Chronique / Il y a du génie helvétique dans la pensée de Claude Frochaux
© Matthias Rihs
Point d’orgue final de la prestigieuse revue «Le Débat», sacrifiée sans gloire par les éditions Gallimard, le texte lumineux de l’écrivain romand, intitulé «L’Ordre humain», s’inscrit dans la mouvance actuelle des grands questionnements. Déclin des uns, relance possible des autres – l’Avenir le dira…
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Est-il vrai qu’il aurait apprécié le fait de ne pas être maltraité? Est-il vrai qu’il aurait affirmé ces derniers temps qu’il en avait assez de vivre? Et que voit-il par la fenêtre, si tant est que les murs qui l'enferment soient pourvus de la moindre ouverture? 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Mais pas du tout : maintes fois, en effet, l’auteur du redoutable 2084 l’a répété: ce n’est pas à l’islam qu’il en veut, mais à l’islamisme et à l’instrumentalisation sociale et politique du «message» musulman, comparable à l’instrumentalisation faite par tous les fanatiques césaro-papistes des confessions diverses, etc.</p> <p>Freeman Dyson rend hommage à l’auteure de science-fiction Madeleine L'Engle, très prisée des enfants et des ados anglo-saxons (elle a écrit une trentaine de romans les visant en priorité) et qui accorde, en chrétienne atypique, plus d’importance aux scientifiques qu’aux théologiens, coupables, selon elle, de limiter la notion de Dieu alors que «les scientifiques, avec leurs questions, avec leur émerveillement face à la gloire de l’Univers», l’ont aidée dans sa quête de méditation et de contemplation, tant il est vrai que les spécialistes de biologie cellulaire ou d'astrophysique traitent de la nature de l'existence même au fil de questions d’ordre théologique: «quelle est la nature du temps? 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Vous allez vous retrouver en vos jeunes années, quand vous vous interrogiez, graves filles et garçons, sur la place de l’homme dans l’Univers, le mystère de son origine et de ses fins dernières, l’éventualité de présences cousines dans les galaxies poches ou lointaines, enfin tout le branlebas de questions relevant de la religion, de la philosophie, de la métaphysique ou de la science-fiction.</p> <p>Si celle-ci a été «votre truc» entre 13 et 33 ans, soit par les livres de Bradbury et d’Asimov, soit par le cinéma avec Spielberg et autres odyssées de l’espace, vous vous retrouverez en pays de connaissance avec la partie explicitement conjecturale et truffée de trouvailles épatantes de <em>Vivre</em>, schématique à souhait et «limite» naïve quoique frisant le comique burlesque à la Monty Python dans son arborescence «scientifique», avant que le roman, apparemment tout différent des autres ouvrages de Boualem Sansal, ne vous ramène au cœur des préoccupations actuelles de l’écrivain: inquiétudes sociétales (fanatisme religieux et wokisme au menu) et chocs entre cultures et continents, monde en pleine bascule géopolitique et troisième guerre mondiale redoutée, fin des haricots et fuite sur Mars dans la fusée des Musk Brothers & Co, etc.</p> <p>Or je lis plus précisément, dans <em>Vivre</em>, que «les gouvernements n’ont jamais d’autre but que de satisfaire l’appétit insatiable des oligarchies et des camarillas qui les constituent»; et tout à l’heure je lisais ces lignes qui sont comme le «pitch» de ce formidable récit se jouant des codes «populaires» de la SF pour développer une réflexion voltairienne sur l’état actuel de nos sociétés et les hantises et autres fantasmes de survie de nos semblables divers: «Une entité de l’espace vous contacte télépathiquement pour vous annoncer que la Terre va disparaître, frappée par un phénomène naturel, est-il précisé, et qu’il vous incombe personnellement de désigner ceux qui seront sauvés. 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Je m’y attendais, c’est un corps d’élite, les imams, toujours prêts à bondir et à rendre service, comme les scouts »...</p> <h3><strong>Un hymne insolent à la vie libre !</strong></h3> <p>Sacré Boualem, qui fait passer le salut des Terriens par le truchement de la connexion onirique – et quel régal panaché que la suite des réponses de l’imam, du rabbin, du curé et de l’hindouiste vegan, quelle fiesta d’ironie sagace et de lucidité débonnaire quoique sans illusion, aboutissant à une conclusion d’un surprenant optimisme, à savoir que «l’avenir appartient aux gens de bien», ce que Sansal commente tranquillement (je l’imagine plutôt tranquille, ce matin, dans sa réclusion), en ces termes: «Tiens, je crois que c’est ça la bonne définition de cet objet non identifié qu’est l’humanité, que je cherche depuis des années, L’humanité, ce sont ces gens de bien qui, vaille que vaille, assurent le service de la vie»…</p> <p>Aussi bien ne me fais-je pas trop de souci, malgré tout, pour ce cher homme dont la force morale, l’intelligence et l’immense savoir «humain», modulés dans ses livres si variés de forme – jusqu’à ce roman d’anticipation parodiant joyeusement la littérature conjecturale pour ados de tous les âges – me font penser qu’il vit son incarcération actuelle, par les morts-vivants du pouvoir, comme une péripétie parmi d’autres, mais combien révélatrice pour nous qui en découvrons les effets de solidarité massive autant que les retombées de haine et d’abjection.</p> <p>Vivre, oui, et d’abord lire ce livre tonique, hymne insolent et généreux à la vie libre (!) au lieu de radoter dans le vide des idéologies «divinement» meurtrières. Boualem Sansal sera-t-il libre à Noël? C’est évidemment à espérer, même si cette fête d’«infidèles» tourne au marché de pacotille. Et les Terriens méritent-ils d’ailleurs d’être sauvés! Salut le mystère!</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1733404354_g08284.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="161" height="235" /></p> <p><strong>Boualem Sansal. <em>Vivre. Le compte à rebours</em>. </strong><strong>Gallimard, 2024, 233p. </strong></p> <p><strong><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1733404445_laviedanslunivers.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="156" height="248" /></strong></p> <p><strong>Freeman J. Dyson. </strong><strong><em>La vie dans l’univers. Réflexions d’un physicien. </em></strong><strong>Gallimard, Bibliothèques des sciences humaines, 2009. 255p.</strong></p> <hr /> <h2><strong>Entretien avec Boualem Sansal, en 2006 </strong></h2> <p><strong> </strong><strong>(paru dans le quotidien <em>24 heures </em>le 9 mai 2006)</strong></p> <p>Boualem Sansal est l’une des grandes voix de la littérature algérienne francophone, dont les romans ressaisissent la tragique et complexe réalité contemporaine avec une porosité et une faconde sans pareilles. Après <em>Le serment des barbares</em> (1999), <em>L’enfant fou de l’arbre creux</em> (2000) et <em>Dis-moi le paradis</em> (2003), son quatrième roman, Harraga, s’attache à deux destinées de femmes avec autant d’empathie que de lucidité révoltée. Au printemps 2006, cet auteur qui a «mal à l’Algérie» adressait une lettre ouverte à ses compatriotes intitulée <em>Poste restante: Alger,</em> d’un courage civique impressionnant. Nous avions rencontré l’auteur après cette parution...</p> <p><strong>Comment, Boualem Sansal, vivez-vous aujourd’hui en Algérie?</strong></p> <p>Plutôt mal, après une amnistie marquant la réhabilitation des criminels d’hier, qui se retrouvent à plastronner en ville avec une arrogance extraordinaire. La chape d’un ordre moral intolérant se fait de nouveau ressentir, parallèlement à la réintroduction de l’enseignement religieux et à l’occupation des mosquées. Or la population semble l’accepter, tant elle est respectueuse de l’islam.</p> <p><strong>Quelle a été votre éducation personnelle?</strong></p> <p>Je suis né dans une famille où l’on pensait que l’instruction était essentielle. Ayant perdu mon père très tôt, j’ai été soumis, avec mes trois frères, à la discipline rigoureuse d’un grand-père chef de gare qui avait fait la guerre de 14-18, laïc et profondément attaché à la France et à sa culture. Après un début d’études classiques en latin-grec, j’ai cependant bifurqué sur une formation d’ingénieur, l’Algérie de l’indépendance ayant besoin de bâtisseurs et de techniciens plus que de «beaux parleurs», comme on disait alors. C’est pourquoi je me suis retrouvé, en 1992, au poste de Directeur de l’industrie, où m’avait appelé un condisciple devenu ministre.</p> <p><strong>Qu’avez-vous appris dans les allées du pouvoir?</strong></p> <p>Ce qui m’a le plus frappé, c’est la morgue, la corruption, les luttes entre clans et, d’une manière générale, le mépris de la population, ainsi qu’une formidable incompétence des apparatchiks du parti unique.</p> <p><strong>En avez-vous un exemple?</strong></p> <p>Le plus éloquent est ce rapport qu’un ministre m’a chargé d’établir, sur les relations entre l’endettement des pays du Sud méditerranéen et leur niveau de développement. Me fiant aux chiffres de la Banque mondiale et du FMI, j’ai constaté que les pays les plus endettés à régimes autoritaires, à commencer par l’Égypte, étaient aussi les plus déficients en matière de développement, alors qu’Israël, super-endetté, affichait un développement constant. Ce constat a mis le ministre en fureur, qui m’a prié de supprimer la mention d’Israël, ce que l’honnêteté m’interdisait. Je lui ai donc proposé ma démission immédiate, qui a été refusée en même temps qu’on enterrait le rapport. Par la suite, mes positions et mes livres m’ont valu d’être limogé.</p> <p><strong>Comment en êtes-vous venu au roman?</strong></p> <p>Cela s’est fait comme ça, pendant la terreur islamiste qui nous cloîtrait. Or que fait-on dans ces conditions ? On tourne en rond, on remâche les dernières horreurs du jour, on prend des notes sur ce qu’on observe, et tout à coup le « roman » est là, dicté par la vie. C’est ainsi qu’est né Le serment des barbares.</p> <p><strong>Décrire la réalité si fidèlement, comme l’a fait aussi votre ami Rachid Mimouni, ne représentait-il pas un risque?</strong></p> <p>Bien entendu, mais sortir dans la rue était déjà risqué. A propos de mon ami Rachid, la nuit suivant son enterrement en Algérie, des fanatiques ont exhumé son cadavre pour le livrer aux chiens. Ce n’est pas du roman : c’est la réalité, comme <em>Harraga </em>relève d’une réalité vécue.</p> <p><strong>Dans votre lettre ouverte aux Algériens, vous vous en prenez violemment à l’amnistie…</strong></p> <p>Pour aboutir à une vraie réconciliation, il fallait enquêter et rendre la justice. Je ne suis pas contre le pardon, au contraire, mais cette amnistie était une insulte aux victimes et un déni de justice.</p> <p><strong>Pensez-vous être entendu? 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Et pourtant non: grâce à la neige et au gel, aux avions cloués au sol et donc à l’imprévu illico salué par Tobie («accepte ce qui arrivera» lui chante-t-il au téléphone quand elle lui expose son retard de deux ou trois jours), et Sarah de se réjouir de l’imprévisible occasion de vivre elle ne sait encore quoi alors que, de la fenêtre du bus qui la ramène de l’aéroport en ville, elle voit sans le voir un grand camion blanc dont la cabine figure une petite maisonnette, prélude à un conte à dormir debout. 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Dans le roman de Rose-Marie Pagnard, en tout cas, la morale des bien-pensants, de telle tante bigote ou de tels voisins malveillants dans un village «gonflé de méchanceté», pèse lourdement sur les jugements portés sur telle jeune fille libre ou, d’une génération antérieure, sur telle «fille-mère» passible de la prison. Mais Sarah Popp n’est pas du genre, en tant que romancière, à se contenter d’une «dénonciation» univoque. Est-ce dire qu’elle fuit dans l’équivoque? Pas non plus. Il faudrait alors, par manière de réponse, détailler le roman et ses rebondissements, les multiples facettes de ses personnages, «raconter» le vieil Anders et le pourquoi de sa révolte remontant au calvaire social de sa mère, raconter celle-ci et sa propre façon de se libérer voire de se fiche de son passé, raconter l’amour fou de Sarah et de Tobie en butte au qu’en dira-t-on, raconter la sensualité persistante de Sarah la quasi sexa, raconter Sarah et sa fille, Sarah et l’angoisse, Sarah et les maux - Sarah et les mots, Sarah et la magie des objets, Sarah et la fantaisie de la fée-sorcière Rose-Marie.</p> <p>Rose-Marie Pagnard est poète autant sinon plus qu’elle est romancière, à savoir que chez elle les mots et les images passent avant les «scènes à faire», qui tissent une sorte de tapisserie «musicale» aux détails reproduisant à foison la joyeuse profusion de la réalité.</p> <h3>Féerie kaléidoscopique</h3> <p>Et c’est alors qu’il faudrait citer à qui mieux mieux, quitte à tirer «la ficelle folie». Citer le «sac de tristesse» de l’ancien voisin bûcheron, «vieux mais propre» et fleurant le savon, le bois et le citron. Citer le syndrome des jambes de Sarah dont les cauchemars l’empêchent de dormir car «chaque nuit est un piège», telle étant la part d’ombre de ce tourbillon lumineux de neige comme produite par une usine à farine. Citer les vitrines, les concerts, les biscuits de Noël qui peut être «poussent les pensées vers la mélancolie». Citer la «tête osseuse» à «noblesse de cheval» du faux ogre estimant qu’on est tous des «maltraités de la vie». Citer le «cœur explosif» du passé de Sarah entrevu par Tobie, lequel inspire celle-ci quand il rage. Citer le souvenir pénible du «poulailler paroissial» de la mesquine petite ville. Citer les deux enfants morts emportés par le père dans un carton à chaussures – «il faut beaucoup de calme et de propreté pour que ces faits révèlent leur beauté». 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Stevenson comme le conteur fameux mort aux îles Samoa d’un AVC après avoir fait rêver les jeunesses du monde à son île au trésor, un beau garçon surnommé Chasseur qui se fait draguer «grave» par Sarah, laquelle n’est plus à la fin qu’une poussière géante ou qu’une araignée en chocolat sous le balai de la mémoire passée et future, avec les mots de Rose-Marie Pagnard, fée et sorcière-sourcière emmêlée dans ses pinceaux et autres stylos dans sa féerie évoquant «une danse de Lapons endormis», lapins d’Alice et compagnie, sous les étoiles dont les noms (Chevelure de Bérénice ou Petit Lion) «valent le coup de vivre cent ans», enfin Sarah, agitant son kaléidoscope, se dit comme ça, «qu’il ne lui est pas nécessaire de tout comprendre, seulement de vivre et d’être amie de l’imagination».</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1732184054_zoelenlevementdesarahpoppcopie.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="298" /></p> <h4>«L’enlèvement de 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Ainsi Douglas Kennedy, compose-t-il un patchwork où la tendresse généreuse le dispute à la critique du «râleur-né» de l’East Village new yorkais. 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Ca va? Pas trop de bavardages»), du <i>Bel été</i> (prix Strega en juin 1950, consécration à peine relevée par les médias sauf à Turin), <i>Entre femmes seules </i>aux si profondes intuitions psychologiques, <i>Le Métier de vivre</i> à de multiples reprises et la correspondance de l’écrivain d’où l’auteur tire la page saisissante, à valeur d’autoportrait, d’une lettre à Fernanda Pivano, le 25 octobre 1950, où figurent ces mots d’une si terrible lucidité: «Or P. qui sans doute est un solitaire parce qu’en grandissant il a compris qu’on ne peut rien faire qui vaille sinon loin du commerce du monde, est le martyr de ces contradictions. Il veut être seul – et il est seul –, mais il veut l’être au milieu d’un cercle qui le sache (…) P. appelle même tout cela besoin d’expression, de communication, de communion; sa privation, tragédie de la solitude, incommunicabilité des âmes, et ainsi de suite. 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L’étrange, inquiétante et non moins fascinante époque que nous vivons, plus troublante encore depuis le début de l’année 2020, semble marquée, plus que par la peur dont on nous rebat les oreilles, par l’incertitude.
«N’as-tu pas l’impression que nous sommes tous un peu perdus?», me demandait l’autre jour Claude Frochaux au cours d’un téléphone de deux heures lié à ma lecture du tiré à part de son essai paru dans la dernière livraison du Débat dont Marcel Gauchet venait d’annoncer la triste et significative liquidation, et je me surpris à lui répondre que non: que je ne me sentais pas plus perdu qu’à nos vingt ans de flottements idéologiques divers, quand le libraire anarchiste bien connu du quartier bohème des escaliers du Marché, à Lausanne, qui deviendrait ensuite le bras droit de l’éditeur Vladimir Dimitrijevic, à l’enseigne de L’Age d’Homme, faisait déjà figure d’écrivain sans attaches politiques précises mais très attentif à la mouvance contestataire de l’époque – laquelle époque, disons entre 1968 et 1975, est d’ailleurs au centre de ce qu’il qualifie aujourd’hui de véritable basculement de civilisation.
N’étions-nous pas alors, déjà, «un peu perdus», malgré la crâne affirmation de nos certitudes? Ce qui est sûr, c’est que nous étions beaucoup à nous figurer qu’un nouveau monde commençait avec notre génération, sans nous douter évidemment du fait que, de manière beaucoup plus générale nous inaugurions ce que Claude Frochaux qualifie d’«ordre humain» dans cet essai d’une vingtaine de pages constituant le résumé d’une espèce de synthèse anthropologique amorcée en 1996 par l’essai intitulé L’Homme seul – cet «ordre humain» marquant l’apparente victoire de l’homme sur la nature, désormais affranchi de toute transcendance et seul à décider, peut-être pour le pire, de l’avenir de la planète et surtout de sa propre espèce…
Il était une fois deux histoires…
Mais qu’est-ce donc, plus précisément, que cet «ordre humain» selon Claude Frochaux? C’est le résultat d’une histoire millénaire, que l’essayiste appelle l’histoire numéro deux, parallèle à l’histoire numéro un que nous considérons comme l’histoire «officielle» de l’humanité, de Sapiens à Albert Einstein valsant sur son vélo, racontant en somme la saga des hommes «entre eux», femmes comprises évidemment.
L’histoire numéro un est donc celle, linéaire et cousue de dates, de notre espèce, tandis que l’histoire numéro deux est celle du rapport de notre espèce avec la nature.
Or Frochaux prétend qu’étudier cette histoire numéro deux, bien mieux que l’histoire numéro un, va nous permettre de mieux comprendre quelques phénomènes caractéristiques de notre époque, à savoir: l’obsession climatique, la montée en puissance d’un féminisme radical voire agressif, l’effondrement des religions et l’affaissement qualitatif de la culture – cela concernant prioritairement le monde occidental même si lesdits phénomènes font tache d’huile. De l’histoire numéro un à l’histoire numéro deux, nous passons en somme du «comment» au «pourquoi».
Oui, sans doute, beaucoup de nos contemporains ont aujourd’hui le sentiment d’être perdus, mais pourquoi? C’est ce que l’autodidacte Claude Frochaux, bravant toute autorité académique et autres spécialistes ferrés, prétend nous expliquer avec sa réflexion détaillée sur l’histoire numéro deux, et c’est avec force détails, force exemples à l’appui qu’il nous intrigue, nous passionne et nous éclaire.
La bascule du sacré au profane
Notre rapport à la nature, à l’origine, est essentiellement notre rapport au sacré, rappelle Claude Frochaux. Dès l’Adam mythique, premier agriculteur probable, l’homme se distingue de la nature (faisons simple sans mêler Eve et le serpent), fait «bande à part», s’émancipe du «vivier commun» du chasseur ou cueilleur en inventant la roue, le feu, l’aiguille à tricoter et tutti quanti, mais la prédominance de la nature se maintient durant des siècle et des millénaires, jusqu’à la première bascule de la révolution industrielle du XIXe siècle, avant l’explosion innovatrice des techno-sciences contemporaines; et tout ce temps, dans le match nature-humanité, a été ponctué par de multiples avatars divins, de la nature divinisée du panthéisme aux dieux grecs, en passant par le Dieu unique à géométrie variable; et plus la conquête de la nature par l’homme progressait, plus la part du sacré, la part de Dieu, la part du vertical religieux cédait le pas à la part horizontale de l’«ordre humain».
Assez curieusement, Claude Frochaux situe le basculement de l’«ordre humain» en 1975, ou disons entre 1960 et 1975. Mais pourquoi pas 74 ou 77, a-t-on envie de lui demander avec un clin d’œil? Peu importe à vrai dire! Ce qui compte pour lui, c’est de repérer un «avant» et un «après», et c’est là que les exemples deviennent intéressants, notamment en matière de culture.
A la lumière de l’histoire numéro deux, l’on voit comment l’homme, dans cette sorte de journal de bord de l’humanité qu’est la littérature, s’est affranchi de l’influence du Commandeur divin − de Don Quichotte le chevalier parodique à Don Juan le rebelle −, ou comment le peintre est sorti de la nature avec Picasso «déconstruisant» le portrait de la femme, jusqu’à l’art abstrait ou conceptuel qui sort complètement de la nature pour imposer ses formes autonomes ou ses «objets» désincarnés.
Et après? Quelle place à la nature? Quelle place au sacré? Et revenir en arrière a-t-il le moindre sens?
Le «progrès» culturel est-il avéré?
Ce qui est sûr, au jeu des comparaisons, c’est que les productions culturelles de la grande littérature, de la grande peinture et de la grande musique se sont affadies et étiolées au fur et à mesure que l’«ordre humain» s’imposait, jusqu’à l’insignifiance où tout devient culturel, quand chacune et chacun se pose en écrivain ou en artiste et que triomphent le minimalisme ou le n’importe quoi avec la pieuse bénédiction des fonctionnaires de la culture…
Comparant les séquences de la littérature et de l’art occidental de 1935-1975 et de 1975-2000, Claude Frochaux conclut au déclin manifeste, sinon à la décadence pure et simple. Constat «réactionnaire»? C’est évidemment ce que lui lanceront les «progressistes» plus ou moins, mais pour ma part je ne le crois pas du tout, dans la mesure où il prend réellement la littérature et l’art au sérieux; et la remarquable conclusion de son essai marque une ouverture plus qu’une déploration morose genre «après-nous-le-déluge», ou encore «tout-est-foutu», «les jeunes-sont-nul», etc.
L’imagination a de l’avenir à l’école buissonnière…
En 1982 (donc après 1975...), Claude Frochaux publiait un formidable monologue relevant de l’autofiction caustique, intitulé Aujourd’hui je ne vais pas à l’école et marquant l’affirmation d’un ton et d’une liberté de parole qui caractérisent ses grands ouvrages ultérieur, de L’Homme seul à L’Homme religieux, L’homme achevé ou la fin des rêves ou enfin Regards sur le monde d’aujourd’hui.
Or tous ces livres n’ont cessé de me faire penser à une figure à mes yeux fondatrice de la culture helvétique, de l’instituteur − et l’institutrice bernoise Lina Boegli faisant le tour du monde à trente ans n’est pas en reste!
Que veux-je dire par là? Je veux dire que notre culture, et la romande autant que les trois autres, se distingue par la constance d’un savoir non académique, à la fois champêtre et forestier, démocratique et nomade (nos aïeux se sont beaucoup expatriés et nous ont ramenés des tas de tours de métier de partout, ainsi que l'a illustré Nicolas Bouvier), qui imprègne même nos grands universitaires et nos génies singuliers.
Or Frochaux l’autodidacte, l’ancien libraire du Palimugre parisien de Jean-Jacques Pauvert, le curieux de tout qui refait le monde par delà toutes les idéologies de l’époque, me semble aujourd’hui en quête d’un dépassement (c’est d’ailleurs le titre de son dernier livre non encore achevé) qui recoupe les grands questionnements d’autres témoins perplexes de ce temps rompant avec la philosophie de système ou les idéologies binaires, tels l’Israélien Yuval Noah Harari et l’Allemand Peter Sloterdijk, la Canadienne Naomi Klein ou le Hollandais Rutger Bregman, entre autres.
Dans L’ordre humain, Claude Frochaux insiste sur la valeur fondatrice de l’imagination, qui n’est pas une lubie de fuite mais une construction imagée de l’expérience et du savoir, qui a «inventé» Dieu avant de le reléguer aux oubliettes et qui a produit les œuvres de Léonard de Vinci autant que celles d’Adolf Hitler et consorts…
L’histoire numéro deux semble aboutir à une impasse dont, faute d’imagination, nous ne voyons l’issue que dans les algorithmes et le diable sait quel transhumanisme réservé aux riches. Mais encore?
«Nous sommes la première génération à pouvoir dire qu’il existe une autre histoire», écrit Frochaux. «Et c’est encore et toujours l’histoire numéro deux qui peut nous expliquer pourquoi l’homme, emporté par son élan de conquête, est allé trop loin. A franchi la ligne rouge. A abusé de la nature. Nous devions l’épouser et nous l’avons violée. Nous pressentons aujourd’hui, sous ses airs bonasses, qu’elle rumine sa revanche. Elle prépare un sale coup. On la voit venir: elle va nous démontrer que l’on ne peut pas la piller en tout impunité.»
Et Claude Frochaux de conclure: «Il nous reste une certitude: c’est bien l’histoire numéro deux, le match homme-nature, qui était notre histoire la plus importante. Notre vraie histoire. La suite nous le démontrera. Parce qu’aujourd’hui l’histoire des hommes entre eux s’estompe face à l’actualité, à l’urgence, à l’impérative nécessité de trouver une entente avec la nature. Qui n’attend rien de plus de nous qu’un respect synonyme de survie.»
Claude Frochaux. Le Débat, no 210, mai-août 2020. Gallimard.
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Mais comment enfermer ses livres? Et que pèsent les décisions de mafieux gouvernementaux dans la balance des destinées universelles? Ces questions sont abordées, avec faconde et malice, dans le dernier roman du plus voltairien des auteurs contemporains. ', 'subtitle_edition' => 'L’arrestation du grand écrivain algérien, le 16 novembre dernier à Alger, relève à la fois de l’infamie et de la logique d’Etat, s’agissant d’un opposant déclaré plus virulent même qu’un Salman Rushdie. Mais comment enfermer ses livres? Et que pèsent les décisions de mafieux gouvernementaux dans la balance des destinées universelles? Ces questions sont abordées, avec faconde et malice, dans le dernier roman du plus voltairien des auteurs contemporains. ', 'content' => '<p>Comment Boualem Sansal se porte-t-il ce matin? Que ressent-il dans sa cellule ou sa chambre de la section pénitentiaire de l’hôpital algérois où il se trouve confiné à ce qu’on sait? Est-il vrai qu’il aurait apprécié le fait de ne pas être maltraité? Est-il vrai qu’il aurait affirmé ces derniers temps qu’il en avait assez de vivre? Et que voit-il par la fenêtre, si tant est que les murs qui l'enferment soient pourvus de la moindre ouverture? S’inquiète-t-il de son sort autant que ses proches, amis et lecteurs, ou prend-il les choses avec détachement, comme l’écrivain-visionnaire, à la fin de <em>Vivre</em>, son dernier roman, incite ses lecteurs à considérer les choses à distance: l’univers incommensurable en général et notre destinée personnelle en particulier ?</p> <p>Telles étaient les questions confuses que je me posais ce matin, après avoir achevé hier soir la lecture annotée de <em>Vivre</em> et avant de reprendre celle de <em>La Vie dans l’univers</em> du physicien rebelle Freeman Dyson (lequel a été délivré de la pesanteur terrestre en 2020) dont certains thèmes se retrouvent dans le roman de Sansal, à commencer par la situation de l’infime créature humaine dans l’immensité des galaxies, l’origine de la vie et ses fins dernières, l’importance de la biotechnologie au XXe siècle et nos relations avec d’éventuelles présences extraterrestres, etc.</p> <p>Le dernier chapitre de <em>La Vie dans l’univers</em> est le plus surprenant, auquel je reviens ce matin pour la 42e fois (l’importance du nombre 42 est d’ailleurs relevée par le narrateur matheux de <em>Vivre</em> ), et qui postule la nécessité prochaine, pour l’humanité, de (ré)concilier son penchant religieux et les savoirs de la Science, avec un aperçu du goût de ce scientifique de haut vol pour les échappées imaginaires de quelques auteurs de science-fiction, où Sansal aurait sans doute sa place aujourd’hui.</p> <h3><strong>Une intrigue interstellaire</strong></h3> <p>Boualem Sansal ennemi de la religion, au prétexte qu’il y aurait chez lui du Voltaire algérien? Mais pas du tout : maintes fois, en effet, l’auteur du redoutable 2084 l’a répété: ce n’est pas à l’islam qu’il en veut, mais à l’islamisme et à l’instrumentalisation sociale et politique du «message» musulman, comparable à l’instrumentalisation faite par tous les fanatiques césaro-papistes des confessions diverses, etc.</p> <p>Freeman Dyson rend hommage à l’auteure de science-fiction Madeleine L'Engle, très prisée des enfants et des ados anglo-saxons (elle a écrit une trentaine de romans les visant en priorité) et qui accorde, en chrétienne atypique, plus d’importance aux scientifiques qu’aux théologiens, coupables, selon elle, de limiter la notion de Dieu alors que «les scientifiques, avec leurs questions, avec leur émerveillement face à la gloire de l’Univers», l’ont aidée dans sa quête de méditation et de contemplation, tant il est vrai que les spécialistes de biologie cellulaire ou d'astrophysique traitent de la nature de l'existence même au fil de questions d’ordre théologique: «quelle est la nature du temps? 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Quelle est notre part dans l’œuvre de Dieu?», etc.</p> <p>Le nom de Dieu, dans le roman de Boualem Sansal, est repris du «point de vue de Sirius», si l’on peut dire, car le personnage «médiateur» de l’intrigue interstellaire, identifié sous le nom de l’Entité par le narrateur (prof de maths en rupture d’activités universitaires, quadra typique des quadras mâles blancs occidentaux super-éduqués du début du XXIe siècle, dont la compagne Nelly prof de français en zone urbaine sensible combat la décadence de l’enseignement en farouche syndicaliste), n’est elle-même qu’une instance secondaire de la grande horlogerie universelle à peine perturbée, à la fin du roman de Boualem Sansal, par le fracas «provincial» d’une troisième guerre nucléaire dévastant la planète Terre avant sa destruction par effet collatéral «naturel»…</p> <h3><strong>Comme une fable </strong><strong>SF pour ados de tous les âges…</strong></h3> <p>Vous allez vous amuser, sûrement, en lisant le dernier roman de Boualem Sansal. Vous allez vous retrouver en vos jeunes années, quand vous vous interrogiez, graves filles et garçons, sur la place de l’homme dans l’Univers, le mystère de son origine et de ses fins dernières, l’éventualité de présences cousines dans les galaxies poches ou lointaines, enfin tout le branlebas de questions relevant de la religion, de la philosophie, de la métaphysique ou de la science-fiction.</p> <p>Si celle-ci a été «votre truc» entre 13 et 33 ans, soit par les livres de Bradbury et d’Asimov, soit par le cinéma avec Spielberg et autres odyssées de l’espace, vous vous retrouverez en pays de connaissance avec la partie explicitement conjecturale et truffée de trouvailles épatantes de <em>Vivre</em>, schématique à souhait et «limite» naïve quoique frisant le comique burlesque à la Monty Python dans son arborescence «scientifique», avant que le roman, apparemment tout différent des autres ouvrages de Boualem Sansal, ne vous ramène au cœur des préoccupations actuelles de l’écrivain: inquiétudes sociétales (fanatisme religieux et wokisme au menu) et chocs entre cultures et continents, monde en pleine bascule géopolitique et troisième guerre mondiale redoutée, fin des haricots et fuite sur Mars dans la fusée des Musk Brothers & Co, etc.</p> <p>Or je lis plus précisément, dans <em>Vivre</em>, que «les gouvernements n’ont jamais d’autre but que de satisfaire l’appétit insatiable des oligarchies et des camarillas qui les constituent»; et tout à l’heure je lisais ces lignes qui sont comme le «pitch» de ce formidable récit se jouant des codes «populaires» de la SF pour développer une réflexion voltairienne sur l’état actuel de nos sociétés et les hantises et autres fantasmes de survie de nos semblables divers: «Une entité de l’espace vous contacte télépathiquement pour vous annoncer que la Terre va disparaître, frappée par un phénomène naturel, est-il précisé, et qu’il vous incombe personnellement de désigner ceux qui seront sauvés. Elle met à votre disposition un vaisseau qui peut emporter trois milliards de passagers, sur les huit que compte la planète. En les tassant, en les affamant un peu, vous prendrez peut-être un milliard de plus. Messieurs les religieux, nous voulons apprendre de vous. La question est celle-ci: que ferez-vous?» Quelqu’un devait commencer par lancer la discussion, ce fut l’imam. Je m’y attendais, c’est un corps d’élite, les imams, toujours prêts à bondir et à rendre service, comme les scouts »...</p> <h3><strong>Un hymne insolent à la vie libre !</strong></h3> <p>Sacré Boualem, qui fait passer le salut des Terriens par le truchement de la connexion onirique – et quel régal panaché que la suite des réponses de l’imam, du rabbin, du curé et de l’hindouiste vegan, quelle fiesta d’ironie sagace et de lucidité débonnaire quoique sans illusion, aboutissant à une conclusion d’un surprenant optimisme, à savoir que «l’avenir appartient aux gens de bien», ce que Sansal commente tranquillement (je l’imagine plutôt tranquille, ce matin, dans sa réclusion), en ces termes: «Tiens, je crois que c’est ça la bonne définition de cet objet non identifié qu’est l’humanité, que je cherche depuis des années, L’humanité, ce sont ces gens de bien qui, vaille que vaille, assurent le service de la vie»…</p> <p>Aussi bien ne me fais-je pas trop de souci, malgré tout, pour ce cher homme dont la force morale, l’intelligence et l’immense savoir «humain», modulés dans ses livres si variés de forme – jusqu’à ce roman d’anticipation parodiant joyeusement la littérature conjecturale pour ados de tous les âges – me font penser qu’il vit son incarcération actuelle, par les morts-vivants du pouvoir, comme une péripétie parmi d’autres, mais combien révélatrice pour nous qui en découvrons les effets de solidarité massive autant que les retombées de haine et d’abjection.</p> <p>Vivre, oui, et d’abord lire ce livre tonique, hymne insolent et généreux à la vie libre (!) au lieu de radoter dans le vide des idéologies «divinement» meurtrières. Boualem Sansal sera-t-il libre à Noël? C’est évidemment à espérer, même si cette fête d’«infidèles» tourne au marché de pacotille. Et les Terriens méritent-ils d’ailleurs d’être sauvés! Salut le mystère!</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1733404354_g08284.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="161" height="235" /></p> <p><strong>Boualem Sansal. <em>Vivre. Le compte à rebours</em>. </strong><strong>Gallimard, 2024, 233p. </strong></p> <p><strong><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1733404445_laviedanslunivers.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="156" height="248" /></strong></p> <p><strong>Freeman J. Dyson. </strong><strong><em>La vie dans l’univers. Réflexions d’un physicien. </em></strong><strong>Gallimard, Bibliothèques des sciences humaines, 2009. 255p.</strong></p> <hr /> <h2><strong>Entretien avec Boualem Sansal, en 2006 </strong></h2> <p><strong> </strong><strong>(paru dans le quotidien <em>24 heures </em>le 9 mai 2006)</strong></p> <p>Boualem Sansal est l’une des grandes voix de la littérature algérienne francophone, dont les romans ressaisissent la tragique et complexe réalité contemporaine avec une porosité et une faconde sans pareilles. Après <em>Le serment des barbares</em> (1999), <em>L’enfant fou de l’arbre creux</em> (2000) et <em>Dis-moi le paradis</em> (2003), son quatrième roman, Harraga, s’attache à deux destinées de femmes avec autant d’empathie que de lucidité révoltée. Au printemps 2006, cet auteur qui a «mal à l’Algérie» adressait une lettre ouverte à ses compatriotes intitulée <em>Poste restante: Alger,</em> d’un courage civique impressionnant. Nous avions rencontré l’auteur après cette parution...</p> <p><strong>Comment, Boualem Sansal, vivez-vous aujourd’hui en Algérie?</strong></p> <p>Plutôt mal, après une amnistie marquant la réhabilitation des criminels d’hier, qui se retrouvent à plastronner en ville avec une arrogance extraordinaire. La chape d’un ordre moral intolérant se fait de nouveau ressentir, parallèlement à la réintroduction de l’enseignement religieux et à l’occupation des mosquées. Or la population semble l’accepter, tant elle est respectueuse de l’islam.</p> <p><strong>Quelle a été votre éducation personnelle?</strong></p> <p>Je suis né dans une famille où l’on pensait que l’instruction était essentielle. Ayant perdu mon père très tôt, j’ai été soumis, avec mes trois frères, à la discipline rigoureuse d’un grand-père chef de gare qui avait fait la guerre de 14-18, laïc et profondément attaché à la France et à sa culture. Après un début d’études classiques en latin-grec, j’ai cependant bifurqué sur une formation d’ingénieur, l’Algérie de l’indépendance ayant besoin de bâtisseurs et de techniciens plus que de «beaux parleurs», comme on disait alors. C’est pourquoi je me suis retrouvé, en 1992, au poste de Directeur de l’industrie, où m’avait appelé un condisciple devenu ministre.</p> <p><strong>Qu’avez-vous appris dans les allées du pouvoir?</strong></p> <p>Ce qui m’a le plus frappé, c’est la morgue, la corruption, les luttes entre clans et, d’une manière générale, le mépris de la population, ainsi qu’une formidable incompétence des apparatchiks du parti unique.</p> <p><strong>En avez-vous un exemple?</strong></p> <p>Le plus éloquent est ce rapport qu’un ministre m’a chargé d’établir, sur les relations entre l’endettement des pays du Sud méditerranéen et leur niveau de développement. Me fiant aux chiffres de la Banque mondiale et du FMI, j’ai constaté que les pays les plus endettés à régimes autoritaires, à commencer par l’Égypte, étaient aussi les plus déficients en matière de développement, alors qu’Israël, super-endetté, affichait un développement constant. Ce constat a mis le ministre en fureur, qui m’a prié de supprimer la mention d’Israël, ce que l’honnêteté m’interdisait. Je lui ai donc proposé ma démission immédiate, qui a été refusée en même temps qu’on enterrait le rapport. Par la suite, mes positions et mes livres m’ont valu d’être limogé.</p> <p><strong>Comment en êtes-vous venu au roman?</strong></p> <p>Cela s’est fait comme ça, pendant la terreur islamiste qui nous cloîtrait. Or que fait-on dans ces conditions ? On tourne en rond, on remâche les dernières horreurs du jour, on prend des notes sur ce qu’on observe, et tout à coup le « roman » est là, dicté par la vie. C’est ainsi qu’est né Le serment des barbares.</p> <p><strong>Décrire la réalité si fidèlement, comme l’a fait aussi votre ami Rachid Mimouni, ne représentait-il pas un risque?</strong></p> <p>Bien entendu, mais sortir dans la rue était déjà risqué. A propos de mon ami Rachid, la nuit suivant son enterrement en Algérie, des fanatiques ont exhumé son cadavre pour le livrer aux chiens. Ce n’est pas du roman : c’est la réalité, comme <em>Harraga </em>relève d’une réalité vécue.</p> <p><strong>Dans votre lettre ouverte aux Algériens, vous vous en prenez violemment à l’amnistie…</strong></p> <p>Pour aboutir à une vraie réconciliation, il fallait enquêter et rendre la justice. Je ne suis pas contre le pardon, au contraire, mais cette amnistie était une insulte aux victimes et un déni de justice.</p> <p><strong>Pensez-vous être entendu? Et menacé?</strong></p> <p>On m’a appris récemment que le livre faisait l’objet d’une mesure de censure, mais de nombreux compatriotes partagent mon point de vue, même si mes adversaires me font passer pour un « agent de la France » Menacé ? L’Algérie est un grand pays, dans lequel je reste à peu près invisible. Par ailleurs, comme Mimouni, je suis protégé par ma notoriété. Mais vous savez : un voyou payé peut me descendre demain de façon anonyme, surtout dans le contexte actuel où, comme je vous le disais, l’islamisme radical repique de plus belle…</p> <p> </p>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'lire-vivre-de-boualem-sansal-participe-de-sa-liberation', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 39, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 6, 'person_id' => (int) 675, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [ [maximum depth reached] ], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 5259, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => 'Tout à la fois fée et sorcière, Rose-Marie Pagnard nous enchante', 'subtitle' => 'L’esprit d’enfance, où la fantaisie transfigure le quotidien, imprègne «L’enlèvement de Sarah Popp», merveille d’imagination poétique et de douce folie humoristique sublimant la platitude et les épreuves de la vie. 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Celle-ci l’éloigne-t-elle du réel, ou lui permet-elle au contraire de se libérer du «nombrilisme» et de mieux accéder à l’«universel»?</p> <p>De telles questions auront peut-être «fait débat», cet hiver-là, tandis qu’il neigeait sur Vilnius, à tel festival de littérature auquel venait de participer Sarah Popp (quel nom, n’est-ce pas? pour une auteure, autrice, auteuse ou autorelle en langage d’inclusion), qui se réjouissait de revenir en Suisse pour y retrouver, à la veille de son cinquante-neuvième anniversaire, son compagnon Tobie, aussi à l’aise à son piano que devant les fourneaux, et leur fille Matild associée à une mini-troupe d’animateurs de robots-marionnettes au goût dernier cri de la nouvelle génération théâtrale.</p> <p>Alors quoi, un roman de plus sur les «problèmes du roman»? Mais quelle barbe! Et pourtant non: grâce à la neige et au gel, aux avions cloués au sol et donc à l’imprévu illico salué par Tobie («accepte ce qui arrivera» lui chante-t-il au téléphone quand elle lui expose son retard de deux ou trois jours), et Sarah de se réjouir de l’imprévisible occasion de vivre elle ne sait encore quoi alors que, de la fenêtre du bus qui la ramène de l’aéroport en ville, elle voit sans le voir un grand camion blanc dont la cabine figure une petite maisonnette, prélude à un conte à dormir debout. 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Ainsi se met-elle bel et bien à écrire des fragments de sa «vraie vie» sur la table de la maisonnette roulante, tandis que la romancière module sa propre vision des choses, où la poésie se joue allègrement des règles de la théorie, autant que des conventions morales.</p> <h3>Au dam du «poulailler paroissial»</h3> <p>Comment une romancière d’aujourd’hui doit-elle parler de la violence faite aux femmes, ou des humiliations subies au nom de la morale courante? Le kidnappeur de Sarah Popp, comme les gens «adultes et responsables», croit avoir la réponse, enjoignant la romancière de témoigner comme au commissariat ou au tribunal – aujourd’hui aux assises des médias friands d’accusations – «on veut des noms!» </p> <p>Or ce n’est pas minimiser les souffrances que de les confronter à la complexité de la vie, jamais réductibles aux seules sentences morales. Dans le roman de Rose-Marie Pagnard, en tout cas, la morale des bien-pensants, de telle tante bigote ou de tels voisins malveillants dans un village «gonflé de méchanceté», pèse lourdement sur les jugements portés sur telle jeune fille libre ou, d’une génération antérieure, sur telle «fille-mère» passible de la prison. Mais Sarah Popp n’est pas du genre, en tant que romancière, à se contenter d’une «dénonciation» univoque. Est-ce dire qu’elle fuit dans l’équivoque? Pas non plus. Il faudrait alors, par manière de réponse, détailler le roman et ses rebondissements, les multiples facettes de ses personnages, «raconter» le vieil Anders et le pourquoi de sa révolte remontant au calvaire social de sa mère, raconter celle-ci et sa propre façon de se libérer voire de se fiche de son passé, raconter l’amour fou de Sarah et de Tobie en butte au qu’en dira-t-on, raconter la sensualité persistante de Sarah la quasi sexa, raconter Sarah et sa fille, Sarah et l’angoisse, Sarah et les maux - Sarah et les mots, Sarah et la magie des objets, Sarah et la fantaisie de la fée-sorcière Rose-Marie.</p> <p>Rose-Marie Pagnard est poète autant sinon plus qu’elle est romancière, à savoir que chez elle les mots et les images passent avant les «scènes à faire», qui tissent une sorte de tapisserie «musicale» aux détails reproduisant à foison la joyeuse profusion de la réalité.</p> <h3>Féerie kaléidoscopique</h3> <p>Et c’est alors qu’il faudrait citer à qui mieux mieux, quitte à tirer «la ficelle folie». Citer le «sac de tristesse» de l’ancien voisin bûcheron, «vieux mais propre» et fleurant le savon, le bois et le citron. Citer le syndrome des jambes de Sarah dont les cauchemars l’empêchent de dormir car «chaque nuit est un piège», telle étant la part d’ombre de ce tourbillon lumineux de neige comme produite par une usine à farine. Citer les vitrines, les concerts, les biscuits de Noël qui peut être «poussent les pensées vers la mélancolie». Citer la «tête osseuse» à «noblesse de cheval» du faux ogre estimant qu’on est tous des «maltraités de la vie». Citer le «cœur explosif» du passé de Sarah entrevu par Tobie, lequel inspire celle-ci quand il rage. Citer le souvenir pénible du «poulailler paroissial» de la mesquine petite ville. Citer les deux enfants morts emportés par le père dans un carton à chaussures – «il faut beaucoup de calme et de propreté pour que ces faits révèlent leur beauté». Citer la beauté partout quand on a l’âme clame et propre à l’écart des «bandits en soutanes», ou citer par la fenêtre du bus les bonds de dauphins que suggèrent les ondulations d’un pipeline russe violet sur fond de neige, citer la forêt qui «se serre autour de l’histoire» avec «cette petite histoire humaine à l’intérieur», etc.</p> <p>Rose-Marie Pagnard a l’âge des seniors et la grâce des enfants, ou plutôt de l’enfance en tant qu’instance de l’imagination sans âge, et c’est à l’enfance grave des contes que la fugue dans la neige lituanienne de <i>L’enlèvement de Sarah Popp</i> fait penser, à l’enfance tissée d’émerveillements primesautiers et d’effrois secrets, à ce qui nous reste de bonne rage vivace après les déceptions et les larmes, à ce qui relance notre joie. </p> <p>Dans ce conte foisonnant qui ressemble si fort à la vie, peut-être même plus réel qu’elle, il y aurait, au conditionnel de l’enfance, un poney cinquantenaire aux yeux bleus, un drôle de type nommé Robert Louis Stevenson comme le conteur fameux mort aux îles Samoa d’un AVC après avoir fait rêver les jeunesses du monde à son île au trésor, un beau garçon surnommé Chasseur qui se fait draguer «grave» par Sarah, laquelle n’est plus à la fin qu’une poussière géante ou qu’une araignée en chocolat sous le balai de la mémoire passée et future, avec les mots de Rose-Marie Pagnard, fée et sorcière-sourcière emmêlée dans ses pinceaux et autres stylos dans sa féerie évoquant «une danse de Lapons endormis», lapins d’Alice et compagnie, sous les étoiles dont les noms (Chevelure de Bérénice ou Petit Lion) «valent le coup de vivre cent ans», enfin Sarah, agitant son kaléidoscope, se dit comme ça, «qu’il ne lui est pas nécessaire de tout comprendre, seulement de vivre et d’être amie de l’imagination».</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1732184054_zoelenlevementdesarahpoppcopie.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="298" /></p> <h4>«L’enlèvement de 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tous ceux et celles qui, dans le monde, s’interrogent sur l’évolution de celui-ci, entre attachement et possible effroi.</p> <p>Comme Douglas Kennedy, sur un ton de quasi camaraderie, au fil d’une narration d’une lumineuse intelligence, mais sans pédantisme en dépit de ses richissimes observations en matière d’histoire contemporaine et de politique, de littérature et de création artistique (de superbes pages sur le jazz, notamment) s’implique très personnellement, et sa famille, et ses amis, dans cette traversée à valeur de témoignage intimiste et collectif, je me suis senti impliqué à mon tour, comme d’innombrables lectrices ou lecteurs le seront probablement, me rappelant plus précisément ma première découverte des States, en 1981 (les otages de l’Iran venaient d’être libérés) et mon escale à La Nouvelle Orléans où Kennedy, après une traversée du Texas me rappelant la sienne, voit une île de bonne vie «bohème» au milieu d’une Amérique névrosée soumise au stress et à l’obsession du 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Vladmir Volkoff, enseignant alors à Macon (Georgia) après la parution des <i>Humeurs de la mer</i>, peu de trace alors de l’agressivité opposant les tenants de telle ou telle position idéologique ou politique, alors que Kennedy affirme aujourd’hui que, désormais, «les discussions politiques aux Etats-Unis sont trop souvent réduites à deux individus s’affrontant de loin à grands cris haineux»… </p> <h3>Histoire d’une rupture</h3> <p>Le dépouillement des urnes de ces jours révèle, une fois de plus, la fracture profonde affectant les USA en 2024, dont l’histoire est retracée par Douglas Kennedy dès l’évocation de son enfance, marquée par un père violent, anticommuniste furieux, lui-même jamais guéri du traumatisme de la guerre (200'000 morts à Okinawa…) et partageant la frustration domestique de toute une génération, la mère de l’écrivain vivant de son côté l’humiliation des femmes. En ces années-là, le divorce faisait quasiment figure d’acte anti-patriotique, comme l’avortement aujourd’hui pour les «trumpistes» les plus ardents, fait offense au Dieu «copilote»…</p> <p>Reliant à tout moment son expérience personnelle de garçon défendant farouchement sa liberté (mot-clef de son appartenance, et l’une des valeurs américaines typiques, avec son aura d’ambiguïté ultralibérale ou libertarienne) aux positions et préjugés «générationnels» des époques successives, Douglas Kennedy excelle à mettre en valeur les dates hautement symboliques d’une évolution tendant depuis longtemps à l’antagonisme binaire et à la fracture.</p> <p>D’une balade nocturne dans les allées plus ou moins sûres de Central Park, à ses quatorze ans avec son père qui lui dit que désormais la Lune leur appartient, aux émeutes de 1972 où les «cols bleus» ouvriers s’attaquent aux étudiants contestataires comme à des ennemis de l’intérieur, en passant par les assassinats de JFK et de son frère ou de Martin Luther King, jusqu’aux bavures racistes qui ont coûté la vie à Rodney King et George Floyd, Douglas Kennedy retrace cinq décennies de haute tension continue. </p> <h3>Par les terres et les livres</h3> <p>Par ailleurs, l’écrivain voyageur va sur le terrain, au Wyoming ou au Texas, d’où il ramène d’éclairantes observations, tout en ne cessant d’enrichir son tableau de références aux œuvres littéraires les plus significatives du dernier demi-siècle, de Sinclair Lewis et son <i>Babbit </i>emblématique, au Tennessee Williams de <i>La ménagerie de verre</i>, en passant par Hemingway ou Fitzgerald et leur «cinéma» respectif. Ainsi Douglas Kennedy, compose-t-il un patchwork où la tendresse généreuse le dispute à la critique du «râleur-né» de l’East Village new yorkais. Deux autres auteurs «expatriés», à savoir Gore Vidal longtemps établi en Italie, et James Baldwin séjournant en France, sont en outre cités par Kennedy comme exemples de virulents critiques restés fondamentalement attachés à leur pays, comme il l’est lui-même, revenu aux States en 2011 après un long séjour en Irlande et de constants déplacements entre Paris et Berlin, notamment.</p> <h3>L’avenir à reculons</h3> <p>Alors que nous nous demandons ces jours où ira demain l’Amérique de Trump, l’on peut rappeler que le même Douglas Kennedy nous a proposé l’an dernier un détour par l’avenir, avec un roman d’anticipation grinçant intitulé <i>Et c’est ainsi que nous vivrons,</i> situé en 2045 où les etats désunis ont fait scission en deux entités, l’une représentant une théocratie où l’on brûle les hérétiques comme au bon vieux temps de l’Inquisition espagnole (ou calviniste), l’autre une République dont le progressisme coercitif passe par la surveillance de tous ses citoyens, comme chez Orwell, par un Big Brother évoquant la Corée du nord ou le paradis selon Elon Musk… </p> <p>Fort heureusement, les prédictions catastrophistes des écrivains sont souvent démenties par la complexe réalité humaine, et Douglas Kennedy, tout réaliste et pessimiste qu’il soit, n’en finit pas pour autant de parier pour les «surprises de l’Histoire». Si persuadé qu’il soit qu’une démocratie sociale et progressiste est le seul moyen pour son pays d’aller de l’avant, il poursuit aussi bien le dialogue avec tel ami voyant en Trump la mort de la démocratie américaine et l’éventualité d’un nouveau totalitarisme ploutocratique, autant qu’avec tel autre qui voit en Trump «un président incompris, critiqué à tort». </p> <p>Sans équivoque pour autant, son livre, comme un roman, est un miroir promené le long de la route américaine (une évocation de la Route 66 rappelle le mythe national, avec un éloge chaleureux quoique nuancé de Jack Kerouac le beatnik virant «réac» sur le tard ), dans un «ailleurs» de citoyen du monde qui pourrait être aussi le nôtre…</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1730993956_ailleurschezmoi.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="322" /></p> <h4>«Ailleurs, chez moi», Douglas Kennedy, traduit de l'anglais (USA) par Chloé Royer, Editions Belfond, 256 pages.</h4> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1730994068_9782266341042ori.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="328" /></p> <h4>«Et c'est ainsi que nous vivrons», Douglas Kennedy, traduit de l'anglais (USA) par Chloé Royer, Editions Belfond/Pocket, 451 pages.</h4>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'douglas-kennedy-interroge-l-amerique-qui-le-divise', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 62, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 6, 'person_id' => (int) 675, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [ [maximum depth reached] ], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 3 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 5214, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => 'Pavese, notre ami fragile, nous attend à l’«Hôtel Roma»', 'subtitle' => 'Merveille de sensibilité mimétique, de substance documentaire et de justesse d’expression dans son approche d’un grand écrivain retrouvé à l’été (1950) de son suicide, l’ouvrage de Pierre Adrian restitue à la fois les aspects contradictoires de la personne, complexe et combien âprement attachante, et le génie du poète, avec ses racines piémontaises et de constantes et pertinentes références à ses œuvres relues.', 'subtitle_edition' => 'Merveille de sensibilité mimétique et de justesse d’expression dans son approche d’un grand écrivain retrouvé à l’été (1950) de son suicide, l’ouvrage de Pierre Adrian restitue à la fois les aspects contradictoires de la personne et le génie du poète, avec ses racines piémontaises et de constantes références à ses œuvres.', 'content' => '<p>Il y a des gens, comme ça, à de certains moments particuliers, que vous éprouvez l’irrépressible besoin de prendre dans vos bras, et cette impulsion soudaine se trouve précisément exprimée par le jeune écrivain français Pierre Adrian, à la fin de son <i>Hôtel Roma,</i> dans ces lignes marquant la fin d’une intense recherche menée par lui sur les traces d’un des plus grands auteurs italiens du XXème siècle, en la personne de Cesare Pavese: «<em>Je m’attachais à l’homme à mesure que je l’accompagnais vers la mort. 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Et si vous pensez que le geste de prendre Pavese dans vos bras va vous en rapprocher en moite tendresse, déchantez car le mec est aussi distant, voire impossible avec ses semblables qu’avec les femmes, comme il le sous-entend dans ce fragment du <i>Métier de vivre</i> daté de ses vingt-sept ans: «Comme les grands amants, les grands poètes sont rares. Les velléités, les fureurs et les rêves ne suffisent pas; il faut ce qu’il y a de mieux: des couilles dures. Ce que l’on appelle également le regard olympien».</p> <p>Hélas le péremptoire jeune homme ne sera jamais un «grand amant», mais il pressent en lui le «grand poète» non sans raison, malgré le «vice absurde» qu’il nourrit déjà, et qu’il maudit en toute lucidité. Ainsi le note-t-il aussi en novembre 1937: «Le plus grand tort de celui qui se suicide est non de se tuer mais d’y penser et de ne pas le faire. Rien n’est plus abject que l’état de désintégration morale auquel amène l’idée – l’habitude de l’idée – du suicide. 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Ca va? Pas trop de bavardages»), du <i>Bel été</i> (prix Strega en juin 1950, consécration à peine relevée par les médias sauf à Turin), <i>Entre femmes seules </i>aux si profondes intuitions psychologiques, <i>Le Métier de vivre</i> à de multiples reprises et la correspondance de l’écrivain d’où l’auteur tire la page saisissante, à valeur d’autoportrait, d’une lettre à Fernanda Pivano, le 25 octobre 1950, où figurent ces mots d’une si terrible lucidité: «Or P. qui sans doute est un solitaire parce qu’en grandissant il a compris qu’on ne peut rien faire qui vaille sinon loin du commerce du monde, est le martyr de ces contradictions. Il veut être seul – et il est seul –, mais il veut l’être au milieu d’un cercle qui le sache (…) P. appelle même tout cela besoin d’expression, de communication, de communion; sa privation, tragédie de la solitude, incommunicabilité des âmes, et ainsi de suite. Que pourra faire un tel homme devant l’amour?»</p> <p>Enfin Pierre Adrian a retrouvé à Rome, géant nonagénaire, le dernier compagnon vivant de Pavese au nom de Franco Ferrarotti, qui nous vaut les pages les plus émouvantes <i>d’Hôtel Roma</i>, avec l’évocation des funérailles de Pavese, dont le cercueil fut suivi par des centaines de personnes, le message bouleversant du jeune Italo Calvino, atterré par la mort de son ami, et une conclusion qui oriente l’ensemble de l’ouvrage dans le même sens que les derniers mots de Pavese, le 18 août 1950: «Un clou chasse l’autre. Mais quatre clous font une croix. Mon rôle public, je l’ai accompli – j’ai fait ce que je pouvais. J’ai travaillé, j’ai donné de la poésie aux hommes, j’ai partagé la peine de beaucoup».</p> <p>Et Pierre Adrian de conclure: «Ferrotti m’avait conforté dans la conviction qu’un écrivain peut être l’ami qui vous réconforte et vous aide à tenir. Pavese était devenu un compagnon de route. Je m’étais lié à lui. 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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@Eggi 22.09.2020 | 18h06
«J'ai aussi appris récemment la disparition de la revue "Le Débat", avec regrets même si j'ai négligé de la lire, sans savoir qu'un écrivain (?) romand avait contribué à son ultime numéro (et à d'autres?). Cet article m'a permis une sorte de rattrapage et mieux peut-être. Merci!»