Chronique / Chronique italienne
Rome, Stade des Marbres. Il faut bien l'avouer, l'Italie nous manque. © Wikipédia
Convenons-en, l’Italie nous manque. Elle nous manque d’autant plus qu’on ne sait quand on pourra y retourner. Comme beaucoup, je suis de ceux qui, une fois l’an au moins, doivent se rendre outremonts pour parler comme les auteurs de jadis, Montaigne, Chateaubriand, Stendhal. Le voyage en Italie est plus qu’un genre littéraire, c’est une habitude, une nécessité, une hygiène de l’esprit, sinon de vie. Et ce n’est pas Dominique Fernandez qui me contredira. Lui qui a tant écrit sur ce pays. Jusqu’à ce dernier livre, L’Italie buissonnière, auquel nous allons emprunter quelques chemins de traverse.
Dire en préambule quelques mots de l’œuvre de cet écrivain brillant – mais est-ce-bien nécessaire? – est une tâche quasi impossible. Une centaine d’ouvrages au total, essais, livres de voyage en collaboration avec le photographe Ferrante Ferranti, longtemps son compagnon, et bien sûr romans. Une vingtaine, dont notamment Porporino ou les Mystères de Naples, paru en 1974. Déjà l’Italie, l’art baroque, la musique, celle de l’opéra – le roman se présente comme les mémoires imaginaires de l’un des derniers castrats. Tout ou presque ce qui va occuper Dominique Fernandez se trouve comme résumé dans ce livre couronné du Prix Médicis. Depuis, son auteur n’a plus cessé de nous emmener en Italie. Toujours au chapitre – pardon! – des romans, on peut penser notamment à L'École du sud ainsi qu’à Porfirio et Constance. Evocation des drames et des passions de la première moitié du XXe siècle, le fascisme italien et le Front populaire, à travers la relation unissant le rejeton d’une famille noble d’Agrigente et la fille d’un instituteur laïque de la IIIe République. C’est un peu comme si l’auteur nous livrait là son histoire familiale, mais en quelque sorte rêvée, magnifiée.
Son père Ramon Fernandez compta, on l’a un peu oublié, parmi les écrivains les plus en vue de l’entre-deux guerres, ami de Malraux, Saint-Exupéry, Gide, avant de basculer dans la Collaboration. Dominique Fernandez s’emploiera à réhabiliter sa mémoire dans son livre Ramon, mais aussi, de manière plus solennelle, en ouverture de son discours de réception à l’Académie française en 2007, demandant, je cite, «d’accueillir avec moi l’ombre de quelqu’un qui avait plus de titres à prendre ma place.»
Dominique Fernandez en 2013 © Wikipédia
Mais l’Italie n’aimante pas seulement l’œuvre romanesque de Dominique Fernandez; elle est aussi le sujet de nombre de ses ouvrages consacrés à l’art, livres de voyage, essais. L’Italie et les pays où son influence artistique s’est étendue. Notamment à l’âge baroque.
De Naples à Venise
Fernandez a beaucoup fait pour la réhabilitation de cet art à un moment où une partie du public ne jure que par l’art roman – les éditions Zodiaque sont alors au faîte de leur succès – estimant qu’on ne peut bien écouter Monteverdi que sous des voûtes de pierre, si possibles froides et humides! Plusieurs de ses livres vont changer tout cela. A commencer par Le Banquet des Anges (1984), promenade dans l’Europe baroque, Le Radeau de la Gorgone (1988) et surtout La Perle et le Croissant (1995). Géographie du baroque, de Venise à Vienne, de l’Apulie à la Bohême, et qui dessine une sorte de croissant, tandis que la perle désigne Saint-Pétersbourg, cette folie baroque édifiée sur la Neva. On n’aura garde enfin d’oublier ce livre qui fit date, son auteur n’ayant jamais caché son homosexualité, Le Rapt de Ganymède (1989).Essai dans lequel il relit l’histoire de l’art au prisme de l’homosexualité. Que ce soit chez Platon et Cavafy, Caravage et David, Mozart et Schubert ou encore Visconti et Pasolini. Toujours cette façon d’obliger à un autre regard, à une autre vision. Et c’est à quoi, une nouvelle fois, il nous incite avec son Italie Buissonnière.
Remontant du Sud au Nord, c’est bien un itinéraire qu’il trace pour nous et qui passe par Naples, Rome, Florence, Bologne, Venise. Mais en évitant soigneusement les chemins battus; en nous invitant au contraire à la surprise et à l’inattendu, tel lieu négligé, telle œuvre oubliée. Ainsi, s’arrêtant en Apulie, il nous convie à Tarente. Et plus exactement au large de ce grand port militaire, théâtre de tant de combats. Sur l’îlot de San Paolo, minuscule, mais d’une importance stratégique capitale. Bonaparte, raconte Fernandez, y envoya Choderlos de Laclos, l’auteur des Liaisons dangereuse, alors général d’artillerie comme lui, afin d’y fortifier la ville contre l’Anglais et bâtir une forteresse à San Paolo.«Puis malade, se sentant mourir, il demanda à se faire enterrer dans l’îlot.» Pour se rendre à San Paolo, il faut aujourd’hui la permission de la marine italienne. Quant à la tombe, poursuit Fernandez, on ne connaît que son emplacement supposé. Les Bourbons, à leur retour à Naples en 1815, ordonnèrent en effet la destruction du fortin et de la tombe. Un autre officier français, raconte l’écrivain, passa également par Tarente, le général Dumas, père du romancier. Faisant partie de l’expédition d’Egypte, il avait été renvoyé en France pour avoir critiqué l’action de Bonaparte. Débarquant dans le port italien, croyant les Deux-Siciles toujours aux mains des Français, il avait aussitôt été jeté en prison, le roi de Naples ayant reconquis son royaume. L’auteur du Comte de Monte-Cristo n’est jamais allé à Tarente.«Mais, écrit Fernandez, quelle étrange coïncidence qu’il ait donné pour prison à Edmond Dantès, l’innocent persécuté, l’îlot d’If, si semblable à l’îlot de San Paolo!»
Hymne à la danse
Fernandez l’a évoqué à maintes reprises dans ses ouvrages, je veux parler du stade des Marbres à Rome. Edifié au cœur du Foro Italico, au nord de la capitale italienne, il fut inauguré en 1932 pour le dixième anniversaire du régime fasciste. Raison qui fait qu’aujourd’hui, écrit Dominique Fernandez, «le ‘’politiquement correct’’ le couvre d’un voile si pudique qu’il ne fait pas partie du ‘’grand tour’’ de l’Urbs.» Mais il y a autre chose. Sur le pourtour du stade s’élèvent en effet soixante statues figurant chacune une discipline sportive.«Au premier abord, on a envie de rire. Ces soixante athlètes, de proportions colossales, hauts de plus de trois mètres, figés dans des poses héroïques, raidis dans des attitudes victorieuses, sont intégralement nus.» Y compris le skieur et l’alpiniste! Cet étalage de «sexes d’hommes proposés à hauteur du regard» ne peut bien évidemment que scandaliser au cœur de la Ville éternelle. Sauf que ces nus, explique l’auteur, relèvent de «cette païenne fascination du corps viril» que l’on retrouve tout au long de l’histoire de Rome. Enfin «ultime raison de leur bannissement, note encore Fernandez. Pas une femme dans cette parade de surhommes; l’hérésie homosexuelle est affichée à cru, claironnée.»
Antonio Canova, La Danse des fils d’Alcinoos (détail) 1793, Musée Correr © Coll. part.
Continuons notre remontée vers le nord. Florence, bien sûr. Mais non pas Santa Maria Del Fiore ni la Porte du Paradis ou le couvent de San Marco et les fresques de Fra Angelico, mais, juste à côté, infiniment moins connu, le cloître du Scalzo orné de grisailles d’Andrea Del Sarto et ses douze Histoires de saint Jean-Baptiste. Dans ces figures, ces scènes fortement érotisées, on peut certes reconnaître l’influence de Ghiberti, de Sebastiano Del Piombo ou encore de Michel-Ange, relève Fernandez. «Mais cela n’explique pas le génie particulier d’Andrea, ce mélange de grâce, de sensualité, de mélancolie, d’affliction et de terreur qu’il a infusé dans l’espace restreint de ce cloître.»
Cette Chronique italienne ne peut que se conclure à Venise – comment pourrait-il en être autrement? D’autant que j’aurais moi-même dû m’y trouver il y a quelques semaines! Et c’est au Musée Correr, installé dans le palais construit pour Napoléon, tout au fond de la place Saint-Marc, que nous suivons pour la dernière fois l’écrivain. On y trouve un splendide bas-relief en marbre d’Antonio Canova inspiré d’Homère, La Danse des fils d’Alcinoos. Ulysse a été recueilli par la belle Nausicaa qui, pour fêter le naufragé, organise un festin agrémenté de danses auxquelles se joignent les fils du roi. Le sculpteur a représenté les deux jeunes gens au paroxysme de la danse, soulevés de terre et se tenant par la main. «Jamais, écrit Dominique Fernandez, on n’avait exalté avec autant d’éclat la transformation d’une anatomie juvénile en jubilation physique.» En même temps, tout ici est d’une grâce infinie et d’une immense délicatesse.«Et jamais, après Canova, aucun artiste ne retrouvera cette façon de saisir, avec un mélange aussi équilibré de sensualité et d’idéalisme, un corps dans sa poussée vitale.»
Dominique Fernandez, L'Italie buissonnière, Grasset, 2020.
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Notamment à l’âge baroque. </p> <h3>De Naples à Venise</h3> <p>Fernandez a beaucoup fait pour la réhabilitation de cet art à un moment où une partie du public ne jure que par l’art roman – les éditions Zodiaque sont alors au faîte de leur succès – estimant qu’on ne peut bien écouter Monteverdi que sous des voûtes de pierre, si possibles froides et humides! Plusieurs de ses livres vont changer tout cela. A commencer par <i>Le Banquet des Anges </i>(1984), promenade dans l’Europe baroque, <i>Le Radeau de la Gorgone</i> (1988) et surtout <i>La Perle et le Croissant</i> (1995). Géographie du baroque, de Venise à Vienne, de l’Apulie à la Bohême, et qui dessine une sorte de croissant, tandis que la perle désigne Saint-Pétersbourg, cette folie baroque édifiée sur la Neva. On n’aura garde enfin d’oublier ce livre qui fit date, son auteur n’ayant jamais caché son homosexualité, <i>Le Rapt de Ganymède </i>(1989).<i></i>Essai dans lequel il relit l’histoire de l’art au prisme de l’homosexualité. 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Que ce soit chez Platon et Cavafy, Caravage et David, Mozart et Schubert ou encore Visconti et Pasolini. Toujours cette façon d’obliger à un autre regard, à une autre vision. Et c’est à quoi, une nouvelle fois, il nous incite avec son <i>Italie Buissonnière</i>. </p> <p>Remontant du Sud au Nord, c’est bien un itinéraire qu’il trace pour nous et qui passe par Naples, Rome, Florence, Bologne, Venise. Mais en évitant soigneusement les chemins battus; en nous invitant au contraire à la surprise et à l’inattendu, tel lieu négligé, telle œuvre oubliée. Ainsi, s’arrêtant en Apulie, il nous convie à Tarente. Et plus exactement au large de ce grand port militaire, théâtre de tant de combats. Sur l’îlot de San Paolo, minuscule, mais d’une importance stratégique capitale. Bonaparte, raconte Fernandez, y envoya Choderlos de Laclos, l’auteur des <i>Liaisons dangereuse, </i>alors général d’artillerie comme lui, afin d’y fortifier la ville contre l’Anglais et bâtir une forteresse à San Paolo.«Puis malade, se sentant mourir, il demanda à se faire enterrer dans l’îlot.» Pour se rendre à San Paolo, il faut aujourd’hui la permission de la marine italienne. Quant à la tombe, poursuit Fernandez, on ne connaît que son emplacement supposé. Les Bourbons, à leur retour à Naples en 1815, ordonnèrent en effet la destruction du fortin et de la tombe. Un autre officier français, raconte l’écrivain, passa également par Tarente, le général Dumas, père du romancier. Faisant partie de l’expédition d’Egypte, il avait été renvoyé en France pour avoir critiqué l’action de Bonaparte. Débarquant dans le port italien, croyant les Deux-Siciles toujours aux mains des Français, il avait aussitôt été jeté en prison, le roi de Naples ayant reconquis son royaume. L’auteur du <i>Comte de Monte-Cristo</i> n’est jamais allé à Tarente.«Mais, écrit Fernandez, quelle étrange coïncidence qu’il ait donné pour prison à Edmond Dantès, l’innocent persécuté, l’îlot d’If, si semblable à l’îlot de San Paolo!»</p> <h3>Hymne à la danse</h3> <p>Fernandez l’a évoqué à maintes reprises dans ses ouvrages, je veux parler du stade des Marbres à Rome. Edifié au cœur du <i>Foro Italico</i>, au nord de la capitale italienne, il fut inauguré en 1932 pour le dixième anniversaire du régime fasciste. Raison qui fait qu’aujourd’hui, écrit Dominique Fernandez, «le ‘’politiquement correct’’ le couvre d’un voile si pudique qu’il ne fait pas partie du ‘’grand tour’’ de l’Urbs.» Mais il y a autre chose. Sur le pourtour du stade s’élèvent en effet soixante statues figurant chacune une discipline sportive.«Au premier abord, on a envie de rire. Ces soixante athlètes, de proportions colossales, hauts de plus de trois mètres, figés dans des poses héroïques, raidis dans des attitudes victorieuses, sont intégralement nus.» Y compris le skieur et l’alpiniste! Cet étalage de «sexes d’hommes proposés à hauteur du regard» ne peut bien évidemment que scandaliser au cœur de la Ville éternelle. Sauf que ces nus, explique l’auteur, relèvent de «cette païenne fascination du corps viril» que l’on retrouve tout au long de l’histoire de Rome. Enfin «ultime raison de leur bannissement, note encore Fernandez. 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Dans ces figures, ces scènes fortement érotisées, on peut certes reconnaître l’influence de Ghiberti, de Sebastiano Del Piombo ou encore de Michel-Ange, relève Fernandez. «Mais cela n’explique pas le génie particulier d’Andrea, ce mélange de grâce, de sensualité, de mélancolie, d’affliction et de terreur qu’il a infusé dans l’espace restreint de ce cloître.»</p> <p>Cette Chronique italienne ne peut que se conclure à Venise – comment pourrait-il en être autrement? D’autant que j’aurais moi-même dû m’y trouver il y a quelques semaines! Et c’est au Musée Correr, installé dans le palais construit pour Napoléon, tout au fond de la place Saint-Marc, que nous suivons pour la dernière fois l’écrivain. On y trouve un splendide bas-relief en marbre d’Antonio Canova inspiré d’Homère, <i>La Danse des fils d’Alcinoos</i>. Ulysse a été recueilli par la belle Nausicaa qui, pour fêter le naufragé, organise un festin agrémenté de danses auxquelles se joignent les fils du roi. Le sculpteur a représenté les deux jeunes gens au paroxysme de la danse, soulevés de terre et se tenant par la main. «Jamais, écrit Dominique Fernandez, on n’avait exalté avec autant d’éclat la transformation d’une anatomie juvénile en jubilation physique.» En même temps, tout ici est d’une grâce infinie et d’une immense délicatesse.«Et jamais, après Canova, aucun artiste ne retrouvera cette façon de saisir, avec un mélange aussi équilibré de sensualité et d’idéalisme, un corps dans sa poussée vitale.»</p> <hr /> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1588589851_litaliebuissonnire.jpeg" class="img-responsive img-fluid left " width="217" height="315" /></h4> <h4>Dominique Fernandez, <em>L'Italie buissonnière</em>, Grasset, 2020.</h4>', 'content_edition' => null, 'slug' => 'chronique-italienne', 'headline' => false, 'homepage' => 'col-md-12', 'like' => (int) 625, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 2313, 'homepage_order' => (int) 2553, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 3, 'person_id' => (int) 72, 'post_type_id' => (int) 1, 'poster_attachment' => null, 'editions' => [], 'tags' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 2 => object(App\Model\Entity\Tag) {} ], 'locations' => [], 'attachment_images' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'attachments' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'comments' => [], 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ '*' => true, 'id' => false ], '[dirty]' => [], '[original]' => [], '[virtual]' => [], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [], '[invalid]' => [], '[repository]' => 'Posts' } $relatives = [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 3229, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => true, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => 'Le sismographe de la vie artistique', 'subtitle' => '«Le Bœuf sur le toit. 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Durant toute sa vie, il n’a jamais cessé de fréquenter les ateliers. Comme plus tard Guillaume Apollinaire, grand admirateur de Picasso, qui fit beaucoup pour la reconnaissance du cubisme, Baudelaire s’employa avec une égale passion à imposer les peintres de son temps, Delacroix, Courbet, Manet. Et de se faire à travers eux le chantre d’une nouvelle manière de voir, d’une nouvelle façon d’appréhender ce qu’il appelle «l’héroïsme de la vie moderne.»', 'subtitle_edition' => null, 'content' => '<p>Baudelaire a vingt-quatre ans quand il donne son premier <i>Salon.</i> C’est-à-dire le compte rendu détaillé de la grande exposition annuelle des artistes choisis par l’Académie – c’est en réaction à cette sélection officielle que verra le jour par la suite, comme on le sait, le Salon des Indépendants et bien d’autres encore. Depuis Diderot, à l’origine de l’exercice et qui en a fait un véritable genre littéraire, nombreux sont les écrivains à publier leurs <i>Salons</i>: Stendhal en fait paraître trois, consacrés aux expositions de 1822, 1824 et 1827, Gauthier, que Baudelaire admire, en publie neuf, s’étendant de 1833 à 1842. Rien d’étonnant dès lors que le jeune littérateur s’y essaie à son tour. Son <i>Salon de 1845</i> sera suivi de ceux de 1846 et de 1859. A quoi on peut ajouter trois textes traitant de la section beaux-arts de l’Exposition universelle de 1855. </p> <p>Pour Baudelaire, c’est l’occasion d’exposer ses vues esthétiques tout en défendant les artistes qu’il révère. A commencer par Eugène Delacroix qu’il a découvert très tôt, à dix-sept ans. Déambulant dans la galerie des Batailles du château de Versailles, une œuvre retint plus particulièrement son attention, la <i>Bataille de Taillebourg</i>. 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Il n’en est pas moins le peintre qui répond le mieux au vœu de Baudelaire qui dans son <i>Salon de 1846</i> en appelle aux «grands coloristes (qui) savent faire de la couleur avec un habit noir, une cravate blanche et un fond gris.» <i>Un enterrement à Ornans </i>(1849-1850),<i></i>le tableau programmatique de Courbet qui fit scandale, répond très exactement à ce que réclame Baudelaire. </p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1614423633_manetmusiqueauxtuileries.jpg" class="img-responsive img-fluid center " /></p> <h4 style="text-align: center;">Manet, <i>La Musique aux Tuileries</i> (1862), détail. Baudelaire est de profil à gauche de Gautier © DR</h4> <p>Dernier artiste enfin associé à l’écrivain, mais il y en a d’autres encore dont on pourrait parler, Edouard Manet. 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Tous deux partagent alors un même goût pour le dandysme et le fameux habit noir. C’est dans ce véritable uniforme de la modernité complété d’un haut de forme que le peintre a représenté son ami aux côtés de Théophile Gautier, dédicataire des <i>Fleurs du Mal</i>, dans son tableau <i>La Musique aux Tuileries</i> (1862). Il existe également une eau-forte qui reprend cette même silhouette du poète. L’un des plus beaux portraits de femme peint par Manet témoigne également de cette amitié. Il s’agit de l’opulente toile, qui n’a rien à envier à Velasquez, figurant la «lionne» du poète, Jeanne Duval, peinte en 1862 et intitulée <i>La Maîtresse de Baudelaire</i>. 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Ils sont quatre du monde des Lettres arrivés de Paris. Les plus perspicaces ont reconnu Madame Colette, la grande Colette, qui vient de publier «La Chatte et Duo». Elle est en compagnie de Claude Farrère, l’auteur aujourd’hui quelque peu oublié de «La bataille», élu la veille à l’Académie Française. Il y a aussi le dramaturge Pierre Wolff et puis cet homme avec un béret basque sur la tête, mégot aux lèvres, qui arbore une manche vide: Blaise Cendrars, le poète des «Pâques à New York». Tous quatre sont dépêchés par leurs journaux respectifs à bord du Normandie pour sa croisière inaugurale. ', 'subtitle_edition' => null, 'content' => '<p>L’entre-deux-guerres fut, on le sait, une période particulièrement faste pour la presse. Spécialement pour les grands titres nationaux. Dans les années 1930, un journal comme <i>Paris-Soir </i>tire jusqu’à 1 million d’exemplaires – 1,8 million en 1939! Souvent, il y a plusieurs éditions quotidiennes et entre les journaux, la lutte est vive, sinon féroce. Ce qui ne va pas parfois sans dérapage ni bidonnage – on parlerait aujourd’hui de <i>fake news</i>. Comme ce 10 mai 1927, lorsque le vénérable quotidien <i>La Presse</i> croit pouvoir annoncer avant tous ses concurrents: «Nungesser et Coli ont réussi. Les émouvantes étapes du grand raid. A 5 heures arrivée à New York.» </p> <p>Toujours en une du journal, on lit: «Lorsque l’avion de Nungesser apparut au-dessus de la rade de New York, le commandant Foullois, chef de l’aviation maritime de chasse, s’était porté à son devant avec une escadrille et, dès que l’avion fut en vue, les sirènes des bateaux mugirent et les bâtiments hissèrent le pavillon.» La vérité est que Nungesser et Coli n’ont jamais atteint New York, disparaissant corps et biens. Aujourd’hui, on estime que les deux hommes sont bel et bien parvenus à traverser l’Atlantique, atteignant Saint-Pierre-et-Miquelon où ils auraient tenté d’amerrir. En vain. L’annonce, quelques jours plus tard, de leur disparition, causa une intense émotion. Entraînant par contre-coup la désaffection du public à l’égard du journal fondé par Emile de Girardin, qui jamais ne s’en releva.</p> <p>Toujours dans l’intention de prendre l’avantage sur leurs concurrents, les grands journaux se disputent les meilleures plumes du moment. Et de solliciter tout naturellement les écrivains et écrivaines en vogue. L’un des plus populaires est Pierre Benoit. Le romancier à succès de <i>L’Atlantide </i>et de <i>La Châtelaine du Liban</i> – le premier titre publié par le Livre de poche à son lancement en 1953, on ne le sait pas toujours ou on l’a oublié, est <i>Koenigsmark</i>. Voilà qui dit bien l’aura entourant alors son auteur. 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Aux côtés des mécaniciens, dans les entrailles du navire. </p> <h3>La capitale flottante ne bouge pas plus que Paris ou Londres ne vibrent</h3> <p>Colette a déjà une longue pratique du journalisme. Durant toute sa carrière elle rédigera plus d’un millier d’articles sur la mode, le théâtre, le tourisme, l’amour, que sais-je encore? Et collaborera à une centaine de titres, dont <i>Le Journal</i> où elle écrit depuis 1933. C’est donc tout naturellement elle qui couvrira la croisière inaugurale du<i> Normandie. </i>«Ce paquebot, note-t-elle dans son premier article, qui n’est que succulence, crème fraîche, fruits fermes, pain croustillant et quelle table!» Car bien évidemment Colette, on n’est pas bourguignonne pour rien, se délecte en connaisseuse de la cuisine du bord. Mais tout autant du spectacle de la mer. «Juste au-dessous de mes hublots, écrit-elle au lendemain de l’appareillage, se gonfle, s’abaisse, harmonieuse, respire sans fin une longue bête onctueuse d’un gris vert, emplumée d’écume. Tout le reste de l’horizon n’est que brume tiède, traînante, qui lèche et calme la mer.» </p> <p>Farrère, lui, c’est en technicien qu’il jauge des qualités nautiques du nouveau-né. «Le sillage s’étale en poupe jusqu’à perte de vue, plat comme une immense route très blanche. 30 nœuds et même davantage. Ni tangage, ni roulis. La capitale flottante ne bouge pas plus que Paris ou que Londres ne vibrent, nul ne l’ignore, à tous les passages trop brutaux des cars, des autobus, des camions et autres supervéhicules trop négligemment suspendus.» Comme beaucoup d’autres personnalités conviées à ce premier voyage, l’écrivain suit grâce à la TSF la crise ministérielle qui vient d’éclater à Paris. Tandis que le <i>Normandie</i> se rapproche de son but et s’apprête à conquérir le ruban bleu récompensant la traversée la plus rapide, le cabinet Flandrin a été renversé. «Hier, formidable éclat de rire d’un bout à l’autre des huit ponts de la* <i>Normandie, </i>écrit Farrère.<i></i>La TSF s’est fort gracieusement moquée de nous tous, tant que nous sommes, sans la moindre malice d’ailleurs en annonçant que le maréchal Pétain était ministre de la Marine!» </p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1613215936_coletteborddunormandie.jpg" class="img-responsive img-fluid center " width="536" height="554" /></p> <h4 style="text-align: center;">Colette (au milieu) à bord du <i>Normandie</i> © Coll. part. </h4> <p>Et Blaise Cendrars, me demanderez-vous? Sitôt embarqué, il s’est enfoncé dans le ventre du navire. Chacun de ses articles sera un hymne à la technique, aux machines et aux hommes qui les servent. «Poussant une lourde porte où je faillis être renversé par un courant d’air, je débouchai dans la salle des dynamos bruissante, ronflante et toute remplie d’un rythme continu, qui est le seul témoignage de la Force invisible, car nulle part on ne voit tourner une roue ni travailler une bielle (…) Quand j’arrive sur la passerelle, le balcon de fer bien astiqué qui domine la centrale électrique et qui est le poste de commande de toute cette machinerie automatique, l’humble correspondant de <i>Paris-Soir</i> que je suis est reçu fraternellement et, oserais-je le dire, avec gratitude, par les officiers mécaniciens.» C’est à peine si durant les jours suivant, l’écrivain quittera leur compagnie. </p> <p>Le 4 juin, à l’arrivée à New York, Cendrars rejoint tout de même ses collègues sur le pont pour assister à la «marche triomphale» du <i>Normandie</i>. «Jamais plus nous ne reverrons cela, jamais plus nous ne l’oublierons», écrit Colette. «New York, note de son côté Cendrars, est la ville la plus jeune, la plus moderne, la plus enthousiaste, mais aussi la plus généreuse du monde. 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