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Chronique

Chronique / La colline inspirée


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«‘’Vézelay, Vézelay, Vézelay, Vézelay’’, connaissez-vous plus bel alexandrin de la langue française? J'en ai mieux aimé Aragon», écrit François Mitterrand dans La paille et le grain. Aux confins du Morvan, dressée sur son éperon rocheux qui se devine de loin, la basilique Sainte-Marie-Madeleine, merveille de l’art roman, a toujours fasciné. N’attirant pas seulement les pèlerins pour Compostelle. Mais aussi artistes et écrivains, nombreux à s’être établis à Vézelay, Romain Rolland, Jules Roy, Christian et Yvonne Zervos, Max-Pol Fouchet, Maurice Clavel et tant d’autres.



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La dernière fois que j’y étais venu, il y a cinq ans, la basilique faisait peine à voir. Des herbes folles poussaient entre les pierres de sa façade et, dans le narthex, le sublime tympan sculpté avec son Christ en majesté reposait sur un rail métallique. Aujourd’hui, c’est un tout autre visage qu’offre la basilique qui a été presque entièrement restaurée – les voûtes doivent encore être nettoyées, de même, les murs extérieurs de la nef. Désormais, la Madeleine a retrouvé toute sa splendeur, merveille d’équilibre et de grâce. Car c’est bien ce dernier terme qui vient d’abord à l’esprit lorsqu’on déambule dans l’édifice au rythme de ses arcs en plein cintre soutenant voûtes et bas-côtés, s’arrêtant motifs de ses chapiteaux, tous des chefs d’œuvre de sculpture. Mais une grâce qui en quelque sorte incline déjà vers la perte. Parce qu’avec la Madeleine, l’art roman touche à sa fin, jette bel et bien ses derniers feux.

La basilique de Vézelay, on ne le sait pas toujours, a été bâtie assez tardivement. La nef à partir de 1120 et le narthex entre 1140 et 1150. Elle est l’exacte contemporaine de Saint-Denis, dont l’abbé Suger entreprend, en 1135, la construction. Avec ses hautes verrières gothiques, symboles de l’architecture nouvelle, inondant de lumière le chœur achevé en une décennie à peine, en 1144 déjà. A l’inverse, tout à Vézelay, aussi bien son décor sculpté, presque maniériste, que son architecture, «témoigne de mille façons que les temps vont changer»; où «piliers, chapiteaux, bases même portent si bien le style roman au bout de lui-même qu’il ne saurait après cela que se dégrader ou muter.»

On ne peut que donner raison au commentateur anonyme de l’ouvrage Le Monde de Vézelay (Zodiaque, 1967). D’où, encore une fois, cette impression d’harmonie et de raffinement qui se dégage de l’édifice, mais qui, en même temps, ne semble tenir qu’à un souffle. Sentiment d’une sorte de miracle, mais qui ne saurait se prolonger. Jamais en tout cas je ne l’avais éprouvé pareillement que lors de cette récente visite. Peut-être aussi parce que la basilique de Vézelay consacrée à la femme qu’aima Jésus et qui, la première, découvrit le tombeau vide, est un lieu où l’esprit continue de souffler – on est bien loin, par exemple, de l’abbatiale de Payerne qui, malgré sa récente restauration, est un édifice mort. Ici, à Vézelay, au contraire, on est dans un lieu habité – une  communauté de moniales et de moines y dit d’ailleurs l’office trois fois par jour. Et rien, aucune de ces horreurs que tant de paroisses se complaisent à installer dans les églises, chaises en plastiques, tableaux d’affichage en toile de jute et bien sûr guérites d’accueil désertées, ne vient s’interposer entre le visiteur et la vision, pure, dépouillée, qui s’offre à lui.

Zervos et l’art moderne

Quiconque gravit la colline de Vézelay y vient, fût-ce sans le savoir, en pèlerin et n’en repart pas complètement intact. C’est pourquoi sans doute tant d’artistes, tant d’écrivains, je l’ai dit, s’y sont arrêtés et, pour certains, y ont achevé leur vie. L’un des premiers à s’y être installé est Romain Rolland. L’hôte de Villeneuve sur la Riviera lémanique, où il s’était établi au sortir de la Grande Guerre, finit par quitter la Suisse en 1938. Il choisit alors Vézelay où il acquiert une maison dans la rue qui monte en direction de la basilique. L’écrivain s’y éteindra six ans plus tard. Aujourd’hui sa maison, où l’on peut voir encore son cabinet de travail, abrite, beaucoup l’ignorent, le Musée Zervos.

Avec Yvonne, son épouse, Christian Zervos a joué un rôle décisif dans l’histoire de l’art moderne. L’éditeur d’origine grecque est en effet le fondateur, en 1926, des fameux Cahiers d’art – ils paraîtront jusqu’en 1960 – dédiés aux artistes qui formeront l’Ecole de Paris avant et après la guerre, Picasso, Matisse, Braque, Giacometti, mais aussi Hélion, Poliakoff. C’est également au couple que l’on doit le catalogue raisonné de l’œuvre de Picasso – trente-trois volumes au total! – et peut-être que sans Zervos aussi le Festival d’Avignon n’aurait jamais vu le jour. Désireux de montrer en 1947 les peintres interdits sous l’Occupation, plutôt qu’au Palais de Tokyo à Paris, l’éditeur décida de les exposer dans la chapelle du Palais des Papes d’Avignon. Dans la foulée, il demanda à Jean Vilar de présenter dans la Cour d’honneur Meurtre dans la cathédrale de T. S. Eliot. Le patron du TNP commença par refuser: «J’ai répondu non à Zervos, vraiment ce lieu m’effrayait.» Pour finalement se raviser et proposer trois créations. La 1e Semaine d’art en Avignon, à l’origine du Festival, était née.

A Vézelay, dans la discrète maison de Romain Rolland, la collection Zervos se déploie sur quatre niveaux dans de minuscules pièces. A chaque fois, il ne s’agit que de quelques œuvres, mais toutes de premier ordre. Sculptures de Laurens, Giacometti, Calder, toiles de Dufy, Ozenfant, Léger et bien sûr Picasso auquel une salle entière est consacrée. Avec notamment une huile de l’ultime période, un Mousquetaire à l’épée qui figura dans l’exposition de 1970 organisée par Yvonne Zervos à nouveau en Avignon – il y en aura encore une dernière en 1973 que j’eus la chance de voir et que j’évoque dans mon livre Malraux & Picasso.

On va à Vézelay comme on va vers la lumière et le soleil

Reprenant le chemin de la basilique, ayant encore à l’esprit les œuvres vues au Musée Zervos, on ne peut que constater, une fois de plus, qu’entre l’art roman et l’art moderne, il y a une proximité, sinon  de formes, du moins d’esprit, bien plus grande qu’on pourrait l’imaginer. Et ce n’est bien sûr pas un hasard si cette collection se trouve, ici, à Vézelay. Toujours dans la rue Saint-Etienne, un peu plus haut, voici la maison de Georges Bataille et dans une rue parallèle, on lit cette inscription «Ici travailla et mourut l’écrivain Max-Pol Fouchet 1915-1980.» Ce grand humaniste et critique d’art, qui fut aussi homme de télévision, publia de nombreux ouvrages de voyage et d’art, dont plusieurs à la Guilde, à Lausanne, notamment L’art amoureux des Indes (1957). Mais l’écrivain qui s’est peut-être le plus identifié à Vézelay, jusqu’à lui vouer une passion exclusive, c’est bien sûr Jules Roy.

Né en Algérie en 1907 à Rovigo, Jules Roy fut pilote de l’armée française. D’abord vichyste, il rallia la France Libre lors du débarquement allié en Afrique du Nord. Il combattra ensuite en Indochine. Mais, en 1953, en désaccord avec la façon dont est conduite la guerre, il donna sa démission. Il a alors le grade de colonel. Proche d’Albert Camus, il condamne publiquement la politique française en Algérie et dénonce la torture. Il collabore à L’Express, à Confluences, aux Nouvelles littéraires et entame son grand œuvre, les six volumes des Chevaux du soleil qui racontent l’Algérie française, de la conquête à l’indépendance. Suivra notamment Le désert de Retz, auquel je consacrai à sa sortie en 1978 l’une de mes toutes premières chroniques littéraires.

C’est en compagnie de Louise de Villemorin, en 1956, que l’écrivain se rendit pour la première fois à Vézelay. Visite peu marquante, raconte-t-il. N’importe, le sort voudra qu’il fasse l’acquisition quelques années plus tard d’une maison non loin de Vézelay avant de s’installer définitivement sur la colline. «Nous étions des étrangers, et cependant il nous semblait être chez nous», relate Jules Roy dans Vézelay ou l’amour fou. «Un jour ma femme me dit: ‘’C’est comme si nous retrouvions la terre natale.’’ Chaque visite nous comblait d’une joie inexplicable (…) Notre cœur, comme innocent baignait dans une sorte de bonheur: quelque chose comme le sentiment fugace que ce que nous éprouvions n’aurait pas d’achèvement.» Le romancier passera les vingt dernières années de sa vie à Vézelay, jusqu’à sa mort en 2000. «Riant ou sombre abîme selon les saisons, aubes souvent cachées par la masse noble de l’édifice, tel est Vézelay pour ses proches, et il arrive qu’on lui tourne le dos comme à quelqu’un de qui on ne peut pas se passer mais qu’on ne peut plus supporter. Et si cela, si ce n’est pas de l’amour au plus haut degré, si ce n’est pas de la rage, qu’on me dise ce que c’est.»


Jules Roy, Vézelay ou l’amour fou, Albin Michel, 1990

 

 

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