Actuel / Permettre tous les points de vue
Le pluralisme, à l'université ou dans les médias: un effort de tous les instants et de tout temps. © DR
La présence appuyée d’agendas idéologiques tendance «décolonialisme», «woke» et «cancel culture» dans les domaines des sciences sociales est un fait. Faut-il pour autant partir à la chasse à l’idéologie dans les universités, comme l’a préconisé la ministre française Frédérique Vidal? Pas sûr. Voici l’ébauche d’une alternative, valable aussi pour les médias.
La question de l’idéologie dans les universités fait parler ces temps-ci. En France, la dénonciation de l’islamo-gauchisme à l’université par la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal a suscité la polémique il y a quelques semaines. Plus récemment, le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer a déclaré s’inquiéter des réunions non-mixtes (non-ouvertes aux Blancs…) organisées par l’UNEF, le grand syndicat étudiant. En Grande-Bretagne, le ministre Gavin Williamson souhaite légiférer pour garantir la tolérance à l’université et la liberté académique, comme l’a rapporté la NZZ.
La présence appuyée d’une cancel culture, d’une mouvance décoloniale et d’un esprit hostile à l’universalisme dans les facultés de sciences humaines et sociales occidentales est un fait. Un exemple personnel en plus de tous ceux déjà relayés dans les médias: durant mes deux années de master à l’Université de Neuchâtel, j’ai dû suivre, en raison de chevauchements horaires et de la taille de l’établissement (moins une université est grande, moins il y a de choix), pas moins de trois enseignements à tendance décoloniale ou post-coloniale: une conférence de philosophie déjà décrite ici et deux séminaires de littérature où, pour faire court, il était question de la non-possibilité pour les peuples colonisés par la France d’avoir une histoire et d’écrire des œuvres en français…
Suren Erkman, professeur d’écologie industrielle, témoigne
Le corps enseignant et les chercheurs sont aussi concernés, pas seulement les étudiants. Suren Erkman, professeur d’écologie industrielle à l’Université de Lausanne, m’a livré un témoignage édifiant au bout du fil: «J’ai été vivement critiqué et attaqué publiquement par un collègue simplement pour mon approche non-catastrophiste des problèmes d’environnement, et en particulier de la question climatique.» C’est l’un des thèmes que le chercheur à la renommée internationale – et au croisement des sciences naturelles, sociales et humaines ainsi que des sciences de l’ingénieur – considère justement comme instrumentalisé par des militants, particulièrement au sein des sciences sociales et humaines.
Le jugement militant commence déjà par le choix des mots. «Des étiquettes comme celle de "climato-sceptique" servent à jeter le discrédit sur des collèges scientifiques ayant simplement des approches ou des conclusions différentes», estime l’universitaire. «Or, le scepticisme est l’autre nom du doute, qui en science doit toujours accompagner la recherche de la vérité. Quant à ceux qui nieraient la réalité du changement climatique, je n’en connais pas en Suisse.»
Le professeur étend son constat aux médias: ceux-ci témoignent parfois d’une certaine intolérance à l’endroit des paroles non alignées sur le discours officiel. Pas question néanmoins de leur attribuer la faute d’une crispation des points de vue dans les universités. «Celle-ci me paraît davantage liée à des enjeux de pouvoir de nature idéologique ou narcissique. C’est une manière d’attirer l’attention que de crier à la fin du monde.»
En finir avec la géométrie variable
Il est donc salutaire que des membres de gouvernements thématisent cette problématique et esquissent des pistes de solution à ce qui s’avère être un problème pour l’esprit de débat, la qualité du climat intellectuel et l’avenir de la recherche. Il vaut cependant la peine de se demander si la stratégie adoptée par Frédérique Vidal, à savoir traquer les manifestations de cette idéologie dans les facs au moyen d’une enquête et de sanctions pour les cas avérés, est la bonne.
Comme sur la question du complotisme, la tendance à voir des conspirations partout, l’attaque frontale qu’est la censure ou l’indifférence est souvent contre-productive. Museler un conspirationniste, c’est en quelque sorte lui donner des «preuves» qu’une manigance est en route pour faire taire les personnes dans son genre. Empêcher les (plus ou moins) intellectuels d’analyser le savoir, la culture, le monde entier comme un rapport de force entre des dominants (les hommes, les Blancs, l’Occident, …) et des dominés (les femmes, les Noirs, les musulmans, …) comporte le même risque. A savoir celui de leur apporter sur un plateau une «attestation» de leur statut de dominés.
Quand bien même nous considérons cette vision binaire du monde comme fausse, voire dangereuse, celle-ci, dans une société libérale, doit pouvoir être exprimée. Le problème n’est pas que ces opinions aient droit de cité, mais plutôt que les autres, les nôtres, n’aient pas cette chance. En somme, ce ne sont pas le militantisme en faveur de l’écriture inclusive, l’activisme «pour le climat» et la lutte contre le «racisme systémique» qui sont condamnables, mais le fait que ceux qui se refusent à ces nouvelles religions sont parfois interdits de parole et souvent méprisés, voire attaqués personnellement en paroles ou en actes.
Le pluralisme, une exigence intemporelle
Rassurons-nous: la nécessité d’écouter tous les points de vue pour autant qu’ils reposent sur du factuel et qu’ils témoignent d’une certaine honnêteté intellectuelle n’est pas un défi qui se pose à notre époque plus qu’à une autre. Avant la toute-puissance des gender studies et des cultural stuides, théorisées en France, développées aux Etats-Unis et revenues en Europe, le structuralisme et le marxisme occupaient par exemple une place prépondérante dans les facs européennes. Et gare aux étudiants et professeurs qui s’en distançaient trop.
Le risque de l’uniformisation de la pensée au sein des universités comme des médias leur est en fin de compte inhérent. Réfléchir contre soi-même, tolérer des approches complémentaires voire contradictoires, accepter qu’on s’intéresse à des domaines de recherche mais aussi qu’on ne s’y intéresse pas, lire aussi bien «sa» presse pour approfondir sa conception du monde que d’autres sources pour nourrir sa lecture de la réalité, voilà bien un effort de tous les instants et de tout temps. Il urge d’en saisir l’importance pour que demeure la vie démocratique.
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Le rectorat a négocié avec la faîtière d’étudiants un accord commun – incluant tous les étudiants et collaborateurs de l’université – portant sur la défense de valeurs fondamentales telles que la liberté académique, la liberté d’expression, le refus de la violence, etc. Mais le <a href="https://www.unige.ch/communication/communiques/2022/luniversite-et-ses-etudiant-es-reaffirment-les-valeurs-de-linstitution">communiqué de l’université</a> souffre d’une certaine ambiguïté:</p> <p>«Par cette déclaration commune, le rectorat et les étudiant-es replacent (…) le débat dans son contexte académique et souhaitent rappeler des principes essentiels: le respect dû aux personnes passant par la lutte contre toute forme de discrimination, notamment de genre, d’origine ou de classe; le refus de la violence sous toutes ses formes; le respect de la liberté académique dans la recherche et l’enseignement, <em>encadrée par les valeurs précitées</em><sup><strong>1</strong></sup>. 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Qui sont ces groupes désormais puissants dans les rapports de force idéologiques qui parcourent l’université et la société de manière générale (pour vous en convaincre, songez au fait qu’à Neuchâtel, les représentants des étudiants avaient réussi à ne faire comptabiliser que les réussites d’examens, et pas les échecs, en période de Covid)? 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Par comparaison, «l’Association Générale des Etudiant·e·s de l’Université de Fribourg» (AGEF) vit grâce à une cotisation obligatoire de 20 CHF pour tout étudiant, dont une bonne partie repart dans les sections de la faîtière (une section par département ou faculté). C’est à peu près la même chose à Neuchâtel, où tous les étudiants sont <em>de facto</em> membres de la «Fédération des étudiant·e·s neuchâtelois·e·s» (FEN) et paient ainsi une cotisation de 15 CHF, comprise dans la taxe d’étude. Si quelqu’un ne souhaite pas la payer, il doit démissionner par écrit de la faîtière.</p> <p>On part alors du principe que les faîtières en question doivent se sentir responsables de leur caractère représentatif vis-à-vis des étudiants qu’elles fédèrent. Mais pas besoin de trop gratter pour se rendre compte qu’il ne s’agit pas vraiment du genre de la maison. La CUAE se définit sur son site comme «association faîtière et syndicat des étudiant.e.x.s de l’Université de Genève, et leur porte-parole auprès des autorités universitaires et politiques». Déjà, même s’il s’agit d’une volonté des individus qui composent la CUAE, son statut de syndicat pose question, dans la mesure où il reflète une certaine culture politique: n’y a-t-il pas incompatibilité entre cette nature de syndicat (unique en Suisse parmi les universités) et le fait de devoir représenter les étudiants dans leur diversité (y compris politique, diversité qu’on oublie souvent)?</p> <h3>Revendications politiques «si ça concerne les étudiants»</h3> <p>En partant de cette interrogation, on peut tirer un fil logique pour questionner les types de revendications portées par la CUAE et par leurs émules romandes. Si les représentants de toutes les autres faîtières estudiantines nous ont déclaré qu’ils condamnaient les moyens violents utilisés par les manifestants genevois pour faire entendre leur cause, ils sont également unanimes sur la limite que leurs associations se fixent concernant leurs revendications politiques. En effet, toutes les faîtières se donnent la compétence de prendre publiquement position «quand le sujet concerne les étudiants». Voici comment par exemple Guillaume Haas détaille le cas de l’AGEF, qu’il co-préside:</p> <p>«Notre grande différence avec la CUAE (Genève) est que l’AGEF (Fribourg) est représentée à tous les niveaux de l’université de Fribourg. Et quand je dis à tous les niveaux, c’est à tous les niveaux: au Sénat, qui est l’organe suprême de l’université, mais aussi dans la moindre des petites commissions. L’UniFR est l’une des universités les plus démocratiques d’Europe. 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Outre l’intégration des étudiants transgenres dans la forme des statuts de l’Union des étudiant-e-s de Suisse (UNES), les délégués de cette «faîtière des faîtières» ont par exemple traité d’une initiative populaire en assemblées des délégués, parce que la votation faisait courir un risque au programme ERASMUS, même si les étudiants n’étaient pas cités dans le texte. Rebelote avec la question de l’accord-cadre et HORIZON2020. Un ancien responsable de la FEN, la faîtière neuchâteloise, confie:</p> <p>«Peu de personnes s’engagent dans ces structures. Il y a eu des assemblées générales de la FEN où nous étions dix. 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Mais il est parfois utile de jeter un coup d’œil plus affuté sur les représentants que nous avons encore actuellement à Berne. Car la composition d’un législatif dit quelque chose de la sociologie politique d’un pays. Deux prismes sont choisis ici: la diversité d’idées parmi les élus de chaque parti ainsi que leur profil socio-professionnel. Deux entrées a priori indépendantes mais qui touchent néanmoins à un thème commun: le pluralisme, garant, selon beaucoup de théories, d’une certaine représentativité de la société dans sa diversité.</p> <h3>Le pluralisme des idées, un gros mot à gauche?</h3> <p>On parle toujours de «l’avis des partis» sur tel ou tel sujet. Certes, les diverses formations politiques, par les votes de leurs délégués lors des assemblées, adoptent des résolutions, des prises de position, etc. Mais on oublie souvent que les partis sont composés de personnes, dont les plus importantes politiquement, dans une démocratie représentative, sont les élus. 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Le résultat semble comme calqué sur les graphiques précédents (pluralisme des idées):</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1648117695_capturedcran2022032411.27.09.png" class="img-responsive img-fluid center " width="555" height="386" /></p> <h4><em>Observatoire des élites suisses (Obelis) de l’Université de Lausanne, graphique publié dans <i>Le Temps</i> le 24 octobre 2019.</em></h4> <p>Là encore, Olivier Meuwly sourit: «Il y a une contradiction évidente entre le fait de se proclamer le parti des prolétaires et de ne plus l’être depuis longtemps au niveau de ses représentants, comme d’une partie de ses électeurs d’ailleurs.» Il n’empêche, en théorie, rien ne défend à un professeur d’université de s’intéresser à la condition des ouvriers. Mais il faut noter toutes les fois où la gauche, dans notre pays, place au premier plan de ses revendications l’égalité des chances, la dignité de chaque individu, le fait que chacun puisse et doive s’engager en politique ou dans un conseil d’administration, etc. Il y a donc un paradoxe évident entre la forte présence de ces thèmes au niveau de la posture de la gauche et la réalité des origines socio-professionnelles au niveau de ses représentants.</p> <p>Encore une fois, il n’a pas été question ici d’évaluer positivement ou négativement une homogénéité d’opinions ou de parcours. Mais de pointer des faits et de les mettre en perspective avec le langage de la gauche. Cette famille de pensée, incontournable dans la vie politique suisse, devrait davantage se pencher sur ses paradoxes. «C’est une des conditions pour que la social-démocratie, prise dans ses contradictions internes, ne subisse pas une dégringolade à la française – moins violente, mais quand même. 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1 Commentaire
@Flavian 27.03.2021 | 13h20
«Étant moi-même étudiant en économie, je ne peux qu'être d'accord avec votre constat. Dans nos cours, le débat n'a tout simplement pas lieu, car l'économie néo-classique est enseignée telle qu'elle est la seule école de pensée légitime dans ce domaine. Alors qu'il y a une palette de pensées économiques hétérodoxes qui non seulement apporte un point de vue différent, mais qui (à mon humble avis) apporte une description plus réaliste de ce qu'est l’économie. Ainsi aurions-nous avec un pluralisme de pensées, une meilleure base scientifique pour le développement de politiques économiques.
P.S.- Encore merci pour la rédaction de cet article !»