Chronique / Hôtel Europe
L’Hôtel Victoria à Glion, carte postale ancienne. © Coll.part.
On le sait, il n’y a pas de hasard, il y a seulement des rencontres. La scène se passe lors du festival Lire à Lausanne le 31 août dernier. Nous sommes quelques auteurs de la rentrée littéraire assis côte à côte dans l’attente du chaland. Mes deux voisins évoquent leur livre. «De quoi parle votre roman? – L’histoire se passe au début du XXe siècle dans un hôtel au-dessus de Montreux. Et le vôtre? – Il se déroule durant la Seconde Guerre mondiale, aussi dans un hôtel au-dessus de Montreux. – Ce ne serait pas l’Hôtel Victoria, à Glion? – Mais oui!»
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J’y ai été émerveillé par la lumière d’une façon tout à fait inattendue et féconde pour ce que j’ai écrit. Essayant de comprendre d’où venait cette émotion et cette exaltation que j’éprouvais devant certains paysages, je me suis aperçu que parfois, à certains moments, la lumière semblait absorber par exemple les montagnes. Et si j’étais émerveillé, logiquement il n’y avait aucune raison de l’être plus par cela que par autre chose, mais j’avais là une image, une métaphore, précisément de cet effacement des obstacles. Tentation que l’on a toujours si l’on est hanté par la mort, l’obstacle majeur. Eh bien, devant de tels paysages, on est porté à s’imaginer que même celui-ci pourra être franchi par une tension plus grande du regard ou par un détachement du monde. Donc l’issue, dont vous parlez, pourrait être, à certains moments, cela. Je crois que beaucoup de textes, en particulier les proses décrivant des paysages et les poèmes, correspondent à des moments où cette sorte de passage devient possible. </p> <p>Pourtant, je me demande toujours, et c’est là tout le débat de ces livres, si ce n’est pas une illusion de l’esprit. Et naturellement, plus les années passent, plus les obstacles deviennent, au contraire, réels. Et il devient difficile de se laisser aller à cette sorte de rêve, d’illusion ou d’espoir. C’est pourquoi les derniers livres, <i>Chants d’en bas </i>et <i>A travers un verger, </i>à cause d’expériences personnelles, se trouvent être les plus sombres: c’est vraiment la victoire passagère, la prédominance du mur auquel on se heurte, et à partir duquel il semble qu’il n’y ait plus d’issue. Mais les prochains livres, Dieu merci, n’auront plus ce même caractère assez noir. </p> <p><i>Précisément</i>, A travers un verger <i>apparaît comme une manière de révision, de retour déchirant sur l’œuvre. </i></p> <p><i>– </i>Oui , c’est une réaction violente contre un livre précédent. Je m’aperçois d’ailleurs que de livre en livre cela se passe généralement ainsi, <i>L’Obscurité</i> ayant été suivi d’<i>Air</i>s en réaction contre l’excès de noirceur du récit, mais ce n’est pas du tout intentionnel. Simplement la vie fait que c’est ainsi. Dans le cas particulier, <i>A travers un verger</i> commence comme un texte des <i>Paysages avec figures absentes</i>, donc une description, en même temps qu’une célébration de la beauté du monde à laquelle je demeure infiniment sensible. Mais devant certaines épreuves de la vie, on a soudain l’impression de ne plus avoir le droit de se livrer à ce travail d’exaltation, que c’est presque une sorte de scandale de décrire des amandiers en fleurs dans un monde tel que le nôtre, dans une vie telle que celle-ci. D’où la réaction de la seconde partie. Et d’abord peut-être l’impossibilité de terminer ce texte. </p> <p><i>Justement, vous avez écrit dans </i>L’Effraie, <i>au sujet de la beauté:«Je sais maintenant que je ne possède rien, pas même ce bel or qui est feuille pourrie.» La beauté, pour vous, est donc toujours problématique? </i></p> <p>– Oui, parce que je suis constamment sensible au fait qu’elle soit périssable, et je crois que c’est le nœud de tout. D’ailleurs tout cela est d’une banalité épouvantable, mais enfin c’est la banalité qui est à la source de presque toute la poésie lyrique. Mais depuis que je suis ici, car c’est un poème ancien que vous citez, où s’exprime tout de même la mélancolie de la jeunesse ou de l’adolescence, les choses sont devenues plus concrètes, plus chargées de substance, et la beauté a pris dans mon expérience une place beaucoup plus substantielle qu’auparavant. </p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1615489964_jaccottetleffraie.jpg" class="img-responsive img-fluid center " width="527" height="743" /></p> <h4 style="text-align: center;">Philippe Jaccottet, <i>L’Effraie et autres poésies</i>, édition originale, 1953 © Coll. part. </h4> <p><i>Quelle place?</i></p> <p>– C’est quelque chose qui n’est peut-être pas précisément définissable, mais disons tout de même que c’est une présence constante, comme les blessures, les douleurs ou les difficultés quotidiennes de la vie, et qui s’y oppose constamment. Au fond, une sorte d’aide, un signe qui vous est fait, et dont on ne peut pas ne pas tenir compte. Je continue à éprouver fortement cela comme pouvant ne pas être dépourvu de sens, même s’il est permis de penser, à certains moments, que tout cela n’est qu’un mirage. Foncièrement, je ne le crois pas. C’est pourquoi je continue à écrire.</p> <p><i>L’autre versant de votre œuvre, c’est la traduction. Quels sont les auteurs que vous avez eu le plus de plaisir à traduire? – </i>Robert Musil en particulier. Avec <i>L’Homme sans qualité</i>, c’était vraiment la découverte d’un univers totalement inconnu, comme faire un voyage dans un pays étranger. Et j’ai passé trois ans sans jamais m’ennuyer sur ce livre. J’ai traduit un peu Rilke, avec peut-être un peu moins de plaisir, mesurant tellement l’insuffisance de ma traduction que cela en devenait agaçant. <i>L’Odyssée,</i> à cause d’une certaine fraîcheur dans la redécouverte de ce texte. Et puis, il y a d’autres choses, <i>Hypérion </i>de Hölderlin. La traduction avançant bien, j’avais l’impression de rendre quelque chose, et ce n’était pas d’une difficulté excessive.</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1615655006_palzieuxgrignan.jpg" class="img-responsive img-fluid center " /></p> <h4 style="text-align: center;">Palézieux, <i>Paysage à Grignan</i>, eau-forte, 1963 <b>© </b>Musée Jenisch Vevey - Cabinet cantonal des estampes</h4> <p><i>En 1953, vous vous êtes installé à Grignan. Pourquoi Grignan? Un exil? </i></p> <p>– Non, Grignan, c’est vraiment un hasard. Ma femme et moi nous cherchions un endroit pour vivre, à la campagne de préférence, Paris ne nous paraissant plus possible étant donné les conditions matérielles que nous avions à ce moment-là qui étaient vraiment le strict minimum. Il y avait aussi je pense le besoin, pas même conscient, de mettre une certaine distance – exil c’est beaucoup dire – entre le monde littéraire parisien et moi. 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En réaction, Fantin-Latour peignit son fameux <i>Hommage à Delacroix</i> où l’on reconnaît, entourant un portrait du peintre inspiré d’un cliché de Nadar, Champfleury, Whistler, Manet, Fantin-Latour lui-même ainsi bien sûr que Baudelaire. Mais ce n’est pas le seul tableau dans lequel figure le poète.</p> <h3>Combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottines vernies</h3> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1614423571_fantinlatourhommagedelacroix.jpg" class="img-responsive img-fluid center " /></p> <h4 style="text-align: center;">Fantin-Latour, <i>Hommage à Delacroix</i> (1864). Baudelaire est assis au premier rang à droite © DR</h4> <p>Il est également représenté dans l’immense toile de Gustave Courbet, <i>L’Atelier du peintre</i> (1855). 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Il n’en est pas moins le peintre qui répond le mieux au vœu de Baudelaire qui dans son <i>Salon de 1846</i> en appelle aux «grands coloristes (qui) savent faire de la couleur avec un habit noir, une cravate blanche et un fond gris.» <i>Un enterrement à Ornans </i>(1849-1850),<i></i>le tableau programmatique de Courbet qui fit scandale, répond très exactement à ce que réclame Baudelaire. </p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1614423633_manetmusiqueauxtuileries.jpg" class="img-responsive img-fluid center " /></p> <h4 style="text-align: center;">Manet, <i>La Musique aux Tuileries</i> (1862), détail. Baudelaire est de profil à gauche de Gautier © DR</h4> <p>Dernier artiste enfin associé à l’écrivain, mais il y en a d’autres encore dont on pourrait parler, Edouard Manet. On a beaucoup glosé sur ce que répondit Baudelaire en 1865 à une lettre du peintre alors attaqué de toute part – deux ans auparavant, son<i> Déjeuner sur l’herbe</i>, exposé à la requête de Napoléon III parmi les «refusés», a choqué tout comme son <i>Olympia </i>(voir ci-dessus). «Vous n’êtes, lui écrit alors Baudelaire, que le premier dans la décrépitude de votre art.» Dans cette réflexion, on peut naturellement voir – en apparence – une condamnation de l’art de l’époque dominé par Manet. Mais c’est méconnaître Baudelaire, grand admirateur notamment des eaux-fortes de l’artiste qu’il compare à Goya. Il faut plutôt comprendre la remarque dans toute son ironie. Avec à l’esprit les critiques des bienpensants, de tous les philistins pour qui le progrès consonne nécessairement avec décadence et l’art qui s’y réfère avec décrépitude. En ce sens-là, Manet est bien le plus grand artiste de son temps.</p> <p>Le peintre et le poète se sont connus très tôt. Tous deux partagent alors un même goût pour le dandysme et le fameux habit noir. C’est dans ce véritable uniforme de la modernité complété d’un haut de forme que le peintre a représenté son ami aux côtés de Théophile Gautier, dédicataire des <i>Fleurs du Mal</i>, dans son tableau <i>La Musique aux Tuileries</i> (1862). Il existe également une eau-forte qui reprend cette même silhouette du poète. L’un des plus beaux portraits de femme peint par Manet témoigne également de cette amitié. Il s’agit de l’opulente toile, qui n’a rien à envier à Velasquez, figurant la «lionne» du poète, Jeanne Duval, peinte en 1862 et intitulée <i>La Maîtresse de Baudelaire</i>. Enfin, contemplant l’<i>Olympia </i>de Manet, avec son mince ruban noir noué autour du cou et son bracelet au poignet,<i></i>comment ne pas se réciter les premiers vers du poème «Les Bijoux» des <i>Fleurs du Mal</i>? </p> <p style="text-align: center;"><i>«La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur,</i></p> <p style="text-align: center;"><i>Elle n'avait gardé que ses bijoux</i></p> <p style="text-align: center;"><i>Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur </i></p> <p style="text-align: center;"><i>Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores.»</i></p> <hr /> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1614423484_baudelaireecritssurlart1.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="154" height="251" /></h4> <h4>Baudelaire, Ecrits sur l'art, Le Livre de Poche, 2008.</h4>', 'content_edition' => null, 'slug' => 'peintres-de-la-vie-moderne', 'headline' => false, 'homepage' => 'col-md-12', 'like' => (int) 653, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 2828, 'homepage_order' => (int) 3068, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => 'Chronique', 'poster' => null, 'category_id' => (int) 3, 'person_id' => (int) 72, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [[maximum depth reached]], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 3 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 2807, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => 'NORMAL', 'readed' => null, 'subhead' => 'CHRONIQUE / in#actuel', 'title' => 'Etonnants voyageurs', 'subtitle' => 'Le Havre, gare maritime, 29 mai 1935. Ils sont quatre du monde des Lettres arrivés de Paris. Les plus perspicaces ont reconnu Madame Colette, la grande Colette, qui vient de publier «La Chatte et Duo». Elle est en compagnie de Claude Farrère, l’auteur aujourd’hui quelque peu oublié de «La bataille», élu la veille à l’Académie Française. Il y a aussi le dramaturge Pierre Wolff et puis cet homme avec un béret basque sur la tête, mégot aux lèvres, qui arbore une manche vide: Blaise Cendrars, le poète des «Pâques à New York». Tous quatre sont dépêchés par leurs journaux respectifs à bord du Normandie pour sa croisière inaugurale. ', 'subtitle_edition' => null, 'content' => '<p>L’entre-deux-guerres fut, on le sait, une période particulièrement faste pour la presse. Spécialement pour les grands titres nationaux. Dans les années 1930, un journal comme <i>Paris-Soir </i>tire jusqu’à 1 million d’exemplaires – 1,8 million en 1939! Souvent, il y a plusieurs éditions quotidiennes et entre les journaux, la lutte est vive, sinon féroce. Ce qui ne va pas parfois sans dérapage ni bidonnage – on parlerait aujourd’hui de <i>fake news</i>. Comme ce 10 mai 1927, lorsque le vénérable quotidien <i>La Presse</i> croit pouvoir annoncer avant tous ses concurrents: «Nungesser et Coli ont réussi. Les émouvantes étapes du grand raid. A 5 heures arrivée à New York.» </p> <p>Toujours en une du journal, on lit: «Lorsque l’avion de Nungesser apparut au-dessus de la rade de New York, le commandant Foullois, chef de l’aviation maritime de chasse, s’était porté à son devant avec une escadrille et, dès que l’avion fut en vue, les sirènes des bateaux mugirent et les bâtiments hissèrent le pavillon.» La vérité est que Nungesser et Coli n’ont jamais atteint New York, disparaissant corps et biens. Aujourd’hui, on estime que les deux hommes sont bel et bien parvenus à traverser l’Atlantique, atteignant Saint-Pierre-et-Miquelon où ils auraient tenté d’amerrir. En vain. L’annonce, quelques jours plus tard, de leur disparition, causa une intense émotion. Entraînant par contre-coup la désaffection du public à l’égard du journal fondé par Emile de Girardin, qui jamais ne s’en releva.</p> <p>Toujours dans l’intention de prendre l’avantage sur leurs concurrents, les grands journaux se disputent les meilleures plumes du moment. Et de solliciter tout naturellement les écrivains et écrivaines en vogue. L’un des plus populaires est Pierre Benoit. Le romancier à succès de <i>L’Atlantide </i>et de <i>La Châtelaine du Liban</i> – le premier titre publié par le Livre de poche à son lancement en 1953, on ne le sait pas toujours ou on l’a oublié, est <i>Koenigsmark</i>. Voilà qui dit bien l’aura entourant alors son auteur. Durant l’entre-deux-guerres, Pierre Benoit partage son temps entre l’écriture de son roman annuel et les grands reportages aux quatre coins de la planète, notamment pour <i>L’intransigeant</i>. <i>L’Intran</i>, comme on disait familièrement, le grand quotidien de droite du soir. </p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1613215880_parissoir29mai1935gallica.jpeg" class="img-responsive img-fluid center " width="501" height="766" /></p> <h4 style="text-align: center;">Annonce des reportages de Claude Farrère et Blaise Cendrars, <i>Paris-Soir</i>, 29 mai 1935 © Gallica</h4> <p>Pour les principaux représentants de la scène littéraire, écrire pour la presse est une source appréciable de revenus. Ainsi Saint-Exupéry raconte-t-il pour <i>L’Intran </i>son raid manqué Paris-Saigon en décembre 1935. Après dix-neuf heures de vol, l’aviateur-écrivain s’était écrasé dans le désert libyen. Son récit, «Le vol brisé. 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Son appareil propulsif est du dernier cri et, pour sa décoration intérieure, qui en fait une véritable vitrine du luxe français, les meilleurs représentants de ce qu’on appellera l’<i>Art déco </i>ont été requis, les Subes, Lalique, Leleu, Patout.</p> <p>C’est le tout jeune directeur de la rédaction de <i>Paris-Soir – </i>il a 28 ans – un certain Pierre Lazareff, futur patron de <i>Cinq colonnes à la une,</i> alors déjà amateur de coups fumants, qui a eu l’idée d’envoyer Farrère et Cendrars sur le <i>Normandie</i>. Les deux hommes se complètent à merveille. Ancien capitaine de corvette – il a notamment servi en Extrême-Orient avant la Grande Guerre – Farrère racontera la traversée en écrivain de la mer depuis les <i>spardecks</i> et la passerelle, tandis que Cendrars, le bourlingueur, sera avec l’équipage. Aux côtés des mécaniciens, dans les entrailles du navire. </p> <h3>La capitale flottante ne bouge pas plus que Paris ou Londres ne vibrent</h3> <p>Colette a déjà une longue pratique du journalisme. Durant toute sa carrière elle rédigera plus d’un millier d’articles sur la mode, le théâtre, le tourisme, l’amour, que sais-je encore? Et collaborera à une centaine de titres, dont <i>Le Journal</i> où elle écrit depuis 1933. C’est donc tout naturellement elle qui couvrira la croisière inaugurale du<i> Normandie. </i>«Ce paquebot, note-t-elle dans son premier article, qui n’est que succulence, crème fraîche, fruits fermes, pain croustillant et quelle table!» Car bien évidemment Colette, on n’est pas bourguignonne pour rien, se délecte en connaisseuse de la cuisine du bord. Mais tout autant du spectacle de la mer. «Juste au-dessous de mes hublots, écrit-elle au lendemain de l’appareillage, se gonfle, s’abaisse, harmonieuse, respire sans fin une longue bête onctueuse d’un gris vert, emplumée d’écume. Tout le reste de l’horizon n’est que brume tiède, traînante, qui lèche et calme la mer.» </p> <p>Farrère, lui, c’est en technicien qu’il jauge des qualités nautiques du nouveau-né. «Le sillage s’étale en poupe jusqu’à perte de vue, plat comme une immense route très blanche. 30 nœuds et même davantage. Ni tangage, ni roulis. La capitale flottante ne bouge pas plus que Paris ou que Londres ne vibrent, nul ne l’ignore, à tous les passages trop brutaux des cars, des autobus, des camions et autres supervéhicules trop négligemment suspendus.» Comme beaucoup d’autres personnalités conviées à ce premier voyage, l’écrivain suit grâce à la TSF la crise ministérielle qui vient d’éclater à Paris. Tandis que le <i>Normandie</i> se rapproche de son but et s’apprête à conquérir le ruban bleu récompensant la traversée la plus rapide, le cabinet Flandrin a été renversé. «Hier, formidable éclat de rire d’un bout à l’autre des huit ponts de la* <i>Normandie, </i>écrit Farrère.<i></i>La TSF s’est fort gracieusement moquée de nous tous, tant que nous sommes, sans la moindre malice d’ailleurs en annonçant que le maréchal Pétain était ministre de la Marine!» </p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1613215936_coletteborddunormandie.jpg" class="img-responsive img-fluid center " width="536" height="554" /></p> <h4 style="text-align: center;">Colette (au milieu) à bord du <i>Normandie</i> © Coll. part. </h4> <p>Et Blaise Cendrars, me demanderez-vous? Sitôt embarqué, il s’est enfoncé dans le ventre du navire. Chacun de ses articles sera un hymne à la technique, aux machines et aux hommes qui les servent. «Poussant une lourde porte où je faillis être renversé par un courant d’air, je débouchai dans la salle des dynamos bruissante, ronflante et toute remplie d’un rythme continu, qui est le seul témoignage de la Force invisible, car nulle part on ne voit tourner une roue ni travailler une bielle (…) Quand j’arrive sur la passerelle, le balcon de fer bien astiqué qui domine la centrale électrique et qui est le poste de commande de toute cette machinerie automatique, l’humble correspondant de <i>Paris-Soir</i> que je suis est reçu fraternellement et, oserais-je le dire, avec gratitude, par les officiers mécaniciens.» C’est à peine si durant les jours suivant, l’écrivain quittera leur compagnie. </p> <p>Le 4 juin, à l’arrivée à New York, Cendrars rejoint tout de même ses collègues sur le pont pour assister à la «marche triomphale» du <i>Normandie</i>. «Jamais plus nous ne reverrons cela, jamais plus nous ne l’oublierons», écrit Colette. «New York, note de son côté Cendrars, est la ville la plus jeune, la plus moderne, la plus enthousiaste, mais aussi la plus généreuse du monde. L’accueil délirant que le port de New York a fait à la <i>Normandie </i>défilant devant les gratte-ciel de Manhattan est allé droit au cœur de tous les Français qui étaient à bord.» L’écrivain peut alors rejoindre les mécaniciens pour les remercier: «Je trouvais tout le monde à son poste, l’équipage au grand complet, comme toujours calme et veillant à la manœuvre. Ils ignoraient comment New York recevait leur bateau. Ils n’avaient rien vu, rien entendu, mais chaque homme avait le sourire.»</p> <hr /> <h4>*Nos trois auteurs parlent de la <i>Normandie</i> alors que l’usage veut plutôt que l’on écrive le <i>Normandie.</i></h4> <hr /> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1613215779_aborddunormandie.jpeg" class="img-responsive img-fluid left " width="272" height="386" /></h4> <h4>Cendrars, Colette, Farrère, Wolff, <i>A bord du Normandie. 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Ces deux auteurs se nomment Jacques Pilet et Roland Buti; leurs romans, Hôtel Belvédère et Grand National. S’ils ne constituent pas à proprement parler une suite, même fortuite, ils ont pour arrière-fond l’histoire troublée de l’Europe à deux moments-clés du XXe siècle, mais perçue comme en échos, par ricochets en quelque sorte. Depuis cet œil du cyclone que représente alors la Suisse, îlot miraculeusement préservé au milieu de la conflagration générale.
Hôtel Belvédère s’ouvre au moment du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Des clients se décommandent, d’autres font leurs bagages au grand désespoir du directeur de l’établissement, Gian Caviezel, un Grison romanche. L’une des figures attachantes du roman avec Tatiana et Jules, le véritable héros du livre. Fils de paysan, mais n’ayant guère de goût pour les travaux de la ferme, le jeune homme, qui livre des fruits à l’hôtel, aspire à autre chose. Il aime lire et fréquente en secret la Librairie internationale de Montreux tenue par un Ukrainien, proche des Bolchéviques, qui lui confie de menues tâches. C’est là qu’il rencontre Tatiana. Etudiante en médecine à Genève,«elle ne ressemblait en rien aux dames qu’il croisait sur la Grande Rue. Pas de blouse à dentelles, pas de corset serré à la taille, pas de chaussures à talons, même pas de chignon. Tatiana avait les cheveux courts et fumait en compagnie de l’Ukrainien avec qui elle tenait de longues palabres en russe.» C’est la jeune femme bien sûr qui va déniaiser Jules.
Durant un temps, le jeune Vaudois va travailler à l’hôtel comme veilleur de nuit. Mais la guerre se fait sentir jusqu’en Suisse où des soldats blessés des deux camps trouvent refuge. Caviezel, le directeur du Belvédère, obtient qu’Emile, son comptable français qui a perdu une jambe sur le front, puisse se faire soigner à Glion. Lui et Jules deviennent bien vite amis. Emile l’aide à préparer un concours pour devenir à son tour comptable. Après diverses péripéties, le Vaudois finit par embarquer à Marseille. On le retrouvera, bien plus tard, pendant la Seconde Guerre mondiale, employé de la Compagnie françaises d’Afrique occidentale en Haute-Volta où, affaibli par la maladie, il décèdera.
Ce qui fait tout l’intérêt du roman de Jacques Pilet, c’est qu’il se déroule à un moment où la Suisse romande – plus particulièrement Genève et la Riviera lémanique – constitue une sorte de carrefour où se croisent toutes sortes de personnalités liées au destin de l’Europe. Il y a les révolutionnaires russes qui se réunissent à la fameuse Brasserie Landolt. Et avant eux l’écrivain Nicolas Roubakine (1862-1946), compagnon de geôle d’Alexandre Oulianov, le frère de Lénine, ou encore le publiciste Sergueï Netchaiev (1847-1882). Il y a l’écrivain Romain Rolland (1866-1944) bien sûr, qui le 22 septembre 1914, publia dans le Journal de Genève son retentissant article intitulé «Au-dessus de la mêlée», vigoureuse dénonciation de la guerre:«Les hommes ont inventé le destin, afin de lui attribuer les désordres de l’univers, qu’ils ont pour devoir de gouverner. Point de fatalité! La fatalité c’est ce que nous voulons. Et c’est aussi, souvent, ce que nous ne voulons pas assez.» Le Prix Nobel finira d’ailleurs par s’établir à Villeneuve où il accueillera notamment le Mahatma Gandhi.
Romain Rolland en 1914. © Wikipédia
La fin d'un monde
On croise même Alice Bailly (1872-1938) à l’occasion de son exposition au Musée Rath que vient voir l’une des pensionnaires de l’Hôtel Belvédère, elle-même peintre.«Alice Bailly avait une quarantaine pesante, un visage dur, une frange sur le front. Elle parlait doucement, disant regretter d’avoir dû quitter Paris, mais heureuse d’avoir découvert à Zürich un mouvement artistique nouveau qu’elle souhaiterait voir s’étendre à Genève: le dadaïsme.» Car si l’ancien monde s’écroule, un nouveau est en train de naître. L’Hôtel Belvédère, qu’un incendie ravagera, n’y survivra pas.
Grand National de Roland Buti mêle deux intrigues, l’une se déroulant aujourd’hui, l’autre renvoyant à la Seconde Guerre mondiale. C’est celle-là qui nous intéresse ici. Carlo, le narrateur, reçoit un appel de l’EMS de sa mère; on lui annonce qu’elle a disparu. Une photographie le met sur une piste. Elle représente sa mère très jeune:«La marquise derrière elle. Avec les motifs végétaux sur la console. Je la reconnais. C’est l’entrée du Grand National.» Un hôtel de luxe sur les hauteurs de Montreux où elle livrait le pain pour son père, boulanger à Glion.
C’est effectivement au Grand National que la vieille dame a pris pension et entend d’autant moins en partir qu’on est aux petits soins pour elle. A commencer par le directeur, petit-fils du bâtisseur de l’hôtel avant la guerre. Et c’est une tout autre Pia – le prénom de sa mère d’origine italienne – que son fils soudain découvre. Ainsi apprend-il qu’elle dessine des oiseaux. Paul, un ancien instituteur, vieille connaissance de sa mère venue la visiter, lui montre même un livre d’ornithologie qu’elle avait naguère illustré. L’auteur est un aristocrate allemand,«membre éminent de la Deutsche Ornithologen Gesellschaft », qui passa toute la guerre à l’hôtel.«Les palaces, explique Paul, sont restés ouverts malgré la guerre. Des réclames circulaient dans l’Europe à feu et à sang pour vanter les mérites de l’hôtellerie suisse de luxe.» Et de raconter qu’il accompagnait l’ornithologue au col de Jaman.«Votre maman était avec nous (…) Ils étaient très amoureux. – Ma mère? Avec un comte?»
Mais cette liaison, comme tant d’autres nouées durant la guerre, n’est qu’une parenthèse, elle va s’interrompre brutalement. La débâcle allemande met fin à l’idylle quand, au début de 1945, l’aristocrate s’enfuit de l’hôtel. Sans avoir réglé sa note.
Jacques Pilet, Hôtel Belvédère, Editions de l’Aire, 2019
Roland Buti, Grand National, Editions Zoë, 2019
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Mais devant certaines épreuves de la vie, on a soudain l’impression de ne plus avoir le droit de se livrer à ce travail d’exaltation, que c’est presque une sorte de scandale de décrire des amandiers en fleurs dans un monde tel que le nôtre, dans une vie telle que celle-ci. D’où la réaction de la seconde partie. Et d’abord peut-être l’impossibilité de terminer ce texte. </p> <p><i>Justement, vous avez écrit dans </i>L’Effraie, <i>au sujet de la beauté:«Je sais maintenant que je ne possède rien, pas même ce bel or qui est feuille pourrie.» La beauté, pour vous, est donc toujours problématique? </i></p> <p>– Oui, parce que je suis constamment sensible au fait qu’elle soit périssable, et je crois que c’est le nœud de tout. D’ailleurs tout cela est d’une banalité épouvantable, mais enfin c’est la banalité qui est à la source de presque toute la poésie lyrique. Mais depuis que je suis ici, car c’est un poème ancien que vous citez, où s’exprime tout de même la mélancolie de la jeunesse ou de l’adolescence, les choses sont devenues plus concrètes, plus chargées de substance, et la beauté a pris dans mon expérience une place beaucoup plus substantielle qu’auparavant. </p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1615489964_jaccottetleffraie.jpg" class="img-responsive img-fluid center " width="527" height="743" /></p> <h4 style="text-align: center;">Philippe Jaccottet, <i>L’Effraie et autres poésies</i>, édition originale, 1953 © Coll. part. </h4> <p><i>Quelle place?</i></p> <p>– C’est quelque chose qui n’est peut-être pas précisément définissable, mais disons tout de même que c’est une présence constante, comme les blessures, les douleurs ou les difficultés quotidiennes de la vie, et qui s’y oppose constamment. Au fond, une sorte d’aide, un signe qui vous est fait, et dont on ne peut pas ne pas tenir compte. Je continue à éprouver fortement cela comme pouvant ne pas être dépourvu de sens, même s’il est permis de penser, à certains moments, que tout cela n’est qu’un mirage. Foncièrement, je ne le crois pas. C’est pourquoi je continue à écrire.</p> <p><i>L’autre versant de votre œuvre, c’est la traduction. Quels sont les auteurs que vous avez eu le plus de plaisir à traduire? – </i>Robert Musil en particulier. Avec <i>L’Homme sans qualité</i>, c’était vraiment la découverte d’un univers totalement inconnu, comme faire un voyage dans un pays étranger. Et j’ai passé trois ans sans jamais m’ennuyer sur ce livre. J’ai traduit un peu Rilke, avec peut-être un peu moins de plaisir, mesurant tellement l’insuffisance de ma traduction que cela en devenait agaçant. <i>L’Odyssée,</i> à cause d’une certaine fraîcheur dans la redécouverte de ce texte. Et puis, il y a d’autres choses, <i>Hypérion </i>de Hölderlin. La traduction avançant bien, j’avais l’impression de rendre quelque chose, et ce n’était pas d’une difficulté excessive.</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1615655006_palzieuxgrignan.jpg" class="img-responsive img-fluid center " /></p> <h4 style="text-align: center;">Palézieux, <i>Paysage à Grignan</i>, eau-forte, 1963 <b>© </b>Musée Jenisch Vevey - Cabinet cantonal des estampes</h4> <p><i>En 1953, vous vous êtes installé à Grignan. Pourquoi Grignan? Un exil? </i></p> <p>– Non, Grignan, c’est vraiment un hasard. Ma femme et moi nous cherchions un endroit pour vivre, à la campagne de préférence, Paris ne nous paraissant plus possible étant donné les conditions matérielles que nous avions à ce moment-là qui étaient vraiment le strict minimum. Il y avait aussi je pense le besoin, pas même conscient, de mettre une certaine distance – exil c’est beaucoup dire – entre le monde littéraire parisien et moi. Etant quand même d’une nature influençable ou assez incertaine – je l’étais surtout à ce moment-là –, fréquenter constamment des écrivains, dont certains que j’aimais vraiment beaucoup, pouvait me démolir. Et comme ils avaient tous les idées les plus opposées les unes des autres, j’étais encore plus perdu! Donc le besoin d’une certaine distance, simplement.</p> <p><i>Dans quelle mesure restez-vous romand?</i> </p> <p>– Oh! Je crois qu’on le demeure par nature.</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1615489839_jaccottetatraversunverger.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="257" height="441" /></p> <h4>Philippe Jaccottet, <em>A travers un verger</em>, Fata Morgana, nouvelle édition 2021.</h4>', 'content_edition' => null, 'slug' => 'l-effacement-soit-ma-facon-de-resplendir', 'headline' => false, 'homepage' => 'col-md-12', 'like' => (int) 693, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 2850, 'homepage_order' => (int) 3090, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => 'Chronique', 'poster' => null, 'category_id' => (int) 3, 'person_id' => (int) 72, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [[maximum depth reached]], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 2 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 2826, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => 'NORMAL', 'readed' => null, 'subhead' => 'CHRONIQUE / in#actuel', 'title' => 'Peintres de la vie moderne', 'subtitle' => 'Avant que d’être le poète scandaleux des «Fleurs du Mal», Charles Baudelaire, dont on célèbre cette année le bicentenaire, a beaucoup écrit sur l’art. 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Depuis Diderot, à l’origine de l’exercice et qui en a fait un véritable genre littéraire, nombreux sont les écrivains à publier leurs <i>Salons</i>: Stendhal en fait paraître trois, consacrés aux expositions de 1822, 1824 et 1827, Gauthier, que Baudelaire admire, en publie neuf, s’étendant de 1833 à 1842. Rien d’étonnant dès lors que le jeune littérateur s’y essaie à son tour. Son <i>Salon de 1845</i> sera suivi de ceux de 1846 et de 1859. A quoi on peut ajouter trois textes traitant de la section beaux-arts de l’Exposition universelle de 1855. </p> <p>Pour Baudelaire, c’est l’occasion d’exposer ses vues esthétiques tout en défendant les artistes qu’il révère. A commencer par Eugène Delacroix qu’il a découvert très tôt, à dix-sept ans. Déambulant dans la galerie des Batailles du château de Versailles, une œuvre retint plus particulièrement son attention, la <i>Bataille de Taillebourg</i>. 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En réaction, Fantin-Latour peignit son fameux <i>Hommage à Delacroix</i> où l’on reconnaît, entourant un portrait du peintre inspiré d’un cliché de Nadar, Champfleury, Whistler, Manet, Fantin-Latour lui-même ainsi bien sûr que Baudelaire. Mais ce n’est pas le seul tableau dans lequel figure le poète.</p> <h3>Combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottines vernies</h3> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1614423571_fantinlatourhommagedelacroix.jpg" class="img-responsive img-fluid center " /></p> <h4 style="text-align: center;">Fantin-Latour, <i>Hommage à Delacroix</i> (1864). Baudelaire est assis au premier rang à droite © DR</h4> <p>Il est également représenté dans l’immense toile de Gustave Courbet, <i>L’Atelier du peintre</i> (1855). Il est placé tout à la droite de la composition, parmi ceux que l’artiste nomme «tous les actionnaires, c'est-à-dire les amis, les travailleurs, les amateurs du monde de l'art.» La conception picturale de Courbet correspond alors assez exactement à ce que Baudelaire appelle de ses vœux dans son <i>Salon de 1845</i> et qu’il développe dans celui de 1846. «Au vent qui soufflera demain nul ne tend l’oreille; et pourtant l’héroïsme de la vie moderne nous entoure et nous presse (…) Celui-là sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher à la vie actuelle son côté épique, et nous faire voir et comprendre, avec de la couleur ou du dessin, combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottines vernies.» On reconnaît là l’éloge du dandy – Baudelaire y reviendra longuement dans <i>Le peintre de la vie moderne</i> publié en 1863 dans <i>Le Figaro</i>. </p> <p>Du dandysme, Courbet est certes très éloigné. Il n’en est pas moins le peintre qui répond le mieux au vœu de Baudelaire qui dans son <i>Salon de 1846</i> en appelle aux «grands coloristes (qui) savent faire de la couleur avec un habit noir, une cravate blanche et un fond gris.» <i>Un enterrement à Ornans </i>(1849-1850),<i></i>le tableau programmatique de Courbet qui fit scandale, répond très exactement à ce que réclame Baudelaire. </p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1614423633_manetmusiqueauxtuileries.jpg" class="img-responsive img-fluid center " /></p> <h4 style="text-align: center;">Manet, <i>La Musique aux Tuileries</i> (1862), détail. Baudelaire est de profil à gauche de Gautier © DR</h4> <p>Dernier artiste enfin associé à l’écrivain, mais il y en a d’autres encore dont on pourrait parler, Edouard Manet. On a beaucoup glosé sur ce que répondit Baudelaire en 1865 à une lettre du peintre alors attaqué de toute part – deux ans auparavant, son<i> Déjeuner sur l’herbe</i>, exposé à la requête de Napoléon III parmi les «refusés», a choqué tout comme son <i>Olympia </i>(voir ci-dessus). «Vous n’êtes, lui écrit alors Baudelaire, que le premier dans la décrépitude de votre art.» Dans cette réflexion, on peut naturellement voir – en apparence – une condamnation de l’art de l’époque dominé par Manet. Mais c’est méconnaître Baudelaire, grand admirateur notamment des eaux-fortes de l’artiste qu’il compare à Goya. Il faut plutôt comprendre la remarque dans toute son ironie. Avec à l’esprit les critiques des bienpensants, de tous les philistins pour qui le progrès consonne nécessairement avec décadence et l’art qui s’y réfère avec décrépitude. En ce sens-là, Manet est bien le plus grand artiste de son temps.</p> <p>Le peintre et le poète se sont connus très tôt. Tous deux partagent alors un même goût pour le dandysme et le fameux habit noir. C’est dans ce véritable uniforme de la modernité complété d’un haut de forme que le peintre a représenté son ami aux côtés de Théophile Gautier, dédicataire des <i>Fleurs du Mal</i>, dans son tableau <i>La Musique aux Tuileries</i> (1862). Il existe également une eau-forte qui reprend cette même silhouette du poète. L’un des plus beaux portraits de femme peint par Manet témoigne également de cette amitié. Il s’agit de l’opulente toile, qui n’a rien à envier à Velasquez, figurant la «lionne» du poète, Jeanne Duval, peinte en 1862 et intitulée <i>La Maîtresse de Baudelaire</i>. Enfin, contemplant l’<i>Olympia </i>de Manet, avec son mince ruban noir noué autour du cou et son bracelet au poignet,<i></i>comment ne pas se réciter les premiers vers du poème «Les Bijoux» des <i>Fleurs du Mal</i>? </p> <p style="text-align: center;"><i>«La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur,</i></p> <p style="text-align: center;"><i>Elle n'avait gardé que ses bijoux</i></p> <p style="text-align: center;"><i>Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur </i></p> <p style="text-align: center;"><i>Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores.»</i></p> <hr /> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1614423484_baudelaireecritssurlart1.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="154" height="251" /></h4> <h4>Baudelaire, Ecrits sur l'art, Le Livre de Poche, 2008.</h4>', 'content_edition' => null, 'slug' => 'peintres-de-la-vie-moderne', 'headline' => false, 'homepage' => 'col-md-12', 'like' => (int) 653, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 2828, 'homepage_order' => (int) 3068, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => 'Chronique', 'poster' => null, 'category_id' => (int) 3, 'person_id' => (int) 72, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [[maximum depth reached]], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 3 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 2807, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => 'NORMAL', 'readed' => null, 'subhead' => 'CHRONIQUE / in#actuel', 'title' => 'Etonnants voyageurs', 'subtitle' => 'Le Havre, gare maritime, 29 mai 1935. Ils sont quatre du monde des Lettres arrivés de Paris. Les plus perspicaces ont reconnu Madame Colette, la grande Colette, qui vient de publier «La Chatte et Duo». Elle est en compagnie de Claude Farrère, l’auteur aujourd’hui quelque peu oublié de «La bataille», élu la veille à l’Académie Française. Il y a aussi le dramaturge Pierre Wolff et puis cet homme avec un béret basque sur la tête, mégot aux lèvres, qui arbore une manche vide: Blaise Cendrars, le poète des «Pâques à New York». Tous quatre sont dépêchés par leurs journaux respectifs à bord du Normandie pour sa croisière inaugurale. ', 'subtitle_edition' => null, 'content' => '<p>L’entre-deux-guerres fut, on le sait, une période particulièrement faste pour la presse. Spécialement pour les grands titres nationaux. Dans les années 1930, un journal comme <i>Paris-Soir </i>tire jusqu’à 1 million d’exemplaires – 1,8 million en 1939! Souvent, il y a plusieurs éditions quotidiennes et entre les journaux, la lutte est vive, sinon féroce. Ce qui ne va pas parfois sans dérapage ni bidonnage – on parlerait aujourd’hui de <i>fake news</i>. Comme ce 10 mai 1927, lorsque le vénérable quotidien <i>La Presse</i> croit pouvoir annoncer avant tous ses concurrents: «Nungesser et Coli ont réussi. Les émouvantes étapes du grand raid. A 5 heures arrivée à New York.» </p> <p>Toujours en une du journal, on lit: «Lorsque l’avion de Nungesser apparut au-dessus de la rade de New York, le commandant Foullois, chef de l’aviation maritime de chasse, s’était porté à son devant avec une escadrille et, dès que l’avion fut en vue, les sirènes des bateaux mugirent et les bâtiments hissèrent le pavillon.» La vérité est que Nungesser et Coli n’ont jamais atteint New York, disparaissant corps et biens. Aujourd’hui, on estime que les deux hommes sont bel et bien parvenus à traverser l’Atlantique, atteignant Saint-Pierre-et-Miquelon où ils auraient tenté d’amerrir. En vain. L’annonce, quelques jours plus tard, de leur disparition, causa une intense émotion. Entraînant par contre-coup la désaffection du public à l’égard du journal fondé par Emile de Girardin, qui jamais ne s’en releva.</p> <p>Toujours dans l’intention de prendre l’avantage sur leurs concurrents, les grands journaux se disputent les meilleures plumes du moment. Et de solliciter tout naturellement les écrivains et écrivaines en vogue. L’un des plus populaires est Pierre Benoit. Le romancier à succès de <i>L’Atlantide </i>et de <i>La Châtelaine du Liban</i> – le premier titre publié par le Livre de poche à son lancement en 1953, on ne le sait pas toujours ou on l’a oublié, est <i>Koenigsmark</i>. Voilà qui dit bien l’aura entourant alors son auteur. Durant l’entre-deux-guerres, Pierre Benoit partage son temps entre l’écriture de son roman annuel et les grands reportages aux quatre coins de la planète, notamment pour <i>L’intransigeant</i>. <i>L’Intran</i>, comme on disait familièrement, le grand quotidien de droite du soir. </p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1613215880_parissoir29mai1935gallica.jpeg" class="img-responsive img-fluid center " width="501" height="766" /></p> <h4 style="text-align: center;">Annonce des reportages de Claude Farrère et Blaise Cendrars, <i>Paris-Soir</i>, 29 mai 1935 © Gallica</h4> <p>Pour les principaux représentants de la scène littéraire, écrire pour la presse est une source appréciable de revenus. Ainsi Saint-Exupéry raconte-t-il pour <i>L’Intran </i>son raid manqué Paris-Saigon en décembre 1935. Après dix-neuf heures de vol, l’aviateur-écrivain s’était écrasé dans le désert libyen. Son récit, «Le vol brisé. 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Son appareil propulsif est du dernier cri et, pour sa décoration intérieure, qui en fait une véritable vitrine du luxe français, les meilleurs représentants de ce qu’on appellera l’<i>Art déco </i>ont été requis, les Subes, Lalique, Leleu, Patout.</p> <p>C’est le tout jeune directeur de la rédaction de <i>Paris-Soir – </i>il a 28 ans – un certain Pierre Lazareff, futur patron de <i>Cinq colonnes à la une,</i> alors déjà amateur de coups fumants, qui a eu l’idée d’envoyer Farrère et Cendrars sur le <i>Normandie</i>. Les deux hommes se complètent à merveille. Ancien capitaine de corvette – il a notamment servi en Extrême-Orient avant la Grande Guerre – Farrère racontera la traversée en écrivain de la mer depuis les <i>spardecks</i> et la passerelle, tandis que Cendrars, le bourlingueur, sera avec l’équipage. Aux côtés des mécaniciens, dans les entrailles du navire. </p> <h3>La capitale flottante ne bouge pas plus que Paris ou Londres ne vibrent</h3> <p>Colette a déjà une longue pratique du journalisme. Durant toute sa carrière elle rédigera plus d’un millier d’articles sur la mode, le théâtre, le tourisme, l’amour, que sais-je encore? Et collaborera à une centaine de titres, dont <i>Le Journal</i> où elle écrit depuis 1933. C’est donc tout naturellement elle qui couvrira la croisière inaugurale du<i> Normandie. </i>«Ce paquebot, note-t-elle dans son premier article, qui n’est que succulence, crème fraîche, fruits fermes, pain croustillant et quelle table!» Car bien évidemment Colette, on n’est pas bourguignonne pour rien, se délecte en connaisseuse de la cuisine du bord. Mais tout autant du spectacle de la mer. «Juste au-dessous de mes hublots, écrit-elle au lendemain de l’appareillage, se gonfle, s’abaisse, harmonieuse, respire sans fin une longue bête onctueuse d’un gris vert, emplumée d’écume. Tout le reste de l’horizon n’est que brume tiède, traînante, qui lèche et calme la mer.» </p> <p>Farrère, lui, c’est en technicien qu’il jauge des qualités nautiques du nouveau-né. «Le sillage s’étale en poupe jusqu’à perte de vue, plat comme une immense route très blanche. 30 nœuds et même davantage. Ni tangage, ni roulis. La capitale flottante ne bouge pas plus que Paris ou que Londres ne vibrent, nul ne l’ignore, à tous les passages trop brutaux des cars, des autobus, des camions et autres supervéhicules trop négligemment suspendus.» Comme beaucoup d’autres personnalités conviées à ce premier voyage, l’écrivain suit grâce à la TSF la crise ministérielle qui vient d’éclater à Paris. Tandis que le <i>Normandie</i> se rapproche de son but et s’apprête à conquérir le ruban bleu récompensant la traversée la plus rapide, le cabinet Flandrin a été renversé. «Hier, formidable éclat de rire d’un bout à l’autre des huit ponts de la* <i>Normandie, </i>écrit Farrère.<i></i>La TSF s’est fort gracieusement moquée de nous tous, tant que nous sommes, sans la moindre malice d’ailleurs en annonçant que le maréchal Pétain était ministre de la Marine!» </p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1613215936_coletteborddunormandie.jpg" class="img-responsive img-fluid center " width="536" height="554" /></p> <h4 style="text-align: center;">Colette (au milieu) à bord du <i>Normandie</i> © Coll. part. </h4> <p>Et Blaise Cendrars, me demanderez-vous? Sitôt embarqué, il s’est enfoncé dans le ventre du navire. Chacun de ses articles sera un hymne à la technique, aux machines et aux hommes qui les servent. «Poussant une lourde porte où je faillis être renversé par un courant d’air, je débouchai dans la salle des dynamos bruissante, ronflante et toute remplie d’un rythme continu, qui est le seul témoignage de la Force invisible, car nulle part on ne voit tourner une roue ni travailler une bielle (…) Quand j’arrive sur la passerelle, le balcon de fer bien astiqué qui domine la centrale électrique et qui est le poste de commande de toute cette machinerie automatique, l’humble correspondant de <i>Paris-Soir</i> que je suis est reçu fraternellement et, oserais-je le dire, avec gratitude, par les officiers mécaniciens.» C’est à peine si durant les jours suivant, l’écrivain quittera leur compagnie. </p> <p>Le 4 juin, à l’arrivée à New York, Cendrars rejoint tout de même ses collègues sur le pont pour assister à la «marche triomphale» du <i>Normandie</i>. «Jamais plus nous ne reverrons cela, jamais plus nous ne l’oublierons», écrit Colette. «New York, note de son côté Cendrars, est la ville la plus jeune, la plus moderne, la plus enthousiaste, mais aussi la plus généreuse du monde. L’accueil délirant que le port de New York a fait à la <i>Normandie </i>défilant devant les gratte-ciel de Manhattan est allé droit au cœur de tous les Français qui étaient à bord.» L’écrivain peut alors rejoindre les mécaniciens pour les remercier: «Je trouvais tout le monde à son poste, l’équipage au grand complet, comme toujours calme et veillant à la manœuvre. Ils ignoraient comment New York recevait leur bateau. Ils n’avaient rien vu, rien entendu, mais chaque homme avait le sourire.»</p> <hr /> <h4>*Nos trois auteurs parlent de la <i>Normandie</i> alors que l’usage veut plutôt que l’on écrive le <i>Normandie.</i></h4> <hr /> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1613215779_aborddunormandie.jpeg" class="img-responsive img-fluid left " width="272" height="386" /></h4> <h4>Cendrars, Colette, Farrère, Wolff, <i>A bord du Normandie. 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1 Commentaire
@rolandoweibel 28.09.2019 | 21h28
«Je me permets d'ajouter, à ces deux intéressantes histoires, celle de mes grand-parents, comme elle m'a été transmise il y a quelques années de cela (malheureusement depuis là tous les protagonistes sont décédés). Elle se passe à quelques encablures de Glion, précisement au Caux-Palace. Ma toute jeune grand-mère y travaillait au début du siècle comme téléphoniste (probablement une des premières en Suisse) et elle y rencontra un jeune violoniste italien dirigeant le petit orchestre classique qui en ce temps jouait dans les grands hôtels. Un mariage en fut la conclusion et le couple continua par la suite leur activitè dans d'autres palaces.»