux le situer par rapport au meilleur de la poésie, qui se réduit parfois à des moments de grâce même chez les plus grands — un détour par un recueil de ses textes peut être éclairant, tel que le propose, en livre de poche, l’ensemble de ses <i>Poèmes et chansons</i> renvoyant à une quinzaine de disques enregistrés et que complètent diverses pièces non interprétées et autres paroles sans musique. Or le meilleur des écrits de Brassens, me semble-t-il, est indissociable de la mélodie qu’ils portent et que le chant magnifie sur tous les tons, de la chansonnette à l’élégie.</p> <p>A la lecture, vous trouverez probablement, amateurs vous piquant de Poésie avec un grand P, que le marbre du <i>Cimetière marin</i> de Paul Valéry «tient» la pente de la page avec une majesté esthétique incomparable; mais à l’écoute de la <i>Supplique pour être enterré à la plage de Sète</i>, c’est une grâce non moindre qui me semble offerte en partage par l’«humble troubadour», avec plus encore de douce émotion teintée d’humour.</p> <p>La poésie de Georges Brassens est d’un conteur et d’un trouvère de mots justes, dont les bonheurs sont aussitôt partagés par tout un chacun et chacune; elle est d’une plasticité tour à tour délicate et charnue, elle ne craint pas de hanter les mauvais lieux sans en ressortir salie, elle réinvente à sa façon l’amour courtois et relance la verve vive des temps de jadis et naguère, elle reste urbaine en campagne et paysanne à la ville, elle est musique avant et avec la mélodie des chansons qui la portent, et puis il y a la poésie des autres que défend et illustre le passeur inspiré qu’est aussi l’interprète de <i>La Prière</i> de Francis Jammes ou d’<i>Il n’y a pas d’amour heureux</i> de Louis Aragon, du «Petit cheval blanc» de Paul Fort et enfin de ce <i>Pensées des morts</i> de Lamartine qui nous rappelle une fois de plus, grâce au baladin, que la mort n’existe pas en poésie…</p> <p><i>(A la Maison bleue, ce dimanche 23 mai 2021)</i></p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1622624006_617h9yszbbl.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="232" height="383" /></p> <h4>Georges Brassens, <i>Poèmes et chansons,</i> Editions du Seuil, coll. Points, 403 pages.</h4> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1622621284_193348438_10216605883374084_7114999680046174620_n.jpeg" class="img-responsive img-fluid left " width="245" height="392" /></p> <h4>Revue<em> Instinct nomade</em>, hors série: «Georges Brassens, La légende du siècle», Editions Germes de Barbarie, juin 2021.</h4>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'brassens-baladin-debonnaire-de-douce-france', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 571, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 6, 'person_id' => (int) 675, 'post_type_id' => (int) 1, 'poster_attachment' => null, 'editions' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Edition) {} ], 'tags' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 2 => object(App\Model\Entity\Tag) {} ], 'locations' => [], 'attachment_images' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'attachments' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'comments' => [], 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ '*' => true, 'id' => false ], '[dirty]' => [], '[original]' => [], '[virtual]' => [], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [], '[invalid]' => [], '[repository]' => 'Posts' } $relatives = [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 5282, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => 'Lire «Vivre», de Boualem Sansal, participe de sa libération', 'subtitle' => 'L’arrestation du grand écrivain algérien, le 16 novembre dernier à Alger, relève à la fois de l’infamie et de la logique d’Etat, s’agissant d’un opposant déclaré plus virulent même qu’un Salman Rushdie. 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Est-il vrai qu’il aurait apprécié le fait de ne pas être maltraité? Est-il vrai qu’il aurait affirmé ces derniers temps qu’il en avait assez de vivre? Et que voit-il par la fenêtre, si tant est que les murs qui l'enferment soient pourvus de la moindre ouverture? 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Mais pas du tout : maintes fois, en effet, l’auteur du redoutable 2084 l’a répété: ce n’est pas à l’islam qu’il en veut, mais à l’islamisme et à l’instrumentalisation sociale et politique du «message» musulman, comparable à l’instrumentalisation faite par tous les fanatiques césaro-papistes des confessions diverses, etc.</p> <p>Freeman Dyson rend hommage à l’auteure de science-fiction Madeleine L'Engle, très prisée des enfants et des ados anglo-saxons (elle a écrit une trentaine de romans les visant en priorité) et qui accorde, en chrétienne atypique, plus d’importance aux scientifiques qu’aux théologiens, coupables, selon elle, de limiter la notion de Dieu alors que «les scientifiques, avec leurs questions, avec leur émerveillement face à la gloire de l’Univers», l’ont aidée dans sa quête de méditation et de contemplation, tant il est vrai que les spécialistes de biologie cellulaire ou d'astrophysique traitent de la nature de l'existence même au fil de questions d’ordre théologique: «quelle est la nature du temps? 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Vous allez vous retrouver en vos jeunes années, quand vous vous interrogiez, graves filles et garçons, sur la place de l’homme dans l’Univers, le mystère de son origine et de ses fins dernières, l’éventualité de présences cousines dans les galaxies poches ou lointaines, enfin tout le branlebas de questions relevant de la religion, de la philosophie, de la métaphysique ou de la science-fiction.</p> <p>Si celle-ci a été «votre truc» entre 13 et 33 ans, soit par les livres de Bradbury et d’Asimov, soit par le cinéma avec Spielberg et autres odyssées de l’espace, vous vous retrouverez en pays de connaissance avec la partie explicitement conjecturale et truffée de trouvailles épatantes de <em>Vivre</em>, schématique à souhait et «limite» naïve quoique frisant le comique burlesque à la Monty Python dans son arborescence «scientifique», avant que le roman, apparemment tout différent des autres ouvrages de Boualem Sansal, ne vous ramène au cœur des préoccupations actuelles de l’écrivain: inquiétudes sociétales (fanatisme religieux et wokisme au menu) et chocs entre cultures et continents, monde en pleine bascule géopolitique et troisième guerre mondiale redoutée, fin des haricots et fuite sur Mars dans la fusée des Musk Brothers & Co, etc.</p> <p>Or je lis plus précisément, dans <em>Vivre</em>, que «les gouvernements n’ont jamais d’autre but que de satisfaire l’appétit insatiable des oligarchies et des camarillas qui les constituent»; et tout à l’heure je lisais ces lignes qui sont comme le «pitch» de ce formidable récit se jouant des codes «populaires» de la SF pour développer une réflexion voltairienne sur l’état actuel de nos sociétés et les hantises et autres fantasmes de survie de nos semblables divers: «Une entité de l’espace vous contacte télépathiquement pour vous annoncer que la Terre va disparaître, frappée par un phénomène naturel, est-il précisé, et qu’il vous incombe personnellement de désigner ceux qui seront sauvés. 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Je m’y attendais, c’est un corps d’élite, les imams, toujours prêts à bondir et à rendre service, comme les scouts »...</p> <h3><strong>Un hymne insolent à la vie libre !</strong></h3> <p>Sacré Boualem, qui fait passer le salut des Terriens par le truchement de la connexion onirique – et quel régal panaché que la suite des réponses de l’imam, du rabbin, du curé et de l’hindouiste vegan, quelle fiesta d’ironie sagace et de lucidité débonnaire quoique sans illusion, aboutissant à une conclusion d’un surprenant optimisme, à savoir que «l’avenir appartient aux gens de bien», ce que Sansal commente tranquillement (je l’imagine plutôt tranquille, ce matin, dans sa réclusion), en ces termes: «Tiens, je crois que c’est ça la bonne définition de cet objet non identifié qu’est l’humanité, que je cherche depuis des années, L’humanité, ce sont ces gens de bien qui, vaille que vaille, assurent le service de la vie»…</p> <p>Aussi bien ne me fais-je pas trop de souci, malgré tout, pour ce cher homme dont la force morale, l’intelligence et l’immense savoir «humain», modulés dans ses livres si variés de forme – jusqu’à ce roman d’anticipation parodiant joyeusement la littérature conjecturale pour ados de tous les âges – me font penser qu’il vit son incarcération actuelle, par les morts-vivants du pouvoir, comme une péripétie parmi d’autres, mais combien révélatrice pour nous qui en découvrons les effets de solidarité massive autant que les retombées de haine et d’abjection.</p> <p>Vivre, oui, et d’abord lire ce livre tonique, hymne insolent et généreux à la vie libre (!) au lieu de radoter dans le vide des idéologies «divinement» meurtrières. Boualem Sansal sera-t-il libre à Noël? C’est évidemment à espérer, même si cette fête d’«infidèles» tourne au marché de pacotille. Et les Terriens méritent-ils d’ailleurs d’être sauvés! Salut le mystère!</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1733404354_g08284.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="161" height="235" /></p> <p><strong>Boualem Sansal. <em>Vivre. Le compte à rebours</em>. </strong><strong>Gallimard, 2024, 233p. </strong></p> <p><strong><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1733404445_laviedanslunivers.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="156" height="248" /></strong></p> <p><strong>Freeman J. Dyson. </strong><strong><em>La vie dans l’univers. Réflexions d’un physicien. </em></strong><strong>Gallimard, Bibliothèques des sciences humaines, 2009. 255p.</strong></p> <hr /> <h2><strong>Entretien avec Boualem Sansal, en 2006 </strong></h2> <p><strong> </strong><strong>(paru dans le quotidien <em>24 heures </em>le 9 mai 2006)</strong></p> <p>Boualem Sansal est l’une des grandes voix de la littérature algérienne francophone, dont les romans ressaisissent la tragique et complexe réalité contemporaine avec une porosité et une faconde sans pareilles. Après <em>Le serment des barbares</em> (1999), <em>L’enfant fou de l’arbre creux</em> (2000) et <em>Dis-moi le paradis</em> (2003), son quatrième roman, Harraga, s’attache à deux destinées de femmes avec autant d’empathie que de lucidité révoltée. Au printemps 2006, cet auteur qui a «mal à l’Algérie» adressait une lettre ouverte à ses compatriotes intitulée <em>Poste restante: Alger,</em> d’un courage civique impressionnant. Nous avions rencontré l’auteur après cette parution...</p> <p><strong>Comment, Boualem Sansal, vivez-vous aujourd’hui en Algérie?</strong></p> <p>Plutôt mal, après une amnistie marquant la réhabilitation des criminels d’hier, qui se retrouvent à plastronner en ville avec une arrogance extraordinaire. La chape d’un ordre moral intolérant se fait de nouveau ressentir, parallèlement à la réintroduction de l’enseignement religieux et à l’occupation des mosquées. Or la population semble l’accepter, tant elle est respectueuse de l’islam.</p> <p><strong>Quelle a été votre éducation personnelle?</strong></p> <p>Je suis né dans une famille où l’on pensait que l’instruction était essentielle. Ayant perdu mon père très tôt, j’ai été soumis, avec mes trois frères, à la discipline rigoureuse d’un grand-père chef de gare qui avait fait la guerre de 14-18, laïc et profondément attaché à la France et à sa culture. Après un début d’études classiques en latin-grec, j’ai cependant bifurqué sur une formation d’ingénieur, l’Algérie de l’indépendance ayant besoin de bâtisseurs et de techniciens plus que de «beaux parleurs», comme on disait alors. C’est pourquoi je me suis retrouvé, en 1992, au poste de Directeur de l’industrie, où m’avait appelé un condisciple devenu ministre.</p> <p><strong>Qu’avez-vous appris dans les allées du pouvoir?</strong></p> <p>Ce qui m’a le plus frappé, c’est la morgue, la corruption, les luttes entre clans et, d’une manière générale, le mépris de la population, ainsi qu’une formidable incompétence des apparatchiks du parti unique.</p> <p><strong>En avez-vous un exemple?</strong></p> <p>Le plus éloquent est ce rapport qu’un ministre m’a chargé d’établir, sur les relations entre l’endettement des pays du Sud méditerranéen et leur niveau de développement. Me fiant aux chiffres de la Banque mondiale et du FMI, j’ai constaté que les pays les plus endettés à régimes autoritaires, à commencer par l’Égypte, étaient aussi les plus déficients en matière de développement, alors qu’Israël, super-endetté, affichait un développement constant. Ce constat a mis le ministre en fureur, qui m’a prié de supprimer la mention d’Israël, ce que l’honnêteté m’interdisait. Je lui ai donc proposé ma démission immédiate, qui a été refusée en même temps qu’on enterrait le rapport. Par la suite, mes positions et mes livres m’ont valu d’être limogé.</p> <p><strong>Comment en êtes-vous venu au roman?</strong></p> <p>Cela s’est fait comme ça, pendant la terreur islamiste qui nous cloîtrait. Or que fait-on dans ces conditions ? On tourne en rond, on remâche les dernières horreurs du jour, on prend des notes sur ce qu’on observe, et tout à coup le « roman » est là, dicté par la vie. C’est ainsi qu’est né Le serment des barbares.</p> <p><strong>Décrire la réalité si fidèlement, comme l’a fait aussi votre ami Rachid Mimouni, ne représentait-il pas un risque?</strong></p> <p>Bien entendu, mais sortir dans la rue était déjà risqué. A propos de mon ami Rachid, la nuit suivant son enterrement en Algérie, des fanatiques ont exhumé son cadavre pour le livrer aux chiens. Ce n’est pas du roman : c’est la réalité, comme <em>Harraga </em>relève d’une réalité vécue.</p> <p><strong>Dans votre lettre ouverte aux Algériens, vous vous en prenez violemment à l’amnistie…</strong></p> <p>Pour aboutir à une vraie réconciliation, il fallait enquêter et rendre la justice. Je ne suis pas contre le pardon, au contraire, mais cette amnistie était une insulte aux victimes et un déni de justice.</p> <p><strong>Pensez-vous être entendu? 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Celle-ci l’éloigne-t-elle du réel, ou lui permet-elle au contraire de se libérer du «nombrilisme» et de mieux accéder à l’«universel»?</p> <p>De telles questions auront peut-être «fait débat», cet hiver-là, tandis qu’il neigeait sur Vilnius, à tel festival de littérature auquel venait de participer Sarah Popp (quel nom, n’est-ce pas? pour une auteure, autrice, auteuse ou autorelle en langage d’inclusion), qui se réjouissait de revenir en Suisse pour y retrouver, à la veille de son cinquante-neuvième anniversaire, son compagnon Tobie, aussi à l’aise à son piano que devant les fourneaux, et leur fille Matild associée à une mini-troupe d’animateurs de robots-marionnettes au goût dernier cri de la nouvelle génération théâtrale.</p> <p>Alors quoi, un roman de plus sur les «problèmes du roman»? Mais quelle barbe! Et pourtant non: grâce à la neige et au gel, aux avions cloués au sol et donc à l’imprévu illico salué par Tobie («accepte ce qui arrivera» lui chante-t-il au téléphone quand elle lui expose son retard de deux ou trois jours), et Sarah de se réjouir de l’imprévisible occasion de vivre elle ne sait encore quoi alors que, de la fenêtre du bus qui la ramène de l’aéroport en ville, elle voit sans le voir un grand camion blanc dont la cabine figure une petite maisonnette, prélude à un conte à dormir debout. 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Ainsi se met-elle bel et bien à écrire des fragments de sa «vraie vie» sur la table de la maisonnette roulante, tandis que la romancière module sa propre vision des choses, où la poésie se joue allègrement des règles de la théorie, autant que des conventions morales.</p> <h3>Au dam du «poulailler paroissial»</h3> <p>Comment une romancière d’aujourd’hui doit-elle parler de la violence faite aux femmes, ou des humiliations subies au nom de la morale courante? Le kidnappeur de Sarah Popp, comme les gens «adultes et responsables», croit avoir la réponse, enjoignant la romancière de témoigner comme au commissariat ou au tribunal – aujourd’hui aux assises des médias friands d’accusations – «on veut des noms!» </p> <p>Or ce n’est pas minimiser les souffrances que de les confronter à la complexité de la vie, jamais réductibles aux seules sentences morales. Dans le roman de Rose-Marie Pagnard, en tout cas, la morale des bien-pensants, de telle tante bigote ou de tels voisins malveillants dans un village «gonflé de méchanceté», pèse lourdement sur les jugements portés sur telle jeune fille libre ou, d’une génération antérieure, sur telle «fille-mère» passible de la prison. Mais Sarah Popp n’est pas du genre, en tant que romancière, à se contenter d’une «dénonciation» univoque. Est-ce dire qu’elle fuit dans l’équivoque? Pas non plus. Il faudrait alors, par manière de réponse, détailler le roman et ses rebondissements, les multiples facettes de ses personnages, «raconter» le vieil Anders et le pourquoi de sa révolte remontant au calvaire social de sa mère, raconter celle-ci et sa propre façon de se libérer voire de se fiche de son passé, raconter l’amour fou de Sarah et de Tobie en butte au qu’en dira-t-on, raconter la sensualité persistante de Sarah la quasi sexa, raconter Sarah et sa fille, Sarah et l’angoisse, Sarah et les maux - Sarah et les mots, Sarah et la magie des objets, Sarah et la fantaisie de la fée-sorcière Rose-Marie.</p> <p>Rose-Marie Pagnard est poète autant sinon plus qu’elle est romancière, à savoir que chez elle les mots et les images passent avant les «scènes à faire», qui tissent une sorte de tapisserie «musicale» aux détails reproduisant à foison la joyeuse profusion de la réalité.</p> <h3>Féerie kaléidoscopique</h3> <p>Et c’est alors qu’il faudrait citer à qui mieux mieux, quitte à tirer «la ficelle folie». Citer le «sac de tristesse» de l’ancien voisin bûcheron, «vieux mais propre» et fleurant le savon, le bois et le citron. Citer le syndrome des jambes de Sarah dont les cauchemars l’empêchent de dormir car «chaque nuit est un piège», telle étant la part d’ombre de ce tourbillon lumineux de neige comme produite par une usine à farine. Citer les vitrines, les concerts, les biscuits de Noël qui peut être «poussent les pensées vers la mélancolie». Citer la «tête osseuse» à «noblesse de cheval» du faux ogre estimant qu’on est tous des «maltraités de la vie». Citer le «cœur explosif» du passé de Sarah entrevu par Tobie, lequel inspire celle-ci quand il rage. Citer le souvenir pénible du «poulailler paroissial» de la mesquine petite ville. Citer les deux enfants morts emportés par le père dans un carton à chaussures – «il faut beaucoup de calme et de propreté pour que ces faits révèlent leur beauté». Citer la beauté partout quand on a l’âme clame et propre à l’écart des «bandits en soutanes», ou citer par la fenêtre du bus les bonds de dauphins que suggèrent les ondulations d’un pipeline russe violet sur fond de neige, citer la forêt qui «se serre autour de l’histoire» avec «cette petite histoire humaine à l’intérieur», etc.</p> <p>Rose-Marie Pagnard a l’âge des seniors et la grâce des enfants, ou plutôt de l’enfance en tant qu’instance de l’imagination sans âge, et c’est à l’enfance grave des contes que la fugue dans la neige lituanienne de <i>L’enlèvement de Sarah Popp</i> fait penser, à l’enfance tissée d’émerveillements primesautiers et d’effrois secrets, à ce qui nous reste de bonne rage vivace après les déceptions et les larmes, à ce qui relance notre joie. </p> <p>Dans ce conte foisonnant qui ressemble si fort à la vie, peut-être même plus réel qu’elle, il y aurait, au conditionnel de l’enfance, un poney cinquantenaire aux yeux bleus, un drôle de type nommé Robert Louis 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Et si vous pensez que le geste de prendre Pavese dans vos bras va vous en rapprocher en moite tendresse, déchantez car le mec est aussi distant, voire impossible avec ses semblables qu’avec les femmes, comme il le sous-entend dans ce fragment du <i>Métier de vivre</i> daté de ses vingt-sept ans: «Comme les grands amants, les grands poètes sont rares. Les velléités, les fureurs et les rêves ne suffisent pas; il faut ce qu’il y a de mieux: des couilles dures. Ce que l’on appelle également le regard olympien».</p> <p>Hélas le péremptoire jeune homme ne sera jamais un «grand amant», mais il pressent en lui le «grand poète» non sans raison, malgré le «vice absurde» qu’il nourrit déjà, et qu’il maudit en toute lucidité. Ainsi le note-t-il aussi en novembre 1937: «Le plus grand tort de celui qui se suicide est non de se tuer mais d’y penser et de ne pas le faire. Rien n’est plus abject que l’état de désintégration morale auquel amène l’idée – l’habitude de l’idée – du suicide. Responsabilité, conscience, force, tout flotte à la dérive sur cette mer morte, coule et revient futilement à la surface, jouet de n’importe quel courant.» </p> <h3>L'incommunicable en partage</h3> <p>Et d’autres couleurs au cinéma, comme dans les films de Michelangelo Antonioni que Pierre Adrian évoque à propos de la mort de Monica Vitti qui vous a tous fait craquer, jeunes gens, entre seize et vingt ans, quand vous découvriez le mot «incommunicabilité» très prisé des intellos une dizaine d’années après la mort de Pavese… </p> <p>Le terme est au cœur du paradoxe de la relation de Pavese avec les autres, qu’il appelle et rejette en même temps, auxquels il offre sa poésie et qu’il fuit comme malgré lui. </p> <p>Or ce mélange d’attirance et de répulsion, Pierre Adrian l’a éprouvé lui-même après avoir trouvé, en sa vingtaine, l’écrivain selon son cœur en la personne de Pier Paolo Pasolini, l’opposé à maints égards de Pavese, qu’il suivra du Frioul à Rome avant, la trentaine venue, de repérer un autre «compagnon lucide» possible avec Pavese qu’il va «retrouver», de Rome où il vit, à Turin, en compagnie d’une amie-amante qu’il appelle «la fille à la peau mate» à la façon du poète parlant de sa «fille à la voix rauque», passion malheureuse entre tant d’autres… </p> <h3>D'amitié et d'amour</h3> <p>Autre paradoxe alors: que le récit-enquête-pèlerinage consacré à un poète mal barré en amour, entrepris en complicité avec une jeune Parisienne de joyeuse compagnie, transforme ce qui pourrait n’être qu’un fastidieux «docu» littéraire en histoire d’amitié et d’amour, où l’incommunicabilité fameuse – l’un des murs sur lesquels Pavese bute souvent dans <i>Le Métier de vivre</i> – se déploie en vecteur de sympathies multiples, au fil des rencontres parfois très étonnantes qui ponctuent le parcours des deux «petits Français»…</p> <p>Cela commence à <i>La Dernière plage</i>, ce restau à salle de bal et terrasse estivale des hauts de Turin, anciennement <i>Taverna dell’orso,</i> où Pavese accoutumait de se rendre, à deux pas de la maison de sa mère, et dont le nouveau propriétaire farceur a conçu une anti-publicité typique de l’humour grinçant des Piémontais: «<em>Si mangia male, si paga tanto</em>», l’on mange mal et l’on paie cher…</p> <p>Premier lieu «à la Pavese», au seuil des Langhe, restau de province aux airs «défaits», avant une série d’escales significatives dans les collines, en Calabre où le poète a été exilé sept mois par les autorités fascistes, à Rome, ou encore à Bocca di Magra en face des falaises de marbre de Carrare où il foula sa véritable «dernière plage» en compagnie d’un improbable flirt…</p> <h3>Les œuvres, bagages accompagnés</h3> <p>Valeur ajoutée inestimable à ce périple: les constantes références de l’auteur aux livres de Pavese, citations à l’appui tirées de <i>La lune et les feux</i>, son dernier livre apparié à une «divine comédie», des <i>Dialogues avec Leuco</i>, sur l’exemplaire duquel figurent les derniers mots manuscrits du désespéré («Je pardonne à tous et à tous je demande pardon. Ca va? Pas trop de bavardages»), du <i>Bel été</i> (prix Strega en juin 1950, consécration à peine relevée par les médias sauf à Turin), <i>Entre femmes seules </i>aux si profondes intuitions psychologiques, <i>Le Métier de vivre</i> à de multiples reprises et la correspondance de l’écrivain d’où l’auteur tire la page saisissante, à valeur d’autoportrait, d’une lettre à Fernanda Pivano, le 25 octobre 1950, où figurent ces mots d’une si terrible lucidité: «Or P. qui sans doute est un solitaire parce qu’en grandissant il a compris qu’on ne peut rien faire qui vaille sinon loin du commerce du monde, est le martyr de ces contradictions. Il veut être seul – et il est seul –, mais il veut l’être au milieu d’un cercle qui le sache (…) P. appelle même tout cela besoin d’expression, de communication, de communion; sa privation, tragédie de la solitude, incommunicabilité des âmes, et ainsi de suite. Que pourra faire un tel homme devant l’amour?»</p> <p>Enfin Pierre Adrian a retrouvé à Rome, géant nonagénaire, le dernier compagnon vivant de Pavese au nom de Franco Ferrarotti, qui nous vaut les pages les plus émouvantes <i>d’Hôtel Roma</i>, avec l’évocation des funérailles de Pavese, dont le cercueil fut suivi par des centaines de personnes, le message bouleversant du jeune Italo Calvino, atterré par la mort de son ami, et une conclusion qui oriente l’ensemble de l’ouvrage dans le même sens que les derniers mots de Pavese, le 18 août 1950: «Un clou chasse l’autre. Mais quatre clous font une croix. Mon rôle public, je l’ai accompli – j’ai fait ce que je pouvais. J’ai travaillé, j’ai donné de la poésie aux hommes, j’ai partagé la peine de beaucoup».</p> <p>Et Pierre Adrian de conclure: «Ferrotti m’avait conforté dans la conviction qu’un écrivain peut être l’ami qui vous réconforte et vous aide à tenir. Pavese était devenu un compagnon de route. Je m’étais lié à lui. 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