Culture / Cinq bonnes raisons de lire Etienne Barilier
Etienne Barilier entouré par l’actuel comité de l’Association vaudoise des écrivains, lors de la remise du Prix le 14 novembre 2019. © Sabine Dormond
La semaine dernière, l’auteur de Dans Khartoum assiégé recevait le prix de l’Association vaudoise des écrivains pour l’ensemble de son œuvre. Une oeuvre dont l’ampleur, l’étendue, l’érudition et la profondeur de réflexion peuvent intimider: Etienne Barilier serait-il un intellectuel trop austère? Quel affreux malentendu! Voici, à l’attention des débutants hésitants, quelques bonnes raisons de découvrir un auteur qui n’hésite pas à mordre et à faire preuve d’ironie. Un texte signé Sabine Dormond, membre de l’Association qui lui a décerné le prix et qui fête cette année son 75ème anniversaire.
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Il m’est finalement apparu que les autres personnages étaient plus intéressants en creux. Parce que c’est clairement autour d’un personnage que je construis ma narration pour un roman: en l’occurrence autour de Noah, dit le puceron, avec la problématique du mensonge et de la prison. La nouvelle en revanche s’articule plutôt autour d’une thématique, parce qu’on a moins de temps pour développer les personnages. Il faut les rendre très clairs en peu de lignes.</p> <p><strong>Qu’est-ce qui vous a inspiré l’envie de parler de la situation des proches de délinquants?</strong></p> <p>Une émission à la radio où Viviane Schekter de la fondation REPR (Relai Enfant Parents Romands) parlait des familles de détenus. La prison m’intéresse depuis longtemps, mais je n’avais jamais pensé à ce que la détention pouvait impliquer pour les familles. J’ai ensuite été bénévole pour Repère pendant des années au Bois-Mermet. Mon rôle consistait à me tenir à disposition des visiteurs pour des renseignements concrets, une écoute, à leur proposer des ateliers qui sortaient du cadre habituel et permettaient aux parents détenus d’avoir un rendez-vous de plus avec leur enfant. </p> <p><strong>Ce doit être particulièrement déstabilisant quand un parent, censé inculquer le respect de la loi et mettre en garde contre les risques liés à la toxicomanie, bascule dans la délinquance et en particulier dans le trafic de drogue?</strong></p> <p>Je tenais à montrer l’évolution d’Oriane qui commence par soutenir son père, puis prend conscience de la gravité de ses actes et s’octroie le droit de porter un jugement sur lui, parce qu’il ne tient plus son rôle de garant du cadre. Elle découvre, comme chacun de nous mais plus précocement, que ses parents commettent aussi des erreurs.</p> <p><strong>Le secret de famille et les mensonges qui en découlent sont-ils malgré tout encore plus nuisibles qu’un aveu aussi dérangeant?</strong></p> <p>Pour en avoir beaucoup parlé avec une aumônière de prison, j’en suis assez persuadée. Ce n’est jamais une bonne idée de dissimuler la situation aux enfants et, en l’occurrence, le mensonge de l’hôpital est particulièrement mal choisi, on ne peut pas le tenir sur le long terme. Noah se rend bien compte que quelque chose ne joue pas.</p> <p><strong>Dans quelle mesure le jugement que la société porte sur un délinquant ricoche sur son entourage?</strong></p> <p>Les proches sont vraiment des victimes collatérales. Officiellement, la prison a vocation de réinsérer les gens dans la société, mais en réalité, la société est bien contente de pouvoir les oublier derrière les murs. Les proches sont au premier front pour encaisser les jugements. Mais à la fondation Repère, j’ai aussi rencontré des gens très à l’aise avec l’idée d’avoir un proche derrière les barreaux, et très décomplexés.</p> <p><strong>Votre narratrice a parfois l’air plus adulte que ses parents. Est-elle parentalisée ou est-ce juste une impression due au fait que le lecteur n’a que son point de vue?</strong></p> <p>Un peu des deux. Quand j’avais encore trois points de vue, j’essayais de montrer comment chacun pense avoir raison. C’est intéressant de chercher l’angle d’interprétation à partir duquel les gens estiment faire ce qu’il faut. Oriane a ce rôle de grande sœur réconfortante.</p> <p><strong>Vous décrivez un lien très fort et très touchant entre la grande sœur et son petit frère. Est-ce que les circonstances les amènent à mettre de côté les disputes habituelles au sein d’une fratrie?</strong></p> <p>Non, je pense que leur relation serait la même en d’autres circonstances. Cet amour très fort et cet agacement ultime existent avant l’incarcération du père. S’y ajoutent ensuite l’inquiétude et le besoin de protéger le petit frère. Oriane en veut à ses parents de devoir porter leur mensonge.</p> <p><strong>Votre narratrice est gardienne de foot dans une équipe mixte: le prétexte pour ajouter une petite touche féministe à votre livre?</strong></p> <p>Oui clairement. Je me suis demandée ce qu’on faisait à cet âge comme activité extrascolaire. J’ai voulu choisir quelque chose d’éloigné de mes propres activités pour éviter qu’Oriane ne devienne une sorte d’alter ego. C’était un bon moyen de prendre de la distance.</p> <p><strong>Comment avez-vous réussi à restituer de façon aussi convaincante les tics de langage, l’attitude très entière propre à l’adolescence, mais aussi une forme de mal-être, de crainte du jugement sans doute exacerbée par ce qu’elle vit?</strong></p> <p>C’est venu très naturellement. J’avais beaucoup travaillé la voix de Noah: dans tous les ateliers d’écriture, j’essayais de faire parler un enfant. J’ai construit Oriane par antithèse en m’inspirant de la façon de parler des gens qui m’entourent. J’avais vingt-et-un ans à l’époque, j’étais encore assez proche de l’adolescence. J’ai aussi pris soin d’éviter un vocabulaire trop précisément daté. J’y ai plus réfléchi comme un souffle que comme une langue.</p> <p><strong>Et la logorrhée de l’enfant?</strong></p> <p>C’est comme une pelote qu’on déroule et qui part dans tous les sens sans jamais se censurer.</p> <p><strong>Pourquoi avoir choisi de fondre les dialogues dans la narration?</strong></p> <p>Les dialogues ont eu beaucoup de formes différentes. Dans les premières versions, j’étais dans cette idée de flux de pensée rendue sous forme de monoblocs avec des dialogues juste marqués par des tirets. Ensuite j’ai quand même ajouté des retours à la ligne, mais comme Oriane a de la peine à dire tout ce qu’elle pense, je trouvais intéressant de maintenant le flou entre dialogue et pensée, pour que le lecteur puisse se demander si elle l’a réellement dit ou juste pensé et si elle a été entendue. Ce qu’elle dit s’inscrit dans une continuité par rapport à son flux de pensée.</p> <p><strong>L’histoire se déroule dans un milieu social très modeste: est-ce que la précarité économique excuse en partie le dérapage du père?</strong></p> <p>Je ne pense pas qu’elle l’excuse, mais elle l’explique. J’avais quand même envie qu’il y ait d’autres solutions, par exemple solliciter l’aide de la grand-mère. Mais les alternatives sont maigres. Maintenant que j’ai travaillé comme assistance sociale, je développerais ces problématiques autrement. 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Etienne Barilier est-il trop austère?
Etienne Barilier n’est pas un auteur populaire, il n’écrit pas de romans noirs, ne se soucie guère d’être à la mode et de se répandre sur les réseaux sociaux. La porte-parole du jury Sylvie Blondel va jusqu’à le qualifier de résistant à la complaisance futile de certains médias. À ce titre, ajoute-t-elle, son œuvre est bonne pour la tête. Il est en effet bon de lire des œuvres qui demandent un certain effort intellectuel, non dénué de plaisir. Son œuvre est teintée d’ironie. La passion et le désir y figurent en bonne place, ainsi qu’une réflexion politique et philosophique dont nous avons grand besoin pour élargir notre horizon.
Un auteur doit-il seulement divertir ? interroge Sylvie Blondel. Tout nous pousse dans ce sens. Etienne Barilier ne suit pas le main stream. Merci à lui.
Etienne Barilier est-il trop brillant?
Le récipiendaire avait déjà répondu lui-même à cette question dans son livre Martina Hingis ou la beauté du jeu paru chez Zoé en 1997: «Dans notre pays, on a tendance à vouloir étouffer le talent au nom de l’égalité. On a une fascination malsaine pour la moyenne. Martina Hingis ne croit pas nécessaire de se faire pardonner son génie. (…) Elle se moque brillamment de la médiocrité confite en fausse modestie qui prétend régner. Elle décide que la laideur ne sera pas au pouvoir.»
Parmi les plus de 50 romans, nouvelles, contes et essais de cet auteur, le jury du prix des écrivains vaudois composé de Sylvie Blondel, José Seydoux et Ferenc Rakoczy retient tout particulièrement 3 romans: Un Véronèse (2010), Ruiz doit mourir (2014) et Dans Khartoum assiégé (2018). Dans ce dernier ouvrage, Etienne Barilier parvient à nous faire lire un ensemble d’évènements historiques comme un roman passionnant, un exercice révélateur de son talent et de son érudition bien sûr, la patte d’un grand écrivain, relève José Seydoux.
Etienne Barilier pêcherait-il par excès de bien-pensance?
Non, rétorque Sylvie Blondel. Il est capable de se mettre dans la peau de personnages cruels, tordus et vaniteux. Il ne termine jamais par le triomphe du bien, comme dans les séries télévisées. Il pose des questions et n’apporte pas de réponses toutes faites.
Il suffit d’ailleurs d’un court extrait de son savoureux pamphlet, Soyons médiocres!, paru à L’Age d’homme en 1980 pour rappeler à quel point cet auteur est capable d’ironie et de mordant:
«Notre pays n’aime pas la vie: vieillissement progressif de la population, intolérance croissante au bruit, réglementation de plus en plus étouffante de la socialité, xénophobie, goût de thésauriser, manie des abris souterrains, prédilections pour les crimes indirects. (…) En Suisse allemande, ces phénomènes sont assumés. La Suisse romande se contente de mourir à petit feu, à tout petit feu. Et forte comme elle est sur le chapitre de la modestie, elle s’arrange pour qu’on ne s’aperçoive même pas de son suicide. Elle n’en continue pas moins de mourir, mais avec la rancœur affreuse du gosse qui boude depuis un quart d’heure et qui s’avise que personne, dans la famille, ne s’en est aperçu.»
Alors au fond, Etienne Barilier serait-il trop modeste?
Quand on lui demande s’il ose s’affranchir lui-même de la modestie romande, cette fascination malsaine pour la moyenne dont il se moque allègrement dans son pamphlet Soyons médiocres! et reconnaître qu’il sort du lot, Etienne Barilier botte en touche et préfère citer Denis de Rougemont: «Il est difficile d’être un grand homme en Suisse.» Il assume toutefois sa soif de reconnaissance. J’ai besoin des autres, avoue-t-il. C’est l’attente des lecteurs qui me donne la force. Et va jusqu’à citer les propos du critique littéraire Jean-Louis Kuffer qui lui attribue l’envergure d’un Ramuz ou d’un Max Frisch.
Comme Ramuz avant lui, ou Jacques Chessex, Etienne Barilier a dû être reconnu en France pour que la presse vaudoise daigne s’intéresser à son œuvre. Etienne Barilier serait-il alors rancunier?
Lors de la cérémonie du 14 novembre, il a exprimé toute sa reconnaissance à ses pairs pour ce prix et pour leurs paroles. Vous m’avez tressé des lauriers, ce n’est assurément pas pour que je me repose sur eux, promet-il. Et d’ajouter, non sans une touche d’autodérision, que ce serait braver le ridicule que d’y voir, à son âge, un prix d’encouragement. Et pourtant ce prix me donne du courage. Et si cela ne suffisait pas à nous assurer qu’il ne compte pas s’arrêter en si bon chemin, le lauréat du 41e prix des écrivains vaudois précise : Quand le besoin de créer nous tient, il ne nous lâche pas si facilement, puisqu’il est solidaire du besoin de vivre.
Etienne Barilier, Dans Khartoum assiégée, Phébus, 2018.
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Et si cela ne suffisait pas à nous assurer qu’il ne compte pas s’arrêter en si bon chemin, le lauréat du 41<sup>e</sup> prix des écrivains vaudois précise : <i>Quand le besoin de créer nous tient, il ne nous lâche pas si facilement, puisqu’il est solidaire du besoin de vivre</i>.</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1574263101_97827529113085de5f.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="209" height="306" /></p> <p>Etienne Barilier, <a href="http://www.editionsphebus.fr/dans-khartoum-assiegee-etienne-barilier-9782752911308" target="_blank" rel="noopener"><em>Dans Khartoum assiégée</em></a>, Phébus, 2018. </p>', 'content_edition' => null, 'slug' => 'cinq-bonnes-raisons-de-lire-etienne-barilier', 'headline' => false, 'homepage' => 'col-md-6', 'like' => (int) 675, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 2016, 'homepage_order' => (int) 2267, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 6, 'person_id' => (int) 2859, 'post_type_id' => (int) 1, 'poster_attachment' => null, 'editions' => [], 'tags' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Tag) {} ], 'locations' => [], 'attachment_images' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'attachments' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'comments' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Comment) {}, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Comment) {} ], 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ '*' => true, 'id' => false ], '[dirty]' => [], '[original]' => [], '[virtual]' => [], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [], '[invalid]' => [], '[repository]' => 'Posts' } $relatives = [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 5129, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => true, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => 'Et si tout n’était qu’apparence?', 'subtitle' => '«Nos plus beaux jours sont des mensonges», Francisco Arenas Farauste, Editions 5 sens, 116 pages.', 'subtitle_edition' => '«Nos plus beaux jours sont des mensonges», Francisco Arenas Farauste, Editions 5 sens, 116 pages.', 'content' => '<p>Avec<i> Nos plus beaux jours sont des mensonges</i> paru aux éditions 5 sens en août 2023, le romancier Francisco Arenas Farauste, actuel président de l’Association vaudoise des écrivains, revient sur le thème de l’illusion. 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Il m’est finalement apparu que les autres personnages étaient plus intéressants en creux. Parce que c’est clairement autour d’un personnage que je construis ma narration pour un roman: en l’occurrence autour de Noah, dit le puceron, avec la problématique du mensonge et de la prison. La nouvelle en revanche s’articule plutôt autour d’une thématique, parce qu’on a moins de temps pour développer les personnages. Il faut les rendre très clairs en peu de lignes.</p> <p><strong>Qu’est-ce qui vous a inspiré l’envie de parler de la situation des proches de délinquants?</strong></p> <p>Une émission à la radio où Viviane Schekter de la fondation REPR (Relai Enfant Parents Romands) parlait des familles de détenus. La prison m’intéresse depuis longtemps, mais je n’avais jamais pensé à ce que la détention pouvait impliquer pour les familles. J’ai ensuite été bénévole pour Repère pendant des années au Bois-Mermet. 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J’avais beaucoup travaillé la voix de Noah: dans tous les ateliers d’écriture, j’essayais de faire parler un enfant. J’ai construit Oriane par antithèse en m’inspirant de la façon de parler des gens qui m’entourent. J’avais vingt-et-un ans à l’époque, j’étais encore assez proche de l’adolescence. J’ai aussi pris soin d’éviter un vocabulaire trop précisément daté. J’y ai plus réfléchi comme un souffle que comme une langue.</p> <p><strong>Et la logorrhée de l’enfant?</strong></p> <p>C’est comme une pelote qu’on déroule et qui part dans tous les sens sans jamais se censurer.</p> <p><strong>Pourquoi avoir choisi de fondre les dialogues dans la narration?</strong></p> <p>Les dialogues ont eu beaucoup de formes différentes. Dans les premières versions, j’étais dans cette idée de flux de pensée rendue sous forme de monoblocs avec des dialogues juste marqués par des tirets. 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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
2 Commentaires
@JLK 21.11.2019 | 09h34
«Navré de contredire Sabine Dormond, mais il est tout à fait inexact de prétendre que la reconnaissance d'Etienne Barilier par la Suisse romande a "suivi" celle de Paris. En réalité, les livres de Barilier ont été très bien accueillis, par la critique romande (quand il y en avait encore une...), comme ce fut d'ailleurs le cas pour ceux de Jacques Chessex... A vrai dire, la reconnaissance parisienne de Barilier reste très sporadique, et les faibles échos à son dernier livre, l'un de ses meilleurs, en reste la meilleure preuve...
»
@Franky 24.11.2019 | 21h15
«Lisez ""Contre le nouvel obscurantisme"" !!
C' est mon livre de chevet depuis plus de vingt ans......»