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Analyse

Analyse / En France, le «repli communautaire» s’invite à la table du coronavirus


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Début mai, le ministère français de l’Education nationale a diffusé des «fiches» invitant les professeurs à signaler des propos communautaristes – entendre notamment islamistes – chez des élèves. C’est toute une histoire, pleine de ressentiment, qui, d’un coup, est remontée à la surface. Analyse.



Aussitôt apparu, aussitôt disparu. Non pas comme quelque chose sans importance. Non. Bien plutôt comme une image pornographique accidentellement diffusée et promptement effacée. Ou encore, comme un secret de famille révélé à table puis jeté à la poubelle avec les restes du repas. Qui veut un café? Minute… Cette table, c’est celle de la France mobilisée contre le coronavirus, dernier du nom. Cette image compromettante, ce secret, c’est le ventre de la société française, et il ne sent pas la violette. Le 4 mai, le ministère de l’Education national écrivait les mots qu’il ne faut pas, surtout dans un moment qui requiert l’union des forces: «repli communautaire».

A une semaine du déconfinement à l’école primaire, dans un ensemble de «fiches» – non contraignantes, contrairement à une «circulaire» – envoyées aux professeurs, le ministère en question invitait ces derniers à signaler tout discours d’élève en rupture avec les valeurs républicaines (nous résumons). Soit: les «dérives sectaires», les «thèses complotistes», les «propos inacceptables» et, last but not least, le «repli communautaire». «Communautaire», associé à «repli», renvoie à «communautarisme», un mot codé qui en cache au moins un autre: «islamisme». Par quoi il faut comprendre une vision du monde réglée par la loi divine, en parallèle ou en opposition à l’universalisme à la française qu’est censée inculquer l’Education nationale.

Camp décolonial

Sans surprise, une pluie de critiques s’est abattue après la parution dans la presse du contenu de ces fiches. Des récriminations provenant de la gauche radicale et du mouvement décolonial (anti-impérialiste, ancré en banlieue, principalement au sein de la deuxième génération de l’immigration maghrébine), parfois réunis sous le vocable péjoratif d’«islamogauchiste». Mais pas seulement. Des individus sans lien avec les premiers ont crié à la «dictature» en découvrant ces recommandations, de crainte que la parole des élèves, à l’occasion leurs enfants, soit censurée par la «macronie», cet objet politique détesté d’une frange des Français. L’apparente unanimité des reproches adressés au gouvernement et plus haut à la présidence, qui ont «menti» aux Français au début de la crise du Covid-19, leur ont fait «peur» par la suite, est l’un des enjeux de ce qui se trame dans le conduit des passions hexagonales.

Attardons-nous sur le point le plus «chaud», qui a trait aux attentats djihadistes. Le mouvement décolonial – il n’est pas le seul à avoir fait le rapprochement – a remarqué que la formulation «propos inacceptables», ressemblait à s’y méprendre à celle employée dans une précédente fiche, datant de plusieurs mois, voire de plusieurs années, également destinée aux professeurs et relative, elle, à l’attitude à adopter face à des élèves pouvant développer une forme de compréhension d’actes terroristes – le cas emblématique de «Charlie Hebdo» – et nuire ainsi au «vivre ensemble».

Tollé! La «dissidence» des «Je ne suis pas Charlie» observée dans certaines écoles des «quartiers populaires», essentiellement en banlieue, après l’attentat de janvier 2015 contre l’hebdomadaire satirique, ne peut pas, ne doit pas être mise sur le même plan que les griefs légitimes des citoyens pour l’impréparation de l’Etat face au Covid-19. C’est l’évidence même. Sauf qu’on nage ici dans une mer de non-dits, remués telle de la vase par quelques fiches sibyllines de l’Education nationale. Et comme on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment, ni les contempteurs de ces instructions transmises aux professeurs, ni leurs auteurs cachés dans les méandres de l’administration ne se sont attardés sur le fond. Les passages polémiques ont d’ailleurs été retirés des PDF du ministère accessibles au public, avons-nous constaté. Fin du game? Non, ce serait trop beau.

Que pouvait donc craindre le gouvernement? Pourquoi diable mettait-il en garde contre le «repli communautaire» en banlieue, parmi les Français d’origine maghrébine et subsaharienne, sous-entendu de confession musulmane?

Deux fleuves opposés

C’est là que deux récits, longs comme de grands fleuves, se rencontrent et forment du ressac. L’un d'eux est celui de l’universalisme à la française, du modèle dit assimilationniste, en réalité pas différent des processus d’intégration en vigueur partout en Europe, sauf en Grande-Bretagne. Le second, son opposé, est issu des combats contre la colonisation et l’«occupant français», une mentalité de colon dont la police française ne se serait jamais totalement départie, selon des collectifs décoloniaux comme «Urgence notre police assassine» (pendant le confinement, une possible bavure policière en date du 18 avril a entraîné deux ou trois nuits de moyennes émeutes dans une poignée de cités).

Le courant décolonial voit dans l’universalisme français et son bras idéologique la «laïcité», un manière de poursuivre l’«œuvre civilisatrice», colonisatrice, de la Troisième république, celle, du moins, incarnée par Jules Ferry, jugé raciste pour sa propension à considérer les peuples colonisés comme «inférieurs». Ainsi, lorsque la fiche demandant aux professeurs de faire remonter les «propos inacceptables» est parue, un enseignant appartenant au camp décolonial, s’indignant sur les réseaux sociaux, a comparé le rôle de flic devant être prétendument tenu par les professeurs lors du déconfinement, à la mission très «IIIe» des hussards noirs de la République, les maîtres d’école de Jules Ferry officiant en métropole et dans les colonies. Nous ne sommes pas les nouveaux hussards noirs, nous ne voulons pas l’être, laissait entendre cet enseignant. Ce qui est en soi problématique, car les hussards noirs participent de la mythologie française, du socle commun, ils sont un maillon essentiel des émotions positives.

C’est justement cette mythologie fondatrice que les décoloniaux, mais aussi tout ou partie des intersectionnels influencés par le modèle des minorités importé des campus américains, veulent hacher menue, parce qu’elle reproduirait des modèles de domination, parce qu’elle induit, surtout, dans le cas présent, d’être redevable à une histoire forçant à reconnaître en soi une part française, celle, pas que, du bourreau faisant du mal aux aïeux autrefois colonisés. Or nous contenons tous en nous un legs de cruauté dont nous aurions dû à souffrir à certaines époques. Cela ne nous empêche pas de le faire nôtre.

L'islamisme? Quel islamisme?

A ce stade, le rapport avec le terrorisme d’inspiration islamiste semble tout de même très éloigné. Oui, si l’on s’en tient aux strictes spécificités des différents parcours idéologiques, même si la notion de «révolte légitime» en réponse aux «injustices» fait plus qu’affleurer chez certains militants et peut engendrer des comportements débordant du cadre «social». Mais non, si l’on s’interroge sur les raisons du passage de certaines personnes à l’islamisme radical et, plus radical encore et sans trop d’espoir de retour, au djihadisme.

Généralement, il ne s’agit pas d’une conversion spontanée à la violence verbale ou physique, mais du résultat d’un processus de désaffiliation à ce que les Français nomment la République, cette matrice supposée commune à tous. Si l’islamisme, idéologie de reconquête apparue au début du XXe siècle pour en remontrer à l’Occident colonisateur, est nécessaire à l’accomplissement de l’acte meurtrier, lui donne un sens, une armature, il n’est pas cause suffisante. Il y a un autre élément: le ressentiment, la rancœur, l’amertume, le fait de se sentir rejeté, humilié, au besoin de s’en convaincre, de ne pas s’estimer légitime, la compensation religieuse faisant alors son travail de rétablissement narcissique vis-à-vis d’une société décrétée «mécréante». Alors, avec Daech, ils sont allés voir ailleurs avant de revenir en France pour se venger de leur ancienne condition de losers et de proscrits en tirant dans le tas. C’est la logique des attentats du 13 novembre 2015, ceux du Bataclan, des terrasses et de Saint-Denis.

On se souvient de l’absurde déni opposé par certains, sociologues ou militants, souvent les deux à la fois, aux avertissements du journaliste David Thomson sur le plateau de l’émission «Ce soir (ou jamais!)», en avril 2014 sur France 2. Ce spécialiste du djihadisme annonçait le retour un jour prochain en France, pour y commettre des attentats, de terroristes enrôlés dans l’Etat islamique en Irak et en Syrie.

Pour le camp décolonial, qui était dans ce déni ou feignait de ne pas comprendre des enjeux l’obligeant à revoir son argumentaire, le problème premier n’a jamais été l’«islamisme», un terme communément dépréciatif, qu’il a tendance à récuser lorsqu’il vise des militants associatifs d’obédience «Frères musulmans», qui peuvent être des copains ou des connaissances. Toute forme, même contestataire, de l’islam, est en soi légitime, pourvu qu’elle ne verse pas dans la violence manifeste – les décoloniaux, qui donnent le «la» idéologique dans certaines facs de sciences sociales, ne s’intéressent guère aux discours islamistes radicaux, qui marqueraient l’échec des politiques d’intégration et de leurs responsables. 

L’expression diverse de l’islam, parfois rétrograde, essentiellement sur le plan des mœurs, est, aux yeux de ces progressistes autoproclamés, somme toute un juste soulagement à la dure vie en France, à l’«injustice» de ce pays envers les musulmans, toutes générations confondues. Telle est la ligne de cette mouvance, pour qui le problème central est celui des discriminations sociales et raciales, l’islamisme n’étant alors qu’un écran de fumée créé par des «laïcards» et des «fachos» pour faire porter aux dominés parmi les dominés, les «Arabes» et les «Noirs», la responsabilité de leur condition difficile en France.

Les héros

A cette aune, quelles lectures faire de la crise du Covid-19 dans l’Hexagone? L’une est positive et encourageante. Elle peut contribuer à renforcer le sentiment d’appartenance commune, reposant sur une souffrance partagée et une épreuve traversée ensemble – depuis la décolonisation, enfin une «guerre» qui nous réunit. Durant la crise sanitaire, on s’est rendu compte, mais beaucoup le savaient déjà, qu’une partie importante des immigrés ou leurs descendants vivant en banlieue, ont fourni une bonne part des «emplois essentiels», sans lesquels le pays n’aurait pas pu fonctionner. Il y a ici de bonnes raisons d’être moins suspicieux, plus reconnaissant envers une population trop souvent ignorée et devant être considérée comme l’égale de toute autre, sans distinction.

Mais il y a aussi des lectures clivantes. Celle de Français profondément méfiants, quand ils ne sont pas racistes et pleins de mépris envers les habitants des banlieues, prompts à les juger indignes d’appartenir à la grande famille française. On trouve ici la droite extrême ainsi que des électeurs de partis dits républicains. Celle, ensuite, du camp décolonial, encore lui, qui cherchera avantage politique à l’abnégation des «siens» lors de l’épidémie de Covid-19. La séquence «coronavirus» s’inscrira dans le récit des événements épiques et traumatiques de l’histoire de la France – la Première Guerre mondiale, la Seconde, la reconstruction – qui doit une fière chandelle aux «invisibles», les tirailleurs, les immigrés, aujourd’hui le personnel soignant, les éboueurs, les livreurs, ce «petit personnel» qui fait les victoires.

Cette approche exclusive de l’héroïsme, à l’avantage des «racisés», a pour inconvénient d’irriter ceux qui ne s’y retrouvent logiquement pas et qui n’ont pas pour autant l’impression d’avoir démérité. Les décoloniaux associés à la gauche radicale n’ont toutefois pas intérêt à classer les efforts consentis par origines ou «races». Depuis plus d’un an, ils entendent faire cause commune avec les gilets jaunes, faire peuple avec la France dite périphérique, celle du coup de rouge et du saucisson, contre l’élite incarnée par Emmanuel Macron. La star marseillaise de la lutte contre le coronavirus, le professeur Raoult, est populaire auprès des Français, d’où qu’ils viennent, qui n’aiment pas le «système».

Identité Panini

L’exaltation des «origines», au détriment de la France, cette «grosse nulle donneuse de leçons», existe pourtant. Magyd Cherfi, ancien membre de Zebda, un groupe de musique mythique pour la deuxième génération de l’immigration maghrébine, celle qui a aujourd’hui 40 ans et plus, a couché sur son compte Twitter ce que pourrait être le ressenti d’Algériens vivant en Algérie en rapport avec la gestion de la crise sanitaire, la France apparaissant à la traîne des pays maghrébins qui comptent beaucoup moins de morts. Mais ce ressenti pourrait être aussi bien celui de jeunes Français d’origine maghrébine fantasmant le pays des aînés à coups de «Maghreb United» et de figurines composant sur les réseaux sociaux une «identité Panini» emmaillotée d’islam.

«Enfin les "Blancs" vont payer l’addition du ciel, fait dire le chanteur et écrivain toulousain à ses cousins du bled. La comptabilité céleste va étaler son compte de résultat séculaire. Enfin, les riches, les pervers, les mécréants, les grands colonisateurs du monde (…) vont rembourser avec force intérêt le prix de la "grande nuit des parias". (…) Y’a longtemps qu’on en pouvait plus de ces dégénérés qui nous narguent de leur toute puissance, de leurs mœurs outrageantes et corrompues. Longtemps qu’on bavait de se payer l’Occident et ses femmes trop belles et si faciles à défroquer, qui d’un claquement de doigts divorcent et redivorcent jusqu’à trouver le toutou docile qui acceptera qu’elles sortent, boivent et baisent. Ouais c’est vrai leur Zemmour avait raison, les Blancs n’ont plus de couilles et paradent en culottes échancrée. Z’ont même un jour à eux tous ces pédés.»

Revenu d’un militantisme à grosses œillères, Magyd Cherfi livre là un regard désenchanté sur cette fierté maghrébine empreinte d’une profonde amertume. Le détour par Zemmour sonne juste, tant l’auteur du Suicide français, condamné pour incitation à la haine raciale mais continuant d’officier dans les colonnes du Figaro et sur l’antenne de CNews, est devenu le symbole d’un deux poids, deux mesures, dont n’a pas bénéficié Dieudonné par exemple, mais incarne aussi ce «juif cultivé», à vous foutre des complexes, qui prend tout de la France sans exiger d’elle le moindre inventaire, quand eux s’y refusent, ne peuvent s’y résoudre, entretenant avec l’histoire de France un rapport conflictuel sans lendemain.

C’est l’ensemble de ces représentations, ces motifs de colère, ces refus, cette résistance, ces cuves de ressentiment, cette lassitude, cette énergie que contenait en elle l’expression «repli communautaire» figurant dans la fiche de l’Education nationale avant d’en être retirée. Et qu’il faut reliée à la Cellule de lutte contre l’islamisme et le repli communautaire, la CLIR. Ce nouvel organisme est déployé depuis le début de l’année dans une quinzaine de «quartiers sensibles», dont un situé à Montbéliard, dans le département du Doubs frontalier de la Suisse, explique un cadre de ce dispositif «interministériel», mobilisant l’Intérieur, la Culture, les Sports, la Cohésion des territoires et l’Education nationale. Lors d’un déplacement à Mulhouse mi-février, alors que l’épidémie de coronavirus y agissait en silence et ferait des ravages, le président de la République avait appelé a lutter contre le «séparatisme islamiste».

Justement, ce combat mené par l’Etat apparaîtra-t-il encore comme légitime au sortir de la crise sanitaire, alors que la banlieue, notamment la parisienne, où ce «repli» et cet «islamisme» sont observés, a fourni une grande part du personnel permettant d’endiguer l’épidémie et enregistre les plus forts taux de surmortalité? On voudrait tant croire, au moins une fois, à l’union sacrée.

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