Chronique / Leçons d’une panique mondiale
Au Conseil National, Bernexpo, 4 mai. © Schweizer Parlament
De quoi la pandémie de coronavirus est-elle le nom? Qu’a-t-elle révélé de nos sociétés? Ce que nous venons de vivre en effet est tout simplement sans précédent. Jamais, l’humanité n’a été confinée à pareille échelle. Et que dire de la prise de pouvoir des médecins? De l’imposition de l’état d’urgence? De la limitation des libertés? Il est plus que temps de réfléchir au sens de cet étrange moment de l’Histoire, mais en d’autres termes précisément que simplement sanitaires ou statistiques. C’est à quoi nous invite Bernard-Henri Lévy dans un petit ouvrage, paru il y a quelques jours, «Ce virus qui rend fou».
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Cela beaucoup plus nettement que l’œuvre de Roud, qui n’a jamais joué un rôle quant à ma façon d’écrire.</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1615490024_jaccottetroud.jpg" class="img-responsive img-fluid center " width="517" height="624" /></p> <h4 style="text-align: center;">Philippe Jaccottet, <i>Gustave Roud</i>, Seghers Editeur coll. «Poètes d’aujourd’hui», 1968 © Coll. part. </h4> <p><i>Ce qui me paraît constituer l’un des thèmes majeurs de votre œuvre poétique, au demeurant fort abondante, c’est «l’effacement magique de tout obstacle» présent dans </i>A travers un verger <i>et plus encore la quête de l’issue, «Peut-être y a-t-il une espèce d’issue.» </i></p> <p><i>– </i>Oui, «l’effacement magique de tout obstacle» est bien l’un des thèmes majeurs, dont j’ai pris conscience peut-être simplement en regardant les paysages à notre arrivée ici, à Grignan. J’y ai été émerveillé par la lumière d’une façon tout à fait inattendue et féconde pour ce que j’ai écrit. Essayant de comprendre d’où venait cette émotion et cette exaltation que j’éprouvais devant certains paysages, je me suis aperçu que parfois, à certains moments, la lumière semblait absorber par exemple les montagnes. Et si j’étais émerveillé, logiquement il n’y avait aucune raison de l’être plus par cela que par autre chose, mais j’avais là une image, une métaphore, précisément de cet effacement des obstacles. Tentation que l’on a toujours si l’on est hanté par la mort, l’obstacle majeur. Eh bien, devant de tels paysages, on est porté à s’imaginer que même celui-ci pourra être franchi par une tension plus grande du regard ou par un détachement du monde. Donc l’issue, dont vous parlez, pourrait être, à certains moments, cela. 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Mais depuis que je suis ici, car c’est un poème ancien que vous citez, où s’exprime tout de même la mélancolie de la jeunesse ou de l’adolescence, les choses sont devenues plus concrètes, plus chargées de substance, et la beauté a pris dans mon expérience une place beaucoup plus substantielle qu’auparavant. </p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1615489964_jaccottetleffraie.jpg" class="img-responsive img-fluid center " width="527" height="743" /></p> <h4 style="text-align: center;">Philippe Jaccottet, <i>L’Effraie et autres poésies</i>, édition originale, 1953 © Coll. part. </h4> <p><i>Quelle place?</i></p> <p>– C’est quelque chose qui n’est peut-être pas précisément définissable, mais disons tout de même que c’est une présence constante, comme les blessures, les douleurs ou les difficultés quotidiennes de la vie, et qui s’y oppose constamment. Au fond, une sorte d’aide, un signe qui vous est fait, et dont on ne peut pas ne pas tenir compte. 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On a beaucoup glosé sur ce que répondit Baudelaire en 1865 à une lettre du peintre alors attaqué de toute part – deux ans auparavant, son<i> Déjeuner sur l’herbe</i>, exposé à la requête de Napoléon III parmi les «refusés», a choqué tout comme son <i>Olympia </i>(voir ci-dessus). «Vous n’êtes, lui écrit alors Baudelaire, que le premier dans la décrépitude de votre art.» Dans cette réflexion, on peut naturellement voir – en apparence – une condamnation de l’art de l’époque dominé par Manet. Mais c’est méconnaître Baudelaire, grand admirateur notamment des eaux-fortes de l’artiste qu’il compare à Goya. Il faut plutôt comprendre la remarque dans toute son ironie. Avec à l’esprit les critiques des bienpensants, de tous les philistins pour qui le progrès consonne nécessairement avec décadence et l’art qui s’y réfère avec décrépitude. En ce sens-là, Manet est bien le plus grand artiste de son temps.</p> <p>Le peintre et le poète se sont connus très tôt. Tous deux partagent alors un même goût pour le dandysme et le fameux habit noir. C’est dans ce véritable uniforme de la modernité complété d’un haut de forme que le peintre a représenté son ami aux côtés de Théophile Gautier, dédicataire des <i>Fleurs du Mal</i>, dans son tableau <i>La Musique aux Tuileries</i> (1862). Il existe également une eau-forte qui reprend cette même silhouette du poète. L’un des plus beaux portraits de femme peint par Manet témoigne également de cette amitié. Il s’agit de l’opulente toile, qui n’a rien à envier à Velasquez, figurant la «lionne» du poète, Jeanne Duval, peinte en 1862 et intitulée <i>La Maîtresse de Baudelaire</i>. 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Ils sont quatre du monde des Lettres arrivés de Paris. Les plus perspicaces ont reconnu Madame Colette, la grande Colette, qui vient de publier «La Chatte et Duo». Elle est en compagnie de Claude Farrère, l’auteur aujourd’hui quelque peu oublié de «La bataille», élu la veille à l’Académie Française. Il y a aussi le dramaturge Pierre Wolff et puis cet homme avec un béret basque sur la tête, mégot aux lèvres, qui arbore une manche vide: Blaise Cendrars, le poète des «Pâques à New York». Tous quatre sont dépêchés par leurs journaux respectifs à bord du Normandie pour sa croisière inaugurale. ', 'subtitle_edition' => null, 'content' => '<p>L’entre-deux-guerres fut, on le sait, une période particulièrement faste pour la presse. Spécialement pour les grands titres nationaux. Dans les années 1930, un journal comme <i>Paris-Soir </i>tire jusqu’à 1 million d’exemplaires – 1,8 million en 1939! Souvent, il y a plusieurs éditions quotidiennes et entre les journaux, la lutte est vive, sinon féroce. Ce qui ne va pas parfois sans dérapage ni bidonnage – on parlerait aujourd’hui de <i>fake news</i>. Comme ce 10 mai 1927, lorsque le vénérable quotidien <i>La Presse</i> croit pouvoir annoncer avant tous ses concurrents: «Nungesser et Coli ont réussi. Les émouvantes étapes du grand raid. A 5 heures arrivée à New York.» </p> <p>Toujours en une du journal, on lit: «Lorsque l’avion de Nungesser apparut au-dessus de la rade de New York, le commandant Foullois, chef de l’aviation maritime de chasse, s’était porté à son devant avec une escadrille et, dès que l’avion fut en vue, les sirènes des bateaux mugirent et les bâtiments hissèrent le pavillon.» La vérité est que Nungesser et Coli n’ont jamais atteint New York, disparaissant corps et biens. Aujourd’hui, on estime que les deux hommes sont bel et bien parvenus à traverser l’Atlantique, atteignant Saint-Pierre-et-Miquelon où ils auraient tenté d’amerrir. En vain. L’annonce, quelques jours plus tard, de leur disparition, causa une intense émotion. Entraînant par contre-coup la désaffection du public à l’égard du journal fondé par Emile de Girardin, qui jamais ne s’en releva.</p> <p>Toujours dans l’intention de prendre l’avantage sur leurs concurrents, les grands journaux se disputent les meilleures plumes du moment. Et de solliciter tout naturellement les écrivains et écrivaines en vogue. L’un des plus populaires est Pierre Benoit. Le romancier à succès de <i>L’Atlantide </i>et de <i>La Châtelaine du Liban</i> – le premier titre publié par le Livre de poche à son lancement en 1953, on ne le sait pas toujours ou on l’a oublié, est <i>Koenigsmark</i>. Voilà qui dit bien l’aura entourant alors son auteur. Durant l’entre-deux-guerres, Pierre Benoit partage son temps entre l’écriture de son roman annuel et les grands reportages aux quatre coins de la planète, notamment pour <i>L’intransigeant</i>. <i>L’Intran</i>, comme on disait familièrement, le grand quotidien de droite du soir. </p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1613215880_parissoir29mai1935gallica.jpeg" class="img-responsive img-fluid center " width="501" height="766" /></p> <h4 style="text-align: center;">Annonce des reportages de Claude Farrère et Blaise Cendrars, <i>Paris-Soir</i>, 29 mai 1935 © Gallica</h4> <p>Pour les principaux représentants de la scène littéraire, écrire pour la presse est une source appréciable de revenus. Ainsi Saint-Exupéry raconte-t-il pour <i>L’Intran </i>son raid manqué Paris-Saigon en décembre 1935. Après dix-neuf heures de vol, l’aviateur-écrivain s’était écrasé dans le désert libyen. Son récit, «Le vol brisé. Prison de sable», paraît en janvier suivant; il constituera les cinq premiers chapitres de <i>Terre des Hommes</i>. Une année plus tard, Jean Prouvost, le patron de <i>Paris-Soir,</i> lui propose quatre-vingt mille francs pour dix articles consacrés à la guerre civile espagnole. </p> <p>Les moyens dont dispose la presse de l’époque sont souvent considérables. Les directeurs de journaux mettent à disposition de leurs reporteurs-vedettes argent, voitures et chauffeurs – cela a bien changé! Rien d’étonnant dès lors que pour un événement aussi important que le voyage inaugural du paquebot <i>Normandie</i> les journaux se mobilisent. Il faut dire que le nouveau fleuron des <i>French Lines</i> conjugue tous les superlatifs. Il est, répète-t-on à satiété, le plus gros, le plus moderne et le plus fastueux de tous les navires construits à son époque. Son appareil propulsif est du dernier cri et, pour sa décoration intérieure, qui en fait une véritable vitrine du luxe français, les meilleurs représentants de ce qu’on appellera l’<i>Art déco </i>ont été requis, les Subes, Lalique, Leleu, Patout.</p> <p>C’est le tout jeune directeur de la rédaction de <i>Paris-Soir – </i>il a 28 ans – un certain Pierre Lazareff, futur patron de <i>Cinq colonnes à la une,</i> alors déjà amateur de coups fumants, qui a eu l’idée d’envoyer Farrère et Cendrars sur le <i>Normandie</i>. Les deux hommes se complètent à merveille. Ancien capitaine de corvette – il a notamment servi en Extrême-Orient avant la Grande Guerre – Farrère racontera la traversée en écrivain de la mer depuis les <i>spardecks</i> et la passerelle, tandis que Cendrars, le bourlingueur, sera avec l’équipage. Aux côtés des mécaniciens, dans les entrailles du navire. </p> <h3>La capitale flottante ne bouge pas plus que Paris ou Londres ne vibrent</h3> <p>Colette a déjà une longue pratique du journalisme. Durant toute sa carrière elle rédigera plus d’un millier d’articles sur la mode, le théâtre, le tourisme, l’amour, que sais-je encore? Et collaborera à une centaine de titres, dont <i>Le Journal</i> où elle écrit depuis 1933. C’est donc tout naturellement elle qui couvrira la croisière inaugurale du<i> Normandie. </i>«Ce paquebot, note-t-elle dans son premier article, qui n’est que succulence, crème fraîche, fruits fermes, pain croustillant et quelle table!» Car bien évidemment Colette, on n’est pas bourguignonne pour rien, se délecte en connaisseuse de la cuisine du bord. Mais tout autant du spectacle de la mer. «Juste au-dessous de mes hublots, écrit-elle au lendemain de l’appareillage, se gonfle, s’abaisse, harmonieuse, respire sans fin une longue bête onctueuse d’un gris vert, emplumée d’écume. Tout le reste de l’horizon n’est que brume tiède, traînante, qui lèche et calme la mer.» </p> <p>Farrère, lui, c’est en technicien qu’il jauge des qualités nautiques du nouveau-né. «Le sillage s’étale en poupe jusqu’à perte de vue, plat comme une immense route très blanche. 30 nœuds et même davantage. Ni tangage, ni roulis. La capitale flottante ne bouge pas plus que Paris ou que Londres ne vibrent, nul ne l’ignore, à tous les passages trop brutaux des cars, des autobus, des camions et autres supervéhicules trop négligemment suspendus.» Comme beaucoup d’autres personnalités conviées à ce premier voyage, l’écrivain suit grâce à la TSF la crise ministérielle qui vient d’éclater à Paris. Tandis que le <i>Normandie</i> se rapproche de son but et s’apprête à conquérir le ruban bleu récompensant la traversée la plus rapide, le cabinet Flandrin a été renversé. «Hier, formidable éclat de rire d’un bout à l’autre des huit ponts de la* <i>Normandie, </i>écrit Farrère.<i></i>La TSF s’est fort gracieusement moquée de nous tous, tant que nous sommes, sans la moindre malice d’ailleurs en annonçant que le maréchal Pétain était ministre de la Marine!» </p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1613215936_coletteborddunormandie.jpg" class="img-responsive img-fluid center " width="536" height="554" /></p> <h4 style="text-align: center;">Colette (au milieu) à bord du <i>Normandie</i> © Coll. part. </h4> <p>Et Blaise Cendrars, me demanderez-vous? Sitôt embarqué, il s’est enfoncé dans le ventre du navire. Chacun de ses articles sera un hymne à la technique, aux machines et aux hommes qui les servent. «Poussant une lourde porte où je faillis être renversé par un courant d’air, je débouchai dans la salle des dynamos bruissante, ronflante et toute remplie d’un rythme continu, qui est le seul témoignage de la Force invisible, car nulle part on ne voit tourner une roue ni travailler une bielle (…) Quand j’arrive sur la passerelle, le balcon de fer bien astiqué qui domine la centrale électrique et qui est le poste de commande de toute cette machinerie automatique, l’humble correspondant de <i>Paris-Soir</i> que je suis est reçu fraternellement et, oserais-je le dire, avec gratitude, par les officiers mécaniciens.» C’est à peine si durant les jours suivant, l’écrivain quittera leur compagnie. </p> <p>Le 4 juin, à l’arrivée à New York, Cendrars rejoint tout de même ses collègues sur le pont pour assister à la «marche triomphale» du <i>Normandie</i>. «Jamais plus nous ne reverrons cela, jamais plus nous ne l’oublierons», écrit Colette. «New York, note de son côté Cendrars, est la ville la plus jeune, la plus moderne, la plus enthousiaste, mais aussi la plus généreuse du monde. L’accueil délirant que le port de New York a fait à la <i>Normandie </i>défilant devant les gratte-ciel de Manhattan est allé droit au cœur de tous les Français qui étaient à bord.» L’écrivain peut alors rejoindre les mécaniciens pour les remercier: «Je trouvais tout le monde à son poste, l’équipage au grand complet, comme toujours calme et veillant à la manœuvre. Ils ignoraient comment New York recevait leur bateau. Ils n’avaient rien vu, rien entendu, mais chaque homme avait le sourire.»</p> <hr /> <h4>*Nos trois auteurs parlent de la <i>Normandie</i> alors que l’usage veut plutôt que l’on écrive le <i>Normandie.</i></h4> <hr /> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1613215779_aborddunormandie.jpeg" class="img-responsive img-fluid left " width="272" height="386" /></h4> <h4>Cendrars, Colette, Farrère, Wolff, <i>A bord du Normandie. 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Disons-le d’emblée, cette centaine de pages rédigées dans l’urgence compte parmi ce que Bernard-Henri Lévy a écrit de meilleur – j’ai pratiquement tout lu de lui, façon pour moi déjà d’être indocile face à la meute de tous ceux qui pratiquent le Lévy «bashing». Je pense notamment aux Aventures de la liberté. Une histoire subjective des intellectuels (1991) et surtout au Siècle de Sartre (2000), l’un des ouvrages les plus pénétrants écrits sur l’auteur des Mots. Il y a aussi American Vertigo (2006), lu en anglais avant sa parution en France, ou encore, dans un tout autre registre, sorte de parenthèse introspective, Comédie (1997). A quoi on ajoutera tout ce que BHL a écrit, et c’est si rare aujourd’hui, à propos d’André Malraux. Lui qui répondit à l’appel de l’auteur de La Condition humaine en 1971 lors de la guerre d’indépendance de ce qui s’appelait encore le Pakistan Oriental. C’est d’ailleurs à Dacca, au Bangladesh, dans la perspective du cinquantenaire l’an prochain de ce terrible conflit, que Lévy se trouvait pour Paris Match quand les frontières ont commencé à se refermer.
BHL avec Sheikh Hasina, Première Ministre du Bangladesh, 2015 © Dhaka Tribune
Singulier contraste, écrit-il en substance, entre ce Bangladesh tant aimé, mais si pauvre, sur lequel semblent fondre toutes les calamités possibles, et le spectacle de cet emballement collectif qui a saisi toute la planète.«C’est l’épidémie, non seulement de Covid, mais de peur qui s’est abattue sur le monde. On a vu des tempéraments hardis, soudain paralysés. On a vu des intellectuels, qui avaient vu d’autres guerres, reprendre la rhétorique de l’ennemi invisible (…) On a vu Paris se vider, comme dans le Journal de l’Occupation d’Ernst Jünger.» Comme si soudain plus rien d’autre n’existait que la Covid19. Alors que le monde a pourtant connu, dans un passé récent, des pandémies infiniment plus meurtrières, la grippe de Hong Kong en 1968 avec son million de morts et, en 1957, la grippe asiatique qui en causa le double – à ce jour le coronavirus a tué dans le monde 430'000 personnes: en comparaison la grippe saisonnière fait chaque année entre 290’000 et 650’000 victimes. Reconnaissons-le, on est loin du compte.
Pourquoi dès lors, s’interroge Bernard-Henri Lévy, cette «extraordinaire soumission mondiale à un événement dont je répète qu’il était tragique mais nullement sans précédent?» Et de citer le médecin pathologiste allemand, Rudolf Virchow (1821-1902), qui affirmait qu’«une épidémie est un phénomène social qui comporte quelques aspects médicaux.» Or, de tous les éléments politiques et sociaux que cette crise a mis en lumière, la mainmise de ce qu’il faut bien appeler le pouvoir médical n’est pas le moins inquiétant.
«Jamais, relève Lévy, un médecin ne s’était invité, chaque soir, dans les foyers, pour annoncer, telle une Pythie triste, le nombre de morts de la journée.» Et sur les écrans des chaines d’informations en continu, les consultants en blouse blanche de remplacer les éditorialistes; et nos gouvernants, y compris ici en Suisse, de s’en remettre à des Task forces d’épidémiologistes afin d’administrer la bonne parole au nom d’une communauté scientifique prétendument homogène. Qui bien sûr ne l’est pas. Ainsi que l’a encore montré l’affaire Raoult, qui a vu s’affronter les intérêts particuliers, les jeux de pouvoir et d’amour propre. La vérité de tout cela, c’est que «le roi est nu, même s’il est médecin. Le roi est nu, surtout s’il est médecin.» Nous devrions pourtant savoir depuis Gaston Bachelard, cité par Lévy, que l’oracle scientifique que nous le sommons de délivrer «n’est jamais qu’une erreur rectifiée.»
L'idée étrange que ce virus n'avait pas que du mauvais
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Michel Foucault © Wikipédia
Autre point sur lequel s’interroge l’auteur, l’étrange «idée que le virus n’avait pas que du mauvais, qu’il possédait une vertu cachée», qu’il a «un message à nous délivrer.» Appel au changement, au ressaisissement, à une forme de repentir, parce que bien sûr ça ne pouvait pas durer toujours. Avec tout ce que cela comporte, là encore, de relents pétainistes, la défaite de la France en 1940 comme châtiment pour avoir trop joui. Dans ce qui nous arrive, il y aurait en somme une occasion historique à saisir. Le fameux «jour d’après» devenant «une version évangélique du Grand soir, où rien ne devra plus recommencer comme avant.» Reprise de la sempiternelle antienne marxiste «de la crise finale du capitalisme matinée de collapsologie.» Difficile pourtant de voir dans cette «fièvre interprétative» autre chose que de l’opportunisme et une forme de cynisme. Que répondre à cela? Par deux principes.
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J’écrivais déjà pour la presse. Je collaborais alors à l’hebdomadaire romand «La Vie protestante» et je m’étais rendu à Grignan pour interviewer Philippe Jaccottet. C’était au temps des «Chants d’en bas» et de «A travers un verger». J’ai retrouvé cet entretien qui, bien que près d’un demi-siècle se soit écoulé, n’a rien perdu de sa force d’évidence. Jaccottet y est tout entier, en pleine lumière. Je vous en livre ici quelques extraits en hommage à celui qui vient de nous quitter. Manière aussi de mettre un point final à l’aventure de ces chroniques commencée avec la création de Bon pour la tête et dont c’est ici la dernière. ', 'subtitle_edition' => null, 'content' => '<p><i>Avec Roud et Rilke, vous avez rencontré deux écrivains qui vous ont passablement marqué. 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Cela beaucoup plus nettement que l’œuvre de Roud, qui n’a jamais joué un rôle quant à ma façon d’écrire.</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1615490024_jaccottetroud.jpg" class="img-responsive img-fluid center " width="517" height="624" /></p> <h4 style="text-align: center;">Philippe Jaccottet, <i>Gustave Roud</i>, Seghers Editeur coll. «Poètes d’aujourd’hui», 1968 © Coll. part. </h4> <p><i>Ce qui me paraît constituer l’un des thèmes majeurs de votre œuvre poétique, au demeurant fort abondante, c’est «l’effacement magique de tout obstacle» présent dans </i>A travers un verger <i>et plus encore la quête de l’issue, «Peut-être y a-t-il une espèce d’issue.» </i></p> <p><i>– </i>Oui, «l’effacement magique de tout obstacle» est bien l’un des thèmes majeurs, dont j’ai pris conscience peut-être simplement en regardant les paysages à notre arrivée ici, à Grignan. J’y ai été émerveillé par la lumière d’une façon tout à fait inattendue et féconde pour ce que j’ai écrit. Essayant de comprendre d’où venait cette émotion et cette exaltation que j’éprouvais devant certains paysages, je me suis aperçu que parfois, à certains moments, la lumière semblait absorber par exemple les montagnes. Et si j’étais émerveillé, logiquement il n’y avait aucune raison de l’être plus par cela que par autre chose, mais j’avais là une image, une métaphore, précisément de cet effacement des obstacles. Tentation que l’on a toujours si l’on est hanté par la mort, l’obstacle majeur. Eh bien, devant de tels paysages, on est porté à s’imaginer que même celui-ci pourra être franchi par une tension plus grande du regard ou par un détachement du monde. Donc l’issue, dont vous parlez, pourrait être, à certains moments, cela. Je crois que beaucoup de textes, en particulier les proses décrivant des paysages et les poèmes, correspondent à des moments où cette sorte de passage devient possible. </p> <p>Pourtant, je me demande toujours, et c’est là tout le débat de ces livres, si ce n’est pas une illusion de l’esprit. Et naturellement, plus les années passent, plus les obstacles deviennent, au contraire, réels. Et il devient difficile de se laisser aller à cette sorte de rêve, d’illusion ou d’espoir. C’est pourquoi les derniers livres, <i>Chants d’en bas </i>et <i>A travers un verger, </i>à cause d’expériences personnelles, se trouvent être les plus sombres: c’est vraiment la victoire passagère, la prédominance du mur auquel on se heurte, et à partir duquel il semble qu’il n’y ait plus d’issue. 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Mais devant certaines épreuves de la vie, on a soudain l’impression de ne plus avoir le droit de se livrer à ce travail d’exaltation, que c’est presque une sorte de scandale de décrire des amandiers en fleurs dans un monde tel que le nôtre, dans une vie telle que celle-ci. D’où la réaction de la seconde partie. Et d’abord peut-être l’impossibilité de terminer ce texte. </p> <p><i>Justement, vous avez écrit dans </i>L’Effraie, <i>au sujet de la beauté:«Je sais maintenant que je ne possède rien, pas même ce bel or qui est feuille pourrie.» La beauté, pour vous, est donc toujours problématique? </i></p> <p>– Oui, parce que je suis constamment sensible au fait qu’elle soit périssable, et je crois que c’est le nœud de tout. D’ailleurs tout cela est d’une banalité épouvantable, mais enfin c’est la banalité qui est à la source de presque toute la poésie lyrique. Mais depuis que je suis ici, car c’est un poème ancien que vous citez, où s’exprime tout de même la mélancolie de la jeunesse ou de l’adolescence, les choses sont devenues plus concrètes, plus chargées de substance, et la beauté a pris dans mon expérience une place beaucoup plus substantielle qu’auparavant. </p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1615489964_jaccottetleffraie.jpg" class="img-responsive img-fluid center " width="527" height="743" /></p> <h4 style="text-align: center;">Philippe Jaccottet, <i>L’Effraie et autres poésies</i>, édition originale, 1953 © Coll. part. </h4> <p><i>Quelle place?</i></p> <p>– C’est quelque chose qui n’est peut-être pas précisément définissable, mais disons tout de même que c’est une présence constante, comme les blessures, les douleurs ou les difficultés quotidiennes de la vie, et qui s’y oppose constamment. Au fond, une sorte d’aide, un signe qui vous est fait, et dont on ne peut pas ne pas tenir compte. Je continue à éprouver fortement cela comme pouvant ne pas être dépourvu de sens, même s’il est permis de penser, à certains moments, que tout cela n’est qu’un mirage. Foncièrement, je ne le crois pas. C’est pourquoi je continue à écrire.</p> <p><i>L’autre versant de votre œuvre, c’est la traduction. Quels sont les auteurs que vous avez eu le plus de plaisir à traduire? – </i>Robert Musil en particulier. Avec <i>L’Homme sans qualité</i>, c’était vraiment la découverte d’un univers totalement inconnu, comme faire un voyage dans un pays étranger. Et j’ai passé trois ans sans jamais m’ennuyer sur ce livre. J’ai traduit un peu Rilke, avec peut-être un peu moins de plaisir, mesurant tellement l’insuffisance de ma traduction que cela en devenait agaçant. <i>L’Odyssée,</i> à cause d’une certaine fraîcheur dans la redécouverte de ce texte. Et puis, il y a d’autres choses, <i>Hypérion </i>de Hölderlin. La traduction avançant bien, j’avais l’impression de rendre quelque chose, et ce n’était pas d’une difficulté excessive.</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1615655006_palzieuxgrignan.jpg" class="img-responsive img-fluid center " /></p> <h4 style="text-align: center;">Palézieux, <i>Paysage à Grignan</i>, eau-forte, 1963 <b>© </b>Musée Jenisch Vevey - Cabinet cantonal des estampes</h4> <p><i>En 1953, vous vous êtes installé à Grignan. Pourquoi Grignan? Un exil? </i></p> <p>– Non, Grignan, c’est vraiment un hasard. Ma femme et moi nous cherchions un endroit pour vivre, à la campagne de préférence, Paris ne nous paraissant plus possible étant donné les conditions matérielles que nous avions à ce moment-là qui étaient vraiment le strict minimum. Il y avait aussi je pense le besoin, pas même conscient, de mettre une certaine distance – exil c’est beaucoup dire – entre le monde littéraire parisien et moi. 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Durant toute sa vie, il n’a jamais cessé de fréquenter les ateliers. Comme plus tard Guillaume Apollinaire, grand admirateur de Picasso, qui fit beaucoup pour la reconnaissance du cubisme, Baudelaire s’employa avec une égale passion à imposer les peintres de son temps, Delacroix, Courbet, Manet. Et de se faire à travers eux le chantre d’une nouvelle manière de voir, d’une nouvelle façon d’appréhender ce qu’il appelle «l’héroïsme de la vie moderne.»', 'subtitle_edition' => null, 'content' => '<p>Baudelaire a vingt-quatre ans quand il donne son premier <i>Salon.</i> C’est-à-dire le compte rendu détaillé de la grande exposition annuelle des artistes choisis par l’Académie – c’est en réaction à cette sélection officielle que verra le jour par la suite, comme on le sait, le Salon des Indépendants et bien d’autres encore. Depuis Diderot, à l’origine de l’exercice et qui en a fait un véritable genre littéraire, nombreux sont les écrivains à publier leurs <i>Salons</i>: Stendhal en fait paraître trois, consacrés aux expositions de 1822, 1824 et 1827, Gauthier, que Baudelaire admire, en publie neuf, s’étendant de 1833 à 1842. Rien d’étonnant dès lors que le jeune littérateur s’y essaie à son tour. Son <i>Salon de 1845</i> sera suivi de ceux de 1846 et de 1859. A quoi on peut ajouter trois textes traitant de la section beaux-arts de l’Exposition universelle de 1855. </p> <p>Pour Baudelaire, c’est l’occasion d’exposer ses vues esthétiques tout en défendant les artistes qu’il révère. A commencer par Eugène Delacroix qu’il a découvert très tôt, à dix-sept ans. Déambulant dans la galerie des Batailles du château de Versailles, une œuvre retint plus particulièrement son attention, la <i>Bataille de Taillebourg</i>. 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En réaction, Fantin-Latour peignit son fameux <i>Hommage à Delacroix</i> où l’on reconnaît, entourant un portrait du peintre inspiré d’un cliché de Nadar, Champfleury, Whistler, Manet, Fantin-Latour lui-même ainsi bien sûr que Baudelaire. Mais ce n’est pas le seul tableau dans lequel figure le poète.</p> <h3>Combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottines vernies</h3> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1614423571_fantinlatourhommagedelacroix.jpg" class="img-responsive img-fluid center " /></p> <h4 style="text-align: center;">Fantin-Latour, <i>Hommage à Delacroix</i> (1864). Baudelaire est assis au premier rang à droite © DR</h4> <p>Il est également représenté dans l’immense toile de Gustave Courbet, <i>L’Atelier du peintre</i> (1855). 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On a beaucoup glosé sur ce que répondit Baudelaire en 1865 à une lettre du peintre alors attaqué de toute part – deux ans auparavant, son<i> Déjeuner sur l’herbe</i>, exposé à la requête de Napoléon III parmi les «refusés», a choqué tout comme son <i>Olympia </i>(voir ci-dessus). «Vous n’êtes, lui écrit alors Baudelaire, que le premier dans la décrépitude de votre art.» Dans cette réflexion, on peut naturellement voir – en apparence – une condamnation de l’art de l’époque dominé par Manet. Mais c’est méconnaître Baudelaire, grand admirateur notamment des eaux-fortes de l’artiste qu’il compare à Goya. Il faut plutôt comprendre la remarque dans toute son ironie. Avec à l’esprit les critiques des bienpensants, de tous les philistins pour qui le progrès consonne nécessairement avec décadence et l’art qui s’y réfère avec décrépitude. En ce sens-là, Manet est bien le plus grand artiste de son temps.</p> <p>Le peintre et le poète se sont connus très tôt. Tous deux partagent alors un même goût pour le dandysme et le fameux habit noir. C’est dans ce véritable uniforme de la modernité complété d’un haut de forme que le peintre a représenté son ami aux côtés de Théophile Gautier, dédicataire des <i>Fleurs du Mal</i>, dans son tableau <i>La Musique aux Tuileries</i> (1862). Il existe également une eau-forte qui reprend cette même silhouette du poète. L’un des plus beaux portraits de femme peint par Manet témoigne également de cette amitié. Il s’agit de l’opulente toile, qui n’a rien à envier à Velasquez, figurant la «lionne» du poète, Jeanne Duval, peinte en 1862 et intitulée <i>La Maîtresse de Baudelaire</i>. 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Ils sont quatre du monde des Lettres arrivés de Paris. Les plus perspicaces ont reconnu Madame Colette, la grande Colette, qui vient de publier «La Chatte et Duo». Elle est en compagnie de Claude Farrère, l’auteur aujourd’hui quelque peu oublié de «La bataille», élu la veille à l’Académie Française. Il y a aussi le dramaturge Pierre Wolff et puis cet homme avec un béret basque sur la tête, mégot aux lèvres, qui arbore une manche vide: Blaise Cendrars, le poète des «Pâques à New York». Tous quatre sont dépêchés par leurs journaux respectifs à bord du Normandie pour sa croisière inaugurale. ', 'subtitle_edition' => null, 'content' => '<p>L’entre-deux-guerres fut, on le sait, une période particulièrement faste pour la presse. Spécialement pour les grands titres nationaux. Dans les années 1930, un journal comme <i>Paris-Soir </i>tire jusqu’à 1 million d’exemplaires – 1,8 million en 1939! Souvent, il y a plusieurs éditions quotidiennes et entre les journaux, la lutte est vive, sinon féroce. Ce qui ne va pas parfois sans dérapage ni bidonnage – on parlerait aujourd’hui de <i>fake news</i>. Comme ce 10 mai 1927, lorsque le vénérable quotidien <i>La Presse</i> croit pouvoir annoncer avant tous ses concurrents: «Nungesser et Coli ont réussi. Les émouvantes étapes du grand raid. A 5 heures arrivée à New York.» </p> <p>Toujours en une du journal, on lit: «Lorsque l’avion de Nungesser apparut au-dessus de la rade de New York, le commandant Foullois, chef de l’aviation maritime de chasse, s’était porté à son devant avec une escadrille et, dès que l’avion fut en vue, les sirènes des bateaux mugirent et les bâtiments hissèrent le pavillon.» La vérité est que Nungesser et Coli n’ont jamais atteint New York, disparaissant corps et biens. Aujourd’hui, on estime que les deux hommes sont bel et bien parvenus à traverser l’Atlantique, atteignant Saint-Pierre-et-Miquelon où ils auraient tenté d’amerrir. En vain. L’annonce, quelques jours plus tard, de leur disparition, causa une intense émotion. Entraînant par contre-coup la désaffection du public à l’égard du journal fondé par Emile de Girardin, qui jamais ne s’en releva.</p> <p>Toujours dans l’intention de prendre l’avantage sur leurs concurrents, les grands journaux se disputent les meilleures plumes du moment. Et de solliciter tout naturellement les écrivains et écrivaines en vogue. L’un des plus populaires est Pierre Benoit. Le romancier à succès de <i>L’Atlantide </i>et de <i>La Châtelaine du Liban</i> – le premier titre publié par le Livre de poche à son lancement en 1953, on ne le sait pas toujours ou on l’a oublié, est <i>Koenigsmark</i>. Voilà qui dit bien l’aura entourant alors son auteur. Durant l’entre-deux-guerres, Pierre Benoit partage son temps entre l’écriture de son roman annuel et les grands reportages aux quatre coins de la planète, notamment pour <i>L’intransigeant</i>. <i>L’Intran</i>, comme on disait familièrement, le grand quotidien de droite du soir. </p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1613215880_parissoir29mai1935gallica.jpeg" class="img-responsive img-fluid center " width="501" height="766" /></p> <h4 style="text-align: center;">Annonce des reportages de Claude Farrère et Blaise Cendrars, <i>Paris-Soir</i>, 29 mai 1935 © Gallica</h4> <p>Pour les principaux représentants de la scène littéraire, écrire pour la presse est une source appréciable de revenus. Ainsi Saint-Exupéry raconte-t-il pour <i>L’Intran </i>son raid manqué Paris-Saigon en décembre 1935. Après dix-neuf heures de vol, l’aviateur-écrivain s’était écrasé dans le désert libyen. Son récit, «Le vol brisé. Prison de sable», paraît en janvier suivant; il constituera les cinq premiers chapitres de <i>Terre des Hommes</i>. Une année plus tard, Jean Prouvost, le patron de <i>Paris-Soir,</i> lui propose quatre-vingt mille francs pour dix articles consacrés à la guerre civile espagnole. </p> <p>Les moyens dont dispose la presse de l’époque sont souvent considérables. Les directeurs de journaux mettent à disposition de leurs reporteurs-vedettes argent, voitures et chauffeurs – cela a bien changé! Rien d’étonnant dès lors que pour un événement aussi important que le voyage inaugural du paquebot <i>Normandie</i> les journaux se mobilisent. Il faut dire que le nouveau fleuron des <i>French Lines</i> conjugue tous les superlatifs. Il est, répète-t-on à satiété, le plus gros, le plus moderne et le plus fastueux de tous les navires construits à son époque. Son appareil propulsif est du dernier cri et, pour sa décoration intérieure, qui en fait une véritable vitrine du luxe français, les meilleurs représentants de ce qu’on appellera l’<i>Art déco </i>ont été requis, les Subes, Lalique, Leleu, Patout.</p> <p>C’est le tout jeune directeur de la rédaction de <i>Paris-Soir – </i>il a 28 ans – un certain Pierre Lazareff, futur patron de <i>Cinq colonnes à la une,</i> alors déjà amateur de coups fumants, qui a eu l’idée d’envoyer Farrère et Cendrars sur le <i>Normandie</i>. Les deux hommes se complètent à merveille. Ancien capitaine de corvette – il a notamment servi en Extrême-Orient avant la Grande Guerre – Farrère racontera la traversée en écrivain de la mer depuis les <i>spardecks</i> et la passerelle, tandis que Cendrars, le bourlingueur, sera avec l’équipage. Aux côtés des mécaniciens, dans les entrailles du navire. </p> <h3>La capitale flottante ne bouge pas plus que Paris ou Londres ne vibrent</h3> <p>Colette a déjà une longue pratique du journalisme. Durant toute sa carrière elle rédigera plus d’un millier d’articles sur la mode, le théâtre, le tourisme, l’amour, que sais-je encore? Et collaborera à une centaine de titres, dont <i>Le Journal</i> où elle écrit depuis 1933. C’est donc tout naturellement elle qui couvrira la croisière inaugurale du<i> Normandie. </i>«Ce paquebot, note-t-elle dans son premier article, qui n’est que succulence, crème fraîche, fruits fermes, pain croustillant et quelle table!» Car bien évidemment Colette, on n’est pas bourguignonne pour rien, se délecte en connaisseuse de la cuisine du bord. Mais tout autant du spectacle de la mer. «Juste au-dessous de mes hublots, écrit-elle au lendemain de l’appareillage, se gonfle, s’abaisse, harmonieuse, respire sans fin une longue bête onctueuse d’un gris vert, emplumée d’écume. Tout le reste de l’horizon n’est que brume tiède, traînante, qui lèche et calme la mer.» </p> <p>Farrère, lui, c’est en technicien qu’il jauge des qualités nautiques du nouveau-né. «Le sillage s’étale en poupe jusqu’à perte de vue, plat comme une immense route très blanche. 30 nœuds et même davantage. Ni tangage, ni roulis. La capitale flottante ne bouge pas plus que Paris ou que Londres ne vibrent, nul ne l’ignore, à tous les passages trop brutaux des cars, des autobus, des camions et autres supervéhicules trop négligemment suspendus.» Comme beaucoup d’autres personnalités conviées à ce premier voyage, l’écrivain suit grâce à la TSF la crise ministérielle qui vient d’éclater à Paris. Tandis que le <i>Normandie</i> se rapproche de son but et s’apprête à conquérir le ruban bleu récompensant la traversée la plus rapide, le cabinet Flandrin a été renversé. «Hier, formidable éclat de rire d’un bout à l’autre des huit ponts de la* <i>Normandie, </i>écrit Farrère.<i></i>La TSF s’est fort gracieusement moquée de nous tous, tant que nous sommes, sans la moindre malice d’ailleurs en annonçant que le maréchal Pétain était ministre de la Marine!» </p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1613215936_coletteborddunormandie.jpg" class="img-responsive img-fluid center " width="536" height="554" /></p> <h4 style="text-align: center;">Colette (au milieu) à bord du <i>Normandie</i> © Coll. part. </h4> <p>Et Blaise Cendrars, me demanderez-vous? Sitôt embarqué, il s’est enfoncé dans le ventre du navire. Chacun de ses articles sera un hymne à la technique, aux machines et aux hommes qui les servent. «Poussant une lourde porte où je faillis être renversé par un courant d’air, je débouchai dans la salle des dynamos bruissante, ronflante et toute remplie d’un rythme continu, qui est le seul témoignage de la Force invisible, car nulle part on ne voit tourner une roue ni travailler une bielle (…) Quand j’arrive sur la passerelle, le balcon de fer bien astiqué qui domine la centrale électrique et qui est le poste de commande de toute cette machinerie automatique, l’humble correspondant de <i>Paris-Soir</i> que je suis est reçu fraternellement et, oserais-je le dire, avec gratitude, par les officiers mécaniciens.» C’est à peine si durant les jours suivant, l’écrivain quittera leur compagnie. </p> <p>Le 4 juin, à l’arrivée à New York, Cendrars rejoint tout de même ses collègues sur le pont pour assister à la «marche triomphale» du <i>Normandie</i>. «Jamais plus nous ne reverrons cela, jamais plus nous ne l’oublierons», écrit Colette. «New York, note de son côté Cendrars, est la ville la plus jeune, la plus moderne, la plus enthousiaste, mais aussi la plus généreuse du monde. L’accueil délirant que le port de New York a fait à la <i>Normandie </i>défilant devant les gratte-ciel de Manhattan est allé droit au cœur de tous les Français qui étaient à bord.» L’écrivain peut alors rejoindre les mécaniciens pour les remercier: «Je trouvais tout le monde à son poste, l’équipage au grand complet, comme toujours calme et veillant à la manœuvre. Ils ignoraient comment New York recevait leur bateau. Ils n’avaient rien vu, rien entendu, mais chaque homme avait le sourire.»</p> <hr /> <h4>*Nos trois auteurs parlent de la <i>Normandie</i> alors que l’usage veut plutôt que l’on écrive le <i>Normandie.</i></h4> <hr /> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1613215779_aborddunormandie.jpeg" class="img-responsive img-fluid left " width="272" height="386" /></h4> <h4>Cendrars, Colette, Farrère, Wolff, <i>A bord du Normandie. 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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
2 Commentaires
@alphanet 17.06.2020 | 20h32
«Tiens, on pensait bien que BHL allait capitaliser sur l'épidémie. Moi qui pensais qu'il était discrédité?»
@Schindma 23.06.2020 | 13h49
«A la brocante de la philosophie, BHL a ouvert sa boutique !»